La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe/45

La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe (Life and sport on the north shore of the lower St. Lawrence and gulf, 1909)
Traduction par Nazaire LeVasseur (1848-1927).
Garneau (p. 338-346).

Rivières à saumon



DURANT les quinze dernières années, j’ai reçu des centaines de lettres me demandant des renseignements sur les rivières à saumon. Je leur ai invariablement répondu au meilleur de ma connaissance. Pour le bénéfice de ceux qui peuvent être à la recherche de pareils renseignements, j’ajouterai ici quelques notes sur nos différentes rivières et leur rendement, et je me risquerai à dire quelque chose de ce qu’à mon avis on pourrait retirer des quelques autres.

Cependant, avant d’aller plus loin, je dois déclarer que les rivières exigent deux conditions avant de devenir des rivières à saumon, et que ces conditions sont : eau parfaitement propre, et espaces suffisants pour les frayères, avec bons fonds de sable. Le saumon peut fort bien entrer dans des cours d’eau boueuse ou polluée, mais il n’y fraiera pas. Y fraierait-il, que je crois que les œufs ne s’y développeraient pas, de sorte qu’il n’est pas d’alevinage qui pourrait y changer quelque chose.

À preuve, la rivière Sainte-Anne à quelques milles à l’est de Québec. En octobre 1878, Monsieur H. Stanley Smith, qui était alors propriétaire de la rivière Sainte-Anne, me pria de faire l’inspection de la rivière pour m’assurer si elle pouvait être améliorée d’une façon ou d’une autre. Il me dit qu’il avait dépensé environ quatorze mille piastres pour diverses fins sur la rivière, telles que engagement d’un certain nombre de gardiens, achat de propriétés avoisinantes et l’ensemencement de la rivière de menu fretin de saumon. Je crois qu’il m’affirma en avoir ainsi semé en différents temps un total de plus d’une centaine de mille unités, et tout cela, sans résultat apparent. Il n’en retirait pas plus de saumon qu’au temps où il achetait la rivière, plusieurs années auparavant.

Nous descendîmes de Québec une après-midi avec une superbe paire de chevaux, je m’en rappelle, qui lui appartenaient, et dans la soirée, j’inspectai l’embouchure de la rivière. Il n’y avait rien dans l’embouchure ni aux environs, pour empêcher le poisson d’entrer.

Le lendemain matin, à bonne heure, nous nous rendîmes en voiture jusqu’aux chutes, où l’on me procura un canot. En examinant la première fosse au pied des chutes, je trouvai le fond tout couvert de bran de scie et d’autres débris. En quelques endroits, il y en avait trois ou quatre pieds d’épaisseur, pour le peu que je remuai ce dépôt, il s’en dégagea une puanteur pire que celle d’un égout.

Les autres parties de la rivière, à partir de la chute jusqu’à la rivière proprement dite, n’étaient pas en aussi mauvais état, mais je remarquai, que sur la plus grande partie du parcours le fond était rocailleux. Il n’y avait pas dans toute la rivière un seul endroit convenable où vingt saumons pouvaient frayer. En allant aux renseignements, je découvris que tout ce bran de scie et les débris provenaient d’une scierie ou de scieries situées a Saint-Ferréol, audessus des chutes.

Ça n’était pas un renseignement très encourageant à donner à M. Smith ; cependant je lui dis que, dans mon opinion, la rivière ne pouvait être améliorée qu’au prix de grands frais. Je lui conseillai de la vendre, s’il n’était pas satisfait des conditions existantes ; c’est ce qu’il fit quelques temps après.

Son successeur reprit l’œuvre du ré-empoissonnement de la rivière sur une plus grande échelle, mais celle-ci ne produit pas encore plus de saumon qu’il y en avait il y a trente ans, lorsque j’en fis l’inspection, si même il y en a autant.

Entre Tadoussac et le Labrador, on rencontre mainte rivière qui n’ont pas un seul saumon et d’autres qui n’en ont que quelques-uns. Les premières n’ont pas de saumon parce qu’elles présentent des obstructions au moment où elles se déversent dans la mer, comme, par exemple, la Saut-au-Cochon, la Manitou etc. Dans les autres, où il y a un estuaire de quelques milles, plus ou moins, entre le lit de marée et des obstructions, naturelles ou artificielles, on trouve généralement du saumon.

Il existe plusieurs rivières de cette nature. Quelques-unes sont de superbes cours d’eau qui présentent des tributaires importants ; nommons l’Outarde, la Manicouagan, la Pentecôte et la Ste-Marguerite. À chacune d’elles au pied de leur chute, j’ai vu du saumon, preuve évidente que, s’il en avait la chance, il remonterait plus loin. Étant donné les immenses étendues de paisibles frayères que ces rivières peuvent offrir, il est vraiment bien regrettable de les voir inexploitées. Les rivières à saumon ont aujourd’hui une valeur telle, qu’à mon avis, ce serait de la part du gouvernement ou de capitalistes, un placement de beau rapport, que d’acquérir la propriété de ces rivières et d’y établir des facilités d’escalade pour le poisson (fishways). Ce serait le moment de faire pareil mouvement, avant qu’elles puissent se trouver soumises à quelque servitude ou sous la dépendance de quelques droits acquis.

Ce ne serait pas d’ailleurs, du neuf à tenter en fait d’expérience, comme le démontre ce que l’on a fait en Norvège, pays où les conditions des rivières ressemblent de très près aux nôtres. Dans ce pays-là, on a construit, à prix modérés, des échelles à poisson aux chutes de plus de cinquante pieds de hauteur. La rivière des Escoumains fut autrefois une excellente rivière à saumon, mais a été ruinée depuis par la construction d’une chaussée et celle d’une scierie dans le voisinage. Avant cela, un vieux pêcheur du nom de Moreau me disait qu’il avait coutume de prendre au filet, environ soixante-quinze barils de saumon par année dans cette rivière.

Il y a environ trente ans, la coupe du bois se trouva arrêtée pendant quelque temps, la chaussée ayant été emportée par les eaux. Le saumon commença à revenir. Heureusement, il n’y a pas beaucoup de rivières, gênées de cette façon sur la Côte Nord.

Bon nombre de petites rivières pourraient être améliorées et offrir assez bonne pêche à une ou deux lignes. Comme ces améliorations sont coûteuses et que l’on n’en peut tirer profit que quelques années plus tard, le gouvernement devrait octroyer aux locataires de ces rivières, les conditions les plus libérales et de plus longs termes d’affermage.

Pour montrer ce qui peut résulter d’une gestion judicieuse, je citerai le cas de la Jupitagan. Lorsque le Dr  A. B. Johnson la loua, il y a quelques années, la rivière était bien peu poissonneuse. Durant sa première saison, il ne prit qu’une dizaine de saumons. Il se mit à l’œuvre et acheta le droit de pêche au filet près de l’embouchure, écartant ainsi tout obstacle et s’assurant en même temps d’une quantité de poisson, pour le repeuplement du cours d’eau. Aujourd’hui, il prend plus de poisson dans une seule journée qu’autrefois dans toute une saison.

Ce qui s’est fait pour cette rivière peut s’appliquer ailleurs. Je considère une rivière à saumon à l’égal d’une terre à culture ; celle-ci a la capacité de produire tant de minots de grain, etc. Si l’on n’y récolte pas cette quantité, c’est qu’elle est mal cultivée ou qu’elle est envahie par les mauvaises herbes. Une rivière peut contenir une certaine quantité de poisson. Si elle ne donne pas cela, c’est qu’il y a une cause en jeu.

Il y a quelques années, Monsieur Alex. Laurie, de Québec, qui fait d’ordinaire la pêche dans la rivière Laval, me demandait pourquoi il se prenait si peu de petit poisson dans cette rivière. La Laval est vraiment bien notée pour le gros saumon que l’on y pêche. Je lui répondis que, à mon idée, les gros poissons seuls pouvaient y survivre parce que tous les petits étaient prestement gobés. La rivière Laval, après un cours de quelques milles seulement, forme un lac d’assez bonnes dimensions, qui était infesté de brochets dont quelques-uns étaient d’énorme taille. Au printemps de 1898, je trouvais un brochet mort sur la grève vaseuse de la baie Laval ; il pouvait bien peser près de quarante livres. Il avait une paire de mâchoires comme celles d’un alligator et aurait pu avaler un saumon de dix livres. S’il existe de semblables poissons dans le lac, il n’y a pas lieu de s’étonner qu’il y ait si peu de petits poissons.

Peu de rivières sur la Côte Nord peuvent être comparées à la Bersimis comme rivière à saumon ; quant à la taille de son poisson, seule, la rivière Moisie peut s’en approcher. En 1860, le gouvernement la concéda aux Montagnais avec une certaine étendue de terre comme réserve. Aucune restriction ne leur est imposée, au point de vue de la pêche. Le harpon, tel est leur mode favori de prendre le poisson, quoiqu’il y en est quelques-uns qui tendent des filets à bonne heure dans la saison, quand les eaux sont hautes et que le poisson commence à entrer en rivière. Vers la fin de juillet, on lève tous les filets et le harpon entre décidément en scène, pour fonctionner tout l’été jusque tard dans l’automne, et de fait jusqu’à l’apparition de la glace. Tout naturellement, à cette saison avancée, c’est aux frayères que l’on joue du harpon. Lors des premières années de la réserve, ce n’était pas rare pour un canot de rentrer avec quarante à cinquante saumons, capturés au harpon en une seule nuit.

Les Montagnais ont une fête annuelle le 15 août. J’ai eu plusieurs fois l’honneur d’y être invité. C’est en même temps une fête religieuse, à l’occasion de laquelle, la plupart des mariages se font. À l’une de ces fêtes, celle de 1871, il y avait comme quatorze ou quinze couples qui devaient s’épouser, et l’on avait fait de grands préparatifs. Le vieux chef des Montagnais, Jean-Baptiste Estlo, avait organisé tout un parti de harponneurs. Quarante-sept canots y prirent part et cette nuit-là, neuf cents saumons furent harponnés ; ce qui, dans mes calculs, devait représenter comme poids environ dix-huit mille livres ; car on ne harponne pas le petit saumon.

Plusieurs années durant, ce sport se pratiqua sans diminution apparente du saumon, mais trois ou quatre ans après l’installation à Bersimis de la scierie de MM. Girouard et Beaudet, on remarqua une baisse dans le nombre de saumons. Les sauvages en accusèrent les propriétaires de la scierie, et ceux-ci, à leur tour, prétendirent que les sauvages devaient être les seuls à blâmer, à cause de leur persistance à harponner le saumon dans les frayères.

Il n’y a pas de doute que, d’une part comme de l’autre, on avait été la cause de la diminution du saumon. Quoiqu’il en pût être, d’un rendement annuel d’environ quatre-vingt mille livres de saumon, la capture tomba à environ vingt mille livres ; voilà ce qu’elle est encore aujourd’hui.

L’an dernier, 1908, j’eus avec le chef d’aujourd’hui, Moïse, une conversation à ce sujet. Il me parut être sous l’impression que le saumon augmentait en nombre depuis quelques années, c’est-à-dire depuis que la scierie était fermée. Aujourd’hui, la valeur du saumon pris par les Indiens à Bersimis, pour la vente et la consommation locale, est d’environ mille piastres par année. Je suis sûr que cette rivière donnerait le double de ce revenu, si le ministère de l’Intérieur à Ottawa voulait s’écarter de sa vieille routine. Il existe de magnifiques tributaires et deux bassins sur la rivière, qui pourraient, comme loyer, rapporter infiniment plus que la valeur de tout le poisson que les Indiens enlèvent à la rivière. Les Indiens consentiraient à cette transaction pourvu, naturellement, qu’ils en toucheraient le revenu. Je me suis assuré de leurs dispositions à cet égard. Le ministère dit dans ses rapports, qu’il constate avec fierté que les Montagnais se supportent presqu’entièrement d’eux-mêmes. Si c’est le but du ministère d’en arriver là, pourquoi donc ne pas les autoriser à louer la rivière, et à les faire ainsi encore mieux se supporter ?

Je ne sais pas si le ministère est en état de se figurer combien lourdement ces Indiens pèsent sur les colons et autres gens de la côte, depuis que, prétend-t-on, ils se suffisent à eux-mêmes.

Il y a une couple d’années, nous eûmes sur les bras une vieille sauvagesse qui était veuve. Les gens de sa famille l’avaient laissée seule, à leur départ pour la chasse d’hiver. Ils étaient trop pauvres pour pouvoir lui laisser des provisions pour l’hiver. Le fait est qu’ils n’en avaient pas suffisamment pour eux-mêmes ; de sorte qu’ils la laissèrent pratiquement sans une seule bouchée à se mettre sous la dent. Pour comble d’affliction, ils laissèrent avec elle un enfant malade.

Pendant quelque temps, la vieille femme travailla à confectionner des souliers de peau de loup-marin et d’autres menus articles du même genre ; mais cela ne dura pas longtemps, vu le petit nombre de clients dans une population forcément limitée.

Quand l’hiver arriva, une personne charitable, qui n’était pas elle-même bien en reste de ressources, en prit soin. La vieille femme se montra profondément touchée de la chose. Un jour, elle me demanda si je ne pourrais pas lui obtenir quelques secours de l’Agence des Sauvages. Je lui promis de me rendre à sa prière, et, à mon retour à la maison, je télégraphiai à l’agent pour lui exposer en détail, le cas. Le lendemain, l’agent me répondait en me disant de lui donner « quatre livres de saindoux et un demi-baril de farine, en l’avisant de ne rien gaspiller ! » La valeur d’environ quatre piastres de provisions pour soutenir la vieille et son enfant, pendant tout un hiver !

J’ai eu connaissance de bien d’autres cas semblables. Si c’est généralement dans ces proportions, que les agents viennent en aide aux sauvages, il n’est pas étonnant qu’on les porte officiellement, comme en état de se suffire à eux-mêmes.

J’espère qu’un jour, les Indiens de Bersimis toucheront tout le bénéfice de leur rivière conformément aux recommandations que je viens de formuler, non seulement dans l’affermage de leur rivière, mais aussi dans leur emploi par les pêcheurs, comme guides et canotiers, métiers dans lesquels chacun d’eux est expert.

Autrefois, le loup-marin de grève (harbor seal) avait l’habitude de remonter, en immenses bandes, cette rivière, jusqu’à la première chute, et y causait beaucoup de ravages. Mais aujourd’hui, grâce à la chasse continuelle que lui font grand nombre d’indiens du voisinage, cet ennemi naturel du saumon se fait très rare dans la rivière. Il peut arriver que quelque riche et influent amateur de pêche à la ligne, réussisse un jour, à obtenir du Ministère de l’Intérieur, certaines concessions sur la rivière. Si la chose arrive, eh bien ! je pense que le sport dont il jouira le récompensera largement pour tous ses efforts, car, il y a du poisson dans la rivière et de plus, du beau.