La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe/42

La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe (Life and sport on the north shore of the lower St. Lawrence and gulf, 1909)
Traduction par Nazaire LeVasseur (1848-1927).
Garneau (p. 326-330).

La truite



L’UN des pires ennemis du saumon, c’est à mon avis, la truite. Nul doute que cette affirmation de ma part fera sortir de leurs gonds plus d’un pêcheur de truite à la ligne, qui, tout naturellement prendra la part de son poisson favori. Néanmoins, ceux qui sont propriétaires de rivières à saumon et veulent les maintenir comme telles, doivent regarder la truite comme un ennemi et le plus redoutable type de braconnier qui soit. À l’appui de cette affirmation, je vais citer des faits qu’il m’a été donné d’observer personnellement.

Il y a plusieurs années, lorsque j’étais occupé à faire la trappe, j’était campé près d’une frayère à saumon à la tête de la rivière Trinité. Chaque automne, en octobre, cette fosse se remplissait de truites ; aussi, en quelques minutes, en prenions-nous autant que nous en voulions, soit comme vivres, soit comme appâts pour nos trappes. En fendant ces truites, nous les trouvions invariablement pleines de frai de saumon, et parfois, mais pas souvent, de parr (première forme du saumon) ou de quelques poissons de leur propre espèce.

Maintenant, que l’on se figure donc les ravages que peuvent commettre en quelques jours des centaines de truites dans une fosse. En toute probabilité, ce qui s’était passé là avait dû se passer dans d’autres parties de la rivière. On y trouvait souvent de la truite dans cette fosse jusqu’au milieu de décembre. Après quoi, la truite disparaissait ou ne mordait plus, car nous n’en prenions pas une seule avant la fin de mars. Plusieurs fois j’essayai, mais sans succès, de jeter la ligne dans des endroits profonds de la rivière.

Dans les lacs, cependant, nous pouvions en pêcher tout l’hiver, ce qui me donna à penser que la truite laisse les rivières en décembre et gagne les lacs pour l’hiver.

En mars et avril, la truite fut de nouveau abondante, mais, à la débâcle au mois de mai, elle émigra à la mer avec le saumon. Au printemps, elle est efflanquée et très vorace ; elle happe tout ce qui peut s’avaler, mort ou vif. C’est aussi la saison où elle se nourrit surtout de parr. On leur trouve communément des souris dans l’estomac, ce que les Indiens regardent comme un appât des plus fatal. Je peux, par expérience, certifier la chose.

Depuis le milieu de mai jusqu’à fin de juin, il reste peu de truites en rivière, mais ce qui en reste, en général des jeunes truites, se montrent disposées à causer tous les dommages possibles. Il n’est pas hors de l’ordinaire de pêcher à la mouche une de ces petites truites, au cours de la pêche au saumon, avec dans l’estomac un parr de près de la moitié de leur grosseur. Mieux que cela, j’en ai vu de la gueule desquelles, sortait la queue d’un parr. Messieurs Law et Manuel, propriétaires de la rivière Godbout, peuvent corroborer le fait, parce qu’ils en ont pris eux-mêmes qui s’étaient gorgées de même façon. Il est étonnant que pareille bouchée ne soit pas de nature à les rassasier. Où et comment peuvent-elles s’ingérer après cela quelqu’autre chose, comme une mouche à saumon ? Apparemment, elles se dardent dessus pour manger, mais, peut-être est-ce comme dans le cas du chat, pour le simple plaisir de mordre et détruire.

La truite fut prise sans merci au filet et à la seine au temps où la compagnie de la Baie d’Hudson monopolisait toutes nos rivières du nord, et c’est peut-être à cela que nous devons attribuer nos approvisionnements constants de saumon, en dépit de la capture excessive qui s’en fait au filet. L’expérience et les observations démontrent qu’il ne peut y avoir abondance de truite dans une rivière à saumon sans que celui-ci en souffre. Avant 1876, on n’avait jamais pris de saumon à la mouche dans la rivière Trinité. Plusieurs pêcheurs de renom l’avaient tenté : le Dr Adamson, Messieurs W. F. Whitcher et Richard Nettle ainsi que deux anglais nommés Moore et Dalmiteh, qui avaient affermé la rivière ; comme pêche au saumon, ils n’eurent pas de succès, mais ils prirent de la truite autant qu’ils le voulurent ; ce qui fit que l’on regarda la rivière après cela comme une rivière à truite seulement.

À bonne heure en 1876, je demandai et obtins du ministère de la marine et des pêcheries à Ottawa, un permis gratuit de pêche, dans le but de faire l’essai de la rivière en vue du développement de la pêche au saumon. Au mois de juillet de la même année, je passai une semaine sur la rivière, et réussis à prendre deux saumons, quelques grilses (saumons de premier retour) et assez de truites pour en emplir trois barils et demi.

À la saison suivante, on persuada le juge Henry de louer la rivière ; il y prit huit saumons, et alors on se mit à la besogne de réduire la quantité de truites qu’il y avait dans la rivière. On en prenait parfois de trois à quatre cents dans un coup de filet tendu dans une fosse. La truite diminuant de nombre, le saumon à son tour se mit à progresser. La rivière changea de locataires, mais la guerre à la truite n’en continua pas moins. Aujourd’hui, de même que depuis quelques années, on y capture en moyenne environ deux cents saumons par saison, et la rivière Trinité n’est plus une exception sous ce rapport. On a eu le même succès dans d’autres rivières.

Depuis des années, on a systématiquement fait la pêche au saumon dans la rivière Godbout, et pour une rivière de son parcours, il n’en est pas d’autres au Canada, et je puis dire dans le monde entier, qui puisse lui être comparée comme rivière à saumon.

Durant les premières années que j’en étais le gardien, j’avais l’habitude de tendre des filets fixes, mais comme les propriétaires d’alors étaient d’opinion, que cette méthode gênait, jusqu’à un certain point l’entrée du saumon dans la rivière, la méthode des filets fixes fut suspendue. Le résultat ne manqua pas de bientôt se produire ; il fallut en revenir au filet. Aujourd’hui cependant, on tend une seine au lieu d’un filet fixe. Lorsque j’employais ces filets, je prenais en moyenne, deux mille livres de saumon l’an. Six ans plus tard, quand on reprit la pêche, un seul coup de seine nous apporta trois mille quatre cents livres de poisson ! La truite pesait depuis une demi-livre jusqu’à sept livres et trois-quarts.

En dehors de l’usage régulier de la seine chaque année, il y a les touristes et le traditionnel gamin qui prennent à la mouche, en moyenne, environ un millier de truites. M. Manuel, à chaque saison, fournit libéralement et gratuitement à ces gamins, les mouches et tous les agrès de pêche voulus. C’est aussi ce que fait, m’a-t-on dit, M. Morton Paton à la rivière de la Trinité et M. I. W. Adams à Moisie, où l’on se propose de capturer régulièrement à l’avenir la truite à la seine.

Dans le comté du Saguenay, à l’ouest de la rivière Bersimis, le gouvernement de la province a tout de même interdit la pêche de la truite à la seine. Cette interdiction est en vigueur depuis quelques années. Ce fut dû à l’influence et aux recommandations d’un officier des pêcheries de cette partie du pays, désireux de conserver la truite pour la pêche à la ligne, que la loi fut sanctionnée. À son point de vue, ce pouvait être fort désirable, mais c’était grandement au détriment du saumon.

Nonobstant le fait qu’il y a des centaines de milles de jeunes saumons introduits tous les ans dans les rivières limitrophes, on se plaint de la disparition graduelle du saumon dans cette partie du pays.

À la saison dernière, de 1908, cette décroissance a été très sensible, tandis qu’à l’est de Bersimis, il y en a eu comparativement abondance. Je n’ai pas de doute qu’il peut y avoir d’autres causes responsables de cet état de choses, mais la truite n’en joue pas moins son rôle important.