La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe/35

La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe (Life and sport on the north shore of the lower St. Lawrence and gulf, 1909)
Traduction par Nazaire LeVasseur (1848-1927).
Garneau (p. 285-289).

Le Duc de Virginie



J’AI FAIT allusion dans ma liste d’oiseaux à la fin de ce volume, à l’audace de ce hibou.

Dans mon opinion, l’aigle lui-même ne l’approche pas sous ce rapport. C’est un fait bien connu que ce rapace s’attaque à des porcs-épics et les tue, exploit que bien peu d’animaux tentent. J’avais autrefois un chien épagneul (cocker) qui fut tué par l’un d’eux. C’était en novembre, et il n’y avait, que quelques pouces de neige sur le sol. Nous avions amené le chien avec nous à la chasse aux perdrix. Nous étions arrivés à l’une de nos huttes permanentes de billots.

Comme les poêles de camp n’étaient pas encore en usage dans ce temps-là, on se construisait un foyer à découvert en ménageant une ouverture dans la toiture pour faciliter la libre sortie de la fumée. Quand un feu est bien allumé, la lueur répand énormément de lumière sur les arbres environnants, ce qui attire fréquemment des hibous de différentes sortes, et il nous arrivait assez souvent d’en tuer de la porte même de la hutte.

Le soir en question, il faisait très noir et doux ; comme nous avions fait cuire du pain, il faisait grande chaleur dans la hutte, et nous en avions laissé la porte ouverte. Notre chien au dehors allait de ci de là, furetant, lorsqu’il lança un hurlement de douleur. Il n’avait pas jappé avant cela, de sorte que j’en conclus qu’il n’y avait pas d’animal en cause. Je franchissais la porte pour aller voir ce que ça voulait dire, lorsque le chien s’élança dans la hutte avec sur le dos un hibou qui l’avait grippé, et alla se réfugier derrière mon frère, qui jeta son paletot par dessus le hibou et lui tordit le cou. En enfonçant ses griffes dans le dos du chien, l’animal lui avait infligé des blessures telles, qu’il en mourut quelques jours plus tard.

Un duc de la Virginie pèse de cinq à sept livres, suivant sa condition et celui-là s’était attaqué à un animal six fois environ plus lourd que lui.

Un soir, quand nous demeurions à la Baie de la Trinité, un grand hibou de cette espèce passa à travers une fenêtre de notre maison et s’abattit sur le plancher ; il s’était blessé à une aile en enfonçant le carreau de vitre. Le carreau mesurait 16 x 14. Il se fit que je me trouvais assis en face du poêle. Saisissant le tisonnier, d’un coup sur la tête, je l’assommai. Il avait apparemment voulu s’élancer sur la tête de ma sœur qui était assise à quelques pieds seulement de la fenêtre ; la réflexion de la lumière sur ses cheveux blonds, l’avait sans doute attiré.

Depuis que je suis ici, j’ai eu connaissance de deux autres bris de fenêtre par un hibou de cette espèce. L’un de nos Indiens de Godbout, le Vieux Michel, eut la tête affreusement lacérée par un de ces Ducs de la Virginie. Le vieux, qui était métis français, portait une belle chevelure grisonnante et bouclée. Un soir qu’il était sorti tête nue de son camp, un hibou fondit sur lui en lui enfonçant ses puissantes griffes dans le cuir chevelu. Immédiatement, de ses deux mains, il empoigna l’oiseau par les pattes, et essaya de se dégager ; mais comme cela le faisait souffrir horriblement, il entra dans son camp, et se baissant tout près du feu, avec l’aide de son fils, il mit le hibou dans les flammes qui le firent vite lâcher prise et consumèrent l’oiseau en le réduisant en cendres. Invariablement après cela, le vieux ne sortit plus le soir de son camp qu’en se coiffant d’une vieille marmite de cuivre de la Compagnie de la Baie d’Hudson.

Quant aux deux cas d’attaques sur l’homme, auxquelles j’ai fait allusion plus haut, le premier eut lieu chez notre voisin à la Baie Trinité. J’ai vu l’oiseau et l’endroit où il fut tué. Monsieur P. Bilodeau était à fendre du bois dans un brûlé d’épinette près de chez lui. C’était vers le mois de décembre, et ce jour-là, le temps était sombre et nuageux. Pendant qu’il ramassait son bois coupé, il aperçut un énorme hibou ou Duc perché sur un arbre mort à une vingtaine de pieds de lui. Il ne l’avait ni vu ni entendu venir. Coupant une branche, il la lui lança rien que pour la fantaisie de le voir déguerpir. À sa grande surprise, l’oiseau ne bougea pas. Il lui lança un autre morceau de bois, puis un troisième, sans le moindre effet. L’oiseau se contentait de regarder les morceaux de bois qui lui arrivaient.

Le vieux Bilodeau était un homme près de la nature, sans instruction, croyant aveuglément aux loups-garous et à la chasse-galerie. Il en arriva tôt à la conclusion qu’il avait devant lui une âme en peine sous la forme d’un hibou. Il fit dévotement le signe de la croix, et, saisissant sa hache, il partit à la course pour se rendre chez lui, sans perdre un instant l’oiseau de vue. Il n’était pas allé bien loin, lorsque le hibou se leva, prit son vol, et alla se jucher sur un arbre à quelques verges en avant de lui, pour le guetter au passage.

La situation s’aggravait. Le bonhomme fit vœu de prier pour l’âme errante et pressa le pas. Comme il passait au-dessous de l’arbre où le hibou était perché, celui-ci fondit sur lui. Bilodeau, qui s’attendait un peu à une attaque de cet esprit malfaisant, avait préparé sa hache, et d’un coup de son taillant bien tranchant, le fendit. Laissant là sa hache et l’oiseau, il se sauva à la maison.

On ne put jamais le décider à se servir de cette hache après ce coup ; elle avait en quelque sorte été souillée du sang de loup-garou, qu’il avait délivré de servitude. Il partageait la croyance que, par suite de quelque faute, les âmes sont condamnées à errer en ce monde sous une forme ou une autre jusqu’à ce qu’une seconde mort les délivre.

Le bonhomme s’habillait toujours à l’ancienne façon avec de l’étoffe grise du pays. Il portait ce jour-là un casque de rat-musqué, ce qui probablement avait provoqué l’attaque du hibou.

Le deuxième cas arriva à Manicouagan. J’en ai eu les détails de l’homme même qui fut assailli, un trappeur du nom de Thibeau. Il me raconta qu’un soir, vers la brunâtre, il revenait de son camp avec une peau de renard jaune sur les épaules. Il faisait une furie de vent d’est avec de la neige, et, le corps penché en avant, il frayait sa route à travers les gros bancs de neige, lorsque tout à coup, au moment où il s’y attendait le moins, il reçut dans le dos, un coup qui faillit le faire culbuter. Se redressant, il se retourna pour en connaître la cause. Et juste en temps pour se garer d’une deuxième charge d’un hibou qu’il abattit de sa hachette.

Au printemps, la saison de leurs amours, ces oiseaux donnent de véritables concerts auxquels j’ai assisté une couple de fois. Ils sont généralement quatre ou cinq exécutants, et quoique leur musique soit un tant soit peu monotone, il est intéressant de surveiller ces oiseaux rivalisant entre eux à qui lancerait le cri le plus fort. Il semble leur en coûter beaucoup d’efforts, parce que l’oiseau se jette le corps en avant, tend le cou et déploie partiellement les ailes et la queue, lorsqu’il fait entendre son whou hou-whou hou. Une minute ou deux après, un autre répond, et le concert se continue ainsi durant plus d’une heure, si on ne les dérange pas.

Quand on est tout près de ces oiseaux, leur cri ne semble pas très fort ; cependant, par un temps calme, on peut l’entendre à trois ou quatre milles de distance et parfois davantage.

Je clos ce chapitre sur les hibous en racontant un tour que je jouai une fois, à mon frère Firmin. C’était chose ordinaire pour nous de tirer le soir sur les hibous, quand ils venaient se percher sur les bâtiments, les pieux de clôture et les arbres autour de la maison. En sortant à la porte un soir, j’aperçus l’un de nos chats allongé sur le bord du toit de la maison. Rouvrant la porte avec précaution.

— Vite, dis-je à Firmin, ton fusil, il y a un hibou sur la couverture de la maison. Au moment où il sortait, je lui dis d’épauler de suite sa carabine, de se reculer, et de tirer dès qu’il apercevrait la tête du hibou. Ce qu’il fit.

Nous entendîmes le chat dégringoler, et lorsqu’il courut le ramasser, je décampai, et j’eus à en faire autant, longtemps après, chaque fois qu’il était question de chat.