La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe/21

La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe (Life and sport on the north shore of the lower St. Lawrence and gulf, 1909)
Traduction par Nazaire LeVasseur (1848-1927).
Garneau (p. 162-181).

Le Saumon et ses migrations



DEPUIS mon enfance, je me suis intéressé au saumon à tant de différents points de vue, que je ne puis résister au désir de traiter un peu longuement ce sujet. Tous les pêcheurs de ce magnifique poisson, soit comme sport, soit comme spéculation, comprendront mes sentiments et excuseront ma loquacité.

Ca n’est pas mon intention, et ça n’entre pas non plus dans le cadre de cet ouvrage, de faire l’histoire naturelle du saumon. Je désire tout simplement mettre devant les yeux du lecteur, mes observations, mon expérience et mes opinions à son sujet.

Débutons par ses migrations au printemps.

Chaque année, vers la mi-mai toute une énorme brigade de saumons se meut vers la Côte Nord du fleuve et le golfe Saint Laurent. Il se fait une pareille migration vers la Côte Sud.

La première migration se divise en deux parties dans le voisinage de l’Île Anticosti, l’une allant à l’est, c’est-à-dire suivant la ligne des côtes à partir de Mingan jusqu’au détroit de Belle Isle ; l’autre prend une direction ouest et remonte le Saint Laurent. Quand je dis que ce saumon suit la ligne des côtes à l’est ou l’ouest à partir de Mingan, je ne prétends pas que le poisson qui donne sur la côte près de cet endroit, suit la côte jusqu’au Saguenay ou plus loin, mais seulement que c’est sa tendance. Le mouvement est général, que ce soit près de Mingan ou de Tadoussac, quel que soit l’endroit où le poisson se rende.

J’ai grandement fait l’expérience de la capture du saumon au filet ; j’ai possédé et exploité plusieurs pêches, à l’est, dans le voisinage du Saguenay, durant une période d’une trentaine d’années. Durant cette période, je dois avoir moi-même pris, assurément une vingtaine de mille saumons qui tous, moins peut-être cinq ou six, sont tombés dans mes filets, dans leur course du côté de l’ouest ; mon expérience sur ce point est celle de centaines d’autres pêcheurs.

Dans cette migration, les saumons ont pour visée d’entrer dans les rivières pour y frayer. Voilà ce qu’ils font généralement, dès que la glace et la neige ont disparu de l’eau ; ce qui arrive ordinairement vers le 10 juin dans la plupart de nos rivières. À quelques rares exceptions, ces allées et venues du saumon cessent vers la fin de juillet.

Avant d’entrer dans l’eau douce et fraîche, ils attendent pendant quelque temps dans les estuaires, allant et venant avec les marées, et s’acclimatent ainsi graduellement ; autrement, tout changement brusque de conditions leur serait mortel. J’ai souvent remarqué des incidents de pareille occurrence chez d’autres poissons, comme la morue, le hareng, le capelan, et, en quelques cas isolés, chez le flétan et le homard, lorsqu’ils se trouvent emportés de l’eau salée dans une rivière, par le flux des marées, puis engloutis par l’eau douce, qui de surface, se précipite en torrents avec le reflux.

Le temps qu’il passe à la mer, le saumon ne voyage que le jour, ce que l’on peut affirmer du fait que sur les centaines de filets tendus le long de la côte, il n’y a pas un seul saumon qui s’y prenne la nuit, à moins qu’il s’en trouve un qui s’égare près d’un filet.

Il y a des années alors que le harpon était toléré dans les rivières qui n’étaient pas sous licence, j’ai souvent observé que le saumon se tenait bien tranquille au fond de l’eau, et généralement dans le voisinage de roches ou d’étendues d’algues marines, où il était très difficile de le distinguer de ses environnements. À l’aide de la lumière artificielle, on peut arriver à en prendre quelques-uns au filet la nuit.

Une année, nous avions à abattre, quelques arbres sur une pointe près d’un de nos filets. Ne voulant pas courir le risque d’engendrer un feu de forêt, — on était alors en juin — nous disposâmes le bois en tas sur des rochers, et nous y mîmes le feu, le soir, alors qu’il y avait peu de vent. Ce fut une grosse flambée. De bon matin le lendemain, en visitant notre filet, à notre grande surprise, nous y découvrions six ou sept saumons. Une autre fois, le gardien du phare de la Pointe-des-Monts, monsieur V. Fafard, me dit que la même chose lui était arrivée, lorsqu’il avait tendu un filet dans le voisinage immédiat du phare. Il en était toujours ainsi, particulièrement lorsque la nuit était obscure.

Quoiqu’ayant la faculté de nager très rapidement, cependant le saumon, d’ordinaire se meut bien lentement quand il voyage ; le trajet de grandes bandes réunies ne dépasse pas quatre ou cinq milles par jour. J’ai souvent noté, jour par jour, la progression de grosses bandes de saumons par les prises qui se faisaient dans chacun des filets tendus aux différents postes.

Après leur entrée dans les rivières, l’ordre des choses change. Le saumon voyage alors la plupart du temps, la nuit. Au temps où la pêche au filet était permise dans les rivières, les trois-quarts du saumon que l’on capturait, c’était la nuit. Les saumons remontent très lentement le courant ; cela dépend beaucoup de la nature de la rivière, de la profondeur et du moment où ils s’y introduisent. Ceux qui arrivent tard, remontent généralement plus vite le courant, parce que les conditions en sont plus favorables. Ils resteront fréquemment pendant des jours dans la même passe. Ceux qui portent certaines marques, comme des cicatrices, sont faciles à distinguer, et la vitesse de leur progression peut être ainsi notée. Dans une rivière qui n’offre pas d’obstructions naturelles ou artificielles, le saumon la remontera jusqu’à sa source ; il en agira de même pour ses tributaires. Très souvent ceux-ci offriront les principales frayères, surtout ceux des grandes rivières. Les sites qu’ils choisissent comme frayères, sont les lits de sable pur et présentant un bon courant. Le saumon ne fraye pas dans les fosses profondes d’eau stagnante ou dans les endroits où le fond est vaseux ou souillé de bran de scie ou autres choses. J’en reparlerai plus tard.

Lorsque le saumon entre au printemps dans une rivière, il est dans son plus beau, et ses écailles latérales et abdominales brillent comme de l’argent poli. Quelques jours à l’eau douce lui apporteront de grands changements. Le poisson commence à perdre de l’embonpoint et de la couleur ; il se fait rougeâtre sur les flancs et au ventre. À mesure que le temps marche, la décoloration s’accentue, et vers la fin d’octobre, le saumon a pris une couleur foncée, une teinte d’ardoise presque par tout le corps. Sa taille s’arrondit en se rétrécissant, prend l’apparence d’une anguille. Ses nageoires ont un développement anormal, et se projettent énormément en dehors du corps. La tête et les mâchoires subissent une transformation correspondante, et chez le mâle souvent se développe un bec en forme de groin comme celui du porc avec un crochet immense sous le maxillaire inférieur.

La transformation et la physionomie générale du poisson sont tellement grandes qu’une personne qui n’est pas au courant le prendra alors pour un poisson appartenant à une espèce complètement différente du saumon du printemps. On apporta une fois des spécimens pris au lac Washecoutai au Labrador. Ils furent décrits par un officier bien renseigné, du gouvernement, comme appartenant à une nouvelle espèce.

Il y a quelques années, il m’arriva d’être à Québec vers la mi-novembre. J’avais apporté avec moi quelques spécimens d’oiseaux pour le musée de l’Université Laval. Je me rendis chez le curateur, et, affaires bâclées, il me dit :

— Je suis bien content de vous voir. J’ai un poisson d’une nouvelle espèce. On l’a trouvé mort, il a quelques jours, à la Baie Saint-Paul. Je l’ai montré a plusieurs professeurs ici, même au docteur Ahern, et, personne n’en connaît quoi que ce soit.

C’était unique comme déclaration, parceque, dans l’opinion du bon curateur, ce que le docteur Ahern, l’un des médecins les plus importants du Canada, ignorait, ça ne valait pas la peine de s’en occuper.

Ma curiosité se trouva fort piquée. Nous nous rendîmes à son laboratoire. Là, le curateur m’exhiba un spécimen nouvellement empaillé d’un saumon frais, qui avait probablement pesé une quinzaine de livres, en bonne condition, mais dont le poids n’était que de huit livres quand on l’avait apporté.

Je lui dis ce que c’était, mais j’eus à lui réitérer plusieurs fois mes assertions, en lui donnant les explications spécifiques du changement, qui s’était opéré, avant de le décider à me croire.

Dans une grande mesure, le saumon qui fraye assez à bonne heure, c’est-à-dire avant que la glace se forme sur les rivières, retourne à la mer le même automne, mais il y en a aussi un très grand nombre qui hivernent dans les rivières et dans les lacs que les rivières égouttent. C’est là le saumon qui descend les rivières au printemps, aussitôt que la glace se casse et que les crues sont finies. Ils sont connus des pêcheurs et autres gens, sous le nom de Kelts. Les pêcheurs canadiens français les appellent lingards, corruption probable du mot longs-gars, grands efflanqués, nom qui, alors, leur convient parfaitement. À ces Kelts ou lingards, en particulier, je consacrerai un chapitre.

Les saumons qui descendent les rivières à l’automne sont probablement ceux qui arrivent gras et vigoureux au printemps, prêts à recommencer leurs longues séries de bonds, sauts et montées.

Certaines personnes prétendent que, si le saumon remonte les rivières trois ou quatre mois avant la saison du frai, ça n’est pas uniquement pour fins de génération. Pour quelle autre fin, alors ? Ça n’est certes pas pour échapper à leurs ennemis, car ceux-ci sont presqu’aussi nombreux dans les rivières qu’à la mer. Quoiqu’il ne soit pas absolument nécessaire que leurs œufs soient déposés à la tête des eaux d’une rivière pour leur éclosion, les saumons sentent d’instinct que c’est l’endroit le plus sûr. Tel étant le cas, comment peut-on s’attendre à ce qu’une femelle en état de grossesse, alourdit par la pleine expansion de ses œufs, soit capable de surmonter tous les obstacles qui se rencontrent dans une rivière ordinaire à saumon ? Elle ne pourrait pas plus tenter la chose qu’une huître. De là, la nécessité qu’il y a pour le saumon de remonter les rivières à bonne heure et d’arriver aux frayères avant que la gestation soit trop avancée. C’est là alors que se poursuivra ce développement dans des conditions de tranquillité comparative.

Smolts (Tacons) et Grilses (Saumoneaux). — La migration des Smolts (saumon du second âge), c’est-à-dire des alevins (première forme du saumon), vers la mer, est, dans la même rivière, très irrégulière, non pas tant au point de vue des dates que du nombre. Cette irrégularité ne paraît pas dépendre ou de l’abondance ou de la rareté des membres d’une famille durant les deux ou trois années précédentes. Je présume qu’elle est due, en certaines années, à une excessive perdition d’œufs, causée par de violentes crues, des maladies ou des parasites, etc. Quelle qu’en puisse être la cause, il y a des années où l’on peut voir des milliers de tacons (Smolts) dans les estuaires, et d’autres années où il n’y en a presque pas.

Je me rappelle de deux années d’une extraordinaire abondance, 1872 et 1873. Les jeunes garçons, qui étaient partis pour faire la pêche à la truite, dans l’estuaire de la Godbout, tuèrent tellement de tacons parfois quatre ou cinq douzaines chacun en une marée que je dus intervenir pour mettre fin à leur sport.

On se pose souvent cette question : Où vont donc les tacons après avoir quitté les rivières ? Il suivent problement l’exemple de leurs aînés durant l’hiver, et s’en vont dans les eaux profondes du fleuve et du golfe Saint-Laurent, pour l’année suivante, en revenir saumoneaux (Grilse) (saumons de premier retour).

Durant les mois d’été et d’automne, ils ne vont pas courir loin des grèves, mais, dans une certaine mesure, ils semblent suivre le hareng et s’associer à eux. Le fait est malheureux, car des centaines et, en certaines années, des milliers se trouvent pris dans les filets au hareng. Les pêcheurs de la côte les appellent ouananiche. On s’en sert surtout à l’état frais, soit comme aliment ou comme appât, mais quelquefois on les met en salaison. Un jour, j’en vis trois barils offerts en vente sur le marché de Québec, sous le nom de ouananiche. Je laissai savoir à M. Eutrope Grenier, alors inspecteur du poisson à Québec, ce qu’ils étaient réellement, et je lui conseillai d’avertir ceux qui en achèteraient, qu’ils s’exposaient à payer une amende. Nombre de pêcheurs de hareng d’aujourd’hui savent que ce sont des Smolts ou saumoneaux mais ils ne peuvent éviter d’en prendre dans les filets qu’il leur faut tendre tout de même. En octobre leur poids varie entre une demi-livre et une livre et demie.

Le Grilse ou saumoneau commence à entrer dans nos rivières vers la fin de juin et continue de s’y ébattre jusque vers la mi-septembre. J’ai été très surpris de lire qu’en Norvège l’on en prend au filet, avec le saumon, de grandes quantités. Il est à peine croyable que des pêcheurs soient aussi peu prévoyants pour se servir, et qu’il y ait un gouvernement qui en tolère l’usage, de filets à mailles étroites favorisant cette capture. Au Canada, la maille réglementaire mesure cinq pouces d’ouverture ; elle est assez grande pour permettre au saumoneau d’en entrer et d’y sortir, mais assez étroite pour y retenir un poisson de huit livres. Les pêcheurs intelligents ont constaté par expériences qu’une maille de cinq pouces est trop petite, et presque tous maintenant se servent de filets à mailles de six à sept pouces et demi. Un filet à mailles de pareilles proportions ne peut capturer de poisson au dessous de neuf ou dix livres.

La perte du poisson de moindre taille se trouve amplement compensée par le nombre des plus gros qui se prennent. Avec un filet de petites mailles, on perd la plus grande partie du gros poisson, parce qu’ils ne peuvent s’y introduire et qu’ils restent à côté du filet. Il arrive aussi que bien des gros poissons ne tentent pas l’aventure. Une chose certaine, c’est que si ce n’était pas dans leur propre intérêt, les pêcheurs n’utiliseraient pas les filets à larges mailles.

Le poids moyen du saumon pris au filet est de quinze livres.

Il faudrait protéger davantage le saumoneau, en interdisant entièrement l’usage des filets à truite, au moins à partir du 1er juillet au lieu du 31 juillet, comme l’autorise la loi d’aujourd’hui. Attendu qu’il est désirable, pour des raisons que je ferai connaître, que la truite soit en quantité très réduite, on devrait permettre le libre usage de la seine pour en opérer la capture. De cette façon, si un saumoneau (Grilse) s’y faisait prendre on pourrait lui rendre la liberté, ce qui serait inutile et du gaspillage dans le cas d’un saumoneau suspendu mort dans un filet à truite.

Il existe bien d’autres manières de protéger le saumon, par exemple, encourager la capture du marsouin, noir et blanc. Ce sont les pires ennemis des gros poissons. Les loups-marins se livrent aussi au carnage, particulièrement à l’automne, quand le poisson est moins vigoureux, mais ces animaux-là, de même que la loutre, le vison et l’ours, ont par eux-même assez de valeur, pour y trouver un encouragement suffisant à leur faire la chasse.

Quelques oiseaux, cependant, qui ne sont pas d’utilité économique apparente, devraient être l’objet d’une petite prime, ne suffirait-elle qu’à payer le coup de fusil. Dans cette catégorie, je mentionnerai le martin-pêcheur, le bec-scie, le huard et l’orfraie (aigle-pêcheur).

Où le saumon hiverne-t-il ? D’où viennent donc les grandes bandes de saumons qui, au printemps, s’approchent des côtes du Saint-Laurent ? Où les saumons ont-ils passé l’hiver ?

Jusqu’à un certain point, c’est là encore tout un problème. On a lu de la prise occasionnelle d’un spécimen, à la ligne, par les gens de la flotte de pêche à morue de Terreneuve. Les tendeurs de filets a hareng de la baie Saint-Georges, en capturent parfois un égaré, dans leurs filets, en hiver. Le capitaine Adams, de Gloucester, célèbre pêcheur de maquereau, m’a dit que, de temps à autre, il prenait un saumon dans ses seines-bourses, lorsqu’il est à la pêche au maquereau en hiver, au large du littoral de l’Atlantique ; d’autres pêcheurs à la seine ont aussi rapporté en avoir capturé quelques-uns.

Ces quelques données ont porté les gens à croire que notre saumon s’en va hiverner dans l’océan Atlantique, pour nous revenir au printemps. Ceci {{corr|peut-être|peut être vrai du saumon dont l’habitat se trouve sur les côtes du Nouveau-Brunswick, mais je ne crois pas que notre saumon de la Côte Nord fasse une si lointaine randonnée, malgré qu’il se peut qu’il y en ait quelques-uns qui agissent de la sorte. Je suis d’opinion que le gros de notre saumon reste dans les eaux profondes du Saint-Laurent. À l’appui de ceci, j’ai en note qu’un saumon a été pris dans un chalut de pêche au flétan, au large des îles Caribou, au mois d’avril. J’ai aussi constaté la présence de restes de saumon dans l’estomac de loups-marins abattus au large de la Pointe-des-Monts, aux mois de janvier et février.

Le flétan, le hareng, le carrelet, le chien de mer et le requin du Groenland, le homard, etc., gagnent les eaux profondes du Saint-Laurent, à l’approche de l’hiver et reviennent à la côte au printemps, dès que la glace le permet. Pourquoi donc le saumon n’en ferait-il pas autant ?

Nourriture du saumon. Voilà un sujet qui, pendant longtemps, a soulevé la discussion. Quelques-uns ont soutenu que le saumon se nourrit seulement des bestioles qui se trouvent dans l’eau, et que c’est pour cette raison qu’on ne lui trouve jamais rien dans l’estomac.

J’étais encore un jeune garçon lorsque j’entendis énoncer cette théorie. C’était durant ma première année comme gardien de la rivière Godbout. Deux officiers anglais, le major Howard et le colonel Charteris avaient été invités par le Dr W. Agar Adamson à joindre le parti de pêche de la Godbout cette saison-là. Je pense que c’était en 1860. Il était à présumer que la question de la diète du saumon avait dû venir sur le tapis, parce qu’à cette occasion, instructions furent données de n’éventrer et trancher le saumon qu’en présence de tous les membres du parti.

Quand, par après, cette opération eut lieu, je me tins auprès comme tous les autres, surveillant l’éventrement de chaque saumon et l’ouverture de chaque estomac. Je m’imaginais que l’on avait perdu quelque chose, et, avec ma curiosité d’enfant, je demandai ce que l’on cherchait. Le colonel Charteris me répondit et eut l’obligeance de m’expliquer que l’on n’avait jamais trouvé de traces d’aliments dans l’estomac d’un saumon, et que c’était pour démontrer le fait qu’on examinait le poisson.

— Comme vous pouvez le voir, ajouta-t-il, c’est absolument exact. Pas une parcelle de nourriture n’a été trouvée dans un de ces saumons.

Il y en avait six ou sept.

— Oui, lui répliquai-je, ceci peut bien être exact quant à ce qui en est de ces poissons-là, mais je puis vous en montrer des centaines avec l’estomac rempli à crever, de capelan.

— Vous le pouvez ? dit-il.

— Assurément que oui, Monsieur.

— Eh bien, mon jeune garçon, fit-il, attends un peu. Je n’en veux pas une centaine, mais apportes-en un, un seul et ça me satisfera.

Je promis, et le lendemain, je pris un saumon des filets et je le lui apportai. Il fut ouvert en présence de toute la société, le Dr Adamson, le capitaine Holyoake, le major Howard et le colonel. L’estomac était bourré de capelans, environ une quinzaine, à différents stages de digestion.

La masse fut soigneusement recueillie avec les intestins et mise dans un flacon, qui fut ensuite rempli de bon brandy. Je présume que ce spécimen dut être emporté en Angleterre pour probablement faire partie d’une collection où, pour ce que j’en sais, il doit encore figurer.

Je n’ai jamais plus entendu parler de l’incident.

Depuis ce jour-là, j’ai ouvert des milliers de saumons pris à la mer, en rivières et dans des lacs. Dans ceux pris à l’eau salée, j’ai trouvé du hareng, du petit maquereau, de jeunes dragonets, deux variétés de crevettes, dont l’une très petite, et, une fois, deux jeunes carrelets mesurant environ trois pouces de long, dans l’estomac du même saumon. Parfois on découvre chez quelques-uns une espèce de ver de mer de couleur bleuâtre.

Toutes ces constatations, cependant ne se rapportent qu’à de rares exceptions, car la nourriture ordinaire et quotidienne du saumon semble être le capelan et l’anguille de sable.

À l’eau douce, je dois dire que, de fait, le saumon ne mange pas. Sur plusieurs milliers que j’ai examinés, pris à la mouche, au filet, au harpon ou d’autres manières, je n’en ai trouvé que quatre dont l’estomac contenait des aliments visibles ; deux d’entre eux, pris à la ligne en juillet avaient happé chacun une stone-fly, insecte de couleur grisâtre avec des taches jaunes sur le ventre et de longues ailes, mesurant un pouce et demi. Dans un autre que j’harponnai en novembre, je découvris une partie d’un mulot comprenant peu de poil, une patte de derrière et un petit fragment de vertèbre ; tout le reste de l’ossature manquait.

Dans un lingard (kelt) pris dans un filet à truite vers le commencement de mai, il y avait un morceau de gras avec un lambeau de peau, qui paraissaient provenir d’une espèce de canard, mais comme il n’y avait pas un seul soupçon de plumes, je ne pus déterminer ce que c’était. Quatre saumons sur quinze ou vingt mille avaient assez de vivres dans le corps pour maintenir une petite truite pendant une journée.

Je crois que nous pouvons parfaitement en conclure que le saumon ne mange pas à l’eau douce. Mais alors se présente cette question, que se sont naturellement déjà posée les pêcheurs. Pourquoi, s’ils ne mangent pas, les saumons mordent-ils à la mouche ? Une mouche agitée dans l’eau ressemble de bien près à un insecte en vie ; pourquoi courent-ils après et la happent-ils parfois avec grande avidité, si ça n’est pas pour s’en repaître ?

L’argument est certainement logique, mais reste tout de même le fait qu’on ne lui trouve pas de mouches dans l’estomac. Il y a des myriades de mouches et d’insectes de toutes sortes dans une rivière, et assurément, si les saumons s’en nourrissaient, on en trouverait des vestiges dans leur estomac. Si l’on ouvre une truite ou un petit alevin (parr), généralement on le trouvera bourré d’insectes de toutes formes. Je suis souvent resté assis à examiner ces petits alevins pendant plusieurs heures de suite dans un coin à l’écart ou près d’un remous d’une rivière, en jetant toute espèce de choses à l’eau, morceaux de pain, de viande, de papier, et tous les insectes rampants ou volant que je pouvais attraper. Le poisson s’élançait sur tout ce qui tombait à l’eau, mais ne le happait pas toujours. D’autres fois, il mordait à quelque chose pour de suite le rejeter. Mais invariablement, il avale les mouches noires, les fourmis, des larves et les mouches du cerf. Quant aux plus gros insectes, il lui faut s’y prendre en trois ou quatre fois pour réussir à les avaler.

Quand les alevins abondent dans certaines parties d’une rivière, on peut constamment en voir qui sautent et happent quelque chose. Par conséquent, l’habitude qu’a le saumon de sauter sur une mouche, n’est-elle pas simplement la continuation de cette même habitude de son enfance, le portant à sauter sur le premier insecte qui se montre, quitte ensuite à le rejeter, puisqu’il n’en a pas besoin comme nourriture.

Pour le plus grand plaisir de tous les pêcheurs de saumon, j’espère que cette disposition héréditaire ne disparaîtra jamais.

Ennemis du saumon. — De temps à autre, j’ai eu connaissance, surtout après une mauvaise année de pêche, que l’on avait jeté les hauts cris entre les pêcheurs au filet, que les rivières étaient menacées de dépeuplement, ainsi de suite. Eh bien ! Je crois fermement que le pêcheur au filet est le moindre ennemi du saumon. Prenons, par exemple, un oiseau aussi insignifiant que le martin-pêcheur et ses petits ; si l’on fait un calcul bien modéré de la quantité de menu fretin qu’il détruit, on arrive à un chiffre qui atteint à peu près la moitié de la quantité totale du saumon pris par les pêcheurs au filet dans tout le comté du Saguenay. Martin-pêcheur à part, mettons dans la tribu des volatiles, des milliers de bec-scies, de huards, d’orfraies et d’aigles de mer qui prélèvent leur part, de même que les marsouins, les loups-marins, les ours, les loutres et les visons. J’ai une fois guetté et tué un vison qui était venu à bout d’un saumon de dix livres. Et enfin, citons parmi les destructeurs du saumon, et ce ne sont pas les moindres, la truite, le doré, etc. Nous en reparlerons tout à l’heure.

Il serait très possible d’arriver à donner une meilleure protection au saumon, contre plusieurs de ses ennemis que je viens d’énumérer.

Le saumon décroît-il ? Les employés de l’ancienne Compagnie de la baie d’Hudson et les pêcheurs, que j’ai rencontrés, aimaient, chaque fois qu’il était question de saumon, à parler des immenses quantités de saumons pris au filet dans le bon vieux temps ; à l’appui de leurs dires ils citaient les centaines de tierces de saumon salé ou saumuré pris alors dans telle ou telle rivière, et de la quantité comparativement petite de ce poisson que l’on trouvait aujourd’hui dans les mêmes rivières.

Avant la cession du Poste du Roi et la Sanction de la loi de pêche en 1858 et 1859, la Compagnie de la Baie d’Hudson avait le monopole de toutes ou presque toutes les pêcheries de la Côte Nord du Saint-Laurent ; mais il n’y avait que les rivières les plus poissonneuses et les plus accessibles dans lesquelles on pêchait au filet, et encore n’était-ce qu’à l’intérieur ou sur les estuaires. Dans presque tous ces endroits, on tendait des filets de barrage, c’est-à-dire des filets s’étendant d’une rive à l’autre ; dans certains cas, on en tendait ainsi deux ou trois dans la même rivière. Plus tard, cependant, quand il fut décrété illégal de faire la pêche au filet dans les rivières, on établit des postes de pêche sur le bord de la mer, généralement à l’extrémité d’une pointe. En bien des endroits, il y a une douzaine et plus de ces filets tendus à quelques milles d’une rivière, ce qui fractionne d’autant, suivant les cas, le rendement original de chaque cours d’eau. Comme exemple et comparaison, nous prendrons la rivière de la Trinité. L’année que la Compagnie de la baie d’Hudson y fit tendre des filets, la capture du saumon fut en moyenne de soixante-quinze tierces, équivalant à 33,750 livres de saumon frais. Neuf filets dans le voisinage ont, durant la dernière décade, donné un rendement moyen de plus de cinquante mille livres par année. Comparaisons faites avec d’autres rivières on en arrive à des résultats à peu près semblables ; ce qui indique une augmentation de plus de trente pour cent dans le rendement.

Il va sans dire que ceci n’a trait qu’aux rivières de la Côte Nord, dans des districts non habités. Les rivières à l’ouest de Québec et sur une certaine distance à l’est sont presque toutes dégarnies de saumon, et dans celles où il en reste encore quelques-uns, c’est simple question de temps avant qu’elles subissent le même sort. Chez elles, ce n’est pas la pêche au filet qui a exterminé le poisson, mais bien la pollution des eaux. Il est radicalement impossible de ré-empoissonner ces rivières, à moins d’y faire frayer une espèce particulière de saumon.

J’irai plus loin, et je dirai que, si nous prenons les rapports pour toute la province de Québec, mettons pour dix ans, nous y trouvons une majoration de plus de trente pour cent dans la capture du saumon. Pour 1896, 1897 et 1898, nous constatons que la capture totale du saumon a été, en moyenne de 685,000 livres et de plus d’un million de livres pour 1906, 1907 et 1908. Si l’on en juge d’après ces chiffres, il semble qu’il n’y ait pas lieu de s’alarmer ou de prendre comme fait réel l’assertion que notre saumon est en décroissance.

Kelts (Lingards) et quelque chose de neuf. — Quand le saumon entre en rivière au mois de juin, c’est une boule de gras ; les intestins en sont solidement chargés. Autrefois, quand le saumon était salé, on recueillait tous les intestins, on les jetait dans un baril, et on les laissait fondre à la chaleur du soleil ; ce qui rapportait environ une pinte d’huile pure, mesure impériale, par deux cents livres de saumon salé.

Après son long et pénible trajet pour remonter le courant, son jeûne forcé ou volontaire, et l’épuisement que lui cause le frai, toute cette graisse se résorbe, et le poisson reste émacié. On l’appelle alors un poisson fourbu ou lingard (Kelt.) Il est à peine reconnaissable. Il a la peau noire, épaisse et limoneuse, à tel point que ses écailles ci-devant si brillamment argentées ne sont plus visibles. Comment cette métamorphose s’est-elle opérée ? Par un long séjour dans l’eau douce, vous répond-t-on. Très bien ! Mais comment se fait-il que le même poisson, continuant de séjourner dans l’eau douce, en ressorte au mois d’avril, avec encore une brillante livrée ? Il n’est pas plus gras, il est resté lingard (Kelt,) mais il est tout pimpant et resplendissant. Comment est-ce arrivé ? C’est ici où j’ai quelque chose de neuf à dire.

Le saumon a fait peau neuve. Il a mué, secoué sa vieille écaillure limoneuse et s’en est formé une nouvelle, de la même façon qu’un animal jette son poil, les oiseaux leurs plumes et les reptiles leur peau qui elle aussi est écailleuse.

Il me semble voir un sourire d’incrédulité errer sur les lèvres du lecteur. J’en ai déjà surpris en effet, même dans la physionomie de M. Charles Hallock, l’ancien rédacteur du Forest and Stream, quand, il y a quelques années, je lui énonçai cette théorie. Il était, cette année-là, un des invités à la rivière Godbout. J’avais préparé pour lui et mis dans l’alcool un morceau de peau de saumon indiquant le développement des nouvelles écailles. Je lui avais aussi fait part de ce que je croyais être la raison du phénomène. Il sourit et promit d’écrire un article à ce sujet dans le Forest and Stream ; mais il a dû l’avoir oublié, car l’article n’a jamais paru. Depuis j’ai parlé une couple de fois de la chose à d’autres personnes, mais la mine et le silence de ces gens-là étaient trop significatifs ; aussi n’insistai-je pas. Le fait n’en existe pas moins, comme j’ai pu le vérifier dans maintes investigations que j’ai pu faire.

Alex. Russell, dans son ouvrage The Salmon, page 85, a une vague perception de quelque chose d’anormal, au sujet de ces lingards (Kelts) à peau neuve dans les rivières en Écosse à bonne heure au printemps. Voici ce qu’il dit :

« Ce serait malhonnête de passer sous silence, simplement parce que nous prétendons ne pas pouvoir l’expliquer, un autre mystère relativement aux mouvements du saumon, mystère qu’aucune recherche n’a encore pu éclaircir. Qu’est-ce donc que ces saumons qui remontent les rivières tard dans l’hiver ou à bonne heure au printemps. Ils ne peuvent éprouver le besoin de frayer, car il n’y a pas de frai avant au moins six autres mois. Ils ne peuvent avoir frayé à bonne heure durant cette saison ou la précédente, opéré leur descente, s’être réunis, et être de retour, car, d’après de nombreuses observations, leur retour le plus court prend trois mois, et il y a à peine trois mois que les plus avancés ont commencé à frayer dans les rivières, que ceux-ci remontent déjà. Ils doivent avoir passé l’automne ou le commencement de l’hiver à la mer.

« Alors, ils doivent avoir passé la saison d’hiver sans frayer, et là nous sommes en présence de ce fait déconcertant ou de l’hypothèse que le saumon est un poisson qui ne fraye pas tous les ans. Cette hypothèse n’a pas grand’chance d’être acceptée à l’heure qu’il est, quand il paraît que l’on a, ou l’on suppose avoir découvert que le hareng, poisson qui ressemble au saumon, du moins en ce qui a trait à l’important sujet des migrations, fraye deux fois l’an, ou, à tout événement, en deux saisons bien différentes de l’année. »

Monsieur Russell, dans ce paragraphe, a fait erreur, en supposant que ces poissons remontent les rivières aussi à bonne heure, alors que de fait, ils les redescendent après avoir passé l’hiver en rivières et subi la métamorphose que j’ai décrite. Il est aussi tout-à-fait possible que le passage de l’état d’alevin à celui de smolt ou tacon qui a tant intrigué les naturalistes, puisse s’opérer de même façon, ce changement ne survenant que lorsque le parr prend contact avec l’eau salée ou saumâtre des estuaires.

Croissance du saumon. — Bien des fois on m’a demandé, en palpant un saumon après son heureuse capture :

— Quel âge pensiez-vous qu’il ait ?

Si le saumon est gros, la question est difficile à résoudre, mais s’il est de taille ordinaire, on en peut juger assez bien et d’assez près en tenant compte de la marche de sa croissance après avoir franchi l’état de Smolt ou tacon. Les alevins passent à l’état de tacons (smolts) dans leur troisième ou quatrième année ; ils désertent les rivières en août ; septembre et parfois octobre, et reviennent à la saison suivante en juillet, août et septembre comme grilse ou saumoneau, pesant alors de trois à quatre livres. Dans ces rivières où le poisson est de grosse taille, on peut y mettre environ une livre de plus. En conséquence, un saumoneau peut être âgé de quatre ou cinq ans. La croissance subséquente du saumon sera de quatre à six livres par année ; ce qui explique le grand nombre de saumons qui pèsent de neuf à douze livres.

Ceux de treize à seize livres ne sont pas communs, ce qui fait un écart comme celui qui existe entre le saumoneau et le saumon de dix livres ; mais ils redeviennent nombreux ceux dont le poids varie entre seize et vingt livres et qui ont probablement alors sept ou huit ans.

Au-delà de ce poids, la croissance devient plus difficile à suivre ; le saumon alors approche de l’âge adulte dans la plupart de nos rivières du nord.

Tout de même je constate que l’on prend plus de saumons de vingt-quatre ou vingt-cinq livres que de vingt-deux ou vingt-trois livres. Sous ce rapport, il y a tout naturellement des variantes, dans des rivières telles que la Moisie et la Bersimis, là où le saumon atteint forte taille.

À la fin de la période de la fraye les vieux mâles changent d’aspect et développent à la mâchoire inférieure une espèce de crochet comme le fait voir le dessein ci-dessous.


À la fin de la période de la fraye les vieux mâles changent d’aspect et développent à la mâchoire inférieure une espèce de crochet comme le fait voir le dessin ci-dessus.