La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe/15

La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe (Life and sport on the north shore of the lower St. Lawrence and gulf, 1909)
Traduction par Nazaire LeVasseur (1848-1927).
Garneau (p. 100-106).

Braconniers



ON ne peut agir pendant quarante ans comme officier et gardien de pêcheries sans se heurter à des braconniers et découvrir nombre de leurs stratagèmes et de leurs moyens de ne pas se laisser pincer.

Il y a bon nombre d’années, il y avait deux sortes de braconniers sur la Côte Nord, le braconnier de profession, qui s’en faisait un revenu et le braconnier par nécessité, qui faisait du sport en même temps qu’il se procurait de quoi manger. Aujourd’hui, le professionnel a de fait disparu, parce que chaque rivière ou cours d’eau de quelque conséquence dans le pays a son gardien. En outre, il y a un officier de pêcheries dans le pays.

Un braconnier de profession doit avoir tout un équipement sous forme de filets et aussi une couple de canots, s’il veut que son métier illicite le paie. Il doit aussi trouver les moyens de disposer de son poisson, ce qui lui est impossible aujourd’hui, sans qu’il soit découvert.

Les braconniers, deuxième manière, existent encore cependant, et quoiqu’ils ne puissent faire de grands dommages, ils ne laissent pas que de causer bien des ennuis parfois.

Leur équipement est très léger et peut ne consister que d’un filet, d’un harpon, d’une gaffe ou d’un callot, qu’il est facile ou de cacher sur place, ou de souvent jeter à l’écart, lorsqu’on flaire le danger. Ils ont aussi la sympathie des gens, et il n’y a pas moyen de faire rendre témoignage centre eux.

Depuis bien des années, je suis dans l’habitude de voyager la nuit, ou sur des embarcations déguisées, afin d’échapper aux télégraphistes de la côte qui rapportent tous mes mouvements.

Ces braconniers ont parfois des associés dont la mission est de guetter et signaler l’approche d’un officier ou d’un gardien de pêcheries. Ce qui se fait de diverses façons, en tirant un coup de fusil, en faisant de la fumée ou en agitant un objet quelconque, et, si c’est à la nuit, en allumant des alumettes ou un feu. Malgré tout cela, on en surprend un ici ou là occasionnellement.

L’un d’eux qui me donna le plus de tablature, fut un métis du nom de William Jordan. C’était le fils cadet d’un ancien agent de la Compagnie de la Baie d’Hudson à Godbout. Ses deux frères aînés possédaient de l’instruction et avaient pris les habitudes de vivre des blancs, mais chez William, le pur Indien s’affichait. Il avait toujours refusé d’aller à l’école ; c’était une mauvaise tête. Finalement, il quitta son père, pour aller vivre chez les Indiens. Garçon de belle prestance, il mesurait plus de six pieds, était fort comme un cheval et magnifique chasseur. On le connaissait bien aussi comme étant l’un des deux Indiens qui avaient proféré des menaces contre le Dr  Adamson et ses gens, et harponné du saumon droit en face de leur camp. Il fut arrêté et relâché sur promesse de se mieux conduire. Il ne causa jamais de trouble après cela en public, mais chaque fois qu’il en avait la chance, il harponnait de temps à autre un poisson pour sa propre nourriture. Naturellement, j’étais au courant de tout cela par les traces qu’il en laissait. Ce manège dura trois ou quatre ans, et en dépit de toutes mes tentatives, je ne pouvais le surprendre. Au bout de quelques temps, il devint même très effronté ; il se vantait de ses exploits de braconnage, de façon à ce que la chose me vînt aux oreilles. Il poussa l’effronterie jusqu’à déposer un saumon sur une planche qui servait de siège sur le bord d’une fosse à saumon.

J’avais longtemps auparavant, deviné qu’il n’était pas seul, et qu’il avait des associés qui l’avertissaient chaque fois que je quittais la maison.

J’avais plusieurs fois passé la nuit auprès de la fosse, et j’étais resté plusieurs jours de suite caché dans le bois pour le surprendre, mais c’avait été en vain.

La fosse était à plus de trois milles de la maison, et il fallait parcourir la moitié de cette distance en canot par la rivière jusqu’au pied du premier rapide où commençait le portage. Dès qu’on laissait la rivière sur le côté ouest, se dressait à pic une grande côte, du haut de laquelle on avait une vue d’ensemble de la rivière jusqu’à son embouchure, et le village des Indiens était justement situé à l’extrémité d’une pointe. Tout signal donné de là pouvait être vu de la côte et mettre un braconnier parfaitement sur ses gardes.

Un matin, fatigué de faire le guet, j’avais dormi plus tard que d’habitude. Il était à peu près dix heures, et je finissais de m’habiller, lorsque je vis un sauvage se diriger du côté de ma maison. Il me vint de suite à l’idée que William, ne me voyant pas rôder d’ici de là, envoyait cet individu-là pour espionner. Ma sœur était avec moi. Je lui dis d’essayer de retenir le garçon aussi longtemps que possible et de lui dire, s’il s’informait de moi, que j’étais parti depuis le matin pour aller racommoder l’un de mes filets à hareng dans la baie.

Dès que le sauvage entra chez moi par une porte, je filai par une autre en me dissimulant le mieux possible, je pris une course du côté du bois qui était tout près de la maison. Mon plan fut alors d’atteindre la rivière en face de la haute côte que je viens de mentionner, et, si je voyais la silhouette d’un guetteux dans l’endroit, de continuer mon chemin sur le côté est de la rivière, me jeter à la nage quelque part et gagner ainsi la fosse au saumon du côté ouest. En comptant les détours, j’avais à faire deux milles de vilaine marche, à travers un terrain marécageux, pour arriver à la rivière.

Je m’approchai prudemment du bord de l’eau, et, jetant un coup d’œil à travers les branches, j’aperçus un Indien assis sur le haut de la côte, surveillant la rivière et en fumant sa pipe. Je commençai à avoir l’espoir de quelque succès.

Je me hâtai de franchir le bois pour arriver du côté est à un sentier que je grimpai à toutes jambes. Ce sentier se terminait au pied d’une falaise escarpée dans une anse de petite dimension. Je m’y déshabillai et je me jetai à la nage, emportant sur ma tête, les quelques vêtements légers que j’avais endossés ce jour-là. J’eus tôt fait de franchir le quart de mille qui me restait pour arriver à la dernière fosse au pied de la chute. Dans la chute elle-même, qui n’était qu’une série de cascades, il y avait des trous profonds appelés pots et dans lesquels le saumon se repose dans sa montée. Me glissant tout doucement sur une saillie des rochers, je vis William, harpon en main, guettant sur le bord d’un pot l’apparition d’un saumon. Sur les roches tout près, gisaient deux saumons qui avaient été harponnés.

J’étais à quinze pas de lui. Un saumon surgit dans les eaux bouillonnantes. Le harpon lancé, gagna le fond ; un saumon se débattit un peu, puis s’échappa. Il l’avait dardé trop près de la queue.

Lui adressant tranquillement la parole en montagnais :

— Tu as la vue mauvaise, William, lui dis-je.

Il se retourna comme s’il eût reçu un coup de fusil. Sa surprise fut telle, que je crus qu’il allait tomber à l’eau. Il me regarda avec des grands yeux, absolument incapable d’articuler un mot.

— Donne-moi ton harpon, continuai-je, ramasse tes deux saumons, et viens-t’en avec moi.

Sans dire mot, il obéit.

Je pris mon couteau, je tranchai les attaches des pinces et du manche du harpon, et les jetai à la rivière, en gardant seulement que la pointe acérés du milieu.

Pendant ce temps-là, il avait mis les deux poissons dans un sac, qu’il avait au dos. Pour lui montrer que j’avais absolument confiance en lui, je pris les devants et il me suivit.

En arrivant au haut de la côte, ce fut un autre cas de surprise pour l’autre Indien. C’était un individu de la Baie de la Trinité, nommé Bajoue (Grosses Joues). Je m’avançai vers lui, et lui mettant la main sur l’épaule :

— Tu es mon prisonnier, lui dis-je. Descends.

Nous descendîmes la côte où, au pied, le canot était caché dans une talle d’aulnes. On le tira à l’eau, je m’assis confortablement au milieu, et je les laissai pagayer jusqu’à chez moi.

Chemin faisant, William rattrapa sa langue et me demanda.

— Qu’est-ce que tu veux faire de nous ?

Je lui répondis que je n’en savais rien encore, que je consulterais d’abord, le surintendant.

En arrivant, je pris les deux saumons et je les portai chez le chef, en lui expliquant qu’ils avaient été capturés illégalement, et que j’espérais qu’il verrait à ce que la chose ne se répétât pas.

Le lendemain, William vint me voir.

— Je suis venu pour te parler, dit-il. Je ne pensais pas que jamais tu me prendrais. À c-t’heure que c’est fait, j’m’en vas te proposer quelque chose. Si tu veux me laisser aller, je te donne ma parole que jamais plus je darderai du saumon dans la rivière.

— Très bien, lui répondis-je, je me fie à toi.

Il tint parole. Il vécut plusieurs années à Godbout et ne me causa plus jamais de trouble. Plus tard, il me confessa qu’ils étaient quatre de sa bande. Un surveillait d’ordinaire ma maison, et, s’il était en doute que j’y fusse, il entrait chez moi sous un prétexte ou un autre pour savoir si j’étais sorti ; dans ce cas-là, personne ne bougeait. Un autre faisait le guet sur la pointe et donnait un signal à celui qui était en haut de la côte, et celui-ci avait tout le loisir nécessaire pour avertir William et filer. Il n’a jamais su comment j’avais réussi à dépister ses trois guetteurs.

Le harpon le plus communément en usage chez les indiens ou les blancs dans cette localité est le nigog, mais celui qu’on emploie le plus dans les rivières profondes ou à fort courant, est l’entogan, harpon fabriqué avec un os. Cet os mesure environ six pouces de long et se fixe par une sangle au milieu, à laquelle on attache la longueur de corde qu’il faut. Les deux pointes sont tranchantes, et le centre est pourvu d’une douille dans laquelle s’ajuste un long manche. Quand on harponne un poisson, on retient le manche dans la main, et le harpon, se trouvant pris par le travers dans le poisson ne peut sortir. On laisse le poisson frétiller en l’attirant graduellement hors de l’eau.

On utilise parfois l’entogan pour darder le castor.

Pour attraper le saumon au collet, on se sert d’une gaine enduite de graisse, ou de broche de cuivre ou de laiton. Le collet est fixé au bout d’une forte



perche de bouleau, de cormier, ou d’un jeune arbre.

Son ouverture doit avoir de sept à huit pouces de diamètre, avec un pied ou plus de broche de reste entre le nœud et la perche. On passe alors le nœud en dessous et autour du poisson et quand il est rendu à la nageoire du dos, on donne un coup sec, et le poisson se trouve pris par la queue.

On tire fréquemment sur le poisson dans une profondeur de six à quinze pouces d’eau, spécialement le doré, parmi les roseaux, au printemps. Pour faire mouche, il faut prendre une direction perpendiculaire, à moins que ce soit à eau très basse, alors qu’un coup porté obliquement, touchera, pourvu que l’on tienne juste compte de la réfraction de l’eau, en visant plus bas que le poisson. Il n’y a que dans les eaux très basses qu’un projectile atteint réellement le poisson, d’ordinaire, c’est la commotion seule qui le tue.