La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe/04

La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe (Life and sport on the north shore of the lower St. Lawrence and gulf, 1909)
Traduction par Nazaire LeVasseur (1848-1927).
Garneau (p. 11-25).

Premières années



MON père était trafiquant de fourrures (traiteur). À l’âge de seize ans il entrait au service de la Compagnie du Nord-Ouest. En 1821, à l’union de cette compagnie avec celle de la Baie d’Hudson, mon père, comme plusieurs autres, entra au service de la nouvelle organisation, position qu’il remplit pendant quarante ans.

Durant cette période, on lui confia nombre de postes, depuis le Saint-Laurent jusqu’à l’Ungava. C’était pour ainsi dire la règle ou coutume pour la compagnie de changer ses agents de postes tous les quatre ou cinq ans. C’est ainsi que je vins au monde à un petit poste de la compagnie aux îles Jérémie, aujourd’hui depuis longtemps abandonné.

Ce fut au poste de la rivière du Nord-Ouest, à l’anse Hamilton, que nous fîmes le plus long séjour ; nous y demeurâmes sept ans.

J’étais l’aîné d’une famille de douze enfants, dont huit garçons et quatre filles. Ma bonne mère avait coutume de me dire, alors que j’étais tout petit, qu’on m’avait trouvé sur la grève, à côté d’un saumon. (La cigogne n’avait pas de chance aussi loin au nord). Il y avait quelque chose de prophétique dans son dire, car j’ai été, ma vie durant, intimement associé au saumon. Y compris cette saison de 1909, ce sera ma quarante-neuvième comme gardien particulier à la rivière Godbout, l’une des plus belles rivières du Canada pour la pêche du saumon à la ligne.

En 1879, le gouvernement fédéral me nommait officier des pêcheries dans la division de la Godbout, position que j’occupe encore. Avant cette nomination, j’avais en location plusieurs stations de pêche à la seine dont le rendement, en moyenne, était de dix mille livres de saumon ; ce qui fait que jusqu’ici, dans mon existence, j’en ai palpé et manipulé des milliers. Mais, à plus tard la suite ! Écartons cette digression.

Je présume que, jusqu’à l’âge de quatre ou cinq ans, je me développai comme la plupart des bambins de mon âge, mais, à partir de là, ma vie échappa à la routine ordinaire de presque tous les enfants des familles de race blanche.

Les membres de la famille de l’agent d’un poste de la Compagnie de la Baie d’Hudson, particulièrement à l’époque de mon enfance, étaient les seuls blancs que l’on rencontrait à la ronde ; parfois, ils n’étaient pas tous pur blancs ; car il arrivait qu’un agent avait épousé une métisse ou une sauvagesse pur sang. Par conséquent, je n’avais pas d’autres compagnons de jeux que des jeunes garçons Esquimaux, Nascapis, ou Montagnais, suivant le poste que nous habitions.

Nous nous amusions surtout à courir les flaques d’eau laissées sur la grève, par la marée basse, et à harponner le poisson. Les harpons, nous les fabriquions nous-mêmes avec des clous, des os, et parfois avec du bois seulement. Ces derniers ressemblaient pas mal aux dards en usage sur les bateaux. On choisissait un morceau de bois dur ; on en fendait un bout en quatre ou six fourchons que l’on écartait au moyen de petits coins et que l’on aiguisait ensuite en pointes. C’étaient des armes mortelles pour le petit poisson, comme le capelan et l’anguille de sable ; on en embrochait fréquemment trois ou quatre d’un seul coup.

Nous nous servions des harpons à pointes de fer pour darder certains poissons comme le carrelet, le sucet, les sculpins, l’anguille de roche et quelquefois les crabes et les homards. Nous ne tenions pas beaucoup à ces deux derniers ; nous redoutions leurs pinces. Un autre de nos sports favoris, était de tendre des collets au petit gibier, dresser des pièges et de faire la chasse aux oiseaux, à la flèche.

Cet état de choses dura jusqu’à ce que j’eus atteint l’âge de sept ans, c’est alors que se produisit un gros événement. Comme cadeau d’anniversaire de ma naissance, mon père me donna un fusil, pas un fusil de bois ou de ferblanc, mais un vrai fusil se chargeant à poudre et à plomb.

Si je me trouvai heureux ! Jamais je n’oublierai ce jour-là ! Pas plus d’appétit que ça pour toutes les bonnes choses que ma mère avait préparées… je ne pensais qu’au fusil.

Cette nuit-là, je dormis à peine. Si je m’assoupissais, c’était pour rêver au beau fusil dont une description intéressera peut-être le lecteur.

C’était ce qu’on appelait généralement un fusil de traiteur de la Baie d’Hudson, fusil à pierre, du calibre de 28 pouces, ayant une solide crosse de bon bois franc qui se prolongeait sur toute la longueur du canon. Toutes les pièces d’un tel fusil étaient on ne peut plus solides, et il était bien rare d’en trouver une seule qui fût ou avariée ou ne fonctionnât pas. Ces fusils étaient, règle générale, fabriqués par la maison Parker, Field et Fils, de Sheffield, en Angleterre. Mon fusil était presque neuf ; un sauvage seulement s’en était servi pour la chasse au caribou, et le fusil n’avait éclaté que par suite de l’arrêt d’une balle à la moitié de la longueur du canon. Mon père en avait enlevé le bout à la lime, ne laissant au fusil que quinze pouces de canon. Jusqu’à quinze verges l’arme faisait assez bonne contenance, mais au-delà, la charge invariablement, s’éparpillait. Sa faculté de pénétration était excellente parce que c’était du très gros plomb, du BB et du AAA que l’on employait alors sur la côte ; et encore aujourd’hui, quelques vieux chasseurs ne se servent pas d’autre plomb que du BB. De quinze à vingt grains de plomb, était considéré comme une bonne charge.

Avec pareille arme, il était surprenant de voir la quantité d’oiseaux de toutes sortes que je réussissais à rapporter à la maison ; bon nombre d’entre eux, cependant n’avaient pas qualité de gibier. On les abattait à la cendrée en ayant soin d’avancer en se traînant sur les mains et les genoux et en restant pendant des heures à l’affût. Que d’inquiétudes ma pauvre mère n’a-t-elle pas éprouvées à mon sujet, me croyant perdu dans le bois ou victime de quelqu’accident. Bien souvent mon père partit ou envoya quelqu’un à ma recherche. Dieu merci ! je dois dire que je n’ai jamais eu d’accident, grâce, tout probablement, au bon entraînement que j’avais reçu de mon père qui était lui-même excellent tireur, et amateur de chasse et de pêche. Plusieurs endroits où il avait l’habitude de faire la chasse et la pêche portent encore son nom.

J’avais atteint à peu près neuf ans quand nous eûmes à déménager à Mingan. Là, je rencontrai M. Peter McKenzie qui était alors le commis junior du poste, sportman passionné et très habile tireur. Que d’excursions nous fîmes ensemble ! En hiver, il y avait des milliers de perdrix blanches à deux milles du poste, particulièrement à l’embouchure de la rivière et autour de l’île, près de la chute Mingan. Il y avait aussi des perdrix de bois franc, mais elles étaient plutôt rares. Les perdrix de savane et les lièvres (lièvre ordinaire d’Amérique), victimes de nos coups de fusil ou que nous prenions aux collets, étaient en abondance.

Aux migrations du printemps et de l’automne, nombreux étaient les oiseaux de chasse tels que : oies, canards noirs, canards pilets, canards souchets, sarcelles, courlis et divers espèces de pluviers.

Autour des îles, au large de la côte, quantités innombrables d’oiseaux de mer, dont plusieurs espèces couvaient sur ces îles, notamment le canard eider, le guillemot, le pingouin commun et le goéland.

Sur le groupe des Perriquets, se trouvaient deux grosses colonies de fous de Bassan ou boubies, Sula Bassana, et de macareux ou perroquets de mer, Fralercula Artica.

À l’approche de ces îles, les macareux prenaient leur vol en groupes tellement serrés, qu’ils avaient l’apparence d’un nuage ; ils nous cachaient même le soleil. Quand la température était propice, Peter Mc-Kenzie et moi nous nous rendions aux îles pour y recueillir des œufs, et abattre des canards pour l’usage du poste. Il n’était pas extraordinaire pour nous de rapporter au retour deux ou trois barils d’œufs en un seul voyage.

Tout en recueillant indistinctement tous les œufs, ceux que nous recherchions de préférence étaient les œufs de macareux et d’eider (moyac). Les nids des macareux étaient faciles à trouver, car ce sont de simples trous de deux à trois pieds, creusés dans la terre molle ou le guano. Chaque nid ne contenait qu’un œuf. Les nids des eiders n’étaient pas aussi faciles à découvrir, construit qu’ils sont dans des broussailles serrées ou épais fourrés d’épinettes noires rabougries avec de longues branches croissant jusqu’au ras du sol. Rarement, ils font leurs nids à la lisière d’un bois, mais ils y ont des petits sentiers qui ressemblent à ceux des lapins et qui conduisent au nid, à vingt ou trente verges plus loin. Se produit-il quelqu’alarme, au lieu de prendre leur vol, ils suivent leurs sentiers jusqu’au moment où ils se trouvent en plein air. Ils se forment en groupes compacts, et en me traînant avec précaution sur le sol, j’en ai souvent pris à la main juste au moment où ils s’apprêtaient à sortir du nid. En moyenne, il y avait de cinq à sept magnifique gros œufs par nid, mais dans quelques cas, on en comptait davantage ; mais dix œufs est le plus que j’aie jamais trouvés.

J’étais assez chanceux dans cette sorte de chasse, parce que, grâce à ma petite taille, je pouvais me glisser avec aisance dans l’épaisseur des brousailles. Quand nous en avions assez d’opérer la cueillette des œufs, nous faisions le coup de fusil. Tout ce que nous avions à faire était de nous asseoir tranquilles sur la pointe d’un rocher, près du rivage. Les oiseaux nous passaient par centaines au-dessus de la tête. Si nous voulions tirer à la cendrée, il nous était facile de nous approcher des grandes bandes d’oiseaux sur les rochers ou à fleur d’eau. Même avec les petites charges que nous étions forcés de mesurer à des fusils d’aussi petit calibre, il nous arrivait souvent d’abattre vingt oiseaux et davantage d’un seul coup.

Il y avait régulièrement au poste un lot de fusils de rechange et comme c’étaient tous des fusils à pierre, à un seul coup, nous en prenions chacun trois ou quatre pour les recharger aussi vite que possible après chaque coup. Lorsque l’un d’eux s’encrassait trop pour être de service, ce que l’on constatait chaque fois que la baguette commençait à coller dans le canon, nous le mettions de côté jusqu’à ce que tous fussent ainsi encrassés. Alors nous faisions bouillir une grande chaudronnée d’eau fraîche, nous nettoyions toutes nos armes et nous recommencions.

La moitié d’un canot d’oiseaux, voilà à peu près ce que d’ordinaire nous rapportions ; il pouvait y en avoir environ de quatre à cinq cents ; moyacs, macreuses, macareux, guillemots, mouettes etc. Rien ne se perdait de cette masse d’oiseaux. Ce qu’on n’utilisait pas au poste, allait aux sauvages ; les plumes étaient remises à l’agent pour défrayer le coût des munitions. Peter et moi, en faisions une dépense si considérable que je ne crois pas que la Compagnie de la Baie d’Hudson ait jamais retiré beaucoup d’argent du produit de nos chasses.

La saison venue, pêche magnifique au saumon et à la truite dans la rivière Mingan ; mais il n’y avait que mon père, ses visiteurs et les officiers des vaisseaux de guerre de la station qui pouvaient pêcher le saumon. Mon père ne me permettait pas de toucher à ses lignes et mouches au saumon, et je me considérais comme chanceux, lorsque je pouvais avoir des mouches à truite ; car, à la pêche, je devais me contenter de cette mouche et d’appâts. Sur la rivière Manitou, branche de la Mingan, on faisait d’excellente pêche à la truite, de la grosse surtout.

Je fus bien près de me noyer dans la rivière Mingan, j’avais alors dix ans. Ayant toujours vécu loin au nord, j’avais eu bien peu de chances d’apprendre à nager, l’eau étant constamment très froide en toute saison. Le fait est que, pour cette raison-là même, bien peu d’indigènes ou de blancs nés sur la côte, savent nager. À Mingan, cependant, c’était mieux sous ce rapport, car l’eau s’y fait assez tiède en juillet et août, et je m’en payais largement la jouissance.

Un jour, nous eûmes la visite de Monsieur Richard Nettle, inspecteur des pêcheries, accompagné de son fils, garçon d’environ quatorze ans alors. Nous devînmes amis. Lui ayant proposé d’aller prendre un bain, nous partîmes pour la grève. Il y avait un petit portage à franchir derrière le Poste, ce portage conduisait à un haut escarpement du rivage, et où l’eau était très profonde à ras terre. Ça n’était pas un endroit bien sûr à tenter pour des novices, mais nous ne pensâmes pas un instant au danger.

Le jeune Nettle ne savait pas plus nager que moi, et c’est tout au plus si je pouvais me tenir à flot deux minutes durant. À la suite d’une première tentative, me sentant fatigué, je voulus toucher le fond en laissant descendre mes pieds ; j’y réussis mais, avec au moins deux pieds d’eau par dessus la tête. Je me poussai du fond, et je revins à la surface, mais pour un moment seulement, car je redescendis aussitôt dans la profondeur. Je constatai alors qu’apparemment, j’allais me noyer. J’eus tout-à-coup l’idée de tenter de gagner la rive en marchant à quatre pattes, car j’apercevais les accores de la rive à quelques pieds de moi. C’est ce que je fis, et c’est ainsi que je sauvai ma vie.

Pendant ce temps-là Nettle, voyant que j’étais en danger de me noyer, s’était mis à courir sur la grève à la recherche de quelque chose à me jeter pour me sauver ou pour me tirer à terre, mais il n’y avait rien du tout, et je me serais certainement noyé si je n’avais eu recours à l’expédient que je viens de décrire. Ce fut pour moi une leçon que je n’ai jamais oubliée, et c’est avec prudence que, dans la suite des jours, je choisissais les endroits où me baigner. Toutefois, avec le temps, j’ai fini par devenir un très fort nageur et un excellent plongeur ; ce dont j’aurai occasion de causer dans quelqu’autre chapitre.

Et le temps se passa ainsi jusqu’à ma onzième année, chassant, pêchant, canotant, sans l’ombre d’un souci, libre comme l’air que je respirais, c’était vraiment l’époque des beaux jours, mais, comme toutes les bonnes choses de ce monde, ça ne pouvait pas toujours durer.

Pour moi, la fin en fut très brusque. C’était dans le mois de juin. Une grosse goélette en route pour Québec, avec un chargement d’huile de poisson et de fourrures, était entrée dans le havre. Le capitaine Kennedy, son propriétaire, était descendu à terre, et l’on s’était arrangé de part et d’autre pour mon passage à bord. Comme à l’ordinaire, je flânais d’ici et de là, lorsqu’on m’envoya chercher. En entrant, mon père m’accueillit en disant.

— Alex, tu vas aller à l’école.

Ces paroles me tintèrent toute la journée aux oreilles. La goélette devait repartir le soir même. On empaqueta mes effets à la hâte et, après multiples embrassements, et grandes recommandations de ma mère d’être bon garçon, je fis mes adieux à tout le monde et l’on m’envoya conduire à bord. Le capitaine me donna un bon lit dans la cabine, et me dit d’y aller et de bien dormir.

Sur l’heure de minuit, on levait l’ancre. Je ne pus fermer l’œil de la nuit. Je ne pleurai pas non plus, je me sentais abattu ; le coup avait été si brusque. Je me trouvais au milieu d’étrangers, de rudes matelots, avec un voyage de cinq cents milles devant moi, tout fin seul, et toujours avec ce point d’interrogation qui me tourmentait l’esprit : l’école ! Qu’est-ce que ça peut bien être ?

Jusqu’à ce moment-là, je n’avais pas encore mis le nez dans un livre d’école ; je ne pouvais pas parler un mot d’anglais, et l’on m’envoyait à une école anglaise, et en pension dans une famille anglaise. Il y avait suffisamment de quoi à donner gros à réfléchir à une tête plus vieille que la mienne.

Deux ou trois jours durant, je restai fort tranquille puis je me pris à m’intéresser à la manœuvre de la goélette, en regardant faire les matelots. Le capitaine se montra très bon à mon égard ; il fit de son mieux pour m’encourager et m’égayer, et bientôt je rattrappai l’humeur enjouée et l’insouciance de mon âge.

Notre voyage fut long, mais dépourvu d’incidents ; nous fûmes retardés tantôt par des accalmies, tantôt par des vents contraires, nous restâmes plusieurs jours à l’ancre, et nous arrivions enfin à Québec, seize jours après être partis de Mingan. Ma destination était Trois-Rivières, et le capitaine avait instruction de m’y conduire et de payer mon passage, etc., ce qu’il fit dès le lendemain de notre arrivée à Québec. J’avais profité de ce délai pour faire une tournée en ville et voir ce qu’il y avait à voir. Que de choses étonnantes n’eus-je pas à contempler ce premier jour-là, surtout les gros canons des Remparts, les portes avec leurs corps de gardes et les sentinelles de service dans leurs brillants uniformes rouges. Les canons m’intéressèrent tout particulièrement, c’étaient les premiers canons à capsules que je voyais, grandes et grosses capsules ayant la forme de castors en miniature. Que j’aurais donc bien voulu pouvoir les examiner ! Mais j’étais trop timide pour le demander.

En temps voulu, j’arrivai aux Trois-Rivières où j’avais quelques parents et une lettre d’introduction pour le maître d’école, M. G. W. Lawlor, qui dirigeait une académie commerciale ; cette école était ouverte toute l’année, moins une semaine de vacances à Noël, et une journée de repos ou un demi-congé à certaines occasions.

J’arrivai le 5 juillet. Le lendemain, j’entrais à l’école, et j’en sortais le 30 avril, le printemps suivant, après dix mois d’école ; voilà tout ce que j’ai jamais eu la chance d’avoir. Nous étions une grande famille : trois filles qui étaient au couvent, absorbaient presque tout le revenu de mon père. J’étais bien reconnaissant du peu que j’avais pu acquérir à l’école, et j’y avais assez bien employé mon temps ; car, à ma sortie je savais lire, écrire et parler assez bien l’anglais.

En dehors de l’enseignement de Lawlor, j’avais appris bien nombre d’autres choses, dont quelques-unes plus ou moins utiles. Je vais en citer une :

Plusieurs gens appartenant aux classes à l’aise, étaient propriétaires de terrains, dont partie sans bâtiments, mais où ils avaient planté des arbres fruitiers, cerisiers, pruniers et pommiers, pendant qu’en certains autres endroits on avait planté des grands noyers. D’autres étaient convertis en jardins potagers frangés d’arbustes fruitiers et de carrés de melons.

Les élèves de l’école Lawlor, c’était le nom que l’on nous donnait, pillaient régulièrement ces jardins, emportaient quantité de fruits qu’ils se partageaient ensuite entre eux dans un endroit propice. Quelques-uns des gamins avaient été pincés et punis ; il arriva même dans un cas qu’un délinquant fut traduit en cour et que ses parents eurent à payer des dommages.

Ça ne fit, cependant, qu’empirer les choses ; toute la classe jura d’en tirer vengeance, et l’exercèrent en cassant les arbres, en brisant des carreaux de vitre, etc.

Je fus bientôt initié à tous ces détails, le lieu des rendez-vous, ainsi de suite. Bref, je fus au courant de tout, bien mieux que de mes leçons. Généralement, nous ne sortions que trois ou quatre ensemble. Deux d’entre nous opéraient la cueillette ; les autres faisaient le guet et donnaient le signal à la moindre apparence de danger. Pour ces opérations, nous choisissions des soirées sombres, et, comme les rues étaient pauvrement éclairées (il n’y avait pas d’éclairage électrique en ces temps-là), les chances d’échapper étaient en notre faveur. On tirait au sort le nom de celui qui devait prendre la direction de ces incursions, et je crois que les petites « queues fines » de la ville profitant de ce que j’étais « un nouveau » dans leurs escapades, s’arrangeaient de façon à ce que le sort tombât sur moi plus souvent qu’à mon tour.

C’était en septembre. Les melons étaient en pleine maturité. On s’entendit sur une tournée pour savoir où se trouvaient les meilleurs. Après délibérations, le choix s’arrêta sur le terrain du Rév. Dr Wood ; mais la place présentait certaines difficultés sous forme d’un haut mur de pierre surmonté d’un revêtement de bois armé de longues rangées de clous pointus. La maison du révérend occupait la partie sud du carré et quelques-unes de ses fenêtres donnaient sur le jardin.

À environ quinze pieds de la maison, en dedans et tout près du mur, se dressait un noyer de haute taille qui projetait des grosses branches par dessus le mur jusque dans la rue. Ce fut là que mon expérience du canotage et du maniement des amarres me servit. Nous nous procurâmes assez de corde pour en confectionner une sorte d’échelle à nœuds dont nous lançâmes, un bout portant une pierre, par-dessus une branche de l’arbre. Une fois l’échelle en position, ce fut simple jeu. La corde fut assujettie, jetée à l’intérieur, et alors commença la chasse aux melons.

Quatre melons furent cueillis et l’on retraita du côté du noyer sous les branches duquel s’étaient blottis les guetteux qui aidaient aussi à passer les melons aux complices dans la rue.

Nous eûmes brillant succès les deux premiers soirs. Nous ne fûmes pas dérangés. Mais dans l’intervalle, le jardinier finit par découvrir l’endroit par où nous nous introduisions ; de sorte que lui et le Dr Wood se mirent à faire le guet de pied ferme. C’était à mon tour de diriger ce troisième assaut, avec Alexandre L. (deux Alexandre).

Comme à l’ordinaire, nous fîmes notre escalade et nous étions à couper des melons, lorsqu’un coup de sifflet perçant se fit entendre, et, d’un coup d’œil au-dessus de nous, nous aperçûmes deux hommes qui s’en venaient sur le côté ouest du mur. Notre ligne de retraite se trouvait ainsi coupée. Du côté est, la voie nous parut libre ; de sorte que nous nous mîmes à jouer des jambes à travers le terrain, lorsque miséricorde ! ce qui nous arriva, c’est que tous deux nous culbutâmes tête première, et à l’instant nous fûmes debout, mais pour reculbuter.

Le jardinier nous arriva dessus. La partie était finie. Toutes les allées du côté de l’est avaient été tendues de cordes à linge à une hauteur d’environ un pied. Le vieux docteur avait été gamin à notre âge et avait exactement deviné comment nous agirions.

— Qu’est-ce que vous faites, gamins, dans mon jardin ? Tel fut son premier accueil.

— Jeunes gens, vous devriez être au lit à cette heure-ci (il était environ 10 heures) que voulez-vous ? Qui êtes-vous ?

Nous ne répondîmes pas un mot à toutes ces questions.

— Venez-vous-en avec moi ! Je veux voir vos figures à la lumière.

Il n’y avait aucun moyen de nous échapper de sorte que nous le suivîmes et nous fûmes introduits dans un salon où sa vénérable épouse et deux de ses filles occupaient des fauteuils. Nous étions dans un triste état ; nous avions nos habits, les mains, la figure couverts de saletés, grâce aux deux culbutes que nous avions prises dans le jardin.

— Mes chères, fit le vieux gentilhomme, voici deux charmants garçons que je désire vous présenter, mais je ne connais pas leurs noms, et, se tournant vers nous :

— Voulez-vous, s’il vous plaît, dit-il nous les faire connaître ?

Nous nous remîmes un peu d’aplomb et nous balbutiâmes nos noms.

— Ha ! Ha ! Merci ! Maintenant, permettez-moi de vous redemander ce que vous cherchiez dans mon jardin.

Nous dûmes confesser que les melons avaient été pour nous le sujet de nos attentions.

— Bien, mes chers garçons, reprit-il, si c’était là tout ce que vous vouliez, pourquoi donc n’êtes-vous pas venus m’en demander ? Je puis vous en fournir, vous et vos amis, autant que vous en désirerez manger, et, voulant nous prouver la sincérité de ses bonnes intentions à notre égard : « Martha, fit-il en s’adressant à l’une de ses filles, va donc chercher un beau melon pour ces jeunes messieurs ».

Le jeune fille partit et revint bientôt avec un beau melon mûr et deux belles assiettes de porcelaine, et nous en servit deux grosses tranches.

— Allons, mes jeunes gens, dit le docteur ne vous gênez pas, mangez-en autant que vous voulez, nous en avons en quantité.

Nous essayâmes d’y goûter, mais, je ne sais comment, l’appétit du melon avait disparu, et nous laissâmes sur l’assiette la plus grande partie des deux tranches.

On nous adressa maintes questions, quel âge nous avions, quelle école nous fréquentions, etc., et c’est ainsi que le docteur nous tint, pendant plus d’une heure, sur des charbons ardents. Il nous dit d’aviser tous nos amis de venir le voir, qu’il serait enchanté de faire leur connaissance, mais qu’il n’aimait pas nous voir venir visiter son jardin la nuit par-dessus le mur, non pas parce que nous mangions ses melons, mais parce que, dans l’obscurité, nous marchions sur ses fleurs.

Puis, en nous reconduisant à la porte, il nous souhaita le bonsoir.

Le lendemain, après la classe, grande réunion de la troupe. Nous y fîmes le récit détaillé de notre capture, et l’assemblée vota à l’unanimité la résolution suivante : « Le Révérend Dr Woods est un gentilhomme et sa propriété doit être respectée à partir de ce jour ».

Pas un de nous n’alla après cela chercher des melons chez lui.