Perrin et Cie, Libraires-Éditeurs (p. 292-306).


CHAPITRE XIV

CARLO GOZZI ET LA FÉERIE VÉNITIENNE


L’Italie avait toujours accueilli les fées. La haute littérature, avec Bojardo et l’Arioste ; les contes amusants, aristocratiques ou populaires, innocents ou équivoques, avec Straparole et Gianbattista Basile, avaient été propices aux ébats de ces mystérieuses et fantaisistes personnes. Venise, qui s’en étonnerait ? leur fut spécialement hospitalière. En écrivant ce titre : la Féerie vénitienne, il me vient à l’esprit que, pour le justifier, je n’aurais qu’à parler de la ville réelle, telle qu’elle est. La féerie n’est-elle pas dans son silence, dans le glissement de ses gondoles, dans le cri de ses gondoliers, dans le reflet de ses canaux, dans l’architecture de ses palais, dans les lueurs de son ciel, dans ses matins de moire bleue, argentée, à peine frissonnante ; dans ses blonds et chauds crépuscules dont l’essence s’est fixée aux cadres des vieux peintres ?

Même au déclin de sa splendeur, quand les palais meurtris comme des roses fanées ou des feuilles d’automne semblent se pencher sur leur éternel reflet, et en subir l’attirance, Venise paraît mal se prêter à de bourgeoises aventures. Il lui faut quelque chose d’étrange, de capricieux, de tragique et de magnifique, d’un peu en dehors de l’humanité, dirait-on aussi, car son sol est mouvant et ne laisse pas reposer sur lui les pas inquiets des hommes ; ses rues sont étroites, closes, mi-obscures, comme des couloirs ; elles ont ce je ne sais quoi de fermé et d’intime, qui semble l’apanage des choses d’intérieur, et cependant une série de coudes et de recoins favorables à l’inattendu, peut-être au guet-apens, de sorte qu’il est impossible, en quelque sorte, d’y respirer la sécurité. Ses demeures semblent faites pour servir à d’autres usages que ceux de la vie quotidienne. Elles sont ouvragées comme des fleurs et transparentes comme des dentelles. Elles paraissent n’avoir d’autre but que de s’associer à des fêtes, ou de regarder passer des cortèges ; mais que l’on s’y abrite, que l’on s’y chauffe, que l’on s’y réfugie, personne ne le croirait. Ses jardins sortent de l’eau, comme les îles de délices, chantées par les poètes, quand ils imaginent des féeries. Les fées sont partout dans cette Venise qui défie les plus vieilles habitudes des hommes. Aussi, quand la mode prétendait les mettre en fuite, un de ses enfants, Carlo Gozzi, les retint doucement par leur voile brodé de perles, et leur garda le vieux théâtre de la cité.


I


La folle, l’étincelante, la délicieuse « comédie des masques » semblait morte. Ses origines remontent à l’antiquité. Elle est humble et vivace, comme certaines plantes vivaces des jardins. Aux époques cultivées, nous la voyons céder la place à un Aristophane, à un Plaute, à un Térence, aux comiques érudits de la Renaissance. Elle meurt, mais elle renaît dès qu’on le lui permet ; qu’elle trouve un interstice, elle s’y insinue et s’y installe, et la sonore jeunesse de son rire fait de nouveau vibrer les échos. Si, parfois, elle est grossière, on n’a guère le temps d’y songer, car elle est vive, étourdissante et un peu folle. Elle s’improvise et ne s’écrit pas. Aussi ose-t-elle beaucoup dire : qui donc fixerait cette mousse pétillante de paroles ? Si des accents éclatent hardis, audacieux, téméraires, ils se sont envolés loin de vous, alors que vous croyez les avoir saisis, et vous doutez de la véracité de vos oreilles, quand aucune preuve n’est à votre portée. La censure n’a rien à y voir. Qui sait ? La comédie accourt avec des grelots, des masques, des folies, mais dans ce tohu-bohu de discours il y aura peut-être un mot pour défendre une cause opprimée. Elle vengera peut-être un persécuté. Et les doigts seront trop lourds pour saisir, au passage, le fragile papillon qui s’envole… D’autres fois, c’est la cause de la vertu qu’elle plaidera. Saint Charles Borromée annote et corrige les sommaires manuscrits des pièces qui se jouent à Milan. Il se sert d’elles comme d’un auxiliaire. Les hommes et les femmes qui se cachent sous ces masques ont leur existence propre, leurs aspirations secrètes, leur vie intérieure. On cite un bouffon de comédie qui porte cilice et meurt en odeur de sainteté, une actrice célèbre pour son art et sa beauté, qui s’efforce de mener de front sa carrière et ses oblitérations familiales.

Au dix-huitième siècle, Goldoni relève le sceptre de la comédie, il la transforme, l’embourgeoise, l’apaise en quelque sorte, efface les personnages excentriques, amène au premier plan les amoureux, et sème à pleines mains, dans des tranches de vie quotidienne, un sel de vie, de goût, de bonne humeur et de santé. Mais Gozzi, en vrai fils de Venise, regrette la vieille comédie des masques et ses allures de féerie. Il n’a pas en vain respiré, depuis sa naissance, l’air d’un vieux palais délabré sur les bords d’un canal. Il a des sœurs religieuses, des frères fonctionnaires. Un de ses frères, le comte Gaspard Gozzi, est un écrivain connu ; sa belle-sœur, bas-bleu et poétesse, vend à la boutique voisine les parchemins de la famille, mais Carlo Gozzi, notre héros, les sauve, comme il sauvera les fées, les monstres, les géants, tout l’attirail des contes que peuvent raconter aux bambini les simples nourrices de Venise. Sans doute, beaucoup de ces contes avaient déjà couru le monde ; il est aisé de les reconnaître sous des vêtements quelque peu différents. Les uns accouraient du fond de l’Italie ; les autres du vieux et fabuleux Orient et d’ailleurs encore, multiples, imprévus, souples, chatoyants, vivaces, tout prêts à scintiller et à reluire dans la féerie de l’incomparable atmosphère vénitienne.

La mère de Gozzi était une Tiepolo. Quand le nom n’y serait pas, l’analogie nous parlerait suffisamment d’un cousinage intellectuel. Gozzi est une sorte de Tiepolo littéraire. Il subit aussi l’influence de Venise. Ses comédies féeriques sont encombrées de Turcs, de Chinois, de Maures, comme un port de la Méditerranée, et il y est toujours question de lointaines îles de délices, d’Eldorados de rêve, où les fées amoureuses enlèvent ceux qu’elles aiment ; or la vraie fée de Venise, c’est peut-être l’Adriatique, l’éternelle fiancée des Doges, celle qui prend aussi ses amoureux pour les porter au loin vers ces régions de mirage, la grande magicienne à l’inextinguible sourire.

La vue de la mer fait naître le désir du lointain. Le murmure de ses vagues semble raconter tout bas les merveilles des îles heureuses.

« We yearned beyond the sky-line where the strange roads go down.
xxxx«  Came the Whisper, came the Vision, came the Power with the Need. »

« Nous aspirions à cette ligne de ciel où s’abaissent les chemins étranges. Vint un Chuchotement, vint une Vision, vint le Pouvoir avec le Désir. »

Ainsi chante Rudyard Kipling dans un poème qui s’appelle : Chanson des Anglais ; mais ces vers conviennent à l’âme de tous ceux qui furent bercés par les ondes marines. Perrault, mi-Parisien, mi-Tourangeau, n’a jamais connu cette anxiété poignante au cœur de l’homme comme une ressouvenance de ses aïeux nomades. Gozzi, qui contempla les horizons de l’Adriatique, et vit la lumière rouge du soir mourir dans les voiles orangées de Chioggia, n’a pas du tout conçu les fées comme put les concevoir l’amoureux de Versailles que fut le secrétaire de Colbert !


II


« Voyez-vous là-bas un homme qui se chauffe sur la place Saint-Moïse ? Il est grand, maigre, pâle, et un peu voûté. Il marche lentement, les mains derrière le dos, en comptant les dalles d’un air sombre. Partout on babille à Venise : lui seul ne dit rien ; c’est un signor comte encore plus triste du plaisir des autres que de ses procès. » Tel est le portrait de Gozzi, dessiné dans le prologue d’un de ses adversaires. Il n’était pas à court de riposte : « Vous donnez de l’ennui aux colonnes mêmes des théâtres, » leur répondait Gozzi.

Sans doute, il n’avait pas toujours eu cette allure spectrale. Il avait vécu, comme un autre, sa vie d’officier à Zara… Comme un autre ? Pas tout à fait, sans doute, car le rêve y eut toujours la meilleure part, et les aventures amoureuses de Gozzi, qu’il nous raconte lui-même, nous édifient sur ce point. Si naïves qu’elles soient, elles nous donnent un curieux aperçu de la couleur locale dans une petite ville dalmate du dix-huitième siècle. Il semble que, avant de s’essayer sur le théâtre de Venise, l’imagination de Gozzi s’enveloppe déjà d’une atmosphère de féerie.

Zara se trouvait coupée par une large rue où aboutissaient des ruelles. Il fallait passer par une de ces ruelles pour rentrer du centre de la ville au quartier de la cavalerie. Or, le passage en était défendu par une sorte de géant, pareil à ceux des contes de fées, un énorme Dalmate masqué qui montait la garde sous le balcon d’une belle aux yeux de velours. La belle en question n’avait rien d’une princesse féerique, elle s’appelait Tonina, et vivait du métier de courtisane, mais ce colosse masqué, armé d’une espingole, éloignait de son balcon et de ses œillades les galants officiers de Zara. Ce fut notre rêveur de poète qui, pour l’honneur du régiment, se chargea de relever le gant du Dalmate aux mines de pourfendeur. Il déclara froidement qu’il irait chez Tonina. Le masque lui fît savoir qu’ils seraient plusieurs à l’attendre sous le balcon. Gozzi, ne se laissant pas intimider, y alla quand même, et trouva libre la ruelle défendue : point d’embuscade, plus même de Dalmate. Il ramena Tonina souper avec les officiers du régiment. Cela ne l’empêcha point, au nom de la morale, de plaisanter et d’attaquer la même Tonina dans une de ses pièces, et, comme il était jeune et brillant, celle-ci ne tenait guère à lui garder rancune ; elle ne songeait qu’à soupirer un « Quel dommage ! »

Ce poète, si peu disposé à se laisser duper par les géants masqués et leurs espingoles, se montra d’une surprenante ingénuité dans ses aventures romanesques. Il eut, à son actif, beaucoup de promenades sentimentales avec une belle Dalmate et une séduisante Vénitienne ; la Dalmate lui fut infidèle pendant une de ses absences. Il rompit avec elle. Mais son cœur plus tard s’engagea dans un nouveau roman — son roman vénitien. Il habitait sous le toit du palais décrépit où son père avait mené la vie d’un grand seigneur, et que le reste de sa famille avait maintenant déserté. En face de lui, s’ouvrait la fenêtre d’une jolie voisine, dont il apercevait la coiffure élégante et le buste paré, tandis qu’elle cousait en égrenant des chansons. Sur leurs têtes, il y avait le ciel vénitien ; autour d’eux, le silence des canaux à peine troublé par l’effleurement d’une gondole. Gozzi s’éprit d’un amour idéal. Les promenades romanesques, les tendres confidences recommencèrent, en gondole cette fois, jusqu’au jour où survint un ami de Gozzi, moins sentimental et plus entreprenant que lui, qui fit succéder à son profit le dénouement de l’amour prosaïque aux préliminaires de l’amour idéal, et, par cette trahison, guérit le poète de sa confiance en l’amour idéal.

Or, le maigre et pâle Gozzi qui se chauffait au soleil sur la place Saint-Moïse avait d’autres soucis que ceux de ses amourettes et d’autres ennemis que ceux qui faisaient déchoir les belles du piédestal qu’il leur élevait si patiemment ! Il aimait la vieille féerie italienne, la vieille et folle comédie, et luttait contre les importations étrangères, contre les imitations de notre inimitable Molière, contre l’assagissement prêché par Goldoni ou Chiari — Chiari, traducteur infatigable des pièces françaises. Gaspard Gozzi n’avait pas manqué de faire admettre son frère à l’Académie des Granelleschi, autrement dit Amateurs d’âneries, académie présidée par un vieux seigneur maniaque et rimailleur, mais où l’on prêchait le culte de la pure langue toscane. Aux Granelleschi notre Carlo Gozzi apportait son rêve : la renaissance de la comédie nationale.

Ce n’est ni la première, ni la dernière fois, que, dans l’histoire littéraire des fées, nous assistons à pareil phénomène. Il y a des liens subtils et solides entre ces anciennes légendes et le patrimoine d’une nationalité. Gozzi, à Venise, comme Basile à Naples, comme Perrault à Paris, comme, plus tard, les Grimm à Cassel, réagissaient contre la mode, le convenu, invitant leurs contemporains à boire l’eau pure des primitives sources du pays.

La Tartane des influences pernicieuses fut une sorte de manifeste par lequel Gozzi prétendit affirmer ses convictions. Il le donnait comme l’œuvre d’un certain Burchiello, personnage d’un autre siècle ; mais cela s’adaptait parfaitement au siècle de Gozzi : les coups portés tombaient sur ses grands ennemis, les vers martelliens, conçus à l’image de nos alexandrins ; sur ses adversaires Chiari et Goldoni.

Dans sa féerie, l’Amour des trois oranges, il retourne aux chères vieilles traditions, aux personnages favoris de la comédie des masques, cette institution nationale. Les voici : Tartaglia, le bredouilleur ; Truffaldin, espèce de caricature bergamasque ; Brighella, l’orateur des places publiques ; Pantalon, dont le nom a une étymologie vénitienne : pianta-leone, plante-lion, sobriquet convenant à ces somptueux et aventureux marchands qui allaient planter partout, à travers le monde, l’étendard du lion vénitien. Que, pour les besoins de la cause, Gozzi fasse d’eux des rois, des princes, des artisans, des médecins, des ministres, ils gardent leurs reconnaissables silhouettes. Ils ont déjà beaucoup parlé, beaucoup ri et fait rire ; s’ils furent parfois irrévérencieux, ils n’ont pas toujours été dénués d’un héroïsme léger et charmant, presque insaisissable : allez donc faire leur procès à des bulles de savon ! Pour son bonheur, Gozzi dispose d’une troupe excellente et fantaisiste à souhait, celle du signor Sacchi.

Dans l’Amour des trois oranges la fée Morgane sert à satisfaire les rancunes et les antipathies littéraires de Gozzi. Elle n’a plus rien de commun avec les belles et sombres princesses contemporaines des Chevaliers de la Table Ronde. Le prince héritier Tartaglia, fils du roi Silvio, meurt ensorcelé par des vers composés sur le mode de ceux que haïssait Gozzi ; victime d’une intrigue menée par sa cousine, l’ambitieuse Clarisse, et par l’amoureux de Clarisse, le ministre Léandre. Pour revivre, Tartaglia doit rire, et Pantaleone, l’éternel personnage de ces comédies italiennes, s’efforce de le faire rire. Cependant Tartaglia est protégé par le mage Celio. Celio représente Goldoni, comme Morgane représente le poète Chiari. Sur cette dispute littéraire se greffe on ne sait trop pourquoi le vieux conte des Trois Oranges que nous trouvons chez le Napolitain Gianbattista Basile, et la princesse enfermée dans la troisième orange est changée en colombe par une suivante de l’astucieuse Morgane. Elle reprend sa vraie forme dans une cuisine, sous le couteau qui va l’égorger. Inutile d’ajouter que les méchants sont, comme il convient, déçus et punis.


III


Elle mérite également d’être châtiée, cette méchante princesse Turandot, beauté cruelle dont la pernicieuse manie est de proposer à ses prétendants des énigmes et de faire périr ceux qui n’en trouveraient point le mot. Mais Gozzi, que la vie, malgré ses déboires, n’a pu rendre complètement sceptique à l’endroit de l’amour désintéressé, le croit encore assez puissant pour convertir cette petite-fille du Sphinx. Lorsqu’elle devra s’avouer vaincue, elle ne se précipitera pas du haut d’un rocher ; elle aimera tout simplement le beau héros de la pièce. Un moment, il est vrai, l’histoire se complique par la trahison passionnée de l’amoureuse Adelma. La suivante aime le prince, et le prince aime Turandot. Gozzi s’élève à la poésie en nous dépeignant la passion malheureuse, exaspérée, de cette pauvre Adelma. J’ai l’idée qu’il a retenu certains accents d’une ardente petite Dalmate. En tout cas, cette comédie « puérile et charmante » nous dit Paul de Musset, fit son chemin à travers le monde : elle fut traduite par Schiller et commentée par Hoffmann.

Dans la Femme-serpent, la fée Chérétane, autre héroïne de Gozzi, n’a nullement besoin d’être convertie à l’amour, car elle aime déjà tendrement et fidèlement son époux. Elle l’aime d’un amour capable de sacrifice. Aussi veut-elle devenir mortelle pour partager son sort. Leur bonheur ne peut être assuré que si celui-ci, malgré de terribles apparences, ne se laisse point aller à la maudire. Il s’agit toujours, en somme, d’une confiance qui fait défaut, que ce soit la mésaventure de Psyché, d’Elsa dans Lohengrin, du mari de Mélusine ou du héros de Gozzi. Après la malédiction la pauvre Chérétane est transformée en serpent, comme notre Mélusine, mais pour Chérétane, plus heureuse que Mélusine, l’amour répare ce que la défiance a commis. Lorsque, reconnaissant sous cette horrible enveloppe l’esprit charmant de la malheureuse fée, son mari lui donne un baiser, celle-ci reprend la forme de femme sous laquelle il l’a aimée. Puis, comme si Chérétane jugeait que le bonheur est chose fragile parmi les hommes, elle s’empresse de mener son mari et ses enfants vivre avec elle dans ses féeriques royaumes d’Eldorado.

Petite fée d’Eldorado qui, à mi-chemin de la féerie et de la vie réelle, vous êtes arrêtée à Venise, d’où vous est venu ce désir de la mort, cette soif d’être mortelle comme votre époux, et de voir vos enfants mortels comme vous-même ? Quelle philosophie se cache sous ces étourdissantes aventures ? Les soleils couchants et les roses d’Eldorado, ses vagues bleues et ses palais de marbre, ses villes d’or qui resplendissent une seconde dans les nuages du soir pour sombrer dans la nuit, tout cela ne vous suffisait donc pas, et c’est la mort qui vous fascinait, ce soleil noir de la mort que les hommes, disent nos penseurs, ne sauraient regarder fixement, mais que votre cœur de petite fée amoureuse saluait comme la plus belle et la plus glorieuse des promesses ? Chez aucun de nos poètes tragiques, non, pas même chez les plus grands, je ne vois d’héroïne plus touchante, ni plus mystérieuse que cette fée aspirant à mourir. Qu’un Shakespeare eût fait passer sur elle les grandes ondes de la poésie, qu’un Musset même eût tenté de fixer la larme tremblante au bord de son sourire, elle compterait parmi les figures inoubliables. Gozzi nous la laisse deviner et nous donne à rêver ce qu’elle pourrait être. C’est tout, mais c’est beaucoup déjà. Vernon Lee, qui se fit avec de tant de bonheur l’historiographe de Gozzi, remarque très justement que les auteurs parfaits vont au grand public, et que les artistes, les rêveurs, les imaginatifs s’arrangent à merveille des imparfaits, pour le plaisir de suppléer eux-mêmes à ce qui leur manque. Soit : le lecteur à ce compte serait assez souvent flatté qu’un écrivain réclamât de lui quelque peu de collaboration. Gozzi fait appel à la nôtre. Cette fée ambitieuse de mourir et qui aime un mortel, ne veut pas survivre à son amour, et, sans doute, l’immortalité des fées n’est point celle des âmes ; Chérétane s’est élevée au-dessus de ses sœurs ; elle a compris tout ce que le destin des fées a d’inférieur à celui des femmes qui savent aimer, souffrir, mourir et revivre dans l’au-delà de la mort.

À travers les créations folles, étranges, désordonnées, parfois grotesques de l’auteur vénitien, il y aurait donc à distiller une goutte de poésie, d’essence très pure, de parfum très suave. Dans ce pays de volupté qu’est Venise, à travers le jeu des féeries et des bouffonneries, le vieux Gozzi prêche un amour très haut. Le roi Deramo, qui a reçu en présent du mage Durandart une statue révélatrice ayant la propriété de rire quand une femme profère un mensonge, épouse la véridique Angélica. Lorsque le roi, dupé par la perfidie de son ministre favori, subit une métamorphose, et que le ministre s’empare du corps de son roi, le fidèle amour d’Angélica ne s’y trompe pas. En somme, c’est toujours l’âme aimée que cherchent le mari de la fée Chérétane et l’épouse du roi Deramo, soit que cette âme se cache sous une horrible enveloppe, soit que l’enveloppe originelle apparaisse habitée par une âme étrangère. Dans la pièce du Corbeau, la princesse Armilla, mue par un souci de même noblesse, ne demande qu’à sacrifier sa vie, pour réparer l’injustice de son bien-aimé.


IV


Cette forme même que Gozzi donne à l’amour nous révèle qu’il possède une sorte de philosophie. Il sait glisser d’austères leçons sous le vieux mythe féerique de la pomme qui chante, de l’eau qui danse, de l’oiseau qui parle, et sous d’innombrables histoires de métamorphoses, prince changé en oiseau, femme changée en statue, philosophe également devenu statue.

Voyez, par exemple, l’Augellino Belverde. Gozzi nous y montre le frère et la sœur déclarant à la brave femme qui les éleva par pure tendresse et bonté de cœur, qu’ils ne lui doivent aucune reconnaissance, puisque chacun agit selon le plaisir où l’intérêt qu’il croit trouver dans ses actes ; et voilà qui nous fait mesurer bien mieux que de savantes dissertations la portée d’un certain utilitarisme. C’est ainsi qu’au milieu des jeux étourdissants de la féerie, dans ce jardin merveilleux et plein de surprises qu’à travers les siècles se plaît à faire miroiter la folle imagination des hommes, la fidèle petite lampe du sens commun allume sa flamme persistante. Mais ce sens commun ne put résister à tant de folies ! La raison du pauvre Gozzi n’y tint pas. Un soir de représentation, il s’imagina que, dans l’escalier des coulisses, une voix murmurait à son oreille : « On ne s’attaque pas impunément au roi de l’air ! » Ce roi de l’air était un des personnages de la féerie que l’on se disposait à jouer. Et le poète sentit une irrésistible terreur s’infiltrer jusqu’au fond de lui-même. Pauvre Gozzi, si brave en face du Dalmate colossal, armé et masqué, qu’il fit évanouir comme un spectre de l’air ! Si craintif devant un être irréel évoqué par sa seule imagination ! N’est-ce point le cas de ceux à qui le rêve est plus vivant que la vie ? L’actrice Ricci détourna Gozzi de ce genre Fiabesque auquel il devait tant de succès. Il travailla pour elle et contre son génie propre en sacrifiant, lui aussi, à cette mode d’imitation qu’il avait tant décriée !

Après lui, les Truffaldin, les Brighella, les Tartaglia, les Pantaleone, s’évanouirent comme des masques au matin d’une nuit de fête. Toute cette étincelante féerie pâlit et mourut, pareille à celle du soleil couchant, lorsque le soir l’a touchée.