Perrin et Cie, Libraires-Éditeurs (p. 139-146).


CHAPITRE VIII

LES DERNIÈRES FÉES DU MOYEN AGE


I

BRUN DE LA MONTAGNE


Brun de la Montagne est un poème du quatorzième siècle, qui n’a rien de génial, et qui parle cependant à notre imagination, beaucoup plus par ce que nous y pouvons mettre, que par ce que nous y trouvons. Le vieux seigneur Butor se réjouit d’avoir un fils de sa jeune femme tendrement aimée. Il faut croire que le christianisme de ce vieux seigneur est assez peu orthodoxe, car, avant de faire baptiser l’enfant, il l’envoie porter, par son vassal Bruiant et d’autres chevaliers, à une fontaine où les fées se montrent parfois aux humains. Butor a signifié sa volonté à la jeune mère :

Il a des lieux faés ès marches de Champaigne.

Ce vieux vers français enrichit notre rêverie de tout un trésor de poésie inconsciente. Butor l’accompagne d’une énumération des lieux faés, et je trouve le couplet exquis :

Il a des lieux faés ès marches de Champaigne,
Et aussi en a il en la Roche grisaigne,
Et si croy qu’il en a aussi en Alemaigne,
Et au bois Bersillant par-dessous la montaigne,
Et nonporquant aussi en a il en Espaigne,
Et tout cil lieu faé sont Artu de Bretaigne…

Ah ! vieux poète inconnu, que je vous aime, pour avoir trouvé ce vers qui remue profondément notre sensibilité, de sorte que, par les heures lourdes et les jours sombres, l’esprit s’allège, le cœur se rassérène dès qu’une voix murmure du fond de l’âme : « Il a des lieux faés es marches de Champaigne… »

Des lieux faés, nous en connaissons tous ; n’est-ce point ceux qui furent consacrés par l’amour, la douleur, la poésie, le génie, l’art et la beauté ?

Ceux qu’attristent des ruines ? Ceux que glorifient des légendes ? Ceux dont la grâce parle à notre rêve ou pacifie notre pensée ? Clairières fleuries, sources chantantes, collines légères… Certains nous enveloppent d’une émotion surhumaine, et, ne sachant comment la définir, nous aimons à emprunter son expression au vieux poète et à redire : il est des lieux faés…

Mais notre émoi s’attendrit et s’approfondit encore, lorsque nous songeons que, vers ces marches de Champagne, en terre lorraine, s’épanouit l’arbre des fées de Domrémy qui ombragea les premiers jeux de Jeanne d’Arc. Elle naquit nombre d’années après que le vieux poète avait chanté Brun de la Montagne. Aussi tout le prestige de cet ancien vers lui vient peut-être de la vie, plus que de l’inspiration ou de la littérature. Le temps met parfois, à la longue, une patine de beauté sur des édifices qui en furent dénués dans leur jeunesse. Tel qu’il est aujourd’hui, il embaume notre mémoire comme les vers des grands poètes, et nous ne nous lassons pas d’évoquer ces mots :

Il a des lieux faës ès marches de Champaigne…

Avec le précieux enfant qui leur est confié, les vassaux de Butor se mettent en mouvement, et les routes ne sont pas sûres. Le varlet qui précède les voyageurs rencontre des meurtriers, dont l’un est cousin de Butor et doit à celui-ci la vie, de sorte que le varlet sera épargné. Ces brigands de haut lignage, comme les outlaws de Shakespeare, semblent obéir à une sorte de code d’honneur qui leur est particulier. Puis nos chevaliers aperçoivent une belle jeune femme qui pleure l’assassinat de son mari, et l’un d’eux s’offre à la venger. On devine, au loin, les transes de la pauvre jeune mère dont le nouveau-né est transporté par de si périlleux chemins. Il parvient cependant, avec ses protecteurs, « par une sentelette où poignait l’herbe drue », jusqu’au bois féerique de Bersillant, qui n’est qu’une variante de la fameuse et légendaire forêt de Brocéliande.

C’est une jolie forêt a grande et feuillue », explique le vieux poète. Une rivière la rafraîchit. Les chevaliers y découvrent assez vite la délicieuse fontaine des fées, dont la description est charmante, et non moins charmantes les scènes des fées sur ses bords. Elle est « clère d’argent ou fons de la gravelle ».

« Oncques si clers ne fut vis argent qui sautelle,
Car la fontaine estoit luisant comme estincelle… »

La verdure encadre cette douce fontaine d’argent. Le décor est printanier :

« Et si avoit entour mainte belle flourcelle
Dont on voit le sorjon qui gentement flaielle
Trop mieux plaist à voir c’ouïr son de vielle… »

Il est vrai que certains sites semblent émouvoir les mêmes cordes de notre cœur qui vibrent aux accents de la musique. Ainsi cette fontaine dans son décor fleuri est-elle à voir plus douce que d’ouïr un son de vielle. Et, si je ne me trompe, tout cela est de la très fraîche et très suave poésie. Les dames fées accourent au bord de la fontaine fée. Elles sont vêtues de soie blanche et couronnées d’or. Elles sont belles. De plus, elles ont — c’est le vieux poète qui parle — la grâce des amoureuses. Toutes les trois viennent en se tenant par la main. Elles chantent comme une autre apparition du moyen âge, beaucoup plus belle et plus pure, la radieuse Mathilde, du poème dantesque. Ces trois dames s’approchent de l’enfant et commencent à deviser de sa destinée. Le symbole est assez gracieux, et digne d’émouvoir un cœur maternel. Toutes les hérédités, toutes les possibilités, toutes les influences sociales, toutes les circonstances morales et matérielles, se jouent autour d’un nouveau-né endormi dans son berceau, pour contribuer à la trame de sa vie. Elles ont leur personnification poétique dans les fées qui se penchent au bord de la fontaine : la première d’entre elles, qui est, sans doute, la sombre et mystérieuse Morgane, ordonne à ses compagnes de parler d’abord. Les dons favorables pleuvent sur l’enfant de la montagne. Il sera brave, victorieux, honoré… Mais la belle capricieuse qui s’est tue jusqu’à présent décide que, malgré toutes les qualités, toutes les séductions, il sera malheureux dans ses premières amours. On l’appellera pour cela le nouveau Tristan. La troisième fée, qui est une douce et tendre petite fée, s’apitoie vainement sur le destin du pauvre enfant. La première s’entête, et l’aggrave encore, s’il se peut. Elle avoue être de mauvaise humeur… Ah ! si jolie que soit la scène des fées dans le poème de Brun de la Montagne, si un Shakespeare avait fait dialoguer les blanches inconnues, il nous eût inspiré sans doute d’autres méditations ! Le pauvre enfantelet ignore que toutes les forces de la vie se trouvent en suspens autour de lui. Mais la douce et compatissante fée qui l’aime, le saisit, l’embrasse en pleurant et passe à son doigt minuscule « un anel de fin or esmeré ». Butor, qui n’a pas le cœur si sensible, sera satisfait d’apprendre que la bravoure, la victoire, la beauté, seront le lot de son fils, il ne demande rien de plus. Mais la tendre petite fée est femme et pitoyable aux peines d’amour. La rigueur de ses compagnes l’attache plus que jamais, semble-t-il, à l’innocent.

Elle reparaîtra, se présentant comme la future nourrice de Brun de la Montagne, et elle l’élèvera, de même que Viviane a élevé Lancelot. Brun aime tendrement sa belle et sage amie. Elle s’éloigne de lui, lorsque vient l’âge des premières armes. Lui-même, il sait la menace qui plane sur sa jeunesse. Si beau, si brave, si fêté, il doit être « mendiant d’amour ». Et il s’inquiète de cet amour pour lequel il va souffrir. C’est la fée qu’il interroge :

« Mais je vous veil requerre pour Dieu et demander
Si je commencerai auques tost à amer. »
La dame répondit : « Biax fil, soyés certains
Aussi com de la mort que vous amerés ains

Que mes cuers ne vourait dont vous serés moult plains…
Mais d’une amour ardant sera vos cuers atains. »

Un mot du vieux romancier nous donnerait à penser que la fée est amoureuse de son élève, mais elle le quitte et se résigne à le voir souffrir pour une ingrate :

« Quand vous amerés plus et elle aimera mains. »

La destinée le veut ainsi. Brun de la Montagne a le cœur délicat et passionné. Il souffre cruellement de cette séparation. En même temps, il semble avoir une certaine impatience pour cette peine amoureuse qui lui est prédite ; il la désire, plus qu’il ne la redoute. Ce trait est charmant, et pathétique nous semble la réponse de la fée : « Soyez-en certain comme de la mort : vous aimerez. » Il me plaît aussi qu’elle ajoute avec une grâce féminine : « plus que mon cœur ne voudrait… »

Hélas ! Nous ne savons pas comment aima Brun de la Montagne. Libre à nous de le rêver ! Le manuscrit s’interrompt au moment où cet amour commence… Il n’existe plus d’indice de ce qu’il fut. L’amoureuse fée fut-elle la consolatrice ? Brun l’épousera-t-il, comme Sigurd la Walkyrie ? Autant de questions destinées à demeurer sans réponse. Mais il n’en est pas moins vrai que le type est joli de la petite fée qui pleure sur une destinée humaine, et que Brun de la Montagne nous intéresse par un pressentiment tragique des douleurs d’amour…


II

ISAÏE LE TRISTE


Les jours héroïques de la Table-Ronde étaient passés, et, plus que jamais, les vieilles légendes se transformaient en féeries, quand au quinzième siècle, peut-être même au quatorzième, suivant l’appréciation de Gaston Paris, fut composé le roman d’Isaïe le Triste.

Isaïe le Triste était, nous dit-on, fils de Tristan de Léonois et d’Iseut la Blonde, femme du roi Marc. Iseut, qui semble avoir eu peu de remords de son infidélité, craignit cependant pour son âme si le fils de Tristan participait un jour à l’héritage de Marc, et elle cacha sa naissance. Elle le mit au monde à l’entrée d’un bois ; il fut recueilli et baptisé par un ermite. Chaque nuit, quatre fées s’introduisaient sous le toit de l’ermite, et, au grand ébahissement de celui-ci, elles venaient assister et soigner le nourrisson. Par le conseil de ces fées, l’ermite transporta le petit Isaïe dans une forêt nommée la Verte Forest. Une fée s’y trouvait, accompagnée d’un mystérieux nain appelé Tronc. Ce nain devint le compagnon et le protecteur d’Isaïe. Il va sans dire que l’enfant protégé par de si bizarres influences devait être un héros ! Il le fut.

Avec l’aide de son fidèle Tronc, il délivra maintes nobles dames des ennemis qui leur faisaient la guerre ou les persécutaient : c’est toujours l’exploit favori des chevaliers. Puis, comme il faut bien qu’il y ait de l’amour en de si belles histoires, la nièce d’un roi, Marthe, éprise du jeune chevalier Isaïe, requit son amour, devint sa dame, et fut la mère de son fils, Marc, autre héros protégé par Tronc le Nain. Cette Marthe est une courageuse princesse ; séparée d’Isaïe, elle tente de le rejoindre, et, pour y arriver, elle se déguise tour à tour en écuyer et en ménestrel. Heureusement elle sait « harper » et elle est amenée à « harper » devant Isaïe qui ne la reconnaît pas encore, jolie scène que nos souvenirs imprègnent d’une grâce shakespearienne. Depuis Perceforest jusqu’à Lara, en passant par combien de pièces de Shakespeare ! l’Angleterre, souvent, s’est amusée à déguiser ainsi ses amoureuses. Tronc lui-même connaît des heures sombres ; il est emprisonné, mais il s’échappe de sa prison. Ce pauvre Tronc n’était autre que le délicieux Obéron de jadis, ayant perdu sa beauté, métamorphosé par une fée envieuse, mais à la fin du roman d’Isaïe il reconquiert, avec sa beauté, tout son prestige et tout son pouvoir.