Perrin et Cie, Libraires-Éditeurs (p. 1-22).


PROLOGUE


Les fées représentent une forme de l’imagination humaine. Elles sont les mystérieuses filles du vague et du caprice. Mystérieuses, elles le sont à tel point que rien n’est plus difficile à déterminer que leur origine. Ouvrez les livres qui leur ont été consacrés : vous trouverez des suppositions, des analogies, des conjectures ; mais pas plus de précision que dans les brumes d’automne, dont ces héroïnes ont la grâce flottante.

Aussi pourquoi songeriez-vous que l’on pût emprisonner une légende de fées dans une armature de dates ? Elles appartiennent d’abord uniquement à cette immense histoire anonyme et quotidienne que personne ne songe à dater, pas plus qu’à écrire, et qui serait pourtant si passionnante à deviner, à ressaisir en quelques-unes de ses parcelles. Qui donc aurait noté la vision de l’aurore qu’eurent, un matin préhistorique, des bergers perdus dans l’immensité du plateau de l’Asie centrale ? Ou la craintive émotion qu’éprouva quelque voyageur cheminant à travers une forêt celtique, parce qu’un rayon de lune faisait, entre les feuillages, scintiller l’eau d’une petite source ? Ou l’anxiété d’un homme errant au sein d’une plaine infinie, et cherchant sa route dans les étoiles, semées comme les cailloux du Petit-Poucet ? Mais toutes ces minutes oubliées, qu’une poésie latente au fond de l’âme humaine, et jaillissant, sous l’influence de l’espoir ou de la terreur, avec la grâce des sources sauvages, a transformées en perles merveilleuses, sont allées grossir les trésors du « royaume de féerie ».

Les fées n’existent point, mais il existe chez l’homme un esprit féerique. Dans certains contes ou dans certains poèmes dont les fées sont absentes, on dirait, quand même, que les choses y sont regardées à travers un bout de leur écharpe. Le Fantasio de Musset, par exemple, est une délicieuse féerie sans fée ; la morale y est féerique, l’esprit y est féerique, et tout y devient féerique, même le voile de la princesse, que celle-ci rattache en laissant tomber une larme ; féerique, aussi et surtout, la fameuse comparaison des tulipes bleues. La tulipe bleue, à elle seule, est toute une féerie. C’est si souvent cela, la féerie ; un peu de rêve, un peu de réalité, tressés et combinés, noués d’un fil d’or ou d’un brin d’herbe, où tremble, soit une perle, soit une goutte de rosée ! La tulipe est ici la réalité, c’est le bleu qui représente le rêve.

Quand on a souffert dans les jardins où les tulipes sont jaunes et rouges, où la pourpre des roses éclate au milieu des épines, on se prend à rêver d’autres jardins où les tulipes seraient bleues et où les roses entr’ouvriraient un cœur d’azur parmi des feuillages inoffensifs, et dont les chagrins ne franchiraient jamais le seuil. Ainsi devaient être les jardins au pays des Lotophages, où le vieil Homère nous raconte que les voyageurs, oubliant le retour, ne souhaitaient plus que demeurer et se nourrir d’une fleur… Et cependant le vieux Paganisme d’Homère, par une admirable intuition humaine, a senti qu’en de pareils jardins l’homme ne vivrait point sa vie complète et qu’il fallait les fuir, reprendre la lutte de la traversée amère, pour le but du rivage natal. Ainsi sommes-nous amenés à penser que les épines ne sont pas moins précieuses que les roses pour la beauté de la profonde vie humaine, et qu’au royaume des tulipes bleues, des lotus chargés d’oubli et des roses inoffensives, s’endormiraient ces hautes facultés de l’âme que la mission des épines est peut-être de tenir en éveil.


I


Les fées, disent les savants ouvrages qui traitent de ces personnes indécises, sont des divinités d’ordre inférieur, et qui forment un imposant cortège. Elles représentent un amalgame de souvenirs mythologiques.

En Égypte, elles eurent des aïeules, les Hâthors, au nombre de sept, comme les marraines de la Belle au Bois Dormant, — déesses à la face rosée et aux oreilles de génisse, toujours gracieuses, toujours souriantes, qui prédisaient aux nouveau-nés leur avenir et leur imposaient les lois du destin. Les Hâthors étaient jeunes et belles. Leur visage ne se troublait jamais pour les malheurs qu’elles avaient à prévoir. Elles recevaient l’enfant et assistaient la mère, telle la fée Abonde de notre moyen âge, mais la fée Abonde visitait les pauvres gens, et les Hâthors ne frayaient qu’avec les grands de la terre. Ce n’était point qu’elles ne s’occupassent des autres, mais les grands seuls étaient admis à les entendre prononcer les arrêts du destin. La foule savait que, selon leurs décrets, les hommes nés tel ou tel jour étaient voués à telle ou telle mort. « Quiconque nait en ce jour meurt de la contagion — quiconque naît en ce jour meurt par le crocodile — quiconque naît en ce jour meurt de vieillesse — quiconque naît en ce jour meurt dans la vénération de tous ses gens. » Contre les rigueurs des Hâthors les hommes pouvaient user de prudence ou de talismans. La philosophie des contes égyptiens laisse une certaine part à la liberté humaine et permet à chacun de lutter contre ses mauvais penchants, ou contre sa mauvaise santé. Mais, pour retardée qu’elle fût, l’heure fatale, prévue par les Hâthors devait forcément arriver. La féerie égyptienne était riche en prodiges, en métamorphoses, en formules magiques, en incantations.

Voici venir encore, à l’avant-garde de la pompe féerique, les nymphes et les dryades de la mythologie classique, et puis un personnage plus austère, plus inquiétant, avec lequel les fées ont d’étranges rapports. Le Destin, la redoutable ἀνάγκη des Grecs, l’inflexible fatum des Romains, semble s’être à la longue morcelé, dédoublé, multiplié. Et les fées en furent comme la monnaie, jeunes et vieilles femmes, espiègles ou grincheuses, bienfaisantes ou malicieuses, convives empressées des festins de naissance ou de baptême. Sans sortir du monde réel, il y a, certes, des puissances amies ou hostiles autour du berceau de l’enfant, des hérédités anciennes ou de futures influences. Les fées en constitueraient-elles la personnification ?

Ausone, qui avait un petit coin de féerie dans son cerveau lorsqu’il rêvait au parfum des étoiles, nomme les tria fata auprès des trois Grâces. Ces mêmes tria fata sont citées par Procope. Ainsi commença la vie des fées : dans cette lointaine époque, elles eurent parfois des collègues masculins, des fati, mais ceux-ci disparurent bien vite, tandis que les fées féminines se répandaient partout avec une grâce triomphante. Plus de grâce que de bonté, d’ailleurs : sur les trois fées, deux étaient bienfaisantes, mais la troisième se révélait redoutable. Ainsi la troisième Parque défaisait l’ouvrage de ses sœurs, et Carabosse ne serait peut-être qu’une variation d’Atropos.

La Scandinavie avait ses trois Nornes qui nous apparaissent aussi comme trois Destinées parentes des fées celtiques. Elles s’appelaient Urd (le Passé), Yerdandi (le Présent), Skuld (l’Avenir), et se tenaient près d’un puits. Le huitième livre de l’Edda renferme toute la doctrine de la Féerie. D’après ces légendes, un certain nombre de fées assistent à la naissance de chaque enfant et tracent les grandes lignes de sa vie. Il y en a de bonnes et de méchantes. Frigga, femme d’Odin, Freya, femme d’Oder, sont des reines entre les fées. Frigga demeure près de la fontaine du Passé ; Freya répand des larmes d’or. Nos imaginations modernes trouvent beaucoup de poésie dans ces emblèmes, mais rien ne nous dit que cette poésie fût la même pour l’esprit des peuples primitifs. Le souvenir de Frigganous explique, peut-être, que dans tous les récits du moyen âge, les fées ne manquent pas de se montrer auprès d’une fontaine. Pourquoi Frigga voisine-t-elle avec la fontaine du Passé ? N’est-ce point parce que le miroir transparent des ondes nous présente seulement le reflet des choses, et que les ondes du passé nous présentent des souvenirs qui ne sont aussi que des reflets ? Puis ce serait d’une jolie ingéniosité de faire apparaître près de la source du Passé les fées qui révèlent les lois de l’avenir ; car les secrets de ce qui doit être dorment bien souvent dans les profondeurs de ce qui fut… Quant à Freya, la déesse aux larmes précieuses, déesse aux pieds de cygne, parente de la fameuse Mère l’Oye, nous croyons voir en elle une sorte de beauté mélancolique et pitoyable, elle a des affinités avec notre rêve.


II


Des faits réels, oubliés par l’histoire, perdus dans la nuit des temps, ou métamorphosés par la distance, vinrent peut-être se joindre à ces vagues et fantaisistes croyances. Le monde féerique est plein d’êtres bizarres : animaux qui parlent, géants épais, nains astucieux. Il est l’œuvre d’imaginations qui s’amusent à déformer l’aspect du monde, comme le font certains rêves, et sans y mettre plus de malice ; mais il n’est pas impossible, au moyen du reflet brisé ou dévié, de reconstituer la figure réelle de l’objet reflété. Sous tous les caprices du miroir, n’y aurait-il jamais à ressaisir une leçon de sagesse ? Sous toutes les arabesques des fables, une leçon d’histoire ? Un auteur anglais, M. Arthur Steward Herbert, a traité récemment de ce problème : pour lui, les nains qui apparaissent dans les vieux contes représentent les derniers survivants d’une race européenne et préhistorique[1].

Il y aurait à chercher, par ailleurs, les origines druidiques de notre monde féerique.

D’après les vieilles traditions celtiques, Merlin a les allures d’un druide, et Morgane paraît bien avoir fait ses débuts dans le monde sous les traits d’une druidesse. Les druidesses, comme les futures fées, étaient investies d’un pouvoir surhumain par la croyance commune. Elles étaient neuf dans l’île de Sein, qui prétendaient avoir le don de lire dans l’avenir, de commander aux tempêtes, de se rendre invisibles et de se métamorphoser en oiseaux. L’empire avait été promis à Dioclétien, alors qu’il n’était que simple officier, par une de ces fées gauloises, et ce souvenir contribua sans doute à populariser dans le monde antique la notion de leur existence.

Les neuf fées que de très anciennes légendes nous disent avoir émigré aux îles Fortunées ou îles des Pommes seraient, dans l’imagination populaire, un souvenir des augustes habitantes de l’île de Sein. L’aînée de ces neuf sœurs fatidiques se serait appelée Morgan ; elle deviendra Morgue ou Morgane. Et sous les traits farouches des Korrigans, voleuses de nouveau-nés, persiste le souvenir de certaines prêtresses gauloises qui peut-être cherchèrent ainsi à dérober des enfants, soit pour grossir le nombre toujours décroissant de leurs coreligionnaires, soit pour accomplir des sacrifices humains.

Nombreux peut-être sont les vieux récits qui gardent ainsi l’empreinte d’événements oubliés. Ces événements émurent, troublèrent, bouleversèrent, à des époques dont le souvenir s’est perdu, quelques groupements de l’humanité primitive. Les nomades, à travers cet ancien monde, en colportèrent le récit ou la légende, et certains de ces contes vécurent, d’autres sont à jamais disparus : comme les livres, les contes eurent leurs destinées. Les uns parcoururent la terre ; d’autres expirèrent au seuil de la cabane qui les avait vus naître. Il y en eut d’illustres et d’obscurs : les illustres planèrent sur des races puissantes ; les obscurs, un moment soulevés du sol de tel hameau, de telle vallée, de tel repli de terrain, parce qu’une source chantait dans le silence ou parce qu’un rayon de l’aube frôlait le tronc d’un bouleau, retombèrent dans la poussière et dans l’oubli. Certains flottent encore dans notre atmosphère. Où sont-ils ? Où courent-ils, plus vagues que les brumes, plus légers que les brises ?


III


Les fées primitives sont des païennes. La notion du bien et du mal chez elles est assez confuse — à supposer que cette notion existe, même à l’état d’ébauche ! Le moyen âge leur attribue de la jalousie et de la terreur à l’égard de la Sainte Vierge ; c’est une façon de marquer la conscience qu’il a de leur paganisme. Ou nous a raconté l’histoire de certaines fées qui, devenues châtelaines et assistant à la messe, se seraient enfuies au moment de la consécration. D’autres sont beaucoup moins suspectes. Viviane à son pupille Lancelot, Mélusine à ses fils, prescrivent de toujours servir et défendre l’Église. Morgane a, pour ses captifs, chapelle et aumônier. Mélusine construit des édifices sacrés. Elle et sa sœur Mélior se déclarent bonnes chrétiennes et sont favorables aux héros des croisades. Mélusine fait pénitence le samedi (à noter cette pénitence du samedi, jour consacré à la Vierge Marie, comme un détail fréquent dans les légendes de fées), et travaille pour le salut de son âme. Au treizième siècle, dans le lai du Désiré un chevalier, trop épris d’une fée, s’en confesse à un ermite : la fée lui adresse des reproches ; elle n’est pas un esprit de ténèbres, puisqu’elle prend de l’eau bénite et du pain bénit. Plusieurs de ces fées sont tristes. On en connaît qui demandèrent le baptême ou qui se firent consoler par de saints ermites. « Ce ne sont là, pourtant, écrit M. Montégut, que des exceptions, car il est vrai que le sentiment religieux leur manque tout à fait, et que le caprice et la poésie constituent la seule religion qui soit à leur usage ; mais si jamais on ne les a vues mêlées au cortège des esprits pieux, jamais on ne les a rencontrées parmi la tourbe des esprits damnés ou mêlées aux sombres cérémonies du « sabbat[2] ».

Il y en a d’affectueuses, et qui ne demandent qu’à prêter leurs bons offices aux ménagères. Mais leur bonté d’âme a des limites : elles détestent les humiliations. Quand elles sont humiliées, elles deviennent sombres et farouches. Les plus profondes d’entre elles semblent avoir une peine immense, peut-être celle de ne pouvoir mourir : car l’opinion la plus répandue est qu’elles ne doivent mourir qu’au jour du jugement. Avec quelle ferveur nous voyons Mélusine, et, plus tard, la fée-serpent du Vénitien Gozzi, aspirer à devenir mortelles ! On dirait qu’elles ont soif d’une immortalité qui ne serait point leur immortalité féerique, comme si quelque chose manquait encore aux printemps durables de leurs îles Fortunées.

L’inspiration leur prête une patrie, lointaine, inaccessible et radieuse… Des îles Fortunées, une île d’Avalon, et, sur le domaine des hommes, des forêts, des bosquets, des fontaines, qui seraient leur propriété. Cette île d’Avalon, ce pays de féerie, qui a hanté tout le moyen âge, se rattache-t-il, comme on l’a songé, soit au mythe égyptien des îles Fortunées, soit à l’Élysée druidique ? Serait-ce l’Atlantide de Platon, reflétée dans les brumes des imaginations septentrionales ? Il suffit, pour la rêver, de voir l’île d’or du soleil couchant se bomber, le soir, à la surface des eaux, alors que son dernier reflet jette un royal pont d’or jusqu’au rivage. Et c’est à elle encore qu’appartiennent tous les palais d’or du couchant, tous les jardins célestes du soir aux fontaines de roses et aux brasiers de rubis.

Qu’est-ce en somme que l’île d’Avalon ? Beaucoup la portent dans leur âme. C’est un rêve qui repose de la réalité. C’est la fenêtre éclairée, dans la nuit, pour le voyageur épuisé qui marche à travers la brume humide et glacée du soir d’automne. C’est l’îlot que l’âme se crée et qu’elle ne laisse hanter que par de beaux songes, de belles idées ou ce qui lui semble tel ; elle aime à s’y retirer à quelque heure du jour. Mais il y a, pour les âmes, d’autres asiles, certains et sacrés, ceux-là, et aussi plus beaux ; ils resplendissent dans les réalités supérieures. L’île d’Avalon n’est qu’un rêve, fugitif comme un nuage, flottant comme un parfum : pour vous, l’île d’Avalon est un livre qui vous berce ; pour moi, une mélodie qui me ravit ; peut-être une feuille morte que rougit une flamme du soleil couchant ; peut-être un pétale de fleur qu’une brise emporte dans le crépuscule ! Un Trianon pour une reine mélancolique ! Un jardin fleuri de lis purs où des cygnes nagent sur l’eau d’un lac ! Un parterre de roses au clair de lune, où meurt le dernier trille d’un rossignol ! Un escalier de marbre qui s’évanouit sous un champ périlleux de nénuphars ! L’île des Lotophages, ou celle des sirènes ? Lointaines Avalons, étincelants Eldorados, poèmes décevants, philosophies prometteuses, tout ce que l’homme recherche hors de la voie qui mène à son but, hors de la voie âpre et sauvage conduisant au seul bonheur, comme à la vraie beauté ; hors de la voie qu’un poète entre tous eut le courage de célébrer, de sorte que ce poète fut Dante !

Mais ces fées ont-elles une âme ? Ah ! les mystérieuses petites personnes ! Si susceptibles, si frivoles, si passionnées, si changeantes, si bavardes qu’on les dirait deux fois des femmes, et des pires femmes ! Elles transportent là-bas, dans leur île inconnue, les beaux chevaliers qui seront à la fois leurs prisonniers et leurs vainqueurs. Mais les chevaliers se lasseront de ces printemps trop durables, et auront la secrète nostalgie des automnes meurtris et empourprés. Par l’amour, puisque les fées se laissent prendre au mirage de l’amour humain, comme de folles et imprévoyantes alouettes, la douleur entrera au royaume de féerie. Ces pauvres fées au cœur léger sont toujours amoureuses ou disposées à l’être. Si habiles qu’elles soient, elles n’hésitent pas à confier leur cœur fragile aux inconstants que sont les fils des hommes. Et, pour quelques douces paroles, elles seront dupes à leur tour. Viviane doit supporter les amours de Lancelot du Lac et de la reine Genièvre ; Morgane, si puissante et si glorieuse, est trahie dans son amour, et sur le point d’en mourir. Oriande apparaît comme une image de Viviane. Mélusine se voit, un court instant, méconnue par son mari, et cet instant pèsera sur sa vie séculaire. Leur science ne leur a pas appris à souffrir. Mais elles ne semblent pas incapables de tout bon mouvement : empressées à se rendre à quelque festin royal, elles ne dédaignent peut-être pas de se reposer sous le toit d’une chaumière où elles laisseront quelque généreux souvenir de leur passage.

Ah ! pauvres et légères petites créatures, quel talisman, quelle baguette magique égaleront le pouvoir d’une âme humaine, toute simple, avec ses possibilités de joie et de souffrance, mûrie dans le silence et dans les larmes ! Vous parlez à ravir, vous chantez délicieusement, vous tirez d’incomparables sons de vos harpes d’argent ; mais cette part de la vie qui ne s’extériorise ni en chansons, ni en métamorphoses, et qui constitue cependant le meilleur de nous-mêmes, notre souveraine dignité, rien ne nous donne à penser que vous l’ayez jamais vécue ; c’est pourquoi vous êtes inférieures aux plus tristes des femmes, aux ménagères qui peinent, aux bûcheronnes qui s’épuisent, à tout ce pauvre monde que vous coudoyez, jolies fées qui nous apparaissez en demi-rêve, comme de légères et subtiles oiselles !

Souvent vous aimez les hommes, et souvent ils vous aiment, mais les fées et les hommes se comprennent-ils jamais ? Les premières tourmentent les seconds, les seconds trahissent les premières. Faut-il en conclure que l’amour serait impuissant à combler les différences profondes de races et de milieux ? Qu’il ne saurait prévaloir contre certaines discordances ? Les chœurs antiques nous donnaient gravement cette leçon ; certaines légendes de fées nous la répètent naïvement.


IV


L’imagination des hommes a peuplé toutes les solitudes. Les sables et les mers n’ont pas échappé à cette loi. Chaque brin d’herbe, semble-t-il, chaque vague, chaque galet, est susceptible de posséder sa légende. Il n’y a pas si longtemps qu’un vieillard de Guernesey croyait, sur la falaise, avoir aperçu plusieurs sirènes. Combien trouve-t-on de ces sirènes dans les récits populaires ! Elles chantent comme chantaient celles de l’Odyssée, et, par ce chant délicieux, elles attirent les pêcheurs. Leur disent-elles, ainsi que l’affirmaient les antiques sirènes des îles fleuries, éparses sur les mers hellènes, que, ayant conversé avec elles, ils s’en retourneront sachant plus de choses ? Ou leur promettent-elles, simplement, l’amour ? Les cloches de l’Angelus, bienfaisantes et pures, arrêtent leur chant et les mettent en fuite.

Il y a, dans le folk-lore breton, des Mary Morgan qui ressemblent aux sirènes, des dames de la mer, souples et félines ; elles ont des yeux glauques, un rire de nacre, une robe de moire étincelante, et le soleil fait reluire sous les flots leurs tresses d’or mêlées de perles. Ce sont les vagues, les vagues dansantes et mouvantes, qui appellent les fils loin de leurs mères, les maris loin de leurs femmes, les pères loin de leurs enfants, les fiancés loin de leurs fiancées. Leur amour est tel que les hommes oublient pour lui l’amour des femmes, et que, malgré la menace de mort, ils s’élancent, ivres de joie, au-devant des menteuses et prometteuses dames de la mer. Et, lorsqu’elles les auront pris, elles viendront de nouveau roucouler et gémir sur les plages aux pieds des abandonnées qui les supplieront vainement de rapporter leur proie, aux pieds des veuves qui serrent contre leurs jupes les orphelins déjà hantés par l’irrésistible appel. Aucune légende ne se comprend mieux que celle des Dames de la mer.

Et le mystère des eaux, comme il hante le songe des riverains ! Où sont-ils, les navires perdus ? Où sont-elles, les villes englouties ? Sous l’eau, disent les légendes. On y vit comme sur la terre : des cloches résonnent toujours de la cité d’Is. Il y a des fées occupées d’une lessive éternelle. D’autres chantent, murmurant les noms de quelques jours de la semaine. D’autres encore, et beaucoup, peignent leurs cheveux avec des peignes d’ivoire. Sous la mer, des marches conduisent à un château où l’on dort, comme dans celui de la Belle au Bois Dormant. Ailleurs une fée est endormie dans un souterrain ; ses sœurs vont l’y visiter, mais celui qui l’éveillerait l’épouserait : l’Edda nous montre ainsi Brynhilde, éveillée par Sigurd.

Comme la mer, les rivières ont leurs fées, leurs lutins, leurs génies. Les dracs, par exemple, sont des génies protéiformes ; ils ont des palais au fond de l’eau. Sur les bords du Rhône et du Léman, abondent les Fenelles, petites fées sauvages aux yeux verts. Partout vous trouverez des fées ou des Fades, des dames blanches ou des dames vertes ; puis des ressouvenirs de légendes classiques : Héro et Léandre en Franche-Comté, Persée en Toscane, Sémélé et Bacchus, l’Amour et Psyché ; l’âne d’or d’Apulée devient la rustique Peau d’Âne. Le Gers cache sept belles et savantes damoiselles. La Rance a des fées dont la reine se promène dans un char attelé de papillons. Par exemple, d’où vient cette dame du Mas, belle, mystérieuse et revêtue d’une longue robe, qu’un seigneur avait épousée en promettant de ne jamais chercher à voir les pieds de la belle ? Malheureusement, il ne tint pas sa promesse et découvrit un jour, en guise de pied, une patte d’oie : la fée, déçue, le maudit ; châtelain et château disparurent engloutis par un lac soudainement formé. D’où vient-elle, cette voyageuse palmipède ? Se rattache-t-elle à tous les mythes de femmes-cygnes ? Faut-il voir en elle, peut-être, une lointaine cousine de la femme cygne du Dolopathos, fée douce et belle, et qui, accusée par une infâme belle-mère, souffre d’étranges mésaventures ? Serait-elle parente, plutôt, de la fameuse Mère l’Oye, Muse des contes populaires ? Ne ressemble-t-elle pas un peu à Mélusine, à une Mélusine moins miséricordieuse que la vraie ?

Les femmes-serpents, aussi, pullulent. Il en est une célèbre, dans le val d’Aoste. Les lacs possèdent leurs dames : l’une, princesse attirante, se précipite dans les eaux pour fuir un prétendant ; l’autre, provoquée par trois jeunes filles, qui, par défi, chantaient imprudemment autour des eaux : « Prends la plus belle d’entre nous ! » apparaît et saisit en effet la plus belle des trois compagnes. Une troisième en Corse subit une destinée analogue à celle de Pressine, mère de Mélusine : son mari ne devait pas la voir manger ; il déroge au pacte et tout de suite elle s’éloigne avec ses trois filles.

Les eaux ont leurs fées, mais les forêts elles-mêmes semblent des fées ; car de certains objets on dit qu’ils sont fées, c’est-à-dire enchantés, comme la petite clef de Barbe-Bleue, où le sang est aussi ineffaçable que la tache qui demeure aux mains pâles de Lady Macbeth ; et la même épithète s’étend à des lieux comme la forêt des Ardennes, dont Partenopeus de Blois déclare : « Elle était hideuse et faée. » Cela se comprend, certes, que les forêts soient fées, avec toute l’intensité de mystère qui plane sur elles et tout l’imprévu de leurs jeux d’ombre et de lumière ; on y est enveloppé d’une vie puissante et secrète, à laquelle rien d’humain ne se compare ; et pourtant cette vie, elle se dresse dans les troncs des arbres, s’épanouit dans les feuillages, pullule sous nos pas en myriades de petites herbes odorantes, s’ingénie aux structures délicates des mousses et des fougères ; elle est immense, elle est diverse, elle est innombrable ; elle est magnifique, elle est humble ; elle s’élance si haut au-dessus de nos fronts que nos regards font effort pour la suivre ; elle rampe si bas sous nos pieds que notre marche la froisse et l’écrase sans que nous en ayons conscience. Les arbres, avec leur parure, ont je ne sais quel air de colonnes voilées ; l’inconnu nous guette peut-être derrière chacun d’eux ; à la moindre échancrure, il se révèle dans un nouvel aspect de la lumière ou de la pénombre ; le soleil, l’azur, les nuages, les branches, les feuilles, les multiples degrés du lointain, à demi cachés, à demi dévoilés par instant, mais plus souvent cachés que dévoilés, et peuplés, on le sent, de créatures sauvages et mystérieuses, effleurés de courses légères, hantés de bondissements silencieux, troublés de vols invisibles, composent à la forêt une atmosphère unique pour la floraison de nos plus fantastiques rêveries. Toute forêt est un peu Bréchéliant, où se plaisaient les fées du moyen âge. On n’est pas surpris que l’imagination médiévale ait aimé à en faire le refuge d’une Morgane au cœur tragique et désabusé. En cédant à ce penchant, n’a-t-on pas subi l’influence des vies inconnues, animales et végétales, qui rendent si poignant le mystère de la forêt, vie des vieux chênes de la Gaule ou des agiles écureuils, des hêtres blessés par l’automne ou des biches atteintes par le trait du chasseur ? Ces existences animales et végétales nous sont plus étrangères, en réalité, que toutes les fées des légendes. On se sert des fées pour personnifier, pour rapprocher de nous, pour humaniser, en quelque sorte, cette vie que notre esprit ne conçoit pas et dont il subit le vertige. Les Grecs, avec leurs nymphes, leurs faunes, leurs sylvains, leurs dryades, leurs hamadryades, obéissaient à une semblable impulsion. Lafcadio Hearn nous a donné des contes japonais, délicats, ingénieux et charmants, où nous voyons de belles jeunes filles, droites et pâles, incarner l’âme des saules. C’est que l’âme humaine se crée partout des miroirs. Les Dames du Lac sont parentes des ondines et des nixes, L’Écosse a ses lutins, l’Irlande ses brownies, l’Allemagne ses elfes ; ce sont des créations du brouillard et du rêve. On reconnaît leurs formes transparentes dans les vapeurs blanches qui montent des vallées aux premiers soirs d’automne.


V


Les chemins de fer, pourtant, ont commencé de dépoétiser ces vapeurs ; ils mettent en fuite les dames blanches, les dames vertes, les femmes-serpents, les fenelles aux yeux verts. Beaucoup disparaissent. Que vont-elles devenir ? Où se sont-elles cachées ? On savait déjà que le sel les rendait mortelles. Il leur conférait sans doute une âme, en mémoire du sacrement de baptême, et cette mortalité n’était peut-être que le signe d’une immortalité supérieure ; mais enfin, elles étaient vouées à mourir.

Il semble que leur destin s’accomplisse.

Les paysans de certaines régions bretonnes racontaient volontiers que le dix-neuvième siècle était un siècle invisible, mais que le vingtième serait un siècle visible, c’est-à-dire un siècle où les fées et les génies recommenceraient à se montrer aux hommes. Les premières automobiles qu’ils aperçurent leur donnèrent à croire que la prophétie était réalisée. Ils prirent les voyageuses automobilistes pour des fées revenant visiter leurs anciens domaines. Depuis, les automobilistes se sont multipliés, mais les fées se cachent toujours, les fées dont le défiant et léger esprit ne s’accommode guère, il faut le supposer, de ces véhicules bruyants, et qui préfèrent le parfum des forêts, quand il est pur de tout mélange.

Mais nous n’irons pas à leur recherche. Il faudrait plusieurs livres pour saisir leurs silhouettes fuyantes et innombrables. Les fées simplement populaires nous entraîneraient si loin, sur la trace de leurs pas, dans la forêt enchantée des légendes, que nous risquerions de ne jamais y retrouver notre chemin. Des poètes ont donné la beauté de leur rêve, des conteurs l’ingéniosité de leur esprit, à ces formes éparses ; des fées ont revêtu une expression poétique ou romanesque ; elles se sont mises à représenter une conception de la vie humaine, les mœurs d’une époque, les habitudes d’un pays. Il serait fort ambitieux de dire que nous allons esquisser une histoire littéraire des fées ; nous avons tout simplement recueilli quelques éléments capables d’entrer dans la combinaison d’une pareille histoire.

Sur ces éléments littéraires, nous ne saurions méconnaître l’influence de la Mère l’Oye, l’intarissable conteuse des vieilles légendes paysannes, figure populaire de la vieille France. Aux jours révolutionnaires, il paraît que les fées ne furent pas en faveur ; Mère l’Oye fut disgraciée, mais le dix-neuvième siècle permit aux antiques familiers de Mère l’Oye de divertir encore les petits enfants. L’Église s’était justement opposée aux croyances et aux rites superstitieux que de telles légendes pouvaient faire naître, mais elle n’empêcha nullement les mères et les aïeules d’introduire les fées dans leurs récits berceurs.

Celles qui nous les firent connaître avaient perdu l’usage du fuseau, et c’est sur des aiguilles à tricoter que se penchaient leurs lunettes, dans la creuse embrasure d’une fenêtre. Elles n’en renouaient pas moins le fil mince et tenace de la tradition humaine. Chacune à son tour et sans le savoir incarnait le personnage auguste et mystérieux de la Mère l’Oye. Freya, belle et blanche, déesse au pied de cygne ; reine Pédauque de Toulouse, sculptée au portail des vieilles églises, qui aviez un pied d’oie et qui filiez, puisqu’un serment populaire se jurait sur votre quenouille ; reine Berthe aux pieds d’oie, dont les imaginations firent tour à tour la femme de Pépin le Bref et celle de Robert le Pieux ; vous nous attendrissez moins que la Mère l’Oye devenue l’aïeule de nos campagnes. Elle a peut-être, d’ailleurs, gardé de votre souvenir même le nom de ce palmipède dont la patte diffuse, comme celle du cygne et du canard, était, en de très vieux jours et de très lointains pays, considérée comme l’emblème de la lumière matinale. Je vous salue, Mère l’Oye, Muse de village, surannée et charmante, soit que votre visage ridé et doré par d’anciens soleils s’auréole des mitres de dentelle chères à nos Normandes ou des bonnets arrondis de nos Tourangelles, Mère l’Oye qui ne savez pas lire, mais qui demeurez la dépositaire de la culture profonde où s’alimente une race. C’est par vous que les beaux contes vinrent à nous de la nuit des âges, et votre mémoire nous apparaît précieuse comme ces coffres trapus où dormaient les robes couleur du temps et couleur de soleil, les robes qui rehaussaient la beauté de Peau d’Âne, la pantoufle de verre qui chaussait le pied de Cendrillon et qui portait sans doute l’aurore sur le cristal de lointains océans. Toutes les pierreries que vous prodiguez sur les étoffes resplendissantes de vos rêves apparaissent moins nombreuses que les gouttes de rosée dans l’herbe de la prairie. On a supposé que vous étiez échappée de quelque fabliau perdu. Vous représentez, bien plutôt, la grande Muse du peuple anonyme dont la poésie coule sans fracas, semblable aux eaux des sources secrètes, mais que l’on entend bruire tout bas, dans le silence des siècles et de l’histoire. Vous filiez activement de vos mains sèches et fanées, comme les feuilles des bois à l’automne. Mais dans la pénombre des mousselines qui vous auréolaient de blanches coiffes, vos yeux étaient plus transparents que de claires fontaines. Vous parliez aux longues veillées d’hiver, assise à côté de l’âtre qui vous éclairait de ses tisons, ou par les crépuscules prolongés de la saison douce, appuyée à la margelle du puits, quand les femmes venaient y chercher de l’eau pour les usages du soir. Combien le vent a-t-il emporté de vos paroles profondes ! Ceux à qui vous les adressiez étaient de rudes travailleurs ou de lasses travailleuses, et vos beaux contes mettaient une trêve dans les obscurs labeurs de leur vie quotidienne. Les princesses y étaient toujours charmantes et les princes toujours amoureux. Il n’y était question que d’amours fidèles. Et vous ouvriez à ces pauvres tout l’étincelant trésor des féeries ; pendant que votre voix résonnait, ils possédaient autant de perles et de diamants que l’on en put trouver au royaume de Golconde. Vous étiez de celles dont parle Montaigne, « de ceux et de celles qui ne s’alitent que pour mourir ». Et vous saviez si elle ressemblait à vos contes, la dure vie quotidienne qui ployait votre taille sous le fardeau de bois mort ; mais c’est au fond de votre mémoire, comme d’un doux miroir terni, que Perrault a retrouvé, pour son Petit Chaperon Rouge, la chère image d’un village de France avec sa route blanche sur laquelle les noisetiers jettent la guipure de leur ombre légère, ses moulins, ses bûcherons, et la chaumière de la mère-grand, la chaumière sœur de la vôtre !

Pas une source, si humble fût-elle, qui ne vous eût dit son secret. Vous saviez qu’il suffit d’un rayon de lune pour « enchanter » tout un bois. Et sur vos lèvres bénies, sanctifiées par la douleur et la prière, les petites fées avaient perdu leur malice. Elles n’étaient plus que de folles et inoffensives petites créatures qui dansaient en riant autour du berceau de vos petits enfants, alors qu’ils s’endormaient au lent murmure de vos récits. Vous saviez, quand l’heure était venue, remplacer les fictions souriantes par les vérités les plus graves. À vous, ceux qui allaient partir demandaient du courage ; et de vous, ceux qui avaient failli réclamaient leur pardon. Vous leviez les mains pour bénir, et l’image du Christ suspendue au mur semblait les regarder avec complaisance.

L’âtre jetait une dernière lueur sur ces pauvres mains de fileuse, desséchées comme des feuilles mortes que doit emporter la prochaine bourrasque.

  1. Nineteenth Century, février 1908.
  2. Montégut, Revue des Deux Mondes ; 1er avril 1862.