La vie est belle pour les ressuscités

Traduction par Serge Persky.
Monde illustré (p. 303-310).

LA VIE EST BELLE POUR LES RESSUSCITÉS

Vous est-il arrivé de vous promener dans des cimetières ?

Dans ces coins de terre emmurés, étroits et paisibles, pleins d’herbe épaisse, il y a une poésie troublante et toute particulière.

Jour après jour, on y amène de nouveaux morts ; l’énorme ville bruyante et grouillante est déjà tout entière transportée là, et la cité renouvelée attend son tour d’y venir. Aussi les cimetières ne changent pas, toujours également petits, paisibles et avides. Ils ont une physionomie à eux ; il y règne un silence étrange ; le bruissement même des arbres s’y transforme et devient élégiaque, pensif et doux. On dirait que ces bouleaux blancs ne peuvent oublier les yeux mouillés de larmes qui ont cherché le ciel entre leurs branches verdoyantes et que ce sont des soupirs profonds et non le vent, qui agitent l’air et le frais feuillage.

Vous aussi, vous errez songeur dans le cimetière. Votre oreille perçoit les faibles échos des sanglots et des gémissements, vos yeux s’arrêtent sur la somptuosité de certains monuments, sur les modestes croix de bois et les tombes muettes et inconnues de gens qui ont passé toute leur vie muets, inconnus et inaperçus. Vous lisez les inscriptions, et tous ces êtres disparus revivent dans votre imagination. Vous les voyez jeunes, aimants, joyeux, vous les voyez alertes, loquaces, insolemment assurés de l’éternité de la vie.

Et ils sont morts, tous ces êtres.

Mais est-il nécessaire de sortir de chez soi pour errer dans un cimetière ? Ne suffit-il pas que les ténèbres de la nuit vous entourent et absorbent les voix du jour ?

Que de monuments riches et pauvres ! Que de places muettes, anonymes !

Mais la nuit est-elle nécessaire pour aller au cimetière ? Le jour, le jour bruyant et affairé ne suffit-il pas ?

Regardez en votre âme, et, fût-ce le jour, fût-ce la nuit, vous y trouverez un cimetière, un petit cimetière avide où sont enfouies beaucoup de choses. Et vous entendrez un chuchotement mélancolique et atténué, l’écho des plaintes anciennes ; le mort qu’on enterrait vous était cher et vous ne parveniez pas à l’oublier, ni à ne plus l’aimer. Vous verrez des inscriptions à demi effacées par les larmes et des tombes obscures et paisibles, petits monticules effrayants qui recouvrent tout ce qui a été vivant. Vous ne vous en doutez pas, vous n’avez pas remarqué cette mort. Pourtant c’était peut-être ce qu’il y avait de meilleur en votre âme…

Mais pourquoi dis-je : « Regardez dans votre cimetière ? » Vous le faites sans que je vous le conseille, même tous les jours qui remplissent la longue et pénible année. Peut-être hier encore, avez-vous pensé aux morts bien-aimés et les avez-vous pleurés ; peut-être, hier seulement, avez-vous enterré quelqu’un qui a longtemps et durement souffert et qui était oublié déjà de son vivant ?

Sous une lourde dalle de marbre entourée d’un treillis de métal, gisent l’amour disparu, la foi en l’homme. Quelle merveilleuse beauté ils avaient tous les deux ! Quelle ardente flamme brûlait dans leurs regards ! Quelle puissance miraculeuse dans leurs mains blanches et délicates !

Que de tendresses dans ces mains blanches quand elles approchaient des lèvres enflammées par la soif une boisson rafraîchissante, quand elles apportaient la nourriture à l’affamé ! avec quelles douces précautions elles touchaient les plaies pour les panser !

La foi en l’homme et l’amour du prochain sont morts ! Ils sont morts de froid, dit l’inscription. Ils n’ont pu résister au vent glacial de la vie.

Plus loin, une croix penchée désigne le lieu où repose le talent. Il était si joyeux, si vibrant : il s’attaquait à tout, il voulait accomplir tant de choses, il était si certain de conquérir le monde.

Et il mourut, insensiblement, sans bruit. Un jour il était entré dans le monde ; il était resté longtemps sans donner de nouvelles, puis il revint triste et brisé. Il avait longtemps pleuré, essayant en vain de dire on ne sait quoi et avait expiré sans y être parvenu.

Voilà toute une longue rangée de petits monticules tassés. Qui est là-dessous ?

Ah ! oui ! Ce sont des enfants ! les petites espérances espiègles et folâtres. Elles étaient si nombreuses et peuplaient si gaiement l’âme : mais elles sont mortes l’une après l’autre…

Qu’elles étaient nombreuses et comme elles peuplaient gaiement l’âme ?

Le silence règne dans le cimetière, et les feuilles des bouleaux blancs bruissent tristement.

Mais que les morts ressuscitent ! Ouvrez-vous, tombeaux maussades, anéantissez-vous, pesants monuments, fendez-vous, grillages de fer !

Ne fût-ce que pour un jour, que pour un instant, rendez la liberté à ceux que vous étouffez de votre poids et de vos ténèbres !

Vous croyez qu’ils sont morts ? Erreur, ils vivent ! Ils se taisaient, mais ils sont vivants.

Vivants !

Laissez-les voir le rayonnement du ciel bleu et sans nuage, aspirer l’air pur du printemps, s’enivrer de chaleur et d’amour.

Viens à moi, mon talent endormi ! Pourquoi te frottes-tu si bizarrement les yeux, c’est le soleil qui t’aveugle ? N’est-ce pas qu’il est éblouissant ? Tu ris ? Ah ! réjouis-toi, il y a si peu de joie parmi les hommes. Je rirai avec toi. Vois cette hirondelle qui passe : envolons-nous avec elle ! Tu t’es engourdi dans la tombe ? Quelle est cette terreur étrange qui se peint dans tes yeux ? Est-ce le reflet des ténèbres sépulcrales ? Non, non, ne pleure pas ! Ne pleure pas, te dis-je !

Elle est si belle pour les ressuscités, la vie !

Et vous, mes petites espérances ! Quels doux et amusants visages vous avez ! Qui es-tu, toi, gros scarabée bizarre, je ne te reconnais pas ? Et pourquoi ris-tu ? Le tombeau lui-même n’a pu t’épouvanter ? Calmez-vous, enfants, calmez-vous ! Vivez en paix et ne m’agitez pas. Ne savez-vous donc pas que moi aussi je sors du tombeau et que maintenant le soleil, l’air et la joie me font tourner la tête ?

Ah ! que la vie est belle pour les ressuscités !

Et vous êtes venus aussi, frère et sœur merveilleux ! Laissez-moi baiser vos mains blanches et délicates. Que vois-je ? Vous portez du pain ? L’ombre de la tombe ne vous a pas effrayés, vous qui êtes si tendres, si faibles, et même sous cette masse pesante, vous avez pensé au pain des affamés ! Laissez-moi baiser vos pieds ! Je sais où ils vont aller, vos petits pieds agiles et légers, je sais que, là où ils passeront, croîtront des fleurs, des fleurs splendides et parfumées. Vous voulez que je vous accompagne ? J’obéis.

Viens, mon talent ressuscité, tu t’oublies à regarder les nuages qui fuient !

Venez, mes petites espérances espiègles !

Attendez !

J’entends une musique. Ne crie donc pas si fort, scarabée ! D’où viennent ces sons divins, si harmonieusement tendres, si follement joyeux et mélancoliques ? Ils parlent de la vie éternelle.

Non, n’ayez pas peur ! Cela va passer tout de suite. C’est de joie que je pleure !

Ah ! que la vie est belle pour les ressuscités !