La Vie de saint Brieuc

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LA VIE DE SAINT BRIEUX


Premier esveque de Biduce ou Saint-Brieuc, le premier jour de May


Saint Brieuc, l’un des Patrons de nostre Bretagne Armorique, & premier Evesque du Diocese qui, de son nom, s’appelle à present S. Brieuc, nasquit en la Province de Cornoüaille Insulaire (maintenant nommée la Principauté de Walles) en la Grande Bretagne. Ses parens estoient nobles & riches, mais Idolatres ; son Pere avoit nom Cerpus & sa Mere Eldruda, à laquelle, estant enceinte, une nuit, un Ange apparut & luy fit sçavoir qu’elle portoit dans ses flancs un enfant qui seroit chery de Dieu & éclaireroit son pays de la lumiere de la Foy de Jesus-Christ, luy commandant de parler à son mary & tascher de luy faire quitter la vaine superstition de ses Idoles, pour adorer un seul et vray Dieu.

II. La bonne Dame, le matin, à son réveil, se souvenant de son songe, en donne avis à son mary, l’avertissant du commandement qu’elle avoit receu de luy persuader de quitter ses Idoles ; mais Cerpus ne tint compte de ce salutaire avertissement, le tenant pour fable & imagination de femme, pour lesquelles il se donneroit bien garde de quitter la Religion de ses ancestres ; mais la troisiéme nuit aprés, comme il prenoit son repos, le mesme Ange, qui s’estoit apparu à sa femme, se presenta devant luy, & luy revela la mesme chose touchant l’enfant dont sa femme estoit enceinte & luy fit commandement de quitter sa fausse Religion, & se disposer à recevoir celle de Jesus-Christ ; le tença bien aigrement d’avoir esté incredule aux propos de son épouse. Cerpus, le matin venu, convoqua tous ses amis, &, leur ayant fait recit de l’aparution susdite, de leur avis, se resolut d’obeïr à cette semonce, &, pour ce, renversa & brisa toutes ses Idoles & distribua la moitié de son bien aux pauvres, quoy qu’il ne se rendist incontinent Chrestien.

III. Après les neuf mois accomplis, la bonne Dame Eldruda accoucha & mit au monde un bel enfant, lequel fut, par elle & son mary, nommé Brieuc, (nom que l’Ange leur avoit revelé). Ils le nourrirent & éleverent fort soigneusement, toûjours memoratifs de ce que l’Ange leur en avoit dit. L’enfant aussi croissoit en âge & en vertu, c’estoit merveille de voir des mœurs si graves en une si tendre jeunesse, & en un jeune corps d’enfant un esprit de vieillard, meur & rassis. Estant garçon, il fuyoit les esbats, jeux, devis & legeretez de ceux de son âge, son esprit se portant à chose plus relevée. Sa bonne mere, le voyant si ployable & apte à recevoir les impressions de la vertu, memorative aussi du commandement que l’Ange luy en avoit fait, se mist en soucy de l’envoyer à saint Germain, Evesque de Paris, pour estre par ce saint Prelat enseigné, tant és bonnes mœurs & Religion Chrestienne, qu’és bonnes lettres & sciences ; mais le pere s’opposa au dessein de sa femme, ne voulant oüyr parler d’envoyer Brieuc si loin, de peur, nommément, qu’il ne luy prit envie de se faire Prestre ou Moyne.

IV. Sur ces entretiens, l’Ange retourne vers Cerpus, le reprend fort rudement d’estre toûjours incredule & de resister à la volonté de Dieu ; luy enjoignant, sous grosses menaces, d’envoyer promptement son fils à Paris vers S. Germain. Cette reprimende épouventa tellement Cerpus, que, sans délay, il envoya Brieuc à Paris fort bien accompagné de train & serviteurs. Incontinent que saint Germain l’apperceut tout de loin, il conneut, par inspiration divine, qui etoit ce jeune Enfant ; de quels parens & Païs ; pourquoy il etoit là venu, & quel il seroit un jour. Brieuc, arrivé dans la salle du Manoir Episcopal, se jetta humblement aux pieds du saint Prélat, lequel aperceut un Pigeon blanc descendre du Ciel & se reposer sur le chef de ce saint Enfant ; de quoy S. Germain loüa Dieu, qui, par ce signe visible, donna à connoistre l’état qu’il faisoit de ce Saint, lequel il avoit prévenu de ses Graces.

V. Incontinent après le départ de ceux qui l’avoient amené, saint Germain le fit aller en Classe parmy les autres Enfans qu’il instruisoit, où il fit preuve de son bel esprit ; car, en un jour, il aprit tout son Alphabet, &, en cinq mois, tout le Psautier par cœur, pour mieux pouvoir chanter les loüanges de Dieu dans l’Église avec les autres Freres. Il estoit fort charitable aux pauvres, leur donnant tout ce dont il pouvoit disposer, ne les pouvant voir sans leur donner quelque chose. N’estant encore âgé que de dix ans, il fut envoyé, un jour, querir de l’eau à la fontaine ; ayant rencontré au chemin, des lepreux qui luy demanderent l’aumône, n’ayant autre chose que leur donner, il leur laissa la Cruche qu’il avoit entre mains & s’en retourna au Monastere de Saint Symphorian (c’est aujourd’huy S. Germain des Prez lés Paris), sans apporter de l’eau ; les autres enfans l’accuserent aux Religieux, & eux au saint Evesque & Abbé, dont Brieuc averty se transporta à l’Église, presenta son humble priere à celuy pour l’amour duquel il avoit aumôné la cruche, & se levant de son oraison, trouva prés de soy une autre plus belle sans aucune comparaison, d’airain, artistement élabourée, laquelle il porta à son pere Abbé, luy declara toute l’histoire, attribuant le miracle à l’aumône & non à ses merites.

VI. Saint Germain, connoissant par ce miracle la Sainteté de son disciple Brieuc, l’estima de plus en plus ; aussi Dieu le manifestoit-il par grandes merveilles. Un jeune homme ayant esté fort mal mené par un diable qui luy estoit apparu en forme de dragon & le tenoit obsedé, fut, par la priere de saint Brieuc, entierément delivré. Agé seulement de douze ans, il commença à matter sa chair par des jeûnes extraordinaires ; car il demeuroit par fois deux, mesme trois jours sans manger. Il eût un grand desir de s’en aller au desert ; mais son Pere Abbé ne luy voulut pas permettre, à cause de son bas âge. Ses Oraisons & Contemplations étoient ferventes & frequentes, sa charité tres-grande, sa patience admirable ; tellement absorbé en Dieu, qu’il ne respiroit autre chose ; tres-grand ennemy de la proprieté & soin desordonné des choses temporelles ; ayant toûjours en bouche ce dire de Nostre Seigneur : « Ne soyez en soucy du lendemain. » Le temps qu’il n’estoit au Chœur avec les autres, ou en ses Oraisons particuliéres, estoit par luy employé à lire les saintes Escritures ou en saintes Conferences avec les autres Religieux.

VII. Ayant passé les vingt-quatre, premieres années de son âge en cette façon que nous venons de dire, deux jeunes Clercs s’estans presentez à S. Germain pour estre par luy ordonnez Prestres, le Saint commanda à son disciple Brieuc de se disposer pour recevoir le mesme Ordre. Encore bien que son humilité luy fist croire qu’il estoit indigne du Sacerdoce, neanmoins il obeït humblement à saint Germain, & fut par luy Sacré en l’Église de N. Dame de Paris, l’an 549. Comme le saint Prélat l’ordonnoit, l’on vid comme une colomne de feu descendre sur sa teste, dont tous les assistans jugerent que Dieu ratifioit, par ce signe visible, l’ordination de ce sien serviteur. Ayant chanté Messe, se souvenant de la resolution que ses Pere & Mere avoient faite de se faire Chrétiens, & craignant qu’ils ne l’eussent encore executée, il eût desir d’aller les voir, & fut confirmé en cette volonté par un Ange qui luy apparut & lui commanda de se diligenter. Ayant donc obtenu licence, obedience & un compagnon, il prit congé de son Abbé & de ses Confreres & se transporta en un Havre, où, trouvant les Nautonniers d’un vaisseau de son Païs qui attendoient le vent, il y avoit sept jours, il fit priere à leur intention, &, à l’aube du jour, le vent leur soufflant à gré, leverent les ancres & firent voile ; mais comme ils estoient en pleine mer, ils virent une grande troupe de Dauphins & autres gros poissons & monstres marins, qui commencerent à troubler la mer, heurter le vaisseau, & mesme aucuns s’élancerent dedans, faisans contenance de vouloir devorer les Mariniers, bien étonnez de cette nouveauté ; mais saint Brieuc, recourant à ses armes ordinaires de l’Oraison, chassa cét esquadron de monstres & rendit le calme.

VIII. Il arriva heureusement en son Païs, le premier jour de l’an 550, & alla droit chez son Pere, lequel il trouva celebrant les festins du faux Dieu Janus, qui duroient trois jours ; mais comme d’ordinaire (selon le dire du Sage) les joyes de ce monde se terminent en tristesse, la réjoüissance de cette feste fut troublée par un accident qui y arriva ; car un des conviez sauta & dansa tant, aprés estre saoul, que, tombant de sa hauteur, il se rompit la cuisse. Saint Brieuc, arrivant là dessus, resjoüit toute la compagnie, nommément ses Parens ; mais, d’ailleurs bien mary de les voir encore croupir au Paganisme, commença à leur prescher l’Evangile ; &, pour confirmation de la doctrine qu’il leur Preschoit, il fit le signe de la sainte Croix sur la cuisse rompuë de ce pauvre homme, &, par ce moyen, le guerit ; ce que voyans les Parens d’un pauvre garçon qui, peu auparavant, ayant esté mordu d’un chien enragé, estoit devenu furieux, l’amenerent au Saint, lequel, luy ayant mis les doigts dans la bouche, le guerit entierément. Voyant ses parens disposez de recevoir le S. Baptesme, & aussi la pluspart de ses patriotes, il leur ordonna un jeûne de sept jours ; puis, les ayant cathechisez, les baptisa. Il planta des Croix, bastit des Églises & des Monasteres, où il receut plusieurs Religieux, qu’il instruisit selon l’Ordre & la Regle qu’il avoit appris en France. Comme on montoit la charpente d’une Église qu’il faisoit bastir, un des artisans, par megarde, se coupa le poulce ; S. Brieuc se mist en prieres, reprint le poulce, le rejoignit à la main, fit le signe de la sainte Croix dessus & guerit parfaitement ce charpentier, qui, tout sur le champ s’en retourna à sa besongne. Il avint une grande famine en toute la Province de Cornoüaille pendant le séjour qu’il fit, durant laquelle, il distribua aux pauvres toute la provision qu’il trouva au Monastere, sans que, pour cela, luy, ny ses Moynes endurassent aucune necessité, Dieu recompensant par ailleurs les aumones qu’il faisoit en son Nom.

IX. Il employa quinze ans & demy à convertir, instruire & Catechiser son pays, jusques à ce qu’estant en Oraison en son Monastere, le jour de la Pentecoste de l’an 565, il fut surpris d’un doux sommeil ; pendant lequel, un Ange luy commanda de passer la mer & d’aller en la Bretagne Armorique pour y prescher l’Evangile. Le Saint, revenu à soy, convoqua ses Religieux, leur fit sçavoir le commandement que l’Ange luy avoit fait ; &, de leur avis, voyant les affaires de la Religion prosperer de mieux en mieux, choisit cent soixante & huit de ses Moynes & se disposa pour avec eux passer la mer. Ils s’embarquerent donc & tournerent la prouë vers nostre Bretagne ; &, comme ils estoient au milieu de leur course, le diable, connoissant qu’ils l’alloient combattre & délivrer les Ames de sa servitude, arresta le vaisseau ; mais saint Brieuc, par ses prieres, repoussa ses efforts, si-bien que, continuans leur route, ils arriverent à la coste de la Bretagne Armorique & entrerent dans l’embouchure du fleuve Jaudy, qui, passant par sous le Chasteau de la Roche-Derien, se décharge dans le Canal, ou, pour mieux dire, Riviere de Land-Treguer, & s’arresterent là où maintenant est bastie la Ville de Land-Treguer.

X. Ils furent les biens venus & fort gracieusement recueillis par les Bretons Trecorois, lesquels ayderent au Saint à bastir un Monastere en ces quartiers pour luy & ses Moynes. Estant rapellé en son Païs, pour le délivrer de la peste qui y faisoit un grand ravage, il mist Superieur dans son Monastere un sien Néveu, lequel, s’estant bien comporté au regime du Monastere, à son retour, il le continua en charge & le fit Abbé en chef ; puis, choisissant quatre-vingt-quatre Moynes de ce Monastere, & ayant pris congé de son Néveu & des autres Religieux, il s’embarqua, &, devalant la Riviere de Land-Treguer, s’élargit en mer, rengeant la Coste jusqu’au Havre de Cesson, maintenant nommé le Legué, qui est le Havre de S. Brieuc, où ayant pris terre, il se mist à considérer l’assiette & situation du lieu, lequel trouvant un séjour agreable, il entra dans une forest là prés, suivy de ses Religieux, où estans en colloques & devis Spirituels, ils furent aperceus par un Chasseur, domestique du Comte Rigual, qui demeuroit lors dans un sien Manoir prés cette forest. Ce Chasseur, les voyant en si grand nombre, accoustrez d’une façon inconnue en ce Païs, les soupçonna d’estre quelques épies & s’en alla, le grand gallop, en avertir son Maistre, luy disant qu’ils estoient assis prés d’une fontaine.

XI. Rigual, ajoustant foy au discours de son Chasseur, commanda à une troupe de ses gens de monter à cheval & les tailler tous en pieces ; mais à peine ces soldats estoient hors des portes du Manoir, que Rigual fut saisi d’une maladie par tout le corps, si aiguë & violente, qu’il ne pouvoit durer, qui luy fist reconnoistre que c’estoit une punition de Dieu ; repentant d’un commandement si cruel & si legerement fait, il contremande ces satellites & fait prier les Saints de le venir trouver ; S. Brieuc s’y accorda volontiers & y vint, accompagné de ses Moynes ; & incontinent qu’il fut entré dans la salle, Rigual, le connoissant, s’écria : « Quoy ? c’est Brieuc, mon Cousin ! » & luy demanda pardon de l’outrage qu’il luy avoit voulu faire & à ses Religieux, le suppliant de prier Dieu pour sa santé. Le Saint, l’ayant resalué & consolé, se mist en prieres ; puis, ayant fait venir de l’eau, la benist, l’en arrousa & luy en fit boire, & incontinent il se leva du lict sain et dispos, l’embrassa étroittement, & en reconnoissance de cette faveur, luy donna ce sien Manoir, avec toutes ses apartenances, pour s’y accommoder & ses Religieux.

XII. S. Brieuc, ayant accepté ce don, bastit un petit Oratoire prés de la fontaine où il s’estoit premiérement arresté (laquelle a esté depuis nommée la fontaine de S. Brieuc) ; puis, plus à loisir, se mist à édifier un Monastere joignant le Palais de Rigual (qui est le Manoir Episcopal) ; &, pour ce faire, il fit couper plusieurs arbres de la forest, tant pour donner place au bastiment que pour servir à la charpente. Le Monastere parachevé, saint Brieuc y vint demeurer avec tous ses Religieux ; la renommée duquel, volant par tout le pays, fit que cette forest fut, dans peu de jours, peuplée & enfin toute abbatuë, puis convertie en une Ville qui y fut édifiée & appellée du nom de son premier Pasteur Saint-Brieuc. Vivant en ce Monastere avec ses Freres, Dieu le rendoit illustre par plusieurs grands miracles ; entre autres, luy fut amené un pauvre homme aveugle, lequel, par sa priere, il guerit.

XIII. Ne pouvant la Cité sise sur la montagne estre longuement cachée, ny le flambeau allumé demeurer sous le muids, Dieu voulut que son serviteur Brieuc parust en son Église, pour regir ceux lesquels il avoit converty à la Foy. Il fut donc, d’un commun consentement de tout le pays, éleu Evesque du Brioçois & sacré, & son Monastere converty en Cathedrale. De sçavoir en quelle année precisément, sous quel Souverain Pontife il fut élû & les autres particularitez qui avinrent à l’érection de ce nouvel Evesché, je n’ay pû, jusques à present, rien trouver de certain ; ceux mesme qui, ces années derniéres, ont extrait sa Vie des Archives de sa Cathedrale n’en disent rien ; bien pouvons nous asseurer qu’il fut le premier Evesque de S. Brieuc (1) & qu’il exerça dignement cette charge quelques années ; il assista le Comte Rigual à sa derniére maladie & fit faire prieres & chanter des services pour le repos de son Ame.

XIV. Le temps estant venu auquel Dieu le vouloit recompenser de ses travaux, il luy fit sçavoir, par revelation, qu’il se tint prest pour quitter la prison de son corps. Il se coucha donc sur son pauvre grabat, &, ayant convoqué tous ses Religieux, leur enjoignit un jeusne de six jours, les admonestant, pendant ce temps, de veiller & prier extraordinairement ; &, sentant sa maladie se rengréger, se confessa generalement, receut le saint Viatique & le Sacrement d’Extréme-Onction, exhorta ses Freres à l’Observance de la Regle & de leur profession, eux fondans en larmes prés de sa couchette ; enfin, sentans les approches de la mort, le cœur, les mains & les yeux élevez au Ciel, où il avoit ancré toutes ses esperances, prononçant le S. Nom de Jesus, il rendit son bien-heureux esprit és mains de son Createur, le 90. an de son âge, & de N. Seigneur l’an 614.

XV. Les nouvelles de sa mort entenduës, une grande affluence de peuple de toutes parts aborda le Monastere pour visiter ce S. Corps ; lequel, pour satisfaire à la devotion du peuple, fut posé en veuë dans une salle du Monastere du Manoir Episcopal, revétu de ses ornemens Pontificaux, répendant une suave odeur par toute la Salle. Dieu fit en ce lieu plusieurs miracles, en témoignage irreprochable de la sainteté de son serviteur ; laquelle il manifesta de plus à deux saints Religieux d’outre-mer, l’un nommé Marcanus, qui, le mesme jour & à mesme heure que saint Brieuc deceda, vid son Ame, sous la figure d’une belle Colombe blanche comme neige, portée au Ciel par quatre Anges en forme d’Aigles si brillans, qu’avec grande peine les pouvoit-il regarder ; l’autre Religieux s’appelloit Simanus (2), Disciple de saint Brieuc, demeurant dans le Monastere que le Saint avoit basty en la Province de Cornoüaille en l’Isle, lequel eut presque la mesme vision, à mesme jour & à mesme heure que Marcanus ; &, pour mieux s’en asseurer, passa la mer & vint au Monastere de S. Brieuc & raconta sa vision, qui fut telle : Il vid une belle eschelle, laquelle touchoit le Ciel d’un bout, &, de l’autre, la Terre ; par laquelle montoit cette Ame bien-heureuse au Ciel, accompagnée d’une troupe d’Anges, lesquels, départis en deux Chœurs, partie la précedoient, autres la suivoient, chantans un motet si melodieux, qu’il en fut tout ravy & extazié. Il raconta aussi qu’en ce sien dernier voyage le vaisseau s’estant élargy en pleine mer, comme il se fut retiré dans la poupe, le diable le saisit au collet, s’efforçant de l’étrangler, mais qu’ayant invoqué saint Brieuc en son cœur & de bouche en tant qu’il pouvoit, l’ennemy pris la fuite & le quitta.

XVI. Enfin, ils enterrerent ce S. Corps fort solemnellement dans l’Église de son Monastere, par luy bastie & dediée à S. Estienne. La renommée de sa Sainteté s’épandit si loin, qu’au bout de l’an, au jour de son decez une innombrable multitude de Peuple de diverses langues & nations vinrent visiter son Tombeau ; lesquels, par les merites du Saint, obtenoient plusieurs faveurs du Ciel. Grand nombre de miracles s’y sont faits en divers temps, entr’autres, y fut amené un pauvre homme, semblant une masse de chair ou de peau sans os ny nerfs, ne se pouvant aider ny des pieds ny des mains, ne pouvant durer ny sur bout ny couché, traisnant ainsi miserablement sa pauvre vie, aprés avoir dépensé tout son bien en Medecins, qui ne pûrent en rien remedier à son mal ; il se Confessa & Communia, &, ayant prié au Sepulchre du Saint, il se sentit tout incontinent entierement guery & s’en retourna en sa maison sain & gaillard. Le Moyne Simanus, dont nous avons parlé cy-dessus (qui demeura quelques années au Monastere de saint Brieuc) vid ce miracle de ses propres yeux, vid le patient en sa maladie, & puis l’a veu sain & gaillard & a laissé ce miracle par écrit. Pour les miracles que Dieu faisoit à son Sepulchre, par commune deliberation du Metropolitain, de l’Evesque & de tout le Clergé, fut son saint Corps levé de terre & ses saintes Reliques déposées en des riches reliquaires & exposées au peuple pour estre honorées comme Reliques d’un Saint.

XVII. L’Église Brioçoise & toute nostre Bretagne posseda ces saintes Reliques, jusqu’à ce que le Roy Heruspée, fils du grand Neomene, les fit transporter de saint Brieuc à Angers & les donna à l’Église Abbatiale des saints Serge & Bacche (qui, pour lors, estoit sa Chapelle) où ils demeurerent jusques au regne du Duc Pierre I. du Nom, dit Mauclerc, que Pierre, Evesque de S. Brieuc, voyant que son Église n’avoit aucune Relique de son saint Patron, qu’une Mitre & une Clochette, &, ayant appris que son Corps avoit esté transporté en ladite Abbaye, de l’avis des Chanoines & autres principaux membres de son Clergé, il alla à Angers, l’an 1210, & découvrit son dessein à l’Evesque dudit Angers, Guillaume de Chemillé, le supliant de l’assister de son credit, en une si sainte entreprise. L’Evesque d’Angers luy promit qu’il y feroit son pouvoir, &, dés le lendemain alla avec luy à saint Serge, où ayans salué l’Abbé, ils le supplièrent d’assembler ses Religieux en Chapitre ; ce qu’ayant fait, l’Evesque de saint Brieuc leur fit une docte harangue, les suppliant, en conclusion, de luy accorder quelque honeste portion du Corps de saint Brieuc, promettant, s’ils luy donnoient ce contentement, que « son Église Cathedrale & leur Monastere s’uniroient trés-étroittemént d’une alliance perpetuelle & inviolable, se porteront ayde, recours & faveur respectivement les uns aux autres, & que, doresnavant, on feroit en sa Cathedrale les Obseques des Abbez de leur Monastere, avec la mesme solemnité que celles des Evesques. » L’Abbé ayant entendu discours, se trouva en grande perplexité, ne sçachant à quoy se résoudre ; car il craignoit, d’un costé, d’entamer ce saint Corps, conservé en son entier depuis tant d’années, &, de l’autre, de mécontenter un si digne Prélat en un si juste sujet. Toutesfois, la chose meurement considérée, il fut arresté, d’une commune voix, qu’on satisferoit à sa requeste.

XVIII. Cette resolution prise, la nuit suivante, aprés Matines, les Religieux s’estans retirez en leurs Cellules, l’Abbé & les Peres Discrets du Monastere, revétus d’Ornemens Ecclesiastiques, entrerent en l’Église, &, en presence des deux Evesques, descendirent la Chasse d’Argent dans laquelle estoit le saint Corps. Si-tost que l’Orphévre l’eut ouverte, une agreable odeur procedant de ses membres sacrez, récrea toute l’assistance. Alors, le venerable Abbé, s’approchant, ouvrit une nappe de Serf, dans laquelle le saint Corps estoit enveloppé, duquel il print un Bras, deux Costes & quelque peu de la Teste & les donna à l’Evesque Pierre present, tout ravy & transporté d’aise. En la mesme Chasse, se trouva une table de Marbre, en laquelle estoient gravez, en lettres d’or, ces mots : Hic jacet corpus beatissimi Confessoris Brioci Episcopi Britanniae, quod detulit ad Basilicam istam (quae tunc temporis erat Capella sua) Ylispodius Rex Britannorum, c’est-à-dire : « Cy gist le Corps du trés-heureux Confesseur S. Brieuc, Evesque de Bretagne, lequel Ylispodius, Roy des Bretons, fit apporter en cette Église qui lors estoit sa chapelle. » Cette inscription monstre apertement qu’il faut, de necessité, que le Corps de S. Brieuc fut apporté en cette Abbaye avant l’an 878, puisque ce fut le Roy Ylispodius (que la Cronique appelle Heruspeus, qui mourut l’an 866, douze ans avant la generale Translation des autres saints Corps) qui l’y fit transporter. L’Evesque, ayant receu ce precieux present, l’enveloppa décemment en draps précieux & le bailla en garde au Thresorier d’Angers, son intime amy, faisant compte de partir, le lendemain matin, pour retourner en Bretagne.

XIX. Cette nuit, comme l’Evesque de S. Brieuc, aise à merveilles d’avoir si bien fait son voyage, reposoit, le glorieux saint Brieuc luy apparut tout brillant & éclatant de lumiere, &, l’ayant remercié du soin qu’il avoit de remporter ses saintes Reliques en son Evesché, luy dist : « Ayez soin, mon fils, de faire preparer une reception honorable à mes membres, quand ils feront leur entrée dans mon Église. » Le matin venu, l’Evesque d’Angers fit tenir prest son Clergé, lequel accompagna l’Evesque de saint Brieuc chez le Thresorier, d’où, ayant prins les saintes Reliques, elles furent conduites processionnellement jusques hors la Ville. Cependant, l’Evesque Pierre dépescha un courier à Saint-Brieuc pour donner avis au Clergé & au peuple qu’ils se disposassent pour recevoir les Reliques de leur saint Patron, lequel les venoit visiter. Il s’amassa un monde de peuple à Saint-Brieuc pour celebrer cette solemnité ; &, arrivant le venerable Prélat Pierre portant les saintes Reliques, il fut honorablement receu, & le Comte Alain voulut luy mesme porter l’étuy dans lequel estoient ces saints membres, lesquels il sentit sauteler & tressaillir, lors qu’il mettoit les pieds sur le sueil de la porte de la Cathedrale ; marque trés-asseurée que le saint Prélat avoit pour agreable que ses reliques demeurassent là parmy son troupeau ; elles furent richement enchâssées, & y sont honorées en grande devotion & reverence.

Cette vie a esté par nous recueillie de l’Histoire de Bretagne d’Argentré, liv. 1, chap. 10 ; Antoine Yepes, en sa Chronique generale de l’Ordre de S. Benoist, sur l’an 556 ; Melanus, és Additions sur Usvard, le 1. de May ; les vieux Breviaires de Cornoüaille, le 2. de May, et de Leon, le 29. Avril, en ont l’histoire en 9 Leçons ; le Proprium Brioçois, imprimé à S. Brieuc l’an 1621, en a l’Office avec Octave, le 1. May, et celuy de sa Translation, le l8. Octob. La Devision, Chanoine de S. Brieuc, en son Liv. des SS. Brieuc et Guillaume, imprimé audit S. Brieuc, l’an 1626 ; Robert Caenalis, de re Gallica, lib. 2, perioch. 6 ; Jean Rioche, Provincial des Cordeliers de la Province de Bretagne ; en son Compendium temporum, lib. 2, chap. 79, en la Colonne des Docteurs ; Claude Robert, en sa Gallia Christiana, lettre B, és Evesques de S. Brieuc ; Jean Chenu, en son Hist. Chronolog. des Evesques de France ; le R. P. Du Pas, en son Catalogue des Evesques de S. Brieuc, à la fin de son liv. de l’Hist. Genealog. des Illustres Maisons de Bretagne, et Jean Hiret, en ses Antiquitez d’Anjou.