La vie de l’art théâtral, à propos d’un livre récent

LA VIE DE L’ART THÉÂTRAL
(À propos d’un livre récent)


On a beaucoup parlé — mais pas encore assez — de l’audacieuse et originale tentative de synthèse que viennent de publier MM. Gaston Baty et René Chavance, sous le titre : « Vie de l’Art théâtral, des origines à nos jours »[1]. La conception des auteurs de ce nouvel ouvrage se rencontre d’une façon trop frappante avec les tendances exprimées ici même, en tête de notre premier numéro, pour que cette coïncidence ne nous réjouisse pas, comme l’heureux symptôme d’une révolution dans les études qui ont pour objet l’histoire du théâtre.

Il s’en faut de beaucoup que le signataire de ces lignes soit d’accord, sur tous les points, avec MM. Baty et Chavance, et le groupe d’historiens qui a voulu créer ce Bulletin ne saurait prendre à son compte toutes les opinions et les préférences exprimées par ces deux auteurs : leur vue synthétique est personnelle jusqu’au paradoxe ; leurs partis pris sont parfois agressifs et irritants ; à chaque page de leur livre les objections se dressent dans l’esprit du lecteur ; la disproportion entre l’importance qu’ils accordent à tel maître du théâtre et la place exiguë qu’ils réservent à tel autre peut choquer et scandaliser. Mais ils ont eu un beau dessein qui pouvait paraître chimérique et qu’ils ont pourtant mené à bien : ils ont voulu retracer le chemin continu qu’a suivi le développement du théâtre depuis ses origines les plus lointaines jusqu’aux jours mêmes que nous vivons ; ils ont fait tenir en trois cents pages cet itinéraire schématique qui, sous leur plume alerte et nerveuse, n’a rien de sec, d’aride, ni d’entassé, d’opaque ou de confus.

Pour soutenir jusqu’au bout cette entreprise téméraire, il fallait non seulement de la vigueur d’esprit et l’aptitude à dominer de haut une documentation écrasante ; il fallait aussi des idées directrices auxquelles les deux auteurs fussent attachés, non point par quelque molle adhésion purement intellectuelle, mais par un sentiment puissant qui tînt aux fibres mêmes de leur être ; ils ne pouvaient donner à cette masse de faits une forme puissamment articulée, frappante, vivante, qu’en les subordonnant impérieusement à une vue d’ensemble fondée sur quelques conceptions bien arrêtées : la partialité était ici la condition même de la synthèse — et sa rançon. Or ces conceptions se trouvent, dans leurs principes, si voisines des nôtres, elles nous apparaissent comme si nécessaires à la compréhension essentielle de ce qu’est le théâtre, que les divergences dans l’application, les opinions de détail les moins soutenables, les fautes d’équilibre et les injustices semblent de peu de poids à côté du fait que ce livre existe et qu’il était nécessaire.

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Tout le sens de l’ouvrage se trouve résumé dans les dernières pages du chapitre final où les auteurs montrent comment

« … dans l’évolution du théâtre, se dessinent deux courants parallèles : l’un, qui découle des origines et qui est le plus nettement théâtral, donne toute l’importance au jeu, au rythme, à la musique, aux lignes et aux couleurs, c’est-à-dire à l’acteur et au spectacle… L’autre, qui apparaît plus tard, donne toute la place au texte, n’admet que par surcroît les éléments spectaculaires ou mimiques, et réduit l’art dramatique à un genre littéraire… L’art théâtral ne prend toute son ampleur, ne devient lui-même que lorsque les deux courants se marient, comme la trame et la chaîne ne tissent l’étoffe qu’en se croisant. Alors tout s’équilibre, le texte n’accapare plus toute la place et les éléments spectaculaires n’empêchent pas le texte de garder sa pleine valeur. »

Voilà, magistralement posée, la question primordiale de la définition du théâtre, dont tant d’érudits d’un côté, de l’autre tant de professionnels de la scène n’ont voulu voir qu’un élément, celui vers lequel les portaient leurs préférences. Cet équilibre miraculeux ne s’est pas souvent réalisé. Trois fois seulement, assurent MM. Baty et Chavance, dans « la tragédie athénienne, le mystère de la chrétienté, le drame élisabéthain ». D’autres fois, l’un des éléments règne seul et absorbe l’autre : l’élément scénique, dans les représentations liturgiques des primitifs, la commedia dell’arte, le ballet, la pantomime, la féerie, les récentes tentatives des metteurs en scène étrangers ; l’élément littéraire, dans les pièces de la décadence grecque ou de l’humanisme de la Renaissance, dans la tragédie française ou les œuvres des gens de lettres contemporains.

Toute cette distinction est claire, exacte dans son ensemble, un peu schématique et systématique, mais si lumineuse et si aisément vérifiable qu’en voyant l’ensemble des faits s’y plier avec si peu de peine, on s’étonne qu’elle ne soit pas depuis longtemps classique et l’on pense au fameux œuf de Christophe Colomb.

C’est lorsqu’on en vient à l’application que les objections surgissent : car, si la conclusion du livre s’efforce de tenir la balance égale entre deux conceptions également incomplètes, les chapitres témoignent d’une prédilection que les antécédents de l’un des auteurs font aisément prévoir. Sans nul doute, M. Baty préfère un jeu scénique sans texte à un texte sans jeu ; nous savons que « Sire le Mot » n’est point de ses préférés, et que la passion de la mise en scène l’emporta parfois dans ses réalisations sur le respect religieux du verbe ou des intentions de l’écrivain ; voilà pourquoi, entre autres disproportions singulières, la commedia dell’arte a droit à huit pages chaleureuses, tandis que Racine doit se contenter de quinze lignes fort tièdes.

Il y a aussi quelques illusions sur le compte des périodes bienheureuses où le fameux équilibre s’est réalisé : le « miracle grec » n’est qu’apparent, et la communion admirable de ce peuple artiste ne réunissait qu’une aristocratie de citoyens, dont les esclaves, supérieurs en nombre, étaient soigneusement exclus ; il n’est pas prouvé, loin de là, que les auditoires du moyen âge fussent homogènes et leur composition toujours identique : on s’accorde à penser que les diableries des mystères ne s’adressaient pas à la même partie du public que leurs développements symboliques ou théologiques, et telle moralité, sotie ou même farce a pu n’avoir qu’un auditoire très restreint. Lorsque les auteurs de la Vie de l’Art théâtral décrivent avec admiration la fusion des classes dans le public de l’époque élisabéthaine (p. 124), on s’aperçoit sans peine que la composition de la salle est identique, trait pour trait, à celle d’une chambrée de l’hôtel de Bourgogne ou du Palais-Royal sous le règne du Roi-Soleil, pendant cette période classique si dédaigneusement traitée par nos auteurs.

Voulant à toute force que le théâtre atteigne sa plénitude et sa perfection dans un seul cas : celui d’une communion complète, religieuse et sociale autant qu’esthétique, entre auteurs et spectateurs, MM. Baty et Chavance éliminent assez cavalièrement des exemples qui, confirmant leur thèse d’une façon seulement partielle, leur semblent plus gênants qu’utiles. Le cas le plus frappant est celui du drame wagnérien, exécuté en trois lignes, avec le secours d’une opinion radicalement fausse de Romain Rolland (p. 161). Et pourtant, il y avait bien là une tentative d’art scénique total, où l’équilibre le plus harmonieux s’établissait entre le poème, la musique, la mise en scène et le jeu des acteurs ; et quels auditoires ont été jamais plus unanimement fervents que ceux de Bayreuth ? Seulement, c’étaient des auditoires cultivés, préparés, initiés ; alors cela ne compte pas. Dans le système de MM. Baty et Chavance, la communion hypothétique d’une multitude bigarrée vaut cent fois mieux que la communion réelle d’une élite.

Il y a là aussi bien des préjugés peu soutenables : préjugé catholique, qui fait écrire sur le cartésianisme et la philosophie du XVIIIe siècle des phrases affligeantes où la légèreté aboutit à l’énormité ; préjugé démagogique et niveleur, qui réduit à l’excès la part du génie individuel, car enfin, si Eschyle, Sophocle et Euripide avaient été des artistes aussi gauches que Jean Michel ou Arnoul Gréban, pense-t-on que le « miracle grec » serait admiré de tous ceux qui, dans le monde entier, sont sensibles à la Beauté ? Les auteurs de la Vie de l’Art théâtral constatent bien que l’on ne saurait, certes, comparer les textes d’Arnoul Gréban à ceux d’Eschyle, et cela les gêne quelque peu, puisque, dans leur système, à un état social parfait doivent correspondre des œuvres parfaites ; ils esquivent la difficulté en affirmant qu’ « il s’en est fallu de peu que le théâtre chrétien atteignît la même perfection ». De peu ? Oui, du génie seulement. Est-ce vraiment peu ? Bien des gens, dont je suis, ne le pensent pas.

Ces objections, je les crois graves. Elles portent sur des défauts capitaux qui me choquent, sur des partis pris violents et antiscientifiques qui me blessent. Et pourtant, je suis heureux que ce livre ait été écrit, et j’en remercie les auteurs. Tous ceux qui aiment vraiment le théâtre, dans la totalité de sa vie complexe, en éprouveront la même joie et la même gratitude. Les conclusions sont souvent faussées par des préventions intolérables, mais le point de départ est excellent, la conception du théâtre telle que je l’ai résumée tout à l’heure est d’une force lumineuse, d’une vérité irrésistible. C’est un des premiers ponts jetés entre le monde de l’érudition et le monde de la scène, que séparait jusqu’ici un fossé profond et abrupt. (Oserai-je rappeler que, l’an dernier, j’ai tenté, dans Le Rire et la Scène française, de jeter sur ce fossé une légère passerelle ?) Nous savons bien que, de chaque côté du pont, resteront sur leurs positions des adversaires irréconciliables : ici des histrions ignares, à qui toute culture est suspecte, là des pédants qui croient qu’on peut écrire sur les choses de la scène sans jamais lever les yeux plus haut que leurs bouquins poudreux, et qui traitent doctement du théâtre en l’ignorant ou en le haïssant. Mais, sur le pont lui-même, se rencontreront fraternellement avec les hommes de science pour qui le théâtre est une des plus grandes institutions humaines et qui veulent en pénétrer la vie intime, les hommes de théâtre qu’intéressent passionnément la philosophie et l’histoire de leur art. Les ouvrages comme celui dont je viens de faire en toute franchise l’éloge et la critique les aideront à se comprendre, à collaborer, comme les y convie notre société, dont il ne tient qu’à eux d’amplifier et de rendre féconds les débuts modestes et courageux.

F. Gaiffe.

  1. Un vol. in-16 de 309 pp. 37 grav. hors-texte. Paris, Plon, 1932, 25 francs.