La vie de famille dans le Nouveau-Monde/Lettre 37

La vie de famille dans le Nouveau-Monde
Traduction par R. du Puget.
(TOME TROISIÈMEp. 185-218).
LETTRE XXXVII


San Antonio de los Baños, le 23 avril 1851.

Je cours les aventures en pays étrangers ; elles sont, pour le moment, d’une espèce moins agréable. Je suis seule dans une petite posada ou fonda espagnole (auberge de troisième rang) aussi fâcheuse que possible, entourée de gens qui ne me comprennent et que je ne comprends pas. J’attends la volante de madame de Carrera pour me conduire à sa plantation, à cinq milles anglais environ d’ici. Elle n’a peut-être pas encore reçu la lettre par laquelle je lui annonçais le jour de mon arrivée, et la volante pourrait bien tarder un jour ou deux. En attendant, je ne suis pas « sans pain ni conseil, » comme dit le proverbe, car j’ai trouvé près du chemin de fer un petit Don espagnol qui sait épeler un peu de français et ne demande pas mieux que de m’être utile. Avec son assistance, mes gloses et mon dictionnaire espagnol, je me tire d’affaire. C’est ainsi que j’ai expédié une lettre de recommandation qu’on m’a donnée pour don Ildephonso Miranda, demeurant à trois lieues d’ici, en son cafetal en Alquizar. J’espère entendre parler de lui dans la journée, et pouvoir, grâce à son assistance, quitter ma fonda. Don Ildephonso, m’a-t-on dit, parle le français comme un Français, et c’est un cavalier accompli. Je t’écris maintenant dans une petite pièce nue, avec murs blanchis à la chaux et plancher de terre ; une chaise et une vieille table en bois pour tout ameublement. Le vent entre avec force par la fenêtre ; mais c’est le vent chaud de Cuba, je ne puis me quereller avec lui. Ma course en chemin de fer ce matin a été magnifique, et tout le long de la route brillaient les palmiers, les jolies fleurs des cafetals. Ce côté de l’île est célèbre pour ses plantations de café, dont cependant les beaux jours sont passés, puisqu’elles ne peuvent produire autant de café et de même quantité que les planteurs méridionaux de Cuba ; c’est pourquoi elles sont en détresse depuis quelques années. San Antonio de los Baños est une petite ville ou bourg célèbre pour ses bains et les belles montagnes de ses environs. On trouve parmi ces dernières des plantations où la chaleur n’est jamais trop forte, où les vents frais de la mer folâtrent sans cesse, où le gazon verdit toute l’année, et des habitations aérées ayant de grandes perspectives sur l’Océan. San Antonio est connu aussi par sa rivière souterraine. Je compte aller à sa découverte quand j’aurai expédié le guide que mon ami Don Manuel m’a procuré, en me disant en confidence : « C’est un grand coquin, » réputation tellement justifiée par son extérieur, que cet homme m’a paru capable de me lancer en un tour de main dans la rivière souterraine. Je me suis donc excusée en rejetant la faute sur le vent. Il souffle tellement dans ma chambre, que je ne puis plus écrire. Mon papier voltige continuellement.

Cafetal la Concordia, le 27 avril.

Depuis la dernière fois que je l’ai écrit, de petits ennuis, de petites aventures de toutes sortes me sont survenus ; mais les choses se sont arrangées pour le mieux. Je suis maintenant contente et tranquille dans la jolie plantation de madame de Carrera.

Il m’a fallu, à San Antonio, passer toute la journée seule dans ma petite posada ; mais ma chambre, quoique nue, était propre, et Raimundo, le domestique de la maison, fort respectueux et, avenant, commença insensiblement, par un effet de sa bonne volonté, je crois, à me comprendre. Sans mon isolement dans la posada et mes petites contrariétés, je ne connaîtrais pas San Antonio comme je le fais maintenant, et c’eût été grand dommage.

Après le dîner, repas composé de bœuf bouilli et de racines de yam, l’air commençant à se rafraîchir, j’allai faire des découvertes. Je suis endurcie depuis longtemps contre les regards surpris, les cris et les bonds des négrillons qui me suivent lorsque je suis seule.

Quelques cabanes couvertes de palmes, qui se trouvaient au centre des bosquets de platanes, m’attirèrent à une petite distance de la posada. Je pensai qu’il devait y avoir là des nègres libres, et ne me trompais pas. Je me trouvai bientôt dans une petite ville irrégulière dont les rues étaient formées par des cabanes d’écorces, des menues branches, avec petits jardins composés de beaux arbres et de belles plantes du pays. On voyait partout des cocotiers, des bananiers, et sous les arbres des négrillons complétement nus, qui sautaient et jouaient. Les négresses s’occupaient, ou étaient debout à la porte de leurs cabanes. Je me trouvais évidemment sur territoire africain.

« Bonjour, madame, » me dit-on, en français, de l’une des cabanes ; près de la porte se tenait une grosse négresse bien habillée, ayant l’air d’une invitation personnifiée. J’acceptai la sienne, fort contente de trouver à qui parler de ce peuple. Je vis dans la spacieuse cabane un vieux couple nègre à l’air le plus amical et gai qu’on puisse imaginer. Tout était propre, rangé, dans la chambre à coucher, la cuisine, le jardin ; la vieille négresse me conduisit partout en riant aux éclats à chacune de mes questions ou de mes remarques. Née à Saint Domingue, elle avait servi dans une maison française avant la Révolution, et s’exprimait très-imparfaitement en français ; cependant elle me donna bien des renseignements sur la position des nègres libres de cette petite ville. Ils paraissent satisfaits et heureux, se nourrissent avec le produit de leurs petits lots de terre, de leur menu bétail et de quelques travaux qu’ils font pour les habitants blancs de San Antonio. Cette femme était blanchisseuse de fin et satisfaite de son sort. Pour le moment elle jouissait d’un dolce far niente ; il en était de même de son mari, qui, ne parlant qu’espagnol, ne pouvait prendre part à notre conversation. Il restait assis et fumait son cigare de l’air le plus satisfait. En voyant des bananiers dans son jardin assez mal soigné, je demandai à la négresse si elle mangeait des bananes à déjeuner. Cette question lui parut des plus amusantes, et, étouffant presque de rire, elle dit qu’il lui fallait du lard grillé et du café pour ce repas ; mais que son mari mangeait des bananes frites.

Je souhaitai une longue vie au vieux couple et continuai à marcher au hasard ; chaque pas augmentait le plaisir que me causait le tableau irrégulier, mais poétique et pittoresque de San Antonio.

Représente-toi les ruines de vieilles et hautes murailles, de portiques, de peintures à fresque, mêlées à de petites maisons blanches ou peintes agréablement, des cabanes d’écorce couvertes en palmes, tout cela pêle-mêle. Une profonde, mais étroite rivière, limpide comme du cristal, avec des bords boisés, et dans cette rivière, des cabanes d’écorces avec toit de palmes ; au-dessus et s’inclinant sur ses bords en pente, des bananiers et des bambous. Entre ceux-ci, des buissons à fleurs rouges et jaunes ; dans la rivière, des jeunes gens et des petits garçons jouant et se baignant ; sur la rivière, de vieux ponts en pierre et en bois avec parapets et piliers peints ; sur les ponts, des surveillants en chemise blanche montés sur des chevaux blancs, avec fontes de pistolets à leur selle et sabre à poignée d’argent au côté. Çà et là, sur les bords verdoyants de l’eau, ou à l’ombre des cocotiers et des bambous, dans les jardins, près des vieux portiques et des murs en ruine, des groupes de femmes olivâtres ou blanches, la plupart jeunes et jolies. Quelques-unes fument des cigarettes ; d’autres ont des fleurs blanches dans les cheveux ; elles répondent amicalement au salut de la personne qui passe en faisant un gracieux signe de tête, en prononçant un mélodieux : « Buena tardi, señora ! » ajoute à ceci des groupes de nègres et négresses bien portants, demi-nus, des négrillons qui le sont complétement et se conduisant en véritables petits sauvages ; des blancs assis sur les murs en pierres ou marchant à l’aise en fumant des cigares. Au-dessus de l’ensemble le ciel doux des tropiques, un vent délicieux, une vie de farniente à demi assoupie, et tu auras vu le panorama que je contemplais en allant de côté et d’autre, jusqu’au moment où l’obscurité survint et les étoiles parurent sur la scène.

De retour dans ma fonda, je m’y arrangeai pour la nuit. On m’avait donné un joli petit lit de camp, des draps blancs, une couverture légère et propre. On ajouta une tasse de thé assez pauvre, du pain et une lampe de nuit. Raimundo me soignait avec une politesse grave. Ensuite je restai seule et fort contente de mon sort ; les sons d’une guitare, ainsi qu’un chant monotone mais agréablement mélancolique, ayant le caractère des seguidillas espagnoles, arriva jusqu’à mon oreille ; je m’endormis à cette musique et passai une nuit excellente sans être troublée par un seul des voleurs avides de sang que je redoutais, — les cousins et les puces.

En me réveillant, je vis Raimundo qui se tenait avec respect auprès de ma fenêtre ; il me demanda si je désirais quelque chose, je lui dis de m’apporter du café et des œufs.

Tandis que je déjeunais, Miranda s’annonça de manière à prouver qu’on le respectait comme une puissance de premier rang. Bientôt après, il me fit prévenir de sa visite ; je la reçus dans une chambre attenante à la mienne et tout aussi dépourvue de prétentions.

Don Ildephonso siffla les gens de la posada[1], qui accoururent ; il fit signe de la main, et chacun s’envola pour exécuter ses ordres. Miranda a été pour moi un véritable cavalier parfait, infiniment poli de ton et de manières. Il mit sa volante et son calashero à ma disposition pour me conduire chez madame de Carrera, déjeuna avec moi, veilla à tout, et, lorsque je demandai ma note, elle était déjà payée par Miranda. Il était inutile et même inconvenant de protester, je le fis donc d’une manière insignifiante, et remerciai en faisant un compliment sur la courtoisie des Espagnols. Elle est, en vérité, fort grande envers les femmes et les étrangers, et pourrait bien être basée sur une certaine fierté nationale, noble et belle au fond.

Je partis donc dans la volante de don Ildephonso et par un vent chaud tropical qui soulevait des tourbillons de poussière. Je ne vis qu’en passant rapidement à travers ces nuages de poussière rouge-feu les jolis palmiers et les fleurs éclatantes des cafetals qui bordaient la route des deux côtés.

Madame de Carrera n’était pas chez elle, mais au bord de la mer, sur la côte méridionale de l’île, où elle prenait les bains avec ses enfants et petits-enfants ; elle n’avait pu recevoir que ce jour-là ma lettre et celle de son fils. Mais l’intendant de la plantation, Don Félix, homme poli et d’un certain âge, me reçut avec la courtoisie de sa nation, en disant : « Toute la maison est à votre disposition ; vous êtes chez vous. Disposez de tout. La maison est à vous ; ce n’est pas un compliment. »

Nous dînâmes ensemble, Don Félix et moi. Il parle de madame de Carrera avec une sorte d’adoration. « Ah ! c’est une femme, une femme comme il y en a peu ! »

Trinidad, gentille négresse aux beaux yeux et parlant un peu le français, est ma femme de chambre. Le lendemain matin, lettre de madame de Carrera, avec invitation de venir la rejoindre sur la côte : dispositions pour y aller, et pour compagnon le plus joli et gracieux enfant, Adolphe Sauval, l’aîné des petits-fils de madame de Carrera, âgé de douze ans.

Nous partons. Course fatigante, d’abord en volante à travers le désert, en passant sur des souches et des pierres, ensuite dans une barque traînée par des hommes dans un petit filet d’eau presque annulé par des roseaux et autres plantes aquatiques. On marche avec une lenteur excessive et il fait horriblement chaud. Mon petit chevalier aux yeux noirs m’égaye et me console. « Nous ne tarderons pas à être mieux, nous approchons !… Dans un moment nous serons en eau plus libre ! » Cet enfant a été pour moi un véritable délassement pendant ce trajet sans fin qui dura trois heures avant que le filet d’eau se fût assez élargi pour former une petite rivière ; nous commençâmes à sentir la brise de la mer. Près de l’embouchure de ce cours d’eau, il y a un champ verdoyant sans arbres, avec quelques petites cabanes en écorce de bouleau, véritables cabanes de pêcheurs. C’est là qu’habitait la famille aristocratique que je venais voir ; elle y menait depuis quelques semaines une vie de camp pour faire usage des bains de mer.

Madame de Carrera en arrivait dans ce moment. Qu’elle me parut bien en venant au-devant de moi avec sa robe blanche, son visage doux et pâle, son noble maintien ; que sa personne me sembla attrayante ! Elle me parut avoir de cinquante à soixante ans ; sa physionomie, tout en elle était noblement féminin.

Avec elle étaient deux jeunes hommes, grands et bien ses deux fils cadets, Alfred et Sidney Sauval, une jolie Espagnole, femme de l’ainé et leurs six enfants, quatre garçons et deux filles, des nègres, des négresses, des chiens.

Une cabane sur l’autre bord de la rivière et presque en face de celle de madame de Carrera avait été préparée pour moi. Cette dame y a fait arranger de son mieux un lit, une chaise, une table. Le vent souffle à travers les murs de menues branches tressées, il vient de la mer, mais c’est le vent de Cuba. Il n’y a point d’arbres, rien qu’un sol bas et marécageux, et devant vous l’Océan sans limites, point d’archipel. Nous sommes ici sur la côte méridionale de l’île, contrée déserte, habitée seulement par de pauvres pêcheurs pour qui le séjour de madame de Carrera est l’événement le plus heureux. Cet endroit a le charme de la nouveauté pour moi et peut s’accepter pendant une couple de jours. Je regrette d’être venue ici, parce que je cause involontairement beaucoup d’embarras à cette famille ; mais elle est trop polie pour en rien laisser voir. J’ai pris la résolution de vivre au jour le jour, d’être contente de tout ; ce n’est pas difficile avec un air pareil. Nous soupons abondamment et bien à de petites tables dressées sur la terrasse de la cabane de palmes de mon hôtesse, et, le soir, nous causons dehors à la lueur des étoiles, au vent doux de la mer, comme je n’ai pas causé depuis longtemps, sur les périodes intéressantes de l’histoire et même de l’histoire de Suède, dont les grands traits sont bien connus de madame de Carrera et de ses fils. Il était près de minuit lorsque je voltigeai avec l’aide d’un vieux et fidèle serviteur sur le petit pont tremblant jeté sur la rivière pour les piétons. Le vent souffle très-fort de la mer et les vagues font beaucoup de bruit. La Croix du Sud, les étoiles du Centaure, la brillante étoile de l’Argo, scintillent au-dessus de la mer au sud. Je les salue et me glisse en rampant dans ma cabane. Les rideaux du lit voltigent, mais c’est le vent de Cuba ; je me couche environnée par lui et ne dors guère. Je jouis d’un bien-être sans nom et me sens comme portée sur les ailes du vent, de l’esprit frais et moelleux de la mer. Il me semble que je n’ai point de corps.

Le lendemain matin présente un aspect peu rassurant. Le ciel est clair, mais le vent de la nuit a poussé les flots sur le rivage, il continue avec la même violence ; la rivière se gonfle, inonde le sol autour de nos cabanes, les flaques d’eau se succèdent, se réunissent et forment de petits lacs. On ne peut plus aller d’une cabane à l’autre sans marcher dans l’eau comme des canards. La famille Carrera s’effraye : « Si ce vent continue, nous serons complétement inondés demain ! »

Le vent persiste ; impossible de se mouvoir entre les cabanes sans bateau, et l’eau monte à la terrasse de madame de Carrera ; on ne peut sortir. « Ce n’est pas vivre. » La résolution est prise sur-le-champ de partir le lendemain matin, d’abandonner la plage à la mer et de retourner à la Concordia.

Le fils aîné, tous les enfants, les autres membres de la famille et moi, nous causons avec vivacité et d’une manière assez amusante jusqu’à onze heures. Je retourne dans ma cabane par le vent et les ténèbres, soit en barbotant dans l’eau, soit en voltigeant, et, malgré la tempête, les averses, je passe une fort bonne nuit.

Le lendemain, levée du camp et retour au cafetal par le même filet d’eau qui nous a conduits à la plage. Chaleur et gêne de toute espèce ; désespoir, silence de mon côté, d’augmenter cette gêne par la présence d’une personne de plus, et j’admire madame de Carrera qui, quoique mal portante elle-même, n’en cherche pas moins à garantir avec son parapluie le plus grand nombre de ses petits enfants contre l’ardeur du soleil, et en même temps d’en préserver mes pieds. Le plus jeune, « bambino, » crie de toutes ses forces pendant la moitié du chemin.

Enfin on arrive épuisé au cafetal, et dans un état assez piteux.

Mais nous ne tardons pas à nous remettre, et le soir nous prenons place sur la jolie terrasse. Nous voyons les cucullos lumineux s’élancer en l’air, nous écoutons la seguidilla espagnole que le romantique Alfred Sauval chante en s’accompagnant de la guitare, avec une voix agréable et une méthode des plus musicales. L’âme s’en trouve bien. Quelle différence il peut y avoir entre chant et chant ! Les seguidillas, chansons populaires espagnoles proprement dites, ont aussi une âme populaire particulière où se trouve une fraîcheur et un naturel inexprimable, l’inspiration d’une jeune vie originelle. Elles ont cela de commun avec nos chansons populaires, si différentes qu’elles soient, du reste, quant à l’esprit et au caractère. Nos mélodies sont plus profondes et plus riches, mais dans les seguidillas il y a plus de soleil, une vie plus gaie, plus chaude.

La Concordia, le 1er mai.

Je remercie Dieu de nouveau de m’avoir fait connaître et aimer dans la propriétaire de cette plantations une de ces belles femmes maternelles qui sont, dans toutes les contrées de la terre, une bénédiction, et savent, du moins pour un instant, enlever même à l’esclavage la lourdeur de sa chaîne et la lui faire oublier.

La joie visible des nègres lors du retour de madame de Carrera, les visages rayonnants avec lesquels ils s’approchaient d’elle et répondaient aux paroles gaies et cordiales qu’elle leur adressait, me le prouvèrent dès l’abord. Je le vois plus clairement, chaque jour, en observant en silence l’esprit maternel qui porte madame de Carrera à visiter elle-même ses esclaves malades, à leur envoyer les plats ou les friandises qu’ils désirent le plus, en voyant chaque jour, sur la terrasse, sa chaise entourée de douzaines de négrillons assis où rampant à ses pieds, courant, jouant ensemble autour d’elle, touchant sa robe blanche, et venant se plaindre à elle avec la même confiance que si elle était leur mère ; je le vois par les saluts joyeux échangés entre elle et les nègres ou négresses que nous rencontrons dans nos promenades. Je le sens aussi continuellement dans ce qu’elle dit sans affectation, dans le charme de l’atmosphère qui environne son aimable personne.

L’autre soir, en revenant au crépuscule, elle et moi, d’une course faite dans l’un des bouquets de bois de la plantation, nous rencontrâmes une jeune négresse : « Franciska ! Franciska ! » s’écria madame de Carrera avec cordialité, et elle lui fit en espagnol des questions sur sa santé, etc. Franciska répondit avec une physionomie rayonnante, qu’elle se portait bien, était heureuse et espérait donner bientôt « à madame » un joli petit nègre de plus. Une maîtresse et sa servante n’auraient pas causé plus cordialement ensemble dans notre pays libre. Cette jeune mère future avait évidemment la certitude que son enfant trouverait des soins maternels chez sa bonne maîtresse blanche.

Un négrillon, qui jouait avec le plus jeune des petits-fils de madame de Carrera, vint un jour très-ému vers elle pour se plaindre en disant : « Il m’a appelé un nègre sans honte ! — Ne joue plus avec lui, » répondit madame de Carrera avec gravité ; « ne jouez plus avec lui maintenant, » continua-t-elle, en s’adressant aux petits nègres qui l’entouraient. Édouard fut réprimandé et resta seul la tête basse pendant un bon moment.

J’admire souvent la patience de madame de Carrera, qui se laisse entourer et suivre par les turbulents petits nègres ; ils soulèvent sur le chemin toute la poussière possible autour de sa personne. J’avoue que je ne pourrais pas l’endurer comme elle.

Mais j’entendrai fréquemment dans mon souvenir sa douce voix dire comme à présent, quand je traite ce sujet avec elle : « Ne devons-nous pas faire tout ce qui est en notre pouvoir pour adoucir le sort de ces pauvres créatures, dont la destinée est si dure, qui travaillent pour nous avec si peu de perspective de liberté et de bonheur. Je ne puis pas voir souffrir même un animal. C’est une consolation pour moi de savoir que mes nègres m’aiment ? Je les aime aussi, et les ai toujours trouvés dévoués, désireux de me contenter ; ils ne sont en aucune façon difficiles à gouverner, pourvu qu’ils s’aperçoivent qu’on leur veut du bien, qu’on veut être juste à leur égard.

« Je ne permets jamais qu’on donne un coup de fouet dans ma plantation sans ma permission spéciale. Les surveillants sont des hommes grossiers, sans éducation ; ils frappent souvent par colère ou méchanceté, cela ne doit pas être. Quand un nègre a commis une faute entraînant correction, le surveillant s’adresse à moi, et je décide du châtiment. S’il faut se servir du fouet, ce doit être sans colère, et seulement quand les exhortations et les réprimandes sont restées sans effet. Mes nègres m’aiment parce qu’ils savent que je ne permettrai jamais qu’on les maltraite.

— Ce qu’on m’a raconté de l’ingratitude des nègres, dis-je, n’est donc pas vrai, et ce ne sont pas, lors du soulèvement de 1846, les maîtres les plus doux qui ont été massacrés par leurs esclaves ?

— Oh non ! reprit madame de Carrera, cela n’est pas dans la nature de l’homme. À cette époque précisément, je me suis trouvée complétement seule avec mes nègres, et ce sont eux qui ont veillé à ma sûreté. Mon fils avait été obligé d’aller dans sa plantation au sud de l’île, où la révolte était en pleine activité. Le surveillant était absent pour quelque temps. J’appelai mes sous-surveillants, tous nègres, et leur dis : « Vous savez ce qui se passe dans ce moment, non loin de nous ; les nègres se sont soulevés, ils assassinent et pillent. »

— Oui, répondirent-ils.

— Eh bien ! je me mets, moi et ma maison, sous votre protection. Mon fils a été forcé de partir, il restera absent quinze jours ou trois semaines. Il n’y a pas un seul homme blanc dans la plantation, et je n’en ferai pas appeler. Je compte sur vous, je mets ma confiance en vous, vous me répondrez de la conduite des nègres. Si vous remarquez quelque désordre parmi eux, venez me le dire. » Ils le promirent.

« J’avais alors, comme maintenant, de la peine à dormir. Une fois, entre deux et trois heures du matin, je me levai, et, regardant par la fenêtre, je vis avec surprise l’un de mes surveillants armé, faire sentinelle devant la maison. Je l’appelai et lui demandai : « Y a-t-il quelque chose ?

— Non, madame, tout est calme, mais nous avons pensé, mes camarades et moi, que des nègres de… pourraient venir ici vous inquiéter, et nous avons décidé de veiller alternativement la nuit devant votre maison, afin que vous puissiez dormir en repos. »

« Je le remerciai de cette preuve de dévouement, et lui demandai comment les nègres se conduisaient.

« Encore mieux que d’ordinaire, me répondit cet homme, ils savent que vous avez confiance en eux et veulent prouver qu’ils la méritent. Madame peut être parfaitement tranquille. »

Avec cette expérience du caractère, de la fidélité, du mérite des nègres, cette noble femme doit souffrir beaucoup des violences et des injustices qu’elle a vu et voit commettre encore par beaucoup de propriétaires d’esclaves. « Souvent, me dit-elle un jour, l’amertume que j’en ressentais m’a fait souhaiter qu’ils puissent tous conquérir leur liberté. »

Je remarque souvent chez madame de Carrera un tressaillement pour ainsi dire douloureux, et je l’entends pousser un soupir lorsque le fouet, qui appelle les esclaves au travail se fait entendre. Elle n’a pu parvenir à faire disparaître d’ici ce vilain signal. Tous les jours, vers onze heures du matin, on en entend un autre, moins barbare, c’est le son prolongé et mélodieux d’un coquillage dans lequel on souffle pour faire quitter le travail aux négresses qui ont des nourrissons et leur permettre de se reposer avant de leur donner à teter.

La bienveillance affectueuse de madame de Carrera pour les esclaves est tellement connue, que des nègres étrangers, fautifs envers leurs maîtres, viennent la trouver afin qu’elle intercède pour eux et leur fasse éviter le châtiment. C’est un usage établi à Cuba, que les esclaves en faute peuvent choisir parmi les blancs un « parrain » ou une « marraine, » pour leur servir d’intercesseur auprès de leur maître irrité ; celui-ci refuse rarement ou même jamais le pardon demandé. Madame de Carrera a été souvent choisie pour « marraine » et toujours avec succès. Qui pourrait donner un refus à cette noble et gracieuse femme ? Partout où sa blanche personne (elle est constamment en blanc) se montre, elle est un message de paix.

Madame de Carrera est née à Saint-Domingue de parents français qui s’y étaient réfugiés à l’époque de la terreur. Lors du massacre, eux et elle, ont été sauvés par des esclaves fidèles et dévoués. Durant les belles soirées que nous passons sur la terrasse, ou en nous promenant dans les bosquets de palmiers de la plantation, elle me raconte des épisodes concernant sa famille, et son histoire romantique personnelle. Nous parlons souvent, et Sidney avec nous, de sujets plus sérieux et surtout historiques, en établissant des comparaisons entre les caractères et les événements remarquables des différents pays, et je ne m’en tire pas mal avec mes femmes et mes hommes scandinaves. Nous causons, nous pensons, nous peignons ensemble, et je m’afflige à l’avance d’être obligée de m’éloigner sitôt d’ici, où je pourrais vivre sans souffrir de ce qui se passe près de moi. Madame de Carrera est un peintre distingué de fleurs, de papillons et autres objets naturels. Depuis ses malheurs (elle a perdu son mari, le marquis de Carrera, et son plus jeune fils, morts du choléra) et les grandes pertes qu’elle a éprouvées lors du dernier ouragan, elle n’a plus le goût de la culture des arts.

La saison pluvieuse approche, les fleurs de divers arbres s’épanouissent, le nombre des cucullos augmente, et ils font ici, comme à Industria, mon plaisir et mon tourment. Madame de Carrera ne tarit point sur la magnificence de la végétation, sur la splendeur du jeu des couleurs dans les nuages pendant la saison pluvieuse. Peu s’en faut qu’elle ne me donne l’envie de rester pour voir tout cela — avec elle.

Nous sommes maintenant seuls ici, madame de Carrera, son plus jeune fils le gigantesque Sidney Sauval, et trois enfants de son second fils. Madame de Carrera donne des leçons à ceux-ci dans la matinée, tandis que je suis dans ma chambre occupée à peindre et à écrire. Nous passons ensemble les après-dîners et le soir. Il est impossible de vivre plus agréablement ; mais la rage du dessin continue et ne me laisse aucun repos. Je fais le portrait de madame de Carrera, afin d’emporter chez moi son doux visage, ses beaux yeux pleins d’âme où la sienne se peint si parfaitement. Je dessine la belle tête romaine de Sidney Sauval, un groupe de charmants enfants, des arbres avec fleurs, fruits, oiseaux, et suis constamment dans un demi-désespoir par suite de l’obligation où je me trouve de rester peu de temps ici, et de la crainte de ne pouvoir venir à bout de tout. Ce cafetal est l’une des plantations les plus jolies et les mieux soignées que j’aie vus jusqu’à ce moment. Toute cette contrée est couverte de cafetals, et à l’époque de leur prospérité, chacun d’eux a été, dit-on, un petit paradis. Ils luttaient ensemble de beauté, de luxe, et leurs propriétaires cherchaient à se surpasser par l’opulence de leur vie et de leur prodigue hospitalité. M. de Carrera était l’un des planteurs les plus en renom sous ce rapport, et sa bienfaisance était extrême. Il lui arriva un jour d’aller dîner chez un de ses voisins. Au moment de partir, sa volante avança dans la cour attelée de trois superbes chevaux ; tout le monde se précipite aux fenêtres pour les voir, car leur beauté était célèbre. Tandis que ces magnifiques animaux entraient au trot, une dame s’écria : « Ah ! que je serais heureuse si j’avais de pareils chevaux !

— Madame, ils sont à vous, » dit le galant Espagnol.

Effrayée du résultat de son exclamation, la dame voulut refuser, mais tout fut inutile. M. de Carrera fit sur-le-champ dételer ses chevaux, en emprunta deux de son hôte pour retourner chez lui, et la dame fut obligée de garder ce précieux cadeau. Tel était le luxe et le ton des cafetals dans leur bon temps. La décadence du café et deux grands ouragans ont changé la situation de cette partie de l’île. L’ouragan de 1848 renversa complétement la maison de madame de Carrera ; la bibliothèque et plusieurs collections précieuses furent entièrement perdues. Les livres, les tableaux qu’on parvint à tirer des décombres étaient gâtés par l’eau salée qui s’était avancée sur les terres pendant l’ouragan. On dit que le sol est encore malade par suite de cet affreux événement, que les arbres et les plantes n’ont pas repris leur première vigueur. Plusieurs grands arbres, entre autres un magnifique ceiba, sont encore couchés dans les champs ; mais de belles plantes fleurissent dans le jardin, et la volière contient une foule d’oiseaux rares.

Lorsque je me promène au coucher du soleil dans les nombreuses allées du cafetal, avec madame de Carrera, en ayant avec elle des conversations — toujours remplies de vie, — je ne puis m’empêcher d’admirer la beauté et la grâce des jeunes palmiers. Les palmes du cocotier sont ravissantes dans leur jeunesse. L’aisance et la régularité, la loi et la liberté, la majesté et la douceur, révèlent en elles un symbole vivant. Il y a également ici un berceau gigantesque ou allée voûtée de bambous qui aboutit à un magnifique boulingrin de palmiers royaux. Quand je vois le soleil se coucher dans la profondeur de cette voûte d’un vert-clair, quand je vois les branches délicates du bambou former des arcades gothiques aériennes, dont la grâce ne peut se décrire, sur les nuages rouge-clair et dorés du ciel du soir, — je sens alors, avec un mélange de mélancolie et de joie, que l’artiste, découragé, doit laisser tomber la plume et le pinceau, et au lieu de lever les mains pour imiter, les joindre pour se borner à adorer l’artiste suprême. Mais il est bon de voir ces tableaux, afin qu’ils ennoblissent et spiritualisent la vie.

Je me lève de bonne heure pour peindre, et vois de ma fenêtre deux grands hybiscus avec fleur rouge-feu autour desquelles tourbillonne un essaim de colibris vert-émeraude ; sur la pelouse, il y a une foule d’autres oiseaux qui m’amusent infiniment. D’abord deux flamants rouge-clair, à hautes jambes, long cou. Pris fort jeunes sur le rivage de la mer, ils sont maintenant apprivoisés et ressemblent un peu pour la forme aux cygnes ; mais ils ont les jambes et le cou beaucoup plus longs, plus minces. Leur tête est petite, leur bec grand et crochu ; ils ont un cri qui tient de celui des canards, mais bien plus fort ; ils le font entendre quand on ne leur a pas donné à manger au moment voulu. En pareille circonstance, s’ils voient madame de Carrera dehors, ils la suivent en grondant, on dirait qu’ils se plaignent à elle d’avoir été négligés. Leur mépris pour les poules et les oies ne peut se décrire, et les airs de grand seigneur avec lequel ils abaissent le regard sur les poules en passant, et comme s’ils étaient offensés de ce qu’elles osent se trouver sur leur route, est charmant. Les poules se sauvent, on les dirait subjuguées par l’air hautain des flamants et la conscience de leur infériorité ; mais les oies, grasses et larges, se vengent quelquefois en tendant le cou vers eux et en caquetant avec bruit, ce dont les orgueilleux flamants ne daignent pas s’apercevoir. Telle est la démocratie de la nature.

Du reste, les flamants sont un peu à sec maintenant. Il y a bien ici un bassin en pierre, qui est censé contenir de l’eau à leur intention, mais la sécheresse l’a presque desséché, ce qui n’empêche pas les flamants d’y prendre leur bain du matin avec grand bruit. Lorsqu’ils sont parvenus à mouiller un peu leurs ailes, ils se placent sur le gazon, les étendent pour les sécher au vent et au soleil, avec beaucoup de pompe et de dignité. Puis ils font un somme, debout sur une jambe sous le casuarin aux longues branches étendues, — l’arbre que les nègres choisissent pour se pendre. Ils posent leur long cou en l’ondulant comme un serpent leur dos.

Ici, comme partout sur la terre, on est rarement satisfait du temps que Dieu donne. Maintenant on désire la pluie à Cuba, comme nous pourrions le faire en Suède ; la chaleur et la poussière rouge la font souhaiter avec ardeur. Après avoir tant parlé, tant joui de la beauté de l’air et de la végétation de cette île, j’éprouve parfois un pressentiment de ce qu’on appelle le mal du pays. Il y a des instants où je n’ose pas songer à nos fraîches soirées d’été, au brouillard blanc qui se lève le soir, s’étend comme un voile sur les prés d’Orsta, et sous lequel les bœufs reposent avec tant de délices ! Je sens que si je tombais malade, je donnerais, comme le petit Lapon Tantus Potas, en Italie, où il était mourant, toutes les belles choses des tropiques pour — « un peu de neige à poser sur ma tête. »

Le 3 mai.

Une averse ! une averse ! Il y a de l’eau dans le bassin des flamants ; ils prennent un grand bain, les oies caquètent, la végétation brille et fait éclore ses fleurs, les hommes, les plantes, les animaux relèvent la tête, et le « Palma Christi[2] » étend ses vertes mains ranimées au vent. Le papaya secoue les gouttes de pluie de sa couronne, et les cucullos accourent en foule.

Demain dimanche on permettra aux nègres de danser sous le grand amandier devant le bohen. Ce sera le dernier jour que je passerai à Concordia. Je partirai après demain pour la Havane, escortée par Sidney Sauval.

Tandis que j’en ai encore la mémoire fraîche, il faut que je te raconte un événément qui vient de se passer non loin de cette plantation, et prouve une fois de plus combien la manière de traiter les nègres esclaves influe sur eux en bien comme en mal.

Un planteur français de Cuba, M. Chapeaud, est parti pour l’Europe il y a quelques mois en confiant le soin de ses esclaves et de sa plantation à un surveillant qui avait sa confiance. Cet homme, dur et violent, traita les esclaves avec rudesse, avec colère, et un mois ne s’était pas écoulé que tous les travailleurs de la plantation étaient en pleine révolte et la vie du surveillant menacée. Madame Chapeaud, femme que j’aurais voulu connaître, prit alors sur elle de renvoyer le surveillant et de se charger elle-même de ses fonctions. Protégée par un parapluie contre l’ardeur du soleil, elle allait dans les champs avec les nègres, y restait, surveillait leurs travaux, revenait au logis avec eux, et veillait à ce que la nourriture et le repos leur fussent donnés conformément à la justice et à la raison. À partir de ce moment, une obéissance et un ordre complet s’établirent dans la plantation. Les esclaves travaillent avec bonne volonté, étaient empressés à prouver leur dévouement à cette estimable femme. Elle continua à remplir les fonctions de surveillant jusqu’à ce que son mari eût trouvé quelqu’un en état de conduire sa plantation dans le même esprit.

Mon dernier soir à Concordia.

Les cucullos brillent dans un verre à côte de moi ; cependant j’écris à une lumière faite de main d’homme, parce que sa clarté, quoique moins jolie, est plus forte. Elle éclaire mon dernier soir à la Concordia. J’ai appris ici beaucoup de belles choses concernant la nature, les hommes, et dont je serai éternellement reconnaissante. Une pensée surtout me rend heureuse. Je suis venue ici en inconnue, même sous le rapport de la renommée littéraire, car les livres européens arrivent fort rarement à Cuba ; sans rien qui pût me recommander, excepté ma qualité d’étrangère venant d’un pays lointain, « celui de Gustaf Adolphe et de Christine ; » et, après un séjour d’un peu plus d’une semaine, on me considère dans la maison comme une sœur et une amie. Ceci s’est renouvelé dans plusieurs foyers de Cuba. Il en est résulté pour moi le sentiment joyeux de l’existence d’une parenté entre les âmes. Dès qu’elle est parvenue à exercer son droit, elle forme un lien plus fort que tous les liens extérieurs. Il m’est arrivé rarement dans les foyers étrangers de me sentir chez moi comme dans celui-ci. Madame de Carrera est de ces personnes que je pourrais aimer de tout mon cœur et avec lesquelles je pourrais vivre d’une vie journalière commune.

Les fleurs et les fruits commencent à se montrer en plus grande quantité ; j’en ai vu plusieurs qui m’étaient inconnus. Les îles de l’Océan méridional, ces bien-aimées du soleil, surabondent de fruits et d’épices. La table de madame de Carrera est des plus délicates, mais aucun de ses mets recherchés ne m’a plu comme le plat favori des nègres, le « foufou, » sorte de pudding un peu coriace, mais du meilleur goût. Ils le font avec des bananes ou platanos pilés, et le mangent avec une sauce tomate ou autres légumes. C’est un plat remarquablement bon et sain. Après notre pomme de terre, qui est une rareté à Cuba, je ne connais pas de racine aussi bonne, agréable et friande que la yuca. Elle se mange comme les pommes de terre, avec du beurre frais, et pousse aussi bien dans le terrain maigre des noirs que dans les riches cafetals des planteurs. La nature est une si bonne mère, et le Créateur de la nature un si bon père, que la nourriture du meilleur goût et la plus salutaire se trouve dans les pays accessibles à chacun. Qu’avons-nous de mieux et de plus sain à la longue dans nos contrées que la pomme de terre, le hareng, le pain, le lait, la bouillie de farine de seigle et l’eau ? L’eau pure de source, la plus excellente de toutes les boissons naturelles, ne nous est-elle pas donnée pour rien !

Il faut te dire maintenant quelques mots de la dernière danse des nègres que j’ai vue à Cuba, aujourd’hui dans l’après-midi, sous un grand amandier touffu un peu en avant du bohen ; celui-ci n’est pas, à Concordia, un mur de forteresse avec portes et barrières, mais un bâtiment dégagé et ressemblant un peu à nos fermes.

Cette danse avait le même caractère que les autres. Un cercle d’individus chantant, répétant d’une manière monotone, sans harmonie, mais avec une animation rhythmique, les paroles et le ton donnés par un jeune nègre. Au centre du cercle, un ou deux couples dansant, sautant, faisant des courbettes, l’homme avec vivacité, la femme modestement ; cette danse était une improvisation monotone continue. Ici, une foule de petits enfants étaient dans le cercle, et parmi eux se trouvait la bonne « dame blanche. »

Je demandai de nouveau quelle pouvait être la signification des paroles qu’on chantait pour faire danser ; on me répondit qu’elles n’en avaient aucune et ne méritaient pas la peine d’en parler. C’est peut-être vrai, mais je sais par mainte narration et les chants nègres des États à esclaves de l’Amérique qu’il n’en est pas toujours ainsi. Le penchant des noirs à l’improvisation est un trait saillant de leur vie et de leur caractère, il peut devenir l’expression d’un sentiment simple et très-élevé de la vie et de l’âme.

Quand le célèbre voyageur anglais Mungo Park (il le raconte lui-même), égaré dans les déserts de l’Afrique, fut repoussé avec horreur du village où il avait espéré trouver un gîte pour la nuit, il s’assit sous un arbre ; seul, affamé, épuisé de fatigue, il n’avait d’autre perspective que celle d’une mort misérable, « la tempête menaçait, et les bêtes féroces mugissaient à l’entour. » Alors, au moment du crépuscule, une femme qui revenait des champs le vit, en eut pitié, prit le mors et la selle du cheval (ce dernier avait été volé), et invita le malheureux voyageur à la suivre.

Elle le conduisit dans sa cabane, alluma sa lampe, étendit une natte à terre, et invita le voyageur à y passer la nuit ; elle prit aussi un beau poisson, le fit griller sur des charbons ardents, et le lui donna pour souper.

Pendant une grande partie de la nuit, elle fila du coton avec d’autres femmes dans sa cabane, et elles chantèrent pour s’égayer. L’une de leurs chansons était évidemment composée pour la circonstance. Une femme chantait d’abord seule, puis les autres reprenaient en chœur. L’air était doux, mélancolique. En voici les paroles :

« La tempête mugissait et la pluie tombait ; le pauvre homme blanc, fatigué et faible, s’assit sous notre arbre ; il n’a pas de mère pour porter son lait, pas de femme pour moudre son grain.

CHŒUR.

« Ayez pitié du pauvre homme blanc, il n’a pas de mère, » etc.

Si les femmes africaines qui sont en Amérique font entendre des chansons moins jolies, ce n’est pas leur faute ; si leur inspiration est enchaînée comme leur âme et leur corps, il faut s’en prendre — à l’homme blanc. Qu’il lui rende la liberté et la laisse croître à la lumière de l’amour et de la civilisation chrétienne !

Plus avant dans la soirée, — l’une des plus belles que j’aie passées à Concordia, car l’air était rafraîchi par la pluie, et la pleine lune se levait avec splendeur au-dessus du principal corps de logis ; — nous nous assîmes au dehors, et regardâmes les cucullos voltiger, les feux briller dans le bohen. Les nègres ne peuvent pas vivre sans feu ; même par la plus grande chaleur ils aiment à l’allumer au centre de leurs chambres. Ils arrangent leurs lits en planches avec ou sans paille, et en se servant de branches feuillées, de haillons, de manière à les faire ressembler, autant que possible, à des tanières, dans lesquels ils aiment à dormir accroupis.

Je partirai demain de bonne heure pour la Havane, afin de m’embarquer le 8 sur « l’Isabelle » pour Charleston.

La danse sous l’amandier et la belle dame blanche qui y assistait comme une mère au milieu de ses enfants noirs est un tableau que je suis bien aise d’emporter d’ici. Mais j’emporte aussi le souvenir des paroles que le digne Don Félix m’a dites un soir, et qu’on ne peut récuser, venant de lui.

« Ah c’est un malheur que d’être esclave ! »

La bonne dame blanche ne peut donc pas protéger complétement le pauvre esclave noir !




La Havane, 5 mai.

Non, la religion n’est pas entièrement morte à Cuba ; elle vit encore dans quelques belles fondations de charité en faveur des orphelins et des malades. Elle y est plus vivante que dans les États-Unis sous un rapport, c’est-à-dire qu’elle reçoit aussi bien un nègre qu’un blanc ; ils sont sur la même ligne dans les hôpitaux et les établissements de bienfaisance. Je l’ai vu aujourd’hui, en parcourant avec Alfred Sauval le vaste hôpital de Saint-Lazare, dont il est l’intendant. Ce grand établissement est destiné aux infortunés attaqués de maladies incurables inhérentes aux tropiques, et surtout aux Africains ; — l’éléphantiasis lépreuse, dans laquelle les pieds et les jambes se gonflent, prennent des dimensions monstrueuses, — et la maladie de Saint-Antoine, qui contracte les mains, les pieds sans douleur ni plaie, et les réduit à rien. Les meilleures dispositions sont prises ici en faveur de ces malheureux.

Cette grande construction, bâtie comme un vaste bohen carré, avec grille servant de porte, est sur le bord de la mer, dont les vagues mugissantes baignent les rochers sur lesquels on l’a élevée, et entourent la maison des malades de leur brise pleine de vie et de santé. Il y a, dans les cours spacieuses, de jolies plantations d’oléandres, maintenant en pleine floraison, et qui embaument l’air. Ces belles plantations sont dues au jeune intendant. Tout malheureux, noir ou blanc, attaqué par l’une des maladies incurables que je viens de nommer, trouve ici une demeure particulière, séparée, commode. Parmi les personnes que j’ai visitées, était un vieux nègre, souffrant, depuis sa jeunesse, de la maladie de Saint-Antoine. Ses mains n’avaient plus que des tronçons de doigts, et ses pieds seulement des chevilles, sur lesquelles cependant il pouvait se tenir et marcher à l’aide d’un bâton ; il pouvait de même, avec les tronçons de ses doigts, se soigner ainsi que son petit ménage. Sa demeure se composait d’une pièce d’entrée, d’une chambre à coucher, d’une cuisine et d’un jardin où il cultivait quelques bananes et légumes. Le tout était petit, mais convenable et propre. Les autres malades étaient logés de même. Rien de ce qui pouvait adoucir leur mort lente ne leur manquait. Ici encore, l’amour du Christ venait au-devant des enfants les plus souffrants des hommes, en leur donnant un asile d’où ils jouissaient de la vue magnifique de l’Océan, des fleurs ; en y ajoutant la prière, des lectures pieuses, ils passaient leurs jours sans inquiétude ni trouble, et dans l’attente de celui qui devait les délivrer de leur corps et les réunir à un monde glorieux. Les êtres sans espoir peuvent vivre ici en vue des plus belles espérances.

Un autre et fort bel établissement de bienfaisance de la Havane, c’est « la maison de charité ; » elle contient plusieurs centaines d’orphelins privés de leurs mères. Ils y reçoivent l’éducation, et l’on donne à chacun d’eux, au moment de sa sortie, une sorte de dot se montant à cinq cents pesos, avec lesquels ils peuvent commencer une vie indépendante.

De l’infirmerie de Saint Lazare, M. Sauval m’a conduite au grand cimetière de la Havane, « le Campo Sancto. » C’est un vaste édifice en marbre blanc. Dans ses hautes murailles, du côté d’une immense cour, chaque famille a sa petite niche ou tiroir si, bien entendu, elle a le moyen de la payer. Chacun de ces tiroirs était pourvu d’une inscription en lettres d’or. L’étendue et l’élévation de ces murailles donnaient à ces tiroirs l’apparence d’être fort petits ; mais chacun d’eux peut contenir plusieurs cercueils.

J’avais vu dans l’hôpital l’esprit du christianisme, j’ai retrouvé celui du paganisme dans le Campo Sancto.

Le corps des riches gisait dans les hautes murailles aux inscriptions en lettres d’or, celui des pauvres était enfoui dans la terre sans autre marque de souvenir qu’une petite motte verte, ou une fleur, ou un arbuste, annonçant la vie de la lumière sur la tombe. Il y avait dans l’intérieur du « Campo Sancto » un grand carré où l’on voyait des amas, des bancs d’ossements, de têtes de morts. C’était le lieu où l’on enterrait les noirs ; car il est défendu ici d’inhumer un nègre dans une bière. On jette le corps nu, où à moitié nu, dans la terre, et par dessus de la chaux ou des espèces de terre qui le consument rapidement. Au bout de huit ou quinze jours, on l’exhume pour faire place à d’autres, et on jette les os en tas, afin que le soleil les dessèche.

Pendant que nous étions là, a eu lieu, près du carré des nègres, l’inhumation d’une personne de peu. J’ai remarqué qu’on mettait oreiller, couverture et quelques vêtements dans la fosse avec le mort.

Durant les derniers jours que j’ai passés à la Havane, j’ai visité, avec madame Tolmé, plusieurs jolis jardins appartenant à des particuliers, pour apprendre à mieux connaître diverses fleurs et divers fruits. J’ai fait la connaissance du professeur de botanique Don Felipe Poe, et il a eu la gracieuseté de me donner quelques papillons de Cuba, dont l’un, considéré comme le plus beau, est appelé ici Urania. Il est d’un beau vert foncé, et a le lustre du velours.

Je regrette de n’avoir pas fait plus tôt la connaissance d’Alfred Sauval ; car j’aurais appris par lui, sur la Havane, beaucoup de choses auxquelles je suis obligée de renoncer, faute de temps.

Bien des améliorations paraissent avoir eu lieu à Cuba durant ces dernières années, surtout en ce qui concerne la police et la sécurité individuelle à la Havane et dans toute l’île. Plusieurs personnes m’ont affirmé qu’on entendait souvent, il y a quelques années, le soir dans les rues, crier « à l’assassin ; » mais on n’osait pas aller du côté d’où partait ce cri, parce que c’était parfois une ruse ; et ceux qui s’y laissaient prendre s’exposaient à se faire tuer eux-mêmes. Si un individu en voyait un autre étendu à terre, assassiné ou mourant, il n’osait pas aller à son aide, dans la crainte, si le blessé venait à mourir sans que plusieurs témoins pussent affirmer l’innocence de celui qui l’avait secouru, d’être accusé de l’assassinat et de s’attirer un procès sans fin. On attribue aux réformes du gouverneur Tacon la sécurité et la position meilleure dont on jouit actuellement. C’était un homme sévère, utile au public ; mais son esprit despotique l’a fait haïr de bien des gens.

Les procès et les hommes de loi sont ici en grande prospérité. La violence elles tracasseries de la loi, des tribunaux envers les particuliers, la difficulté qu’on éprouve à se faire rendre justice, à moins de l’acheter par de grands sacrifices, sont inouïs. Pour remédier à ce mal, il faudrait une réforme totale des tribunaux et de l’administration.

Pendant mes promenades à la Havane, j’ai toujours regardé avec plaisir la population nègre, car elle me paraît plus libre et plus heureuse qu’aux États-Unis ; on voit souvent ici des nègres et des mulâtres se livrer au commerce ; leurs femmes sont très-bien, et même habillées avec élégance. Il n’est pas rare de voir dans les magnifiques promenades des mulâtresses se promener avec des fleurs dans les cheveux et ayant avec elles leur famille.

Dans les boutiques de tabac, ce sont ordinairement des mulâtres qu’on charge de la vente ; souvent la boutique leur appartient. Les noirs fument des cigares tout comme les blancs ; beaucoup de femmes de la seconde et de la troisième classe fument aussi leur cigarette. On soutient qu’un tiers de la population de Cuba est occupé à confectionner des cigares, et les deux autres à les fumer.

On distingue fort bien, parmi la population blanche des villes, deux espèces de physionomies. L’une a les traits fins, le visage ovale, et souvent une expression fière et sombre, elle appartient à la race castillane. L’autre a la figure ronde, des traits larges, une expression joviale, plébéienne ; elle appartient aux Catalans. Le Castillan est maigre, l’autre gras. On trouve souvent des Castillans parmi les fonctionnaires et des Catalans parmi les négociants ; ceux ci forment corps entre eux, et sont dans des rapports peu favorables avec les Castillans et les créoles ; ces derniers sont bonnes gens et paraissent redevables au climat de la douceur de leur esprit et de leur caractère.

Parmi mes tentations à Cuba se trouve un voyage à la Jamaïque, très-facile à faire et que j’aurais mis à exécution assurément si j’avais eu plus de temps. Il m’aurait été agréable de voir dans cette île les nègres formant une société chrétienne se gouvernant elle-même. Par M. Tolmé père et quelques-unes de ses connaissances à la Jamaïque, j’ai pu cependant me faire une idée assez nette de la situation des noirs dans cette île. Il paraît que les nègres chrétiens libres restent assez fidèles au caractère qu’ils montrent en Afrique. On leur a construit de grandes maisons, avec chambres commodes, cuisines, jardins, où ils pourraient, en travaillant, trouver réunis tous les avantages de la solitude et de l’association. Mais non, les grandes et commodes maisons en pierre sont restées vides. Les nègres ne les aiment pas plus que l’association. Le but principal du nègre, c’est de pouvoir acheter un petit lot de terre un peu élevé, c’est-à-dire un monticule où il pourra construire une cabane d’écorce couverte en palmes, planter les arbres de sa patrie, bêcher quelques terrains pour planter des cannes à sucre, du maïs et autres fruits de la terre. Il travaille pour arriver à ce paradis terrestre. Quand il l’a atteint, son plaisir est de se reposer, de jouir autant que possible, de travailler le moins qu’il peut. En effet, pourquoi travaillerait-il ? L’ambition, le désir de savoir, de conquérir le monde spirituellement ou matériellement, donné par le Créateur à a race caucasienne, n’a pas été départi au nègre. Il a reçu au contraire la faculté de jouir sans soucis, un caractère gai, le chant et la danse. Le ciel sous lequel il est né favorise ces dons et compense les autres.

Même dans le commerce, le nègre montre son penchant à s’isoler dans son petit monde, et son éloignement ou son incapacité pour l’association. Au lieu d’une grande maison de commerce pour la vente du sucre et du café, on voit s’élever vingt petites boutiques où chacun vend séparément sucre et café, et sans aucune relation les unes avec les autres.

Par suite de ce penchant, les nègres n’aiment pas non plus à travailler pour les propriétaires des grandes plantations, et demandent par cette raison un salaire exagéré ; ils préfèrent ne pas travailler si on le refuse, ce qui leur est facile, car leurs besoins sont peu nombreux, et la belle terre les nourrit sans qu’ils se donnent beaucoup de peine.

C’est pourquoi, presque toutes les grandes plantations de la Jamaïque se sont trouvées bouleversées et leurs propriétaires ont succombé. La plupart de ces plantations sont en vente à vil prix.

Cependant j’ai entendu dire à deux grands planteurs de cette île, un Anglais et un Espagnol, qu’ils n’ont pas lieu de se plaindre, et ont toujours obtenu des nègres le travail dont ils avaient besoin. Je présume qu’ils n’en exigeaient guère et traitaient bien les nègres.

Le 8 mai, au matin.

J’ai vu pour la dernière fois la grande perspective de Cuba de la terrasse supérieure de la maison d’Alfred Sauval. J’ai vu pour la dernière fois ses beaux bosquets de palmiers, ses jolies habitations, son doux ciel, sa mer bleue et limpide, et respiré son air ravissant, enchanteur. Je m’embarquerai cette après-midi sur l’Isabelle, et dirai adieu pour toujours aux palmiers, aux ceiba, aux cucullos, aux contredanses, aux boulingrins, aux constellations, aux tambours africains, aux danses, aux habitants heureux et malheureux, à l’enfer, au paradis de Cuba !

J’ai dit adieu à de bons amis, j’ai dessiné le monument de Colomb à la Place d’Armes, et suis allée pour la dernière fois à ma chère courtine de Valdez voir les flots se briser contre le rocher de Morro. En retournant chez moi, je suis entrée dans une grande boutique, et j’ai demandé deux livres de bonbons que j’avais l’intention de donner à quelques petites filles. Lorsque je voulus payer, le jeune homme qui était derrière le comptoir me rendit poliment mon argent en me disant : « Cela ne coûte rien, madame. » Je me souvins alors de ce que j’avais entendu dire de la galanterie espagnole de Cuba. En me retournant, j’aperçus M. Sauval à l’autre extrémité de la pièce, près de la porte, et la chose fut expliquée. « Ah ! voilà de vos tours espagnols ! » lui dis-je. Il sourit, tout en paraissant désirer de ne pas être remercié. Il m’arriva un jour de faire l’éloge d’un petit panier que sa femme tenait à la main. Je fus obligé sur-le-champ de l’accepter ; toutes mes protestations furent inutiles. J’aurais véritablement peur ici de faire l’éloge de quelque chose.

Je vais dire adieu aux Tolmé, aux Schaffenberg, et finir quelques lettres. La prochaine fois que je t’écrirai, ce sera des États-Unis. J’ai humé une nouvelle vie à Cuba, mais je ne pourrais pas y vivre ; il me faut pour cela un lieu où vit et grandit la liberté.

  1. Il est généralement d’usage à Cuba de siffler pour appeler les domestiques, et ceux-ci font de même entre eux. Ce son est plutôt un st aigu qu’un sifflement. On l’entend à une assez grande distance.
    (Note de l’Auteur.)
  2. C’est le nom qu’on donne par suite de la forme de ses feuilles à la plante qui produit l’huile de ricin, cultivée avantageusement à Cuba et dans les États du Sud de l’Amérique du Nord.(Note de l’Auteur.)