La vie de famille dans le Nouveau-Monde/Lettre 34

La vie de famille dans le Nouveau-Monde
Traduction par R. du Puget.
(TOME TROISIÈMEp. 86-139).
LETTRE XXXIV.


Matanzas, le 23 février 1851.

Qu’il fait beau ici, mon Agathe ! et qu’on y est bien, au centre de cet air parfait, plein de zéphyrs balsamiques, dans ce foyer lumineux, bon, charmant et confortable sous tous les rapports, celui de M. et madame Baley, où je me trouve maintenant et me sens vivre de nouveau. J’ai déjà passé ici une semaine entière ; elle s’est écoulée comme un jour serein et beau.

Je n’ai pas été fâchée, dans la matinée du 16, de quitter la Havane brûlante et pleine de poussière. Mon mal de tête s’était dissipé la veille au soir, de sorte que j’ai bien dormi. L’excellente madame Tolmé, levée en même temps que moi, à cinq heures du matin, a fait apporter du café d’un restaurant voisin, afin de ne pas réveiller ses esclaves d’aussi bonne heure. Après avoir pris cordialement congé d’elle et de son mari, je suis montée dans leur volante, accompagnée de l’un des plus jeunes fils de la maison, mon favori Frank Tolmé. Le Caleshero donna un coup de fouet en l’air, et nous fûmes rapidement balancés vers la station du chemin de fer. Lorsque, avec l’assistance de mon compagnon, j’eus surmonté les difficultés et les embarras qu’on éprouve en se mettant en route, et que je me trouvai tranquillement assise dans la spacieuse voiture, j’en éprouvai une satisfaction réelle. Cette voiture était construite à l’américaine, car ce sont les Américains qui ont créé les chemins de fer à Cuba. Toutes les glaces étaient baissées pour donner accès à l’air excellent du matin ; et, quoique tous les hommes de cette voiture, quarante ou cinquante environ, fumassent des cigares ou cigarettes, on ne sentait aucune odeur de fumée, on la voyait à peine. L’air de Cuba paraît avoir la faculté de l’absorber. J’étais la seule femme de la voiture, assise seule sur mon canapé et presque seule dans mon coin, ce qui me laissait la liberté de regarder autour de moi tandis que je volais sur cette terre nouvelle et ravissante, et d’étudier ce qui se passait. Ce sont seulement des actions de grâces parties du cœur qui peuvent sanctifier dignement de pareilles jouissances.

Il avait plu pendant la nuit, et de jolis nuages s’amoncelaient, s’amassaient le long de l’horizon en prenant des formes bizarres. Ils s’élevaient comme de pesantes draperies sur les montagnes bleuâtres, traînant à leur suite — le soleil levant, et formaient un arc splendide encadré d’or sous lequel cet astre répandait un océan de lumière douce et rosée. Tout à coup une clarté apparut au-dessus de la montagne, et le soleil se montra. Les petites villas fantastiques blanches et jaunes, avec leurs jolis jardins resplendissants de belles fleurs et de plantes bizarres, les cabanes couvertes de palmes au milieu des champs, les palmiers verts, élancés, dominant les toits jaune-gris, les bosquets de mango, de platanes, d’orangers, de cocotiers, les haies et les champs verdoyants, tout était d’une brillante fraîcheur pendant cette matinée humide, douce et animée, par les rayons du soleil. Je voyais le long du chemin des fleurs, des plantes, des jardins, des habitations d’un aspect nouveau et joli, qui paraissaient me souhaiter le bonjour en passant rapidement. Je saluai un champ de pommes de terre et un champ de choux comme des connaissances et de vieux amis. Le pays entier ressemblait à un immense jardin ; de tous côtés de beaux palmiers se balançaient au vent du matin et à l’horizon se dressait une chaîne de sombres monticules bleus.

Je me portais parfaitement, mon âme et mon corps avaient des ailes, et je voltigeais sur cette belle et brillante terre.

Peu à peu, les villas, les champs de cannes à sucre et autres plantes disparurent. Nous traversâmes des forêts de bananiers. Ensuite le sol devint plus sauvage et se couvrit ainsi que les arbres de plantes parasites ; elles prirent bientôt le dessus et parurent étouffer les autres. Plusieurs jardins portaient sur les branches de leurs arbres des jardins entiers de plantes aériennes, orchidiées et aloès. C’était bizarre, pas agréable, quoique plusieurs de ces parasites eussent de jolies fleurs ; c’était lourd et contre nature. Dans un champ non loin de la route, j’ai vu un ceiba de haute taille à demi mort : une plante parasite, le yaguay-embra (figuier femelle) enlaçait son tronc de ses cent bras semblables à des serpents, depuis la racine jusqu’à la tête et l’avait presque étouffé. Cette lutte à mort entre le ceiba et la plante parasite féminine qui se nourrit de sa vie et finit par la détruire, est fréquente à Cuba. C’est un spectacle des plus remarquables et même hideux, c’est l’image d’une tragédie qui rappelle Hercule et Déjanire.

La première partie de la journée et du voyage fut remplie de jouissances, au nombre desquelles je dois compter de petites provisions de voyage que madame Tolmé m’avait données. La reconnaissance et la joie que la bonté des autres me font éprouver est la meilleure nourriture de l’âme. La température devint ensuite excessivement chaude et le sol fut par trop couvert de plantes rampantes ; j’en étais assoupie et fatiguée. À l’une des stations, quelques femmes à la physionomie espagnole entrèrent dans la voiture. Elles avaient l’air de paysannes, étaient bien vêtues et tête nue ; plusieurs d’entre elles, fort jolies, à la taille pleine et fière, traitèrent d’une manière remarquablement hautaine et disgracieuse une couple de galants qui les avaient accompagnées ; ils les accablaient de bouquets d’un air peu désespéré et plutôt rusé, quand ils se retirèrent sans avoir obtenu un seul regard de ces fières beautés. Cet épisode me réveilla un peu, et j’ouvris tout à fait les yeux lorsque, dans l’après-midi, la perspective, se développant avec splendeur, nous montra Matanzas. Sa magnifique baie était dans ce moment du bleu le plus transparent ; on voyait au fond la haute chaîne de montagnes appelée le Pain de Matanzas.

Les zéphyrs les plus frais, les plus délicieux m’accueillirent, et à la station du chemin de fer deux messieurs à la physionomie agréable me souhaitèrent la bienvenue. L’un était mon jeune compatriote, M. Frank de Gothembourg, établi à Matanzas en qualité de premier commis dans une grande maison de commerce, et l’autre, M. Baley, qui venait me chercher avec sa volante pour m’emmener chez lui, où je fus reçue avec cordialité et amitié par sa jeune femme.

J’ai passé avec ces aimables époux une vie paisible et charmante ; je me suis ranimée corps et âme, soit dans leur foyer, — ma jeune hôtesse est fille d’un Anglo-Américain, et tout dans sa maison est marqué au coin de la propreté, de l’ordre, du bien-être qui distinguent les maîtresses de maison de cette race, — soit par mes promenades solitaires dans les environs ; quoique ce ne soit pas l’usage ici qu’une femme, — surtout si elle porte chapeau, — se serve de ses jambes au lieu de celles d’un cheval attelé à la volante pour se promener. Malgré les enfants nègres, filles et garçons, qui couraient après moi en riant et criant, et quoique les personnes faites s’arrêtassent ébahies pour me regarder et que je fisse peur aux chevaux et aux bœufs, je n’en continuai pas moins mes excursions. On commence cependant à s’habituer de me voir dehors. Je ne voudrais pas pour beaucoup renoncer à mes découvertes.

Veux-tu m’accompagner dans l’une d’elles, la première et la plus délicieuse que j’ai faite un matin de bonne heure, où j’ai parcouru seule la vallée de Yumori ? Il va sans dire que la matinée était belle, mais à quel point elle l’était, c’est ce que personne ne comprendra, à moins d’avoir joui de ce beau matin, des caresses du vent de la baie de Matanzas. La vallée de Yumori est à deux cents pas de la ville. Entre deux rochers est une ouverture par laquelle passe une petite rivière limpide ; elle coule entre des rives verdoyantes pour se réunir à la mer. Je ne dis pas qu’elle s’y jette, son cours est trop paisible pour que cette expression puisse lui être appliquée : elle est calme comme un miroir. Suivons-la. Au delà de l’ouverture formée par les rochers, le champ est libre et la vaste baie de Matanzas se présente couverte de navires de toutes les nations du monde, à voiles, à l’ancre, au loin, bien loin au large.

Nous longeons la rivière. Alors s’ouvre une vallée merveilleuse remplie de palmiers, de buissons et de champs verdoyants enfermés de deux côtés par de hautes chaînes de montagnes. Leur ombre s’étend fraîche et obscure sur la partie de la vallée où se trouve le chemin que nous suivons. Qu’il fait bon ici à l’ombre ! À gauche, la rivière commence à se dérober à nos regards dans un bois ou taillis de mangroves, espèce de buisson qui croît dans l’eau et se multiplie en enfonçant ses branches dans le sol, où elles prennent racine pour former de nouveaux plants. Sur l’autre rive se dresse, en formant des murailles abruptes et des collines mollement ondulées, le « Pain de Matanzas, » ainsi nommé à cause de sa forme ; de notre côté en longeant le chemin, et un peu plus inclinées, se trouvent les hauteurs de Combre. Les rochers présentent à leurs sommets, soit des colonnes hardies, soit des portes ouvertes qui donnent accès dans des grottes, sous des voûtes mystérieuses que les oiseaux seuls peuvent visiter. Des palmiers couronnent ces hauteurs, et des lianes épaisses en descendent. Plus avant, et à leurs pieds, la végétation devient abondante : c’est un champ ondulé portant de beaux arbres, des plantes buissonneuses, des fleurs, parmi lesquels je me perds avec enchantement et ignorance, cependant je connais quelques-uns de ces végétaux par leur nom populaire. Ici brille la « fleur de fièvre, » étincelante d’or et de feu, et d’une magnificence inexprimable ; là se trouvent en abondance l’héliotrope sauvage, modeste de couleur et de forme comme nos héliotropes de serre ; la belle fleur de mangroves, blanche comme neige, ayant un calice moitié convolvulus, moitié lis, et d’un parfum délicieux. Regarde sur le bord du chemin, et à nos pieds, ce petit arbrisseau couvert de jolies et mignonnes fleurs rouges ayant des centaines de petites bouches ou becs ouverts, les levant lorsqu’elles sont jeunes, et les baissant en vieillissant vers la terre, où elles tombent étant encore rouges et fraîches. Regarde ces jolis colibris de velours vert qui voltigent autour de ces fleurs comme s’ils en étaient amoureux, et sans avoir peur de nous ; ils plongent, en se soutenant sur leurs ailes, leurs longs becs dans celui de ces fleurs : — la vie animale et la vie végétale s’embrassent ici. — C’est charmant à voir. La plante qui porte les fleurs rouges est appelée « Larmes de Cupidon ». Ce ne sont pas celles de la pâle douleur, mais les larmes brûlantes d’un cœur où la béatitude déborde. Celui de la nature en répand de pareilles, et les amants ailés les recueillent.

La profondeur de la vallée nous est encore cachée, les courbes des montagnes en interceptent la perspective : mais la route tourne brusquement à droite, et la vallée se développe. À notre droite, au milieu des montagnes et du plus joli bosquet de palmiers, est une petite habitation, — une ferme de Cuba, couverte en palmes, et notre chemin traverse un groupe de cocotiers richement chargés de fruits. Ici est une petite colline en pente ; à sa droite, et à une courte distance du chemin, se trouvent les restes d’un mur en pierres, à côté un puits, autour duquel croissent, avec un désordre pittoresque, des cocotiers, des sapotas, des mammais, des mangos, des cyprès de Ceylan et autres arbres que je ne connais pas. Ne nous reposons pas encore, continuons notre course. Nous avançons en descendant une petite colline pour monter vers la maison construite sur la montagne ; au pied de celle-ci la route tourne à gauche et entre droit dans la vallée qui s’ouvre devant nous et présente un beau et grand bosquet de palmiers entouré d’un cadre elliptique de montagnes, étroitement fermé. Nous avançons encore. La vallée s’élargit, le sol est faiblement ondulé, et, de quelque côté que se portent nos yeux, ils voient des palmiers, des palmiers, et encore des palmiers. À l’ombre de pareils arbres, dans une contrée comme celle-ci, il ne devrait y avoir que des êtres beaux et immortels.

Il y a, non loin du chemin, un petit enclos avec maisonnette couverte de palmes, et des cabanes en menues branches tressées, parmi lesquelles se trouve un grand buisson d’oléandre en fleurs. Nous approchons pour le voir de plus près, nous demandons une gorgée d’eau. La fermière, maigre et sèche, aux yeux bruns, nous paraît disposée à nous donner tout ce qu’elle possède ; mais nous ne nous comprenons pas. Elle nous donne de l’eau et de gros bouquets d’oléandre cueillis pour nous. Le soleil commence à être chaud. Retournons sur nos pas, nous reviendrons une autre fois, je veux connaître à fond la vallée de Yumori. Nous rencontrons des hommes avec chevaux pesamment chargés, le bagage est placé en travers. Ils saluent amicalement, s’arrêtent, demandent avec bonhomie et des voix mélodieuses de quel pays est la dame, où elle veut aller. La dame répond qu’elle est de Suède. Les hommes la regardent et se regardent avec incertitude. Ils ne connaissent pas cet endroit, et ne comprennent pas la promeneuse, qui leur dit alors qu’elle est du pays situé sous l’étoile polaire. Croyant qu’elle vient de l’étoile polaire, ils s’écrient : « Ah ! » se regardent d’une manière significative, se touchent le front, s’imaginent que l’esprit de la dame est un peu troublé, secouent la tête avec compassion, et poussent leurs chevaux en avant. Je ne puis dire combien ils avaient l’air doux et bon. Nous retournons lentement sur nos pas vers Matanzas. La haute muraille formée par la montagne répand encore son ombre sur le bosquet de cocotiers près du puits. Nous nous asseyons sur son bord en pierre, et nous déjeunons avec les bananes que nous avons apportées, déjeuner parfait à l’air délicieux du matin et dans cette vallée merveilleusement belle. Des êtres heureux et doux habitent sans doute la maison au milieu des palmiers qu’on voit là-haut sur la montagne. Entouré d’objets si beaux et si enchanteurs, l’homme doit nécessairement devenir doux et bon. Le soleil se lève sur la montagne, il fera chaud avant que nous ne soyons de retour à la ville. Nous avons du moins passé une belle matinée dans la vallée de Yumori.

J’ai fait quelques connaissances à Matanzas, et, par l’intermédiaire de l’une d’elles, j’ai pu visiter une grande plantation de café et de sucre des environs. J’y ai vu des allées formées par une foule d’arbres et de plantes rares des tropiques, une espèce de palmier dont les branches gigantesques étaient tortillées comme un tire-bouchon, et portaient des fruits gigantesques également ; puis une espèce de citronnier dont les fruits énormes ressemblaient à des citrons. On ne les considère pas comme tels.

Ce qui m’a surtout intéressée, c’est le palmier sagou, le palmier à dattes, l’arrow-root, les hybiscus, fleurs merveilleusement belles. J’étais ravie de me voir environnée de colibris qui voltigeaient autour de moi ; ils ne sont pas sauvages ici, et planent sans cesse au-dessus des jolies fleurs rouges dont Cuba semble se parer de préférence à celles des autres couleurs. Leur vol rapide comme une flèche, le mouvement calme des ailes qui les soutiennent tandis qu’ils sucent les fleurs, me causent une surprise et un plaisir continuels. Ces oiseaux ne peuvent se comparer à rien de ce que j’ai vu de la vie animale et humaine, et ne me semblent pas formés avec la poussière de cette terre. Ils paraissent cacher de préférence leurs nids dans les arbres qui croissent sur le bord d’un ruisseau ombragé par des masses serrées de feuillage. Parmi les choses curieuses, j’ai remarqué plusieurs orchidées parasites pendues aux arbres, et un grand ceiba enlacé par son amante ennemie la yaguay-embra, qui le tue par son embrassement sauvage.

Du reste, cette plantation est en décadence depuis les deux derniers ouragans ; ils y ont causé une dévastation irréparable, et le choléra a emporté plus tard un grand nombre de nègres esclaves. « Dieu punit nos péchés, » dit le planteur avec une expression mélangée de repentir et de légèreté, en reconnaissant la justice de ce châtiment. C’était un homme âgé ayant les manières, la vivacité nerveuse française, et du reste un maître de maison poli. Je consentirais à être son hôte, mais non pas son esclave. Les chambres des esclaves, construites dans l’épaisseur d’un mur où d’un bâtiment, et très-basses, ne valaient guère mieux que nos sombres toits à pores. Il y avait aussi une infirmerie, grande pièce obscure garnie de quelques lits en planches, pas une couverture, pas un oreiller, pas un rayon de lumière. « Je suis, disait le planteur, le médecin des malades, je les saigne moi-même, » etc. Je n’ai pu m’empêcher de frémir en l’écoutant. Cette plantation m’a paru presque déserte. J’ai vu un vieux nègre, estropié et courbé par l’âge, se glisser devant nous d’un air humble et craintif ; à table nous fûmes servis par un petit noir très-vif, qui ne s’inquiétait pas le moins du monde des cris et des mouvements de colère de son maître.

Ce planteur a été très-riche, mais il a éprouvé dans ces derniers temps de grandes pertes qu’il supporte avec beaucoup de fermeté.

Matanzas est bâtie comme la Havane, mais elle a un esprit plus libre, plus gai, ses rues sont plus larges, quoique non pavées. La maison de M. Baley a deux étages et autour de l’étage supérieur, du côté de la rue, est une terrasse sur laquelle je me promène le soir pour respirer l’air tandis que ma jeune hôtesse joue dans le salon, sur le piano, des contredanses de Cuba avec un mouvement parfait et une animation petillante. On entend résonner ces airs dans toutes les maisons de la ville. Le rhythme et le mouvement sont ceux des enfants de l’Afrique ; l’air proprement dit est une production des créoles espagnols de Cuba ; on y retrouve les seguidillas et les marches d’Espagne. M. et madame Baley sont musiciens, et c’est une jouissance pour moi de leur entendre jouer, au mari l’antienne catholique : Adeste fideles, et à sa femme, da Hauta Aragonesa, El Sabatheo, etc. Le champagne le plus frais de la vie mousse dans ces danses nationales espagnoles. Il est envieux de les comparer à nos polonaises et autres danses populaires. Ces dernières ne manquent pas non plus d’une vie mousseuse et petillante, mais bien de délicatesse et de grâces. Ces danses nationales si différentes sont vis-à-vis les unes des autres dans les rapports du champagne à la bière forte et à l’hydromel.

Matanzas, 1er mars.

S’il y a un lieu sur la terre où l’esprit de la vie jouit d’une existence individuelle spéciale aussi pure, aussi animée et douce qu’au moment où il fut créé par le maître de la vie et de l’amour, c’est — ici. L’air y a une sorte d’animation vitale, qui est pour moi une merveille permanente et me cause un ravissement incessant. C’est surtout après deux ou trois heures du soir que cette merveille se fait sentir. C’est un souffle délicieux non interrompu, arrivant, non pas d’un seul point, mais de tous, qui fait voltiger autour de nous les objets mobiles, légers, les fait pour ainsi dire respirer et vivre. Ce souffle inexprimable et en même temps ravissant donne de la vie, caresse nos fronts, nos joues, soulève légèrement les rubans, les vêtements, nous environne, nous pénètre, nous baigne pour ainsi dire dans une atmosphère animée qui nous guérit et nous fait renaître. Je le sens dans mon âme et mon corps ; je hume ce vent, cet air, comme on boirait l’élixir de vie qui rend la jeunesse, et je suis prête à me retourner pour voir si un ange est à côté de moi, si ce sont des esprits célestes cachés dans la couronne des palmiers qui produisent cet enchantement. Je lui donne le nom d’haleine de la vie, lorsque je me promène lentement sur la terrasse, ou bien lorsque, étant baissée sur sa balustrade en fer, je me laisse caresser par cet air et l’aspire jusque bien avant dans la nuit. Il fait naître en moi des pensées, des pressentiments étranges sur la richesse du Créateur, sur les trésors cachés, que pas un œil n’a vus, dont pas une oreille n’a entendu parler, dont nul homme n’a l’idée, et que Dieu a réservés pour ceux qui l’aiment.

Cette aspiration de la vie est pour moi la principale merveille de Cuba, et je ne puis exprimer combien sa force m’est salutaire.

Je viens encore de passer quelques jours d’une vie délicieuse, paisible, dans cette ville dont la belle et fraîche position ne permet pas l’entrée à une chaleur ardente, et où je végète admirablement. Le matin je fais mes excursions solitaires de découvertes ; l’après-dînée je vais en volante avec madame Baley et respire le vent moelleux de la mer, en roulant sur la plage. J’ai passé une journée entière dans la vallée de Yumori pour dessiner quelques arbres, des cabanes, et voir comment vivent les gens de la campagne. C’est pourquoi je suis allée m’établir dans le petit enclos de paysans, aux buissons d’oléandres. Madame Baley m’y a fait conduire en voiture et m’a donné l’une de ses négresses pour me servir d’interprète. Cécilia a les plus beaux yeux noirs que j’aie jamais vus dans un visage de couleur sombre (quoique en général les noirs aient de beaux yeux), des dents qui ressemblent à des perles orientales, un maintien calme, doux ; d’une gravité peu ordinaire. Mais la pauvre Cécilia est fort malade, et probablement sans remède, de la poitrine. Madame Baley a voulu lui faire respirer un peu l’air de la campagne. Cécilia, nouvellement mariée à un homme de sa couleur, est heureuse avec lui chez ses maîtres, et vivrait volontiers. Elle exprima mon désir à la fermière, qui déclara sur-le-champ, avec de grands gestes animés, que tout son enclos était à ma disposition. Je me suis établie dans la plus aérée des maisonnettes, elle avait une terrasse de campagne ombragée par un toit couvert en palmes. Le plancher était en terre, et les chambres, bien rangées du reste, avaient des lits faits et passablement propres. Dans la chambre à coucher principale était collé sur le mur un petit tableau colorié représentant la sainte Vierge et l’enfant Jésus, avec une inscription espagnole. J’en demandai l’explication à la bonne fermière, elle me répondit d’un air de componction : « Quiconque achètera une de ces images obtiendra une indulgence de quarante jours. » On avait en effet imprimé sur le tableau que cette indulgence serait accordée à tout fidèle qui ferait un « salut » à Notre-Dame du Rosaire. Cette indulgence de quarante jours était vendue un quart de dollar.

Les pauvres gens de la campagne, à Cuba, ont l’air remarquablement bon et pacifique, ce qui provient sans doute du climat. Les habitants de ma petite demeure champêtre étaient originaires des Canaries, où il est, dit-on, plus difficile pour les pauvres de gagner leur vie qu’à Cuba. Beaucoup de cultivateurs des Canaries viennent donc ici.

Vers dix heures, mon hôtesse monta sur une élévation près de sa demeure et souffla dans un coquillage qui rendit un son aigu longtemps prolongé, signal convenu pour avertir les hommes occupés dans la vallée que le déjeuner était prêt. La table était mise pour sept à huit personnes, sur une terrasse abritée par le toit de palmes de la maisonnette où se trouvait la cuisine. Un perroquet y était aussi dans sa cage en fil de fer. Des pigeons d’un bleu violet s’abattaient çà et là sur le toit. Autour de nous se promenaient des coqs et des poules avec des cous singulièrement de travers ; ils paraissaient estropiés. Des hommes vieux et jeunes, à la physionomie sérieuse, vinrent déjeuner. Le repas se composait de morue salée, de racines de yam, de pain de maïs, de platanos frits (sorte de bananes communes), de lard et d’une espèce de farine jaune clair qu’on servit dans une grande écuelle ; je n’ai pu en savoir le nom ni l’usage, parce que Cécilia parle incomplétement l’anglais. Ce déjeuner abondant était mal accommodé et mal servi. Le dîner se composa aussi de viandes cuites, de haricots bruns et de riz ; mais le tout était si mal préparé, si dur et de si mauvais goût, qu’il me fut impossible de manger ce que la fermière me présentait par assiette comble. Si Cécilia n’avait pas apporté pour moi un peu de riz et quelques pommes de terre (je n’ai pas voulu la charger d’autre chose) qu’elle a fait cuire et que nous avons mangées avec du beurre frais de Matanzas, j’aurais été obligée de souffrir la faim pendant cette journée. Mais j’ai vécu comme une bergère de la fable, et couronné mon repas avec des bananes et des biscuits excellents.

Dans mes conversations avec Cécilia, j’ai appris qu’on l’avait enlevée de l’Afrique à l’âge de huit ans ; l’image de sa mère était encore présente à sa pensée. Elle se souvenait de son amour, de sa tendresse, et voulait retourner en Afrique pour la revoir. Cécilia ne se plaignait pas de ses maîtres, ils avaient toujours été bons pour elle. Sa position était heureuse maintenant, cependant — elle avait impatience de revoir sa mère.

Cécilia la reverra sans doute bientôt — dans le ciel.

Je me mis à dessiner sur la terrasse abritée par le toit, et lorsque la chaleur du jour fut passée, je sortis avec Cécilia, pour parcourir la vallée dans toute sa longueur. Cette course étant assez prolongée, Cécilia en fut tellement fatiguée que j’en pris de l’inquiétude. En nous reposant de place en place, nous rentrâmes en bon état chez la fermière ; le soleil était déjà couché et les étoiles se levaient. Nous n’avions rencontré personne pendant notre excursion, excepté quelques veneurs à cheval ; ils nous saluèrent avec des voix mélodieuses et amicales, d’un « bonsoir, adieu. »

La vallée fut presque toujours la même jusqu’à la fin, c’est-à-dire une suite de beaux bosquets de palmiers, çà et là un petit groupe de maisonnettes couvertes en palmes. À l’extrémité de la vallée fermée aussi par des montagnes moins hautes, il est vrai, que le Pain de Matanzas et Combre, se trouvait une plantation de cannes à sucre avec moulin, esclaves noirs, cases de nègres, etc. Cette belle vallée elle-même avait sa part de la vieille malédiction. Le rouge du soir répandu sur ces hauteurs verdoyantes, et le doux éclat du ciel perçant à travers le feuillage, étaient d’une beauté inexprimable. Les étoiles parurent et me semblèrent plus grandes et plus brillantes qu’auparavant.

Cependant cette belle vallée n’a point de souvenirs qui soient dignes des regards purs du ciel. Son nom lui vient, dit-on, du cri de guerre des indigènes « Io mori ! » lorsque, pour ne point être massacrés par les Espagnols, ils se jetèrent du haut des montagnes dans la rivière qui parcourt une partie de la vallée. La jolie petite habitation du bosquet de palmiers, au sommet de la montagne, et dont la gentillesse m’a ravie la première fois que je l’ai aperçue, ne rappelle qu’une sanglante querelle de famille. Un père l’habitait avec plusieurs fils qui devaient partager l’habitation entre eux ; mais une discussion survint relativement aux limites des champs, chaque nuit certaines bornes étaient changées de place. Un matin, l’un de ces beaux matins des tropiques, ceux qui se disputaient à ce sujet en vinrent aux coups, d’autres membres de la famille accoururent au secours des deux partis, et le résultat de la querelle fut onze morts. Il y a peu de temps que cet événement a eu lieu ; l’habitation appartient aujourd’hui à l’un des fils survivants. Telles sont les traditions de la vallée de Yumori. Et Matanzas, — Matanzas où les souffles de l’air folâtrent avec une animation si ravissante et si salutaire, Matanzas veut dire le champ du sang où de bataille. Cette ville a été appelée ainsi en mémoire d’un combat sanglant dans lequel plusieurs centaines d’indigènes ont été tués. C’est triste à penser, mais je ne sens pas moins le souffle de Dieu dans le vent qui passe sur cet ancien champ de bataille, car il est dit : « Quand toutes les scènes de meurtre et tous les combats auront cessé sur la terre, Dieu sera toujours le même, sa vie sera éternellement agissante, sanctifiante, elle fera naître de beaux palmiers, des larmes de Cupidon, des colibris, toutes les belles formes de la vie viendront avec eux et — ne passeront point. »

La volante de madame Baley vint me chercher ainsi que Cécilia à la nuit close. Nous apportions des cannes à sucre que Cécilia s’était procurées pour les petites filles de la maison, et comme une marque de sa cordiale bienveillance, ma bonne fermière me donna en souvenir son « indulgence » de quarante jours. Je l’emporterai avec moi en Suède, et j’en ferai présent à — l’évêque F.

Je rentrai à demi rôtie par la chaleur de ma demeure des champs, et travaillai pendant trois jours à me débarrasser des essaims de — puces que je rapportais de ma promenade.

L’abondance et la variété de petits insectes qu’il y a ici est l’un des fléaux de ces belles contrées. Il en était de même dans la Caroline du Sud, la Géorgie. Si j’avais un morceau de pain ou de gâteau dans ma chambre, ils étaient à l’instant entourés d’une foule de petits vers ou insectes. À Cuba ce sont surtout les fourmis qui fatiguent ; il y en a une petite espèce qui mine, dit-on, de grandes maisons. Ces jours derniers je me suis amusée à peindre mes souvenirs de la vallée de Yumori et entre autres ses « Larmes de Cupidon. » J’avais posé quelques-unes de ces fleurs sur la table à côté de moi, — c’est-à-dire, celles qui étaient tombées, — afin de mieux voir leurs veines et leur construction. Je m’aperçus avec étonnement que ces fleurs disparaissaient successivement de la table ; j’en pris d’autres et il en fut de même en moins de rien. Je ne pouvais comprendre comment cela se faisait, lorsque, levant par hasard les yeux vers le mur de ma chambre, je fus extrêmement surprise de voir que mes fleurs s’y promenaient en longues files, et montaient jusqu’à la corniche. De petites, toutes petites fourmis de couleur claire les traînaient et faisaient queue depuis le faîte, où elles disparaissaient à mes yeux, jusqu’à ma table. Elles étaient si petites et d’une couleur si claire, que je ne les avais pas remarquées. Une seule fourmi montait le long de la muraille une fleur douze fois plus grande qu’elle.

J’ai assisté un soir, comme spectatrice, à un grand bal donné par les nègres libres de Matanzas, en faveur de la maison de charité de la ville ; le public, invité moyennant finance à ce bal qui avait lieu au théâtre, remplissait les loges. M. Baley et mon jeune compatriote m’y conduisirent, mais un « bienfaiteur », à moi inconnu, qui se trouvait à l’entrée (un Espagnol, je crois), se hâta de payer pour la dame étrangère. Je dois dire à cette occasion que j’entends raconter ici, relativement à la galanterie des Espagnols pour les femmes, des choses qui dépassent tout ce que j’ai vu chez les autres peuples ; la courtoisie chevaleresque des Américains ne peut pas même lui être comparée. Cette politesse, il est vrai, me paraît poussée à un degré d’exagération qui pourrait souvent la rendre insignifiante ; cependant il y a quelque chose de joli et de noble dans cet usage et ses formes. Il impose l’obligation à l’égard des femmes, et des hommes quand ils sont étrangers, de payer leurs acquisitions dans les magasins de nouveautés, chez les restaurants, les confiseurs, leurs plaisirs au théâtre, au bal, etc. Cela se fait de manière à ce que la dame ou l’étranger ne puissent pressentir l’auteur de cette politesse. Par exemple, tu entres dans une boutique et tu achètes un flacon d’eau de roses ou chez un confiseur où tu fais emplète d’une livre de bonbons (ceux de Cuba sont fort estimés) ; tu te disposes à payer et présentes ton pesos, mais on te le rend avec un salut poli et un « Cela ne coûte rien, madame. » Il est inutile de protester. Un cavalier a été ou est encore parmi les personnes qui se trouvent dans la boutique ; tu ne le connais pas peut-être ; mais il est connu du marchand et lui a fait à la dérobée un signe qui veut dire : « Je payerai pour elle, » puis il sort du magasin, ou lit un journal, et tu ne sauras jamais à qui tu es redevable de cette politesse. Quelques femmes de ma connaissance, à la Havane, m’ont dit avoir été parfois embarrassées, obsédées par une politesse continue de ce genre, qui leur imposait des obligations qu’elles ne pouvaient pas reconnaître. Cet usage, je le comprends, peut avoir ses côtés désagréables, mais il est fort noble envers des étrangers, puisque ceux-ci échappent ainsi à la nécessité de remercier le donateur. Mais revenons au banquet et au bal nègre.

Une table dressée, ornée de fleurs et de lampes, occupait le fond de la salle de danse. Le personnel dansant se composait de deux à trois cents personnes environ. Les dames noires étaient la plupart bien habillées à la mode française, et plusieurs d’entre elles fort parées. Quelques couples dansaient avec beaucoup de dignité et de précision des menuets excessivement ennuyeux. Quelle sotte danse, quand elle n’est pas exécutée par de belles et gracieuses personnes ! La principale danseuse était si laide, que, malgré sa toilette magnifique et son joli maintien, elle donnait l’idée d’un singe habillé. Les mouvements du cavalier manquaient de souplesse naturelle ; ce défaut est assez général chez les nègres.

Mais la grande danse du bal, sorte de ronde à laquelle toute la compagnie prit part avec tours et détours nombreux et pleins d’art, se groupant et s’enlaçant de maintes manières avec des chaînes de roses artificielles, cette danse était véritablement jolie et pittoresque. Elle fut parfaitement exécutée ; cependant, si elle avait eu un peu moins de régularité, plus de vie naturelle et d’animation, j’aurais cru y voir le symbole de la vie civilisée, de la société des nègres. Les beaux yeux noirs, les belles dents blanches, surtout chez quelques jeunes filles, brillaient d’une manière réellement joyeuse, tandis qu’elles baissaient et relevaient la tête dans les demi-cercles formés par les guirlandes de roses.

Plusieurs de ces nègres étaient riches ; on me montra un jeune noir de la société qui possédait une fortune de vingt mille dollars.

Le code espagnol concernant les colonies occidentales contient plusieurs bonnes lois relativement aux nègres et à leur affranchissement ; les États à esclaves américains sont loin d’en approcher ; ceci soit dit à leur honte ! Les lois américaines sont totalement contraires à la faculté donnée aux nègres de se racheter, tandis que les lois espagnoles les favorisent sous ce rapport. Ici l’esclave peut se racheter au prix fixé par la loi, cinq cents dollars, et les juges sont obligés de veiller aux droits des esclaves. Ici une mère peut racheter son enfant avant sa naissance moyennant quinze dollars, et après sa naissance pour le double de cette somme. Elle peut donc soustraire son enfant à l’esclavage. Les esclaves noirs ont ici, du moins dans les villes, beaucoup plus de moyens de gagner de l’argent que dans les États à esclaves de l’Amérique. Libres, ils peuvent se faire commerçants, agriculteurs, affermer des terres, exercer diverses professions. Beaucoup de nègres libres ont acquis de la fortune, surtout par le commerce.

Mais la position des noirs esclaves des plantations est, en général, bien inférieure à celle qu’ils ont dans les États-Unis. Plus mal logés, nourris, ils travaillent davantage et — manquent de toute instruction religieuse. On les considère absolument comme des animaux, et le trafic des esclaves de l’Afrique est ici en pleine activité, quoique défendu. On a introduit secrètement, l’autre jour, à la Havane, une cargaison de sept cents nègres d’Afrique[1]. Le gouvernement de l’île reçoit, pour chaque esclave, cinquante dollars, afin de fermer les yeux et se taire. C’est joli, c’est honorable !

Les nègres ont l’air gai et content dans les villes. On voit beaucoup de mulâtresses jolies, bien faites et souvent fort bien mises aux promenades, à l’église. Les mulâtres clairs se rapprochent tellement des Espagnols pour les traits et le teint, qu’il est difficile de les distinguer. On dit que, généralement, les Espagnols sont très-bons envers leurs esclaves de maison, et quelquefois faibles pour leurs faiblesses.

Le 2 mars.

Bonjour, mon Agathe, j’arrive de la messe dans l’église de Matanzas. Cette ville n’a qu’une seule église, malgré une population de trente et quelques mille âmes. J’y ai entendu une musique tonnante exécutée par la musique militaire espagnole, et ressemblant beaucoup à celle de danse. J’ai vu la grande parade de la nef, des femmes agenouillées par masses sur de beaux tapis. Beaucoup d’entre elles étaient jolies, toutes en grande toilette, en soie, velours, diamants et fleurs, cou et bras nus ; des voiles transparents, noirs ou blancs, étaient jetés sur ces femmes à demi vêtues, plus occupées évidemment de leur personne que de leur livre de prières. Elles étaient entourées de rangées d’hommes debout bien habillés, plus occupés, de leur côté, à lorgner les dames que de — toute autre chose. Quant au culte et à la dévotion, personne n’y songeait, excepté deux personnes, — si j’en juge d’après leur visage, — une mulâtresse et un Espagnol âgé. Du reste, beaucoup de prêtres et de cérémonies. Le chœur était orné, jusqu’à la voûte, de branches de palmiers, de drapeaux et d’images saintes. Des palmes furent bénites et distribuées. Les militaires espagnols participaient à la solennité ; les soldats furent alignés dans l’église. — La plupart me parurent fort jeunes et frêles, ayant des traits fins et agréables. Les esclaves, hommes et femmes, après avoir étendu les tapis devant leurs maîtresses, s’étaient retirés à l’entrée de l’église et agenouillés sur les dalles. Une étrangère, une protestante, à genoux au milieu d’eux, priait pour eux comme pour elle et les siens. La prière qu’elle a faite ici à son intention personnelle est celle de la reconnaissance. On lui donna aussi une palme bénite, qu’elle emportera dans son foyer, bien haut dans le Nord, en souvenir de cette belle matinée éclairée par le soleil et chaude. La vie paraissait facile et lumineuse pour tous. Ah ! si la vie intérieure y répondait, qu’il serait aisé de vivre et de chanter ici des cantiques d’actions de grâces !

Les belles toilettes me font plaisir à voir, quoique les désapprouvant dans une église. La mantille espagnole (on dit qu’elle passe de mode) est d’un effet infiniment pittoresque ; même les négresses et les mulâtresses en font usage. On dirait presque un long châle d’étoffe plus serrée, jeté sur la tête afin de la garantir du soleil quand on sort. J’ai vu quelquefois, et encore aujourd’hui, des femmes qui, évidemment, n’étaient pas pauvres, porter des robes de grosse toile grise à sac, avec châle long de même tissu sur la tête. On m’a dit que c’était par suite d’un vœu fait par elles ou les leurs dans un cas fâcheux ou de maladie.

Je quitterai Matanzas à deux heures pour aller avec mes hôtes dans une plantation ouvrière qui appartient aux parents de madame Baley, dans une jolie contrée appelée Limonar, à quinze milles d’ici environ. J’y étudierai les arbres, les fleurs et ce que Dieu voudra. Après avoir passé quelques jours à Limonar, j’irai chez madame de Conick. Elle habite une grande plantation de même nature entre Matanzas et la ville de Cardinas ; on ne m’y laissera point manquer d’occasions pour voir le pays et ses habitants. Je ne puis exprimer combien je suis reconnaissante de tant de bonté.




Ariadne-Inhegno, le 7 mars.

J’ai déjà passé une semaine ici, au sein même de l’esclavage sans voile. Ce spectacle m’a tellement abattue pendant les premiers jours, que je n’étais, pour ainsi dire, propre à rien. Près de ma fenêtre, — du corps de logis principal, maison à un étage, — il m’a fallu voir pendant toute la journée une troupe de négresses travailler sous le fouet, dont les claquements (en l’air, il est vrai) retentissaient sur leurs têtes, et entendre le cri impatient du pousseur (un nègre) « Dépêchez ! avancez ! » qui entretient leur activité. Et la nuit, — toute la nuit, j’ai entendu leurs pas fatigués sur les grandes dalles sous ma fenêtre, tandis qu’elles y étendaient les cannes à sucre écrasées apportées des moulins pour les sécher. Pendant le jour, elles sont occupées à ramasser les cannes sèches ; le travail, dans une plantation sucrière, continue jour et nuit sans interruption, tant que dure cette récolte, et c’est, à Cuba, pendant toute la période appelée la sèche, environ la moitié de l’année. Il est vrai que j’ai souvent entendu les femmes bavarder et rire en travaillant, et sans faire attention aux claquements du fouet ; que j’ai souvent entendu, pendant la nuit, les chants et les cris joyeux africains, — dépourvus ici de toute mélodie, — retentir dans les moulins à sucre. Je savais aussi que les travailleurs de cette plantation se relevaient de six heures en six heures, de manière à avoir toujours six heures sur vingt-quatre pour se reposer et se délasser, et que, les moulins se reposant deux nuits par semaine, les esclaves pouvaient compter sur une nuit entière. Malgré cela, je ne digérais pas la chose, et ne le puis encore, mais je la supporte mieux depuis que j’ai vu la gaieté des esclaves au moment de leurs repas, leur air bon et généralement joyeux dans cette plantation.

J’ai visité plusieurs fois le « Bohen » des esclaves noirs. C’est une espèce de mur bas, élevé des quatre côtés d’une vaste cour, avec une grande porte fermée à clef pendant la nuit. Celles qui donnent accès aux chambres des esclaves sont du côté de la cour. Chaque famille a une chambre. Extérieurement on ne voit au mur que de petites lucarnes avec barreaux de fer, une pour chaque chambre, et placée si haut, que les esclaves ne peuvent pas s’en servir pour regarder au dehors. Au centre de la cour est un bâtiment servant de cuisine, de buanderie, etc. J’ai assisté plus d’une fois dans le Bohen aux repas des esclaves et les ai vus apporter leurs calebasses pleines d’un riz blanc comme neige, cuit dans un énorme chaudron. Les cuisinières noires le distribuent avec une cuillère de bois, et, à ce qu’il m’a paru, avec une générosité complète. J’ai vu briller les dents blanches des esclaves, entendu leurs bavardages, leur rire, lorsqu’ils mangent, en marchant ou debout selon leur habitude, ce riz qu’ils paraissent beaucoup aimer. Ils se servent la plupart du temps de leurs doigts. On leur donne, en outre, du poisson salé et de la viande fumée. J’ai vu aussi dans quelques chambres des paquets de bananes et de tomates. La loi oblige le planteur à donner une certaine quantité de poisson sec ou de lard salé par semaine à chaque esclave et un nombre fixé de bananes. Sous ce rapport les propriétaires font ce qu’ils veulent ; quelle loi pourrait tenir la main à ce détail ? L’aspect de ces esclaves prouve incontestablement qu’ils sont bien nourris et contents.

Je leur ai souvent demandé, en indiquant du doigt leur nourriture : « Est-ce bon ? » Et j’ai toujours vu un sourire satisfait et franc accompagner ces mots : « Oui, très-bon ! »

Dans l’Amérique du Nord, on m’avait déjà parlé des Français comme étant les propriétaires d’esclaves les plus raisonnablement calculateurs, et mon hôte actuel, M. Chartrain, né à Saint-Domingue, en est la preuve. Il fait travailler ses esclaves vigoureusement, mais il les nourrit et les soigne bien, d’où résulte qu’ils travaillent gaiement et avec énergie.

Du reste, ma vie se passe agréablement ici. Mon hôte est un Français poli, vif et causeur, possédant une bonne dose de perspicacité et d’esprit. Je lui suis redevable d’un grand nombre de renseignements précieux, entre autres concernant les tribus des nègres africains, leur caractère, leur vie et leurs sociétés sur la côte, d’où arrivent la plupart des noirs amenés ici. On s’y prend presque toujours de même : les chefs africains les vendent suivant convention aux blancs, ces marchands d’hommes. M. Chartrain, ayant été en Afrique, sait parfaitement comment les choses se passent, et m’a appris à distinguer les diverses tribus d’après leurs traits caractéristiques et leur manière de se tatouer. Les Congos, nation vive, gaie et légère, sont appelés les Français de l’Afrique. Les nègres du Congo ont le nez aplati, la bouche large, des dents superbes, des lèvres épaisses, des joues saillantes. Ils sont carrés et vigoureux, mais pas grands. Les nègres de Gangas se rapprochent de ceux du Congo. Les Lucomans et les Mandingues, les plus généreuses de ces peuplades de la côte, sont grands, beaux, et leurs traits, d’une régularité remarquable, sont souvent nobles, avec une expression grave. Les prêtres et les devins des nègres sortent ordinairement de la tribu des Mandingues. Les Lucomans, fiers et belliqueux, réduits en esclavage, sont difficiles à manier dans le commencement ; ils aiment la liberté et s’irritent facilement jusqu’à la fureur. Mais si on les traite bien et avec justice (la justice qu’on exerce en les traitant en esclaves), ils deviennent, au bout de quelques années, les meilleurs travailleurs d’une plantation, ceux en qui on peut avoir le plus de confiance. Les Callavalis ou Caraballis sont aussi de bonnes gens, quoique plus paresseux et négligents. J’ai vu parmi eux des hommes magnifiques. Ils ont le nez plus plat, des visages plus larges que les Lucomans, un air moins graves. Tous les nègres d’ici sont tatoués à la figure, quelques-uns autour des yeux, d’autres sur les joues, etc., suivant la nation à laquelle ils appartiennent. La plupart, même les hommes, portent des colliers de perles rouges ou bleues. Les rouges sont faits avec les jolies graines rouge-corail d’un arbre de l’île. Presque tous les hommes portent, comme les femmes, des mouchoirs de coton à carreaux noués autour de la tête. Il y a aussi dans cette plantation un nègre de la tribu des Fulahs. Il est petit, a les traits fins, des cheveux noirs, longs et brillants, ce qui paraît être un trait distinctif de cette tribu. Telles sont les marques caractéristiques des noirs et de leurs principales tribus, que j’ai appris à connaître ici.

Mais il faut te raconter l’histoire d’un nègre, qui est étroitement liée à celle de la famille Chartrain. C’est une belle preuve de la noblesse du caractère des noirs quand elle acquiert son véritable développement. Ce nègre se nommait Samedi et servait chez les parents de mon hôte, à Saint-Domingue, lors du célèbre massacre qui a eu lieu dans cette île. Il sauva, aux risques de sa vie, les deux petits garçons de ses maîtres (l’un d’eux est mon hôte) en les portant de nuit sur ses épaules hors de la ville, à travers des dangers de toute espèce. Il s’était assuré d’une petite embarcation avec laquelle il se rendit à Charleston, dans la Caroline du Sud. Il mit ici les deux garçons dans une pension et alla travailler moyennant salaire ; les enfants et lui avaient tout perdu à Saint-Domingue durant cette affreuse nuit. Samedi n’avait pu sauver que leur vie. À Charleston il les nourrit, les habilla avec son travail. Toutes les semaines il apportait à chacun des deux enfants trois dollars pris sur ceux qu’il gagnait, et continua ainsi jusqu’à ce qu’ils fussent devenus de jeunes hommes et lui un vieillard.

Mon hôte se fit marin et gagna une fortune par son activité et son bonheur.

Après avoir acheté une plantation à Cuba et s’y être marié, il prit le vieux Samedi chez lui, le soigna à son tour, et lui donna chaque semaine trois dollars comme argent de poche, en retour de ceux qu’il avait reçus de lui dans son enfance. Samedi a vécu ici longtemps heureux et sans soucis, aimé et estimé de tous. Il est mort à un âge fort avancé il y a une couple d’années. C’était un chrétien sincère et très-pieux, un bon chrétien sous tous les rapports. M. Chartrain a donc été fort surpris en trouvant sur la poitrine de Samedi, après sa mort, une amulette africaine, c’est-à-dire une feuille de papier sur laquelle étaient imprimés, en caractères très-fins, quelques mots de l’idiome africain, auxquels le nègre paraissait attribuer un pouvoir surnaturel. Mais le bon christianisme ne s’inquiète pas de ce reste insignifiant de superstition païenne, conservé en souvenir du crépuscule de la vieille nuit. Nos paysans, bons chrétiens en Suède, ne peuvent s’empêcher de croire encore aux elfes et aux lutins, aux vieux devins, aux vieilles sorcières, et j’y crois moi-même jusqu’à un certain point. Les lutins ne manquent pas et font encore rage :

« Quiconque sait réciter son Notre Père convenablement n’appréhende ni diable ni lutin. »

Cependant

« Qu’il fait sombre là-bas bien loin, bien loin dans la forêt ! »

Que dis-tu de cet esclave nègre ? Une race d’hommes pouvant produire de pareils héros aurait-elle dû être réduite à l’esclavage ? Du reste, l’exemple de Samedi n’est pas le seul de cette espèce que le massacre de Saint-Domingue a donné. Plusieurs esclaves ont sauvé ou cherché à sauver, au risque de leur vie, leurs maîtres ou les enfants de ceux-ci, et plusieurs ont succombé dans cette tentative.

Quelques visites faites par moi dans les cabanes des nègres libres du village de Limonar, à deux cents pas de cette plantation, ont été plus consolantes que ma visite dans le Bohen. C’est par un beau matin et de bonne heure que j’ai entrepris une promenade de découverte de ce côté. Les petites cabanes, dont un bon nombre étaient en écorce de bouleau, d’autres en menues branches tressées et construites en forme de cône, toutes avec toits couverts en palmes, étaient entourées de cocotiers et autres arbres des tropiques. Le village entier avait un aspect africain, d’après ce que j’ai lu ou entendu dire des cabanes et des villes d’Afrique. L’ensemble présentait un certain désordre pittoresque embelli par de beaux arbres, et faisait plaisir à voir après la régularité anglo-américaine. Les cabanes étaient construites un peu à l’aventure, avec aussi peu de peine que possible, et les arbres étaient sortis d’eux-mêmes du sol pour les couvrir de leur ombre. Chaque petit lot de terre ressemblait, au soleil du matin, à un petit paradis terrestre.

Ces enclos, avec cabanes et palmiers, étaient en effet des paradis terrestres, et la plupart d’entre eux habités par des nègres libres. Je l’ignorais encore ce jour-là, mais j’en eus le pressentiment en passant à travers ce village. Un enclos à droite m’attira par ses arbres et ses fruits extraordinaires. Je résolus d’y entrer. Sa petite barrière était dans le plus mauvais état possible, mais d’autant plus disposée à s’ouvrir. Elle me donna accès dans un sentier sablé qui, en se détournant à gauche, me conduisit vers une cabane en écorce de bouleau, couverte en palmes et ombragée par quelques cocotiers. Un peu plus loin était un bosquet de bananiers, de mangos et d’arbres dont les fruits blancs et ronds étaient suspendus aux branches. Près de la cabane se trouvaient les arbres fort élevés (évidemment une espèce de palmiers) qui avaient surtout fixé mon attention. Il y avait là aussi des buissons et des fleurs de cactus. En général, tout annonçait un ordre et des soins raisonnés qu’il n’est pas ordinaire de rencontrer dans les créations des enfants de l’Afrique. La cabane était bien construite, bien tenue ; on voyait que les arbres dont elle était entourée avaient été plantés con amore. La cabane avait aussi sa terrasse sous le toit de palmes, et sur la table étaient posées des cannes à sucre.

La porte était ouverte, le feu brûlait à terre, signe certain qu’un Africain l’habitait. Le soleil regardait par la porte, je fis comme lui. La chambre était spacieuse, bien arrangée et propre ; à gauche, assis sur son lit peu élevé, était un vieux nègre en chemise bleue et bonnet de laine, les coudes appuyés sur ses genoux, le visage tourné vers le feu et reposant sur ses mains. Il paraissait à moitié assoupi, ne me vit pas, je pus donc promener mon regard dans cette chambre. Une petite marmite en fonte, couverte d’une assiette, était sur le feu. À côté du feu était assis un chat moucheté de jaune, et près de celui-ci un poulet blanc se tenait sur une patte. Le feu, le chat, le poulet, tout paraissait sommeiller au soleil qui donnait sur eux ; le chat me regarda un peu et referma les yeux de suite en les tournant de nouveau vers le feu. C’était une image vraie de la vie calme des tropiques ; sur le mur brun de la chambre étaient suspendus quelques outils de jardinage. Au bout d’un moment, le petit vieillard se leva, toujours sans me voir, se retourna et se mit à plier sa literie, car le lit en était réellement pourvu. Il plia ses draps, sa couverture, et finit par rouler une jolie natte épaisse et tressée qui se trouvait au fond du lit. Après avoir mis tout cela de côté avec beaucoup d’ordre, le vieux nègre s’assit de nouveau sur son lit composé de quelques planches, et recommença à regarder le feu en sommeillant. Mais il finit par lever les yeux, m’aperçut, cligna amicalement du regard comme pour me saluer, et dit : « Café. » J’ignore s’il m’invitait à en prendre ou s’il m’en demandait. Le chat et le poulet, paraissant avoir vent du déjeuner, commencèrent à se mouvoir. Je dis au vieillard et à ses compagnons : « Bon déjeuner ! Je reviendrai. » Et je continuai ma course.

Dans le bosquet des bananiers, il y avait une couple de cabanes en menues branches, et dans chacune d’elles un énorme porc, qui déjeunait de son mieux en mangeant de grandes feuilles de bananier. Les porcs sont la principale richesse des nègres cultivateurs et des plantations, qui les nourrissent sans peine avec des feuilles de bananier et d’autres fruits de la terre. Ils les vendent ensuite de douze à quinze dollars pièce. Au delà de ce bosquet se trouvaient quelques champs de racines et de maïs assez mal soignés. Je rencontrais ici, travaillant, mais visiblement ad libitum, un nègre et une négresse. Nous nous saluâmes et essayâmes de causer ; il n’en résulta qu’un fou rire occasionné par mes paroles et mon inintelligence, et je fis comme eux en les entendant rire si cordialement, d’une manière si tropicale. Il y a de quoi réchauffer l’âme dans la causerie et le rire des nègres.

Ce petit lot de terre, composé, à ce qu’il me parut, d’une couple d’acres, était entouré d’une sorte de clôture, partie pierre, partie haie vive. Après avoir vu ce que je voulais voir, après avoir ri et donné des poignées de main aux nègres, je retournai à la plantation pour déjeuner.

M. Chartrain m’apprit que les arbres élevés et ressemblant à des palmiers que j’avais vus, et qui portaient tout le long de leur tige des glanes de fruits ayant de l’analogie avec de petites noix de coco, étaient des papayas, et les fruits blancs des caïmetos ; que le vieux nègre s’appelait Pedro, était né d’une mère libre, et s’était toujours fait remarquer comme un bon et honnête homme. Il avait construit lui-même sa cabane, planté les arbres de l’enclos qu’il tenait à ferme de l’église moyennant cinq dollars par an. Le village de Limonar, ainsi que je l’avais présumé, était, en grande partie, bâti et habité par des nègres esclaves qui s’étaient rachetés et avaient affermé de la terre dans le village ; mais il y en a bon nombre, dit-on, de moins honorables que le vieux Pedro, qui sont paresseux et préfèrent se nourrir en volant des cannes à sucre, des fruits, etc., plutôt que de prendre la peine de les cultiver.

À ma demande, madame Chartrain a eu l’obligeance de m’accompagner, une après-dînée, parmi les nègres de Limonar, pour me servir d’interprète. Aussi calme et douce que son mari est vif et remuant, elle a un son de voix des plus harmonieux, surtout quand elle parle la belle langue espagnole. Nous visitâmes plusieurs foyers nègres ; la plupart étaient moins agréables que celui de Pedro. Les lots de terre dont les noirs jouissent leur sont affermés pour une somme modique annuelle ou de compte à demi par les Créoles espagnols. Je leur demandai s’ils désiraient retourner en Afrique, ils me répondirent en riant : « Non ! nous sommes bien ici ! » La plupart cependant avaient été enlevés de leur pays natal, ayant déjà passé les années de la jeunesse. Une femme avait perdu le bras gauche, madame Chartrain lui demanda comment, et la négresse raconta en espagnol, avec des gestes animés, une histoire que ma compagne ne voulut pas me traduire ; mais, à l’expression triste et soucieuse de son doux visage, je vis que je m’étais fait une idée juste de ce récit, en comprenant qu’il s’agissait d’un acte de grande cruauté commis par le propriétaire ou son agent à l’égard de cette femme sans défense. Notre dernière visite fut pour le vieux Pedro ; je lui apportais du café, et quelques phrases espagnoles pour ceux qui prenaient soin de lui, l’homme et la femme que j’avais trouvés un matin dans les champs. Ils étaient maintenant près de la maison, dans laquelle Pedro était assis comme auparavant.

Le bras droit du mari avait été écrasé par un moulin à sucre, et amputé au-dessus du coude. Depuis, on lui avait permis de se racheter moyennant deux cents dollars ; sa femme aussi s’était rachetée pour la même somme, je crois. Je leur demandais s’ils avaient le désir de retourner en Afrique ; ils répondirent, en éclatant de rire, « Non ; qu’y ferions-nous ? Nous sommes heureux ici. » Et, en effet, ils étaient on ne peut plus contents et joyeux. Je les exhortai à être bons envers le vieux Pedro. Ils répondirent en riant aux éclats : « Oui, oui ! » Je n’aurais jamais cru être amusante à ce point.

La nuit était venue pendant que nous causions près de la cabane ombragée par les cocotiers et les papayas ; les étoiles sortaient, en scintillant avec douceur, de la profondeur du ciel bleu. De l’endroit assez élevé où nous étions, on apercevait les feux rouges d’un four en terre, peu éloigné du moulin à sucre de M. Chartrain ; nous entendîmes des chants et des cris sauvages s’élever des moulins des environs. Là était le travail des esclaves, une vie sans repos, l’empire du fouet, le fourneau ardent de l’esclavage ; ici la liberté, la paix et le repos, sous le beau ciel des tropiques, au sein de son riche verger. Ce contraste était frappant.

Cuba est à la fois l’enfer et le paradis des esclaves. Dans les plantations ils ont un travail plus rude, mais plus d’avenir et d’espoir en fait de liberté et de bonheur que l’esclave des États-Unis.

L’esclave auprès des fourneaux ardents peut lever les yeux vers les hauteurs où les palmiers lui font signe, et penser : « Je me reposerai un jour sous leur ombre. » Quand il y est parvenu, quand il vit comme le vieux Pedro, dans une cabane qu’il a bâtie de ses mains, sous des arbres qu’il a plantés, ou comme le noir au bras écrasé et sa femme, — qui pourrait se vanter d’être plus heureux qu’eux ? Le soleil leur donne des vêtements, la terre leur donne, en échange d’un peu de fatigue, une nourriture abondante ; les arbres laissent tomber de bons fruits à leur intention, fournissent des palmes pour couvrir leurs maisons, nourrir leurs animaux. Chaque jour est beau, exempt de soucis, chaque jour a ses jouissances — du soleil, du repos, des fruits, la vie dans un air dont la seule aspiration est une félicité ; le nègre n’en demande pas davantage. Et lorsqu’il voit, le soir ou la nuit, briller les feux rouges des moulins à sucre ; lorsqu’il entend les claquements du fouet et des cris, alors il peut lever les yeux vers les douces étoiles, et louer le maître des cieux, qui a préparé pour l’esclave, après sa captivité, un paradis dès cette terre ; car, lui aussi a été là-bas, — près du fourneau ardent, sous le fouet du pousseur. Maintenant il est libre et en paix sous ses palmiers. Son frère accablé pourra y venir aussi. Qu’importe si son bras est écrasé ? son cœur est sain. Il est libre, heureux, et personne ne lui enlèvera sa liberté.

Les nègres soumis à la domination espagnole possèdent une espérance et peuvent faire monter une action de grâces vers le ciel, ce qui ne leur est pas possible sous les bannières libres de l’Union.

C’est aujourd’hui dimanche, et M. Chartrain a l’amabilité de laisser danser les nègres de la plantation, pendant une heure de la matinée, à mon intention. Ordinairement ils ne dansent pas durant la saison sèche, mais ils le font avec plaisir, malgré le travail assidu du jour et de la nuit, dès qu’on leur en accorde la permission. J’entends déjà le tambour africain avec sa mesure particulière, décidée, joyeuse. Dès qu’un petit nègre nouveau-né aura été baptisé, la danse commencera.

Je vis fort agréablement avec cette famille, dans laquelle je vois régner la gaieté intérieure qui existait dans la nôtre lorsque nous étions encore nombreux. Quatre fils et trois filles se taquinent un peu entre eux en jouant, et le plus jeune enfant, un garçon, s’amuse avec un tel entrain, que je ne puis m’empêcher de jouer avec lui. Le matin et le soir je fais mes courses solitaires dans les environs, accompagnée, la plupart du temps, par trois boules-dogues dont je ne puis me débarrasser. Ils sont doux comme des agneaux, se couchent paisiblement autour de moi, tandis que je dessine un arbre ou tout autre objet remarquable. Leur escorte est peut-être utile pour moi, car beaucoup de nègres fugitifs errent, dit-on, dans l’île, et ces animaux sont dressés à être aussi dangereux pour les noirs qu’ils sont doux envers les blancs. Les nègres en ont peur.

J’ai dessiné quelques arbres remarquables, entre autres un ceiba dans toute sa santé et magnificence ; c’est un véritable arbre de luxe ; plus un ceiba dans les bras de sa terrible amante. On voit la plante parasite saisir le tronc de ses deux mains gigantesques, et l’étouffer, pour ainsi dire, dans ses embrassements. Ici encore je jouis beaucoup de l’air balsamique et du spectacle extraordinaire que présente la végétation. Il y a, dans cette plantation, de belles allées de palmiers royaux, de mangos, etc. Le soir, quand la nuit est venue, toute la famille étant musicienne, nous faisons de la musique les portes ouvertes, tandis que l’air traverse la pièce dans laquelle nous nous tenons.

Je sais maintenant fabriquer du sucre depuis le commencement jusqu’à la fin. Est-il possible que tant de douceur soit une cause de tant d’amertume, et qu’une jouissance donne lieu à tant de souffrances humaines ! Ce que je vois ici n’est pas, je le sais, le côté le plus sombre de la culture de la canne ; il y en a qui le sont bien davantage et dont je ne parlerai pas maintenant. Je vais voir la danse.

Plus tard.

Sur le gazon derrière la maison est un grand amandier d’Otahiti dont l’épaisse couronne s’étend au loin sur la terre ; il ombrage quarante à cinquante nègres ou négresses proprement vêtus ; les hommes sont en manches de chemises ou en blouses, les femmes en robes longues sans ornements. J’ai vu ici des représentants de diverses nations nègres, des Congos, des Mandingues, des Lucomans, des Carabillis et autres danser à l’africaine. Chaque nation s’y prend d’une manière un peu différente ; mais les traits principaux de ces danses sont les mêmes. C’est toujours un homme et une femme qui représentent une scène de courtiseur et de coquetterie, durant laquelle l’amant exprime ses sentiments, soit en tremblant de tous ses membres en tournant autour de la belle, on serait tenté de croire qu’il va tomber en pièces, soit en faisant des bonds hardis. Souvent il entoure sa dame de ses bras nus, mais sans la toucher. Cette figure varie selon les tribus. Un nègre carabillis passa tendrement l’un de ses bras autour du cou de sa beauté, et de l’autre main il plaça une petite pièce de monnaie en argent dans sa bouche. Le pousseur noir, petit homme laid (celui sous le fouet duquel je vois travailler les femmes) faisait usage de son autorité, soit pour embrasser pendant la danse les plus jolies dames avec lesquelles il dansait, soit en interrompant la danse des autres hommes avec les négresses qui dansaient le mieux, afin de prendre leur place. Tout membre de la réunion peut, en posant un bâton ou un chapeau entre deux personnes qui dansent, les séparer et prendre la place de l’une d’elles. C’est ainsi que souvent une femme dansait avec trois ou quatre hommes sans quitter la place. Les femmes aussi peuvent s’exclure mutuellement de la danse en jetant un mouchoir de cou entre les danseurs ; elles prennent ensuite la place de la femme, qui se retire. Ces changements paraissent toujours s’opérer avec beaucoup de gaieté. La personne expulsée avait l’air de se reposer un moment avec plaisir, pour recommencer ensuite. La danse de la femme exprime toujours une sorte de timidité mélangée de coquetterie, tandis que, les yeux baissés, elle tourne sur place, et ressemble beaucoup à une dinde sous le rapport de la grâce et des manières, lorsque tenant un mouchoir de cou ou de poche de couleur à la main, parfois à chaque main, elle éloigne l’amant trop empressé ou l’attire, — manœuvre qui, dans ce qu’elle a de symbolique, pourrait convenir à tous les peuples, à toutes les classes de gens, mais non pas, — le ciel en soit loué ! — à tous ceux qui s’aiment. Les spectateurs forment un cercle autour des danseurs (un couple à la fois), et accompagnent la danse d’un chant composé de la répétition vive et monotone de quelques mots donnés par une personne du cercle, sorte d’improvisateur élu pour diriger le chant. Chaque fois qu’un nouveau couple se présentait pour danser, il était salué d’exclamations aiguës, on changeait le ton et les paroles du chant. Mais le ton et les voix restaient sans mélodie. On se figure difficilement que ces voix, en se développant, puissent acquérir la beauté, la pureté mélodieuse sans égale, et le talent musical que les nègres des États à esclaves sont parvenus à avoir. Le pommier sauvage africain avec ses fruits acides, transplanté dans le : sol de l’Amérique, y ennoblit sa nature et ses fruits. On m’a dit que les paroles du chant étaient insignifiantes, et personne n’a pu m’en donner le sens. Voici des paroles adaptées par les nègres des créoles français pour leurs danses ; elles ont un sens dans leur patois :

« Mal à tête, c’est pas maladie,
Mal aux dents, c’est pas maladie,
Mais l’amour, c’est maladie. »

La danse des nègres n’a pas de divisions distinctes, de développements, de fin décidée, et paraît se composer de variations sur le même thème, improvisées selon l’idée et l’inspiration des danseurs ; mais celles-ci sont très-limitées, et ne dépassent pas les frémissements, les bonds et les cabrioles dont j’ai parlé. Si une personne danse bien, hommes et femmes sortent du cercle, suspendent leurs mouchoirs de cou sur ses épaules, posent sur sa tête un chapeau ou autre parure. J’ai vu une jeune négresse tourner avec un chapeau d’homme sur la tête et entièrement chargé de mouchoirs. Mettre une petite pièce de monnaie en argent dans la bouche d’une dame dansante est un usage reçu, — mais non des plus distingués, — pour terminer la danse. Trois tambours appuyés contre l’amandier accompagnaient le chant avec leurs instruments en se servant des poignets, des pouces, de baguettes de bois. Ils faisaient autant de bruit que possible, mais toujours avec une mesure et un rhythme parfaits.

La journée étant très-chaude, le linge des cavaliers frémissants ou à courbette était dans un état à croire qu’ils sortaient de la mer. Ils n’en dansaient pas moins de tout leur cœur, et paraissaient capables de continuer à chanter et à danser sans fin. Mais un vigoureux claquement de fouet se fit entendre à peu de distance, et tous les danseurs coururent avec soumission au travail. Les esclaves de Cuba n’ont pas de jours fériés pendant la saison sèche, quoique dans la plantation de M. Chartrain il leur soit permis de cesser leur travail pendant une couple d’heures durant la matinée du dimanche.

Combien cette danse sous l’amandier est animée, idéale, comparativement à la plupart de nos danses de société, la valse exceptée, qui n’ont pas assez de naturel ! Celle des nègres en a peut-être trop, mais elle est pleine de vie et de franchise, et a cela de bon, que toutes les personnes de la compagnie peuvent y prendre part comme danseurs, chanteurs ou approbateurs. Personne n’en est exclu, personne n’est obligé d’orner la muraille, de rester immobile, de s’ennuyer. Vive donc la danse africaine !

J’ai fait avec mes hôtes une excursion intéressante dans l’une des grottes remarquables qu’on trouve en grand nombre dans les montagnes de Cuba. Elle est appelée « le Coteau-de-Lorenzo-San-Domingo. » Madame Chartrain et moi nous étions en volante, toute la jeunesse chevauchait sur de petits chevaux de Cuba, les plus doux et les plus jolis de tous les chevaux ; ils portent leurs cavaliers avec tant d’aisance, qu’ils n’en éprouvent pas la moindre fatigue. Ces chevaux, de petite taille, ont le trot court, mais égal. John Chartrain, jeune homme fort agréable, vif, plein d’animation, fit porter par quelques nègres de la paille et des menues branches dans la grotte afin de l’éclairer ; il en résulta un joli coup d’œil. Sous ces voûtes hautes et sombres voltigeaient des millions de chauves-souris effarouchées. Quelles singulières figures furent éclairées par les flammes ! C’était un monde idéal où toutes les formes qui existent dans la nature, que le cœur humain rêve et pressent, se montraient en ébauches formées par le chaos. Il y avait des figures humaines qu’on aurait dites encore enveloppées de leurs langes, attendant patiemment la lumière et la vie : là se trouvaient des trônes et des chaires, des ailes qui paraissaient vouloir se détacher de la muraille, des milliers de figures fantastiques, jolies, grottesques ou hideuses. Hélas ! ces cryptes de la nature semblent contenir le monde obscur de la crypte du cœur de l’homme, dont nous ne voyons pas les formes, à moins qu’un feu sombre ne les éclaire. Ce que j’ai vu ici, je l’avais vu longtemps auparavant dans mon propre cœur. Je sais que tout cela s’y trouve encore, quoique Dieu ait fait pénétrer le soleil et croître des palmiers dans ses chambres obscures. Je sais qu’au delà de celles-ci il y a encore en moi des espaces sombres qui me sont inconnus, que la vie terrestre ne pourra pas expliquer, car les cryptes de la vie ne s’éclairent qu’instantanément et obscurément sur la terre.

La forme la plus décidée et la plus jolie de cette grotte est celle de la Colonne. Les gouttelettes qui suintent à la voûte tombent à terre, se coagulent et forment une élévation conique ; il en est de même en haut. De gouttelette en gouttelette, les deux masses se rapprochent, les siècles finissent par les réunir, et il en résulte une colonne qui paraît soutenir la voûte et ressemble souvent à un palmier. Il y avait plusieurs de ces colonnes-palmiers complètes dans la grotte, d’autres étaient encore en formation. La puissance de la gouttelette est grande !

Lundi matin.

J’ai parcouru les parcs, étudié les parasites, dessiné des arbres. À Cuba, un bouquet de bois est une agglomération de taillis et de plantes épineuses impossible à traverser. On voit dans les parcs quelques beaux arbres élancés ; mais le plus grand nombre est difforme, grâce aux parasites ou à d’autres causes : le beau et le hideux se touchent. On voit parfois des parasites croître sur des parasites. C’est ainsi que j’ai découvert aujourd’hui un beau convolvulus à grandes fleurs blanches à la cime d’un arbre mort et couvert lui-même de plusieurs plantes aériennes. Les convolvulus sont abondants et forment, avec leurs jolies fleurs, le principal ornement des haies vives, qu’ils rendent plus épaisses et plus belles. On trouve beaucoup d’espèces de fleurs de la Passion sauvages, soit très-grandes et donnant fruit, soit toutes petites, petites. L’un des plus beaux arbres de la plantation est le pomerosa ; il fleurit dans ce moment, et ses fleurs ont un parfum d’une douceur inexprimable. Je quitterai bientôt Ariadne-Inhegno, mais j’y reviendrai pour me conformer au désir de la famille et au mien. Je veux laisser à mes hôtes un souvenir de moi en faisant le portrait du plus jeune des garçons, mon petit camarade de jeu.




St. Amelia-Inhegno, le 15 mars.

Grande plantation à sucre ; et je suis entourée de la fumée du moulin qui pénètre par les fenêtres ouvertes dans ma chambre. C’est une grande et jolie pièce, ayant de véritables fenêtres avec vitres, et d’où j’ai une belle vue sur les collines de la chaîne de Camerioca, avec bosquet de palmiers et plantation à mes pieds. Je suis fort bien ici sous tous les rapports, seulement un peu trop dans la fabrique de sucre ; elle est en face de moi et montée sur une échelle beaucoup plus grande que celle d’Ariadne-Inhegno.

Mon hôtesse, madame de Conick, est une veuve américaine aimable et de bonnes manières ; elle a quatre enfants dont trois sont aux États-Unis ; un seul (jolie jeune fille de seize ans) est avec elle. Madame de Conick habite ici chez son père, vieux militaire d’un caractère jovial, mais presque toujours enchaîné sur son fauteuil par suite de la faiblesse de ses jambes. M. W…, jeune créole américain (sa plantation touche à celle-ci), vient tous les jours. C’est un homme de société aimable ; mon hôtesse et lui ont le don de la conversation badine et facile, au fond de laquelle il y a cependant de la gravité. Il faut ajouter à la société journalière, au dîner et le soir, un jeune homme qui régit la plantation sous la direction du vieux militaire. Il est précieux pour moi, par la franchise et la bonne grâce avec lesquelles il me donne tous les renseignements que je désire obtenir.

Cette plantation est beaucoup plus considérable que celle où je suis allée à Limonar ; mais une grande partie des esclaves, — deux cents, — nouvellement arrivés d’Afrique, ont un air bien plus sauvage que ceux d’Ariadne-Inhegno, aussi les pousse-t-on plus rudement au travail. Sur vingt-quatre heures, ils en ont quatre et demie pour se reposer, c’est-à-dire manger et dormir, et cela pendant six ou sept mois ! Le reste de l’année appelée la « morte saison » les esclaves dorment toute la nuit ; cependant ils ont aussi dans cette plantation une nuit tout entière par semaine pour dormir. Je suis étonnée de voir qu’on peut résister à une vie de ce genre ; car il y a dans cette plantation des nègres vigoureux qui y sont depuis vingt ou trente ans ! Quand les nègres sont parvenus à s’habituer au travail et à la vie des plantations, ils paraissent s’en bien trouver ; mais dans les premières années elle semble dure aux noirs libres et sauvages qui arrivent d’Afrique. Bon nombre d’entre eux cherchent à s’y soustraire par le suicide, surtout parmi les Lucomans ; leur tribu est, à ce qu’il paraît, l’une des plus nobles de l’Afrique. Il n’y a pas longtemps qu’on a trouvé onze Lucomans pendus à un guasima ; cet arbre a de longues branches horizontales. Ils avaient tous noué leur déjeuner autour de leur taille, dans une ceinture. Les Africains croient qu’en mourant ici ils renaîtront sur-le-champ à une vie nouvelle dans leur patrie. C’est pourquoi mainte femme esclave dépose sur le corps du suicidé un mouchoir de cou, celui qu’elle préfère, avec la croyance qu’il arrivera ainsi à ses parents dans la mère patrie et leur portera un souvenir de sa part. On a vu des cadavres d’esclaves couverts de centaines de ces mouchoirs !…

On dit ici : La sévérité seule convient avec les esclaves, le fouet doit être constamment levé sur eux, ce sont des ingrats. Lors du soulèvement de 1846, les maîtres les plus doux ont été massacrés des premiers avec leur famille, tandis que les maîtres sévères ont été portés par leurs esclaves dans les forêts, afin de les soustraire aux révoltés. « Pour être aimé des esclaves, il faut en être craint. » Je ne le crois pas, ce n’est point dans la nature humaine. Mais il y a une différence entre crainte et crainte : l’une n’exclut pas l’amour ; l’autre donne naissance à la haine, à la révolte.

Les esclaves de cette plantation ont généralement un air sombre, sinistre, travaillent dans les champs de cannes avec indifférence et semblent fatigués. Quand ils conduisent les chariots attelés de bœufs, je les vois souvent sucer des cannes à sucre, qu’ils paraissent beaucoup aimer et pouvoir prendre à leur gré ; c’est au moins un soulagement. Ils ne sont pas nourris ici avec du riz, mais principalement avec une racine appelée malanga, qui leur plaît. Son goût me semble désagréable ; on dirait une pomme de terre jaune, mais fade et un peu âcre. Chaque esclave reçoit à dîner une portion de ces racines cuites et les mange avec un morceau de viande salée. À déjeuner, on leur donne du maïs cuit, qu’ils pilent et mêlent avec des tomates sauvages, des platanos ou des légumes, car ils ont, dans une partie de la plantation, de petits champs qu’ils peuvent ensemencer et récolter à leur guise. Chaque famille a également un porc qu’elle élève et vend tous les ans.

Dimanche, 17 mars.

C’est le matin et un jour férié ; mais le moulin à sucre marche, les claquements du fouet activent le travail sans interruption comme un jour ouvrable. On dit que dimanche prochain, les esclaves pourront se reposer quelques heures et danser s’ils le veulent. Mais — ils ont l’air si fatigué !

Il y a des plantations à Cuba où les esclaves travaillent vingt et une heures sur vingt-quatre : des plantations où il n’y a que des hommes qu’on active comme des bœufs et beaucoup plus rudement. Le planteur calcule ce qu’il gagne en faisant travailler ses esclaves de manière à ce qu’ils meurent au bout de sept ans, et en remontant dans l’intervalle son personnel d’esclaves frais amenés d’Afrique, qu’il peut acheter deux ou trois cents dollars pièce. La continuation du commerce des esclaves à Cuba est la cause de ce bas prix. J’ai entendu parler de bandes de six cents esclaves, traités et enfermés la nuit comme des forçats, dans certaines plantations de l’île.

C’est en voyant des rapports de ce genre qu’il est possible de s’engouer des sociétés idéales du socialisme, et que des hommes comme Alcott semblent des saints et des grands prêtres sur la terre. Combien les sociétés fraternelles paraissent belles, même avec leurs exagérations pleines d’amour, à côté des sociétés où l’on abuse épouvantablement des forces humaines, où l’on foule aux pieds le droit de l’homme !

Mais ici également j’ai entrevu l’espoir d’un changement dans la position des esclaves (du moins dans cette plantation), en visitant leur « bohen ». J’y suis souvent allée aux heures des repas, et me suis toujours sentie ranimée en voyant la vivacité, la gaieté des esclaves. Cependant j’y ai vu aussi des visages sombres que le soleil des tropiques paraît impuissant à éclaircir, et tellement désespérés et silencieux que c’était déchirant à voir… J’ai vu cette expression sur des visages de femmes…

Il m’est arrivé souvent d’admirer parmi les hommes esclaves des figures herculéennes, des physionomies énergiques, où la force sauvage paraît jointe à une bonté mâle, remarquable surtout dans leur manière de traiter les enfants et de les regarder.

Ces enfants ne sont pas amicaux et bien comme dans les plantations de l’Amérique du Nord ; ils ne tendent pas leurs petites mains pour vous saluer, ils fixent les blancs avec méfiance, sont craintifs. Mais les tout petits enfants, entièrement nus, gras et potelés, brillants comme une étoffe de soie noire ou d’un brun noir, dansent sur les genoux de leurs mères ; ils ont ordinairement un collier de perles bleues ou rouge-pâle autour des reins et un autre autour du cou, et sont charmants. Les mères, avec leurs colliers de perles au cou, leurs mouchoirs bigarrés, noués en forme de turban autour de la tête, sont fort bien aussi. Elles rient et dansent avec leurs nourrissons.

Dans leurs petites et sombres chambres (elles ressemblent beaucoup à celles d’Ariadne Inhegno), j’ai vu plus d’un esclave occupé, dans ses courts moments de loisir à tresser de petits paniers et chapeaux en feuilles de palmiers. L’un d’eux avait composé, avec de jolis morceaux d’étoffe et des plumes de coq, une magnifique coiffure.

Du reste, les esclaves vivent dans leur « bohen », pour ainsi dire comme des bestiaux. Les hommes et les femmes se réunissent ou se séparent, suivant leur idée ou leur caprice. Quand un nègre et une négresse ont vécu quelque temps ensemble et en sont ennuyés, l’une des parties donne à l’autre un sujet de mécontentement, et on se sépare. S’il survient une querelle bruyante, le surveillant et le fouet sont là pour rétablir la paix.

« N’y a t-il pas ici des couples qui vivent toujours unis comme par mariage, pas d’homme et pas de femme s’aimant assez pour rester ensemble comme de fidèles époux ? » demandai-je un jour à mon guide le régisseur.

— Oui, répliqua-t-il, nous avons quelques couples qui sont toujours restés ensemble depuis leur arrivée dans cette plantation.

— Conduisez-moi vers eux, je vous prie. »

C’était précisément l’heure du dîner. Le régisseur me mena dans l’une des chambres de la muraille. Comme d’ordinaire, la porte était ouverte pour laisser passage à l’air et au jour. L’homme était sorti. Il n’y avait dans la chambre qu’une femme de cinquante ans environ, occupée à un ouvrage quelconque. Son visage était rond et gras, dépourvu de beauté ; mais l’expression en était bonne et paisible.

Je lui demandai par mon interprète si elle aimait son mari. Elle répondit avec assurance et amicalement : « Oui, c’est un homme bon. »

Je lui demandai ensuite si elle l’aimait dès le temps où ils étaient en Afrique.

« Oui.

— Depuis combien de temps ou d’années êtes-vous ensemble ? »

Cette question parut l’embarrasser. Cependant elle sourit et finit par dire « qu’elle l’avait en toujours ! »

Toujours ! Elle ne savait pas combien ce mot était grand et profond dans sa bouche. Il m’alla au cœur. Des semaines, des mois, des saisons, des années, la jeunesse, l’âge mûr, bien des changements étaient passés inaperçus ; d’une partie du monde elle était allée dans une autre, elle avait changé la liberté contre l’esclavage, la cabane de palmes contre le bohen, la vie libre contre celle du travail : tout avait changé, une seule chose était restée inébranlable, son amour et sa fidélité. L’homme qu’elle aimait lui avait toujours appartenu.

« L’amour a besoin d’être appuyé sur le devoir, » a dit un jour notre Geijer en parlant du mariage. C’est vrai ; mais il est beau de voir le mariage entre deux âmes aparentées rester pur et fort au milieu de la sauvage immoralité du bohen, et cela entre deux noirs, deux enfants non civilisés du désert…

Les poëtes et les philosophes parlent d’âmes prédestinées à s’unir. J’en ai trouvé deux ici ; elles s’étaient toujours appartenu, elles s’appartiendront toujours dans la profondeur de l’essence de Dieu, c’est-à-dire dans l’éternité.

L’homme rentra tandis que j’étais encore dans la chambre. Il paraissait avoir le même âge que sa compagne, avait la même expression de bonhomie et, dans son sourire un rayon de soleil enchaîné, un joyeux rayon qui aurait voulu être libre pour éclairer le fond du cœur. On rencontre souvent ce rayon captif sur le visage des esclaves. Ils l’apportent avec eux en guise de dot de leur chaude terre natale, et comme un souvenir de leur première vie de liberté.

En quittant ces époux, je suis allée dans la cellule qui sert de prison, où l’on dépose les esclaves après châtiment, — hommes et femmes, — tandis que l’esprit fermente encore après la douleur éprouvée. Ils sont attachés par une chaîne fixée à une table en bois, et restent assis pris des mains et des pieds, — hommes et femmes, — jusqu’à ce qu’ils soient redevenus calmes, et leurs blessures assez guéries pour leur permettre de retourner au travail. On dit qu’ils engraissent dans la prison. Cette pièce était libre pour l’instant et habitée seulement par des légions de puces.

Je suis fort surprise de ce que le suicide n’est pas plus fréquent parmi les noirs ; il faut que l’instinct de la vie soit bien fort et bien coriace.

Le moulin à sucre d’ici offre à sa manière un spectacle intéressant et pittoresque. Les figures athlétiques des Africains demi nus se tenant auprès des fourneaux ou des grandes chaudières dans lesquelles bout le sucre, ou dans les grandes et sombres salles où ils se livrent à divers travaux, présentent un aspect singulier. Je ne puis voir sans admiration et plaisir la sauvage mais calme majesté de leur maintien, de leurs mouvements, ainsi que l’énergie sombre de leur visage. Des sculpteurs devraient voir et copier ces bustes, ces épaules africaines qui paraissent faites pour supporter l’Atlas. Quoique celui de l’esclavage repose sur ces noirs, ils seraient forts, — épouvantablement forts encore, si l’heure de la vengeance arrivait. Maintenant ils sont silencieux et taciturnes. Les surveillants espagnols, avec leur chemise blanche et leur fouet ou bâton court et carré à la main, se tiennent ici debout ou assis sur des estrades, pour surveiller le travail, et prenant en même temps le matin leur café accompagné d’un pain blanc. Ils me paraissent pour les formes et l’extérieur plus petits et insignifiants que bien des noirs. Dans les États à esclaves de l’Amérique du Nord, il est impossible de se faire une idée de la beauté africaine, surtout dans certaines tribus. Les esclaves indigènes qui s’y trouvent forment une race dégénérée, le corps sauvage s’est apprivoisé.

Plusieurs des esclaves amenés à Cuba sont des princes ou des chefs, et les membres de leurs tribus qui les accompagnent en esclavage leur témoignent toujours une obéissance et un respect profonds. Un tout jeune prince de la tribu des Lucomans avait été amené dans une plantation avec dix autres Lucomans, et condamné un jour à être puni. Suivant l’usage, les autres devaient assister à son châtiment. Lorsque le prince fut couché à terre pour recevoir des coups de fouet, tous ses compagnons s’étendirent à côté de lui et demandèrent à partager sa punition. Cette touchante preuve de dévouement inspira seulement aux grossiers bourreaux la brutale promesse « que ces noirs ne manqueraient pas de recevoir leur part entière de coups de fouet quand l’occasion s’en présenterait. » Ceci ne s’est point passé dans cette plantation.

Avant de quitter le bohen, je te dirai quelques mots de son administration et de sa population. Elle dépend d’abord du maître, ensuite du surveillant, puis du sous-surveillant, qui est parfois un nègre. Dans les grandes plantations comme celle-ci, on a plusieurs surveillants ou seconds, blancs. La disposition d’esprit des esclaves et leur situation dépendent beaucoup de la capacité, de la raison, de l’humanité des surveillants. Mais il arrive souvent à Cuba que la mort cruelle du surveillant rend témoignage de sa conduite despotique, et de la fureur qu’une oppression violente peut exciter chez les nègres, naturellement patients et faciles à contenir.

Si dur que soit l’esclavage pour les habitants du bohen, et quoique les planteurs ignorent la plupart des lois libératrices de l’Espagne relativement aux esclaves, quoique le droit accordé par la loi soit étouffé ici par l’arbitraire, on ne parvient pas à faire disparaître entièrement du bohen le souffle de la liberté. L’esclave sait qu’il peut se racheter et connaît les moyens de gagner de l’argent. À Cuba, la loterie est un des moyens principaux auxquels les esclaves noirs ont recours, bon nombre d’entre eux savent s’en servir avec habileté. Par exemple, les membres d’une nation se réunissent pour acheter beaucoup de numéros rapprochés les uns des autres. D’une ou deux dizaines de numéros qui se suivent il en sort ordinairement un ou deux à chaque tirage. Le gain appartient à la nation, il est partagé entre ses membres. Celle des Lucomans vient, dit-on, de gagner à la loterie de la Havane un lot de onze mille dollars, dont une partie sera employée à racheter plusieurs esclaves de cette nation. Si je ne me trompe, un nègre Lucoman de cette plantation a été racheté, avec le consentement de son maître, pour deux ou trois cents dollars. C’est bien ; quelques-uns recouvrent la liberté ; mais le grand nombre reste toujours dans l’esclavage.

Quant à la vie que je mène ici, elle est aussi libre et agréable que je puisse le désirer. Madame de Conick est une femme du monde des plus gracieuses, qui me laisse toute la liberté que je veux ; elle est pour moi d’une amabilité infinie. Le matin je sors seule, je vais voir le bohen, ou bien j’erre dans la plantation, je jouis de l’air, je dessine des arbres et des fleurs. J’ai fait ici une connaissance plus intime avec l’arbre candélabre dont je t’ai déjà parlé. C’est une branche de fleurs sur un buisson de la famille des Aloès, qu’on appelle Peta. Elle croît sur la plante-mère (buisson à feuilles épineuses et rondes), fleurit tous les trois ans, et porte sur ses bras des glanes de fleurs d’un jaune gris qui donnent fruit dans l’espace de deux mois, après quoi elle se dessèche. Cette fleur est rarement jolie. Il y a ici deux Ceiba remarquables, l’un par sa beauté, l’autre par sa laideur et sa lutte tragique avec les parasites. Le long des champs de cannes, on voit ici des haies sauvages de haute taille composées d’orangers acides et de plusieurs espèces d’arbres des tropiques.

Pendant le moment le plus chaud de la matinée, je me tiens tranquille dans ma jolie chambre bien claire ; j’écris ou je peins. Vers l’heure du dîner, il m’arrive quelquefois de sortir, de faire un tour au bohen, ou bien je me place sous un mangolier près d’un carrefour pour saisir quelques souffles de vent. Après le dîner, je sors presque toujours en volante avec madame de Conick. Sa fille et M. W… nous accompagnent à cheval. Être balancé dans la volante ouverte et dans cet air divin, c’est une des jouissances les plus calmantes et les plus délicieuses qu’on puisse imaginer.

Le soir, la famille se réunit ; je joue des marches américaines et autres morceaux joyeux au vieux militaire qui se souvient alors des exploits de sa jeunesse et sent ses jambes paralysées reprendre une nouvelle vie. Plus tard, je vais sur la terrasse pour voir scintiller les étoiles, en aspirant cet air moins imprégné de vie qu’à Matanzas, mais toujours délicieux.

Au nombre de mes plaisirs, je compte celui d’épier les colibris dans le jardin. Le matin, et immédiatement après le dîner, on est certain de les voir voltiger autour des fleurs, de préférence les fleurs rouges. Il y en a sur un buisson appelé la « coquette ; » au-dessus planent les colibris, rouges eux-mêmes sur la poitrine : on dirait des flammes. Ce sont les plus jolis petits êtres qu’on puisse se figurer ; gras comme des bouvreuils, ils semblent pour ainsi dire assis sur l’air. La coquette et ses courtisans ailés présentent un spectacle ravissant. J’ai vu ici trois espèces de colibris : celle dont je viens de parler, une autre vert-émeraude ayant les formes les plus délicates, et la troisième verte aussi, avec huppe et des raies rouges sur la tête. Ils se posent quelquefois sur une branche ; puis, en prenant de nouveau leur vol, ils font entendre un gazouillement léger et fin. Ils sont méchants les uns envers les autres, se poursuivent parfois avec la rapidité d’une flèche, quand ils sont en rivalité pour une fleur.

En outre de ces charmants petits oiseaux, il y en a de noirs, grands à peu près comme des Choucas ; ils ressemblent aux merles américains. Je les vois souvent perchés sur les branches du Peta. On dit que ces oiseaux sont une sorte de communistes, qu’ils vivent en société, mettent leurs œufs en commun, les couvent de même, et nourrissent leurs petits sans distinguer le mien du tien. Les colibris ont évidemment un tout autre tempérament, et sont de violents anticommunistes.

J’espère être de retour en Suède au mois d’août. La chaleur commence à devenir forte et m’affaiblit tellement, que je partirai de Cuba le 8 avril au lieu du 28, comme j’en avais le projet. J’irai d’ici à Charleston et à Savannah ; je visiterai quelques plantations sur la côte de la Géorgie, et me rendrai ensuite dans la Virginie, que je veux connaître, et où je passerai le mois de mai, puis à Philadelphie et à New-York ; là, je rentrerai dans mon cher Rose-Cottage. J’irai de là aux Montagnes Blanches du New-Hampshire, je visiterai le Maine et Vermont ; au commencement de juillet je serai de nouveau dans mon premier et beau foyer de l’Hudson ; de là en Angleterre, puis—à la maison.

Je vais passer quelques jours à Cardinas, petite ville sur le bord de la mer, puis je reviendrai ici. Madame de Conick me prête sa volante.

  1. Ces pauvres gens ne sont pas vendus publiquement, mais de la main à la main. On dit qu’au moment où ils débarquent ces nègres sont affaiblis au plus haut degré, et que leur extérieur est des plus misérables. La traversée est pour eux un martyre de trois semaines. Il faut les nourrir et les soigner pendant quelque temps avant de pouvoir tenter les acheteurs. (Note de l’Auteur.)