La vie de famille dans le Nouveau-Monde/Lettre 32

La vie de famille dans le Nouveau-Monde
Traduction par R. du Puget.
(TOME TROISIÈMEp. 1-52).
LA


VIE DE FAMILLE


DANS


LE NOUVEAU-MONDE




LETTRE XXXII


Nouvelle-Orléans (Louisiane), 1er janvier 1851.


Bonjour et bon an, ma sœur chérie, mon amie. Puisse cette aurore de la nouvelle année pénétrer plus joyeusement chez toi que dans ma chambre, et le Nord élevé te présenter une terre couverte de neige sur laquelle brille le soleil éclatant ! Ah ! comme on respire facilement chez nous pendant une journée d’hiver resplendissante de clarté, quand les arbres poudrés à blanc scintillent joyeusement ; qu’il est agréable alors de se promener, comme je l’ai fait tant de fois, sur les eaux et les champs du Parc. Que c’était beau ! Mais ici, dans ce Sud magnifique, il pleut et bruine continuellement. Le beau temps dont je te parlais dans ma dernière lettre n’a pas duré. Aujourd’hui il tombe du grésil, la température est humide et froide ; les jeunes arbres de la place Lafayette ont l’air piteux, les feuilles pendent comme des haillons. Cependant je suis parfaitement dans ma chambre claire, agréable, chaude, et sur ma cheminée brille une branche verte, chargée des plus charmantes petites oranges ; à côté sont deux grandes bouteilles contenant du véritable vin de la Louisiane, cadeaux de bonne année qui m’ont été envoyés par de bons et nouveaux amis ; ils m’ont donné ainsi l’été dans ma chambre et dans le cœur.

Parlons maintenant du Bushkitou, fête que les Indiens de ces contrées célébraient tous les ans sur les bords du Mississipi, à l’époque où les Européens y pénétrèrent la première fois. C’est suivant moi l’une des plus remarquables fêtes indiennes de l’Amérique du Nord ; elle pourrait bien avoir transmis quelque chose de son sens spirituel à la solennité du jour de l’an de la race blanche.

La fête de Bushkitou tombait à la fin de l’année, se prolongeait pendant huit jours, dont chacun avait sa cérémonie particulière ; mais ils étaient principalement consacrés au jeûne, aux purifications et à la méditation sur soi-même : Il est dit de temps à autre dans une narration au sujet de cette fête : « Ce jour (le troisième, le cinquième et le septième, si j’ai bonne mémoire), les hommes sont assis en silence sur la place. » Les purifications étaient des ablutions où la cendre jouait le rôle principal, et, chose remarquable ! cette cendre devait être apportée aux guerriers par des jeunes filles presque enfants ; il en était de même pour la nourriture qu’ils prenaient dans les intervalles du jeûne. Les hommes, car il n’est point parlé des femmes, exécutaient aussi, à la clarté du feu, des danses de nuit, durant lesquelles ils se lavaient avec de l’eau chaude où bouillaient certaines plantes et racines, ayant des vertus bienfaisantes. Il paraît que la danse de la septième nuit était la plus symbolique et la plus importante. Le septième jour les hommes sont « assis en silence sur la place. » Le huitième est le dernier grand jour de purification. Les hommes se rendaient alors sur une hauteur près du fleuve, dans lequel ils se précipitaient la tête la première, et plongeaient profondément à diverses reprises. Puis ils sortaient de l’eau, reprenaient leurs vêtements, leurs habitudes et occupations ordinaires. Mais, ce qu’il y a surtout de remarquable, c’est qu’après ces fêtes le passé, c’est-à-dire les mésintelligences, les torts grands ou petits des membres de la tribu devaient être oubliés et considérés comme non avenus. L’homme et la vie étaient censés renouvelés. Quiconque rappelait après ces fêtes un souvenir désagréable ou manifestait de la rancune payait une amende. Le Bushkitou était donc la fête annuelle de la réconciliation et du renouvellement. Qu’il serait beau de pouvoir noyer tous les souvenirs amers dans ce Léthé indien ! Le Bushkitou, avec sa volonté intérieure et son travail extérieur, est incontestablement un bon auxiliaire pour y parvenir. Les nations civilisées auraient bien fait de l’adopter.

Une coutume établie aux États-Unis, surtout dans les grandes villes, me paraît être dans sa fleur à New-York et à la Nouvelle-Orléans ; il se pourrait qu’elle tirât son origine du Bushkitou des Indiens. Dans ces deux villes, le jour du nouvel an est considéré comme une sorte de solennité, de renouvellement et de réconciliation. Si une petite piqûre ou une mésintelligence a eu lieu pendant l’année entre deux personnes ou deux familles qui par suite ont cessé de se voir ou de se parler, — une visite de nouvel an suffit pour tout raccommoder sans explication ; on est tacitement d’accord d’oublier le passé et de considérer la vie comme renouvelée.

Les femmes de la « haute volée » ne sortent pas ce jour-là, et se tiennent en grande toilette dans leurs salons bien éclairés au milieu du jour, pour recevoir les hommes, qui sont chargés de faire toutes les visites et les compliments. J’ai ouï dire que plus d’un jeune homme, favorisé d’un grand nombre de connaissances, tombe malade à la suite de tout le mouvement qu’il est obligé de se donner en entrant et sortant des maisons, en montant et descendant plusieurs centaines d’étages, depuis le matin jusque bien avant dans la nuit.

Une amicale famille de la Nouvelle-Orléans m’a invitée à passer cette journée chez elle, afin d’assister à ce joyeux spectacle ; mais cela m’aurait fatiguée sans me donner ce dont j’avais besoin le jour de l’an. S’il y avait ici un véritable Bushkitou indien, je voudrais en être pour essayer d’oublier. Je me plongerais volontiers à cette intention dans le Mississipi, pourvu que je fusse certaine de — revenir à la surface… La profondeur de la grâce de Dieu deviendra mon Bushkitou. Tandis que le temps gronde et pleure, que le beau monde fait des visites et des compliments, que les cavaliers galants se réchauffent aux sourires des jolies femmes dans des salons éclairés au gaz, je profite du repos que je goûte chez moi pour te parler des événements de ces jours passés, du marché des esclaves, de leur vente à l’enchère dans la Nouvelle-Orléans. Je n’y ai rien vu de particulièrement blessant, — sinon la chose en elle-même, et ne puis m’empêcher d’éprouver une sorte de surprise en voyant qu’un pareil trafic est possible dans une société qui se dit chrétienne. Il me semble parfois que ce n’est pas vrai et seulement un rêve.

Le marché aux esclaves se tient ici dans plusieurs maisons. On les devine facilement aux groupes de femmes et d’hommes de couleur variés du noir au jaune clair, assis ou debout devant les portes. J’ai visité, conduite par mon aimable docteur, quelques-unes de ces maisons. Dans l’une d’elles, le gardien des esclaves, ou leur propriétaire, était un homme amical, d’une humeur douce, qui tirait vanité du bon aspect de sa marchandise. Les esclaves furent appelés dans une grande salle et placés sur deux rangs. Ils paraissaient bien nourris et bien habillés, mais des personnes de la ville m’ont dit que leur apparence est bien différente quand ils arrivent ici après des marches pénibles, enchaînés deux à deux et formant de longues files.

J’ai remarqué parmi les hommes des figures réellement athlétiques, des visages bons, des fronts qui l’étaient aussi et remarquablement larges et droits. La moindre parole ou plaisanterie amicale appelait sur ces visages un sourire lumineux rempli de bonhomie, et dans ces larges bouches brillaient de belles dents blanches ressemblant à des perles. Un nègre surtout, — on en demandait deux mille dollars, — m’inspira de la confiance, et je dis à haute voix « que ce garçon me plaisait, que nous deviendrions, j’en étais certaine, de bons amis. — Oh ! oui, Mame ! » dit-il avec un éclat de rire amical. Parmi les femmes, peu nombreuses comparativement aux hommes, — soixante-dix à quatre-vingts, — se trouvaient plusieurs mulâtresses claires. Un monsieur prit l’une des plus jolies par le menton, lui ouvrit la bouche pour examiner son palais et ses dents, sans plus de cérémonie que s’il s’agissait d’un mouton ou d’un cheval. À sa place, j’aurais mordu, je crois, le pouce de cet homme, tant je me sentais irritée de sa manière de procéder, tandis qu’évidemment il n’y trouvait, ainsi que la mulâtresse, rien de blessant. C’est la coutume ici. Mes questions à cette pauvre marchandise humaine se bornaient principalement à demander aux esclaves d’où ils venaient. La plupart arrivaient du Missouri et du Kentucky ; leur gardien m’accompagnant constamment, il m’était impossible de leur demander des détails biographiques, et, dans tous les cas, je n’aurais pas été certaine ici de la vérité de ceux que j’aurais pu obtenir.

Dans une autre de ces maisons à esclaves, j’ai vu un homme dont je n’oublierai pas l’aspect et l’expression, quand je vivrais un siècle encore. Les esclaves paraissaient être sa propriété ; mon compagnon lui demanda la permission, pour moi et pour lui, de les voir ; il y consentit, mais d’un air, et en me lançant un regard terrible, comme s’il eût voulu me pulvériser. C’était un homme d’une taille herculéenne et d’une beauté extraordinaire ; il avait une tête de Jupiter, mais la majesté et la douceur étaient remplacées par une dureté véritablement épouvantable. On aurait pu parler justice et humanité à une dalle aussi bien qu’à cet homme. L’expression roide de ses yeux bleu foncé, ses lèvres fortement serrées, annonçaient qu’il avait mis le pied sur sa propre conscience et un terme à toute espèce de doute et d’hésitation ; qu’il bravait le ciel et l’enfer ; qu’il lui fallait de l’argent ; que, s’il avait pu briser dans sa forte main l’humanité entière pour la métamorphoser en argent, il l’eût fait avec plaisir. Le monde entier n’était pour lui qu’un moyen d’avoir de l’argent ; peu lui importait qu’il croulât, pourvu qu’il pût rester assis sur ses ruines, en étant un homme riche, l’unique homme riche et puissant de la terre. Si j’avais voulu peindre l’égoïsme complet et achevé, cette belle tête m’aurait servi de modèle. Son expression sombre et son manque de lumière étaient d’autant plus frappants, que son teint était clair, que ses joues un peu creuses portaient de jolies roses. Cet homme paraissait avoir cinquante ans environ.

Après avoir vu trois de ces maisons à esclaves et une des chambres où l’on tient ces derniers pendant la nuit (il ne s’y trouve pas de lits, de chaises ni de tables), je suis allée à l’hôpital de la Nouvelle-Orléans. C’est un grand établissement qui me paraît bien dirigé. Il s’y trouvait quelques cholériques, une jeune fille et un jeune homme mourants. Je posai ma main sur leur front, ils ne la sentirent pas ; le dernier sommeil les avait déjà touchés.

J’ai diné ce jour-là, 30 décembre, chez mon compatriote M. Schmidt ; il voulait me régaler d’un véritable dîner de Nouvelle-Orléans et surtout du potage favori de la Louisiane appelé « gumbo, » fait avec les grains d’une espèce de sagou. Madame Schmidt, jolie, aimable et simple de manières, n’avait jamais vu une femme auteur et paraissait un peu étonnée de trouver une créature humaine tout comme une autre dans celle qu’elle recevait.

Le dîner à la façon de la Nouvelle-Orléans était recherché, bon, et le gumbo la plus exquise de toutes les soupes du monde, véritable élixir de vie de l’espèce la plus solide. Quiconque a mangé du gumbo peut abaisser les yeux avec orgueil sur le potage à la tortue le plus vrai. Après le dîner, mon aimable hôtesse, sa sœur et moi, nous causâmes agréablement auprès de la cheminée. J’éprouvai du plaisir à m’entretenir avec cette aimable femme si naturelle, à l’entendre parler français.

Le soir j’ai pris le thé chez une famille Callendar. L’affliction profonde causée par la perte de deux enfants donnant les plus belles espérances paraît avoir accablé le père et presque brisé le cœur de la mère ; une seule fille, délicieuse jeune personne, est restée.

Le 31 décembre, je suis sortie (toujours pluie, humidité et froid), bras dessus bras dessous avec le docteur, pour assister à une vente d’esclaves aux enchères qui avait lieu non loin de ma demeure, dans l’un des moins vastes emplacements où elles ont lieu à la Nouvelle-Orléans. Le plus grand est une magnifique rotonde, dont la voûte somptueuse serait digne de retentir des chants de la liberté. J’y suis allée une fois avec M. Harrison pour assister à une grande vente d’esclaves ; nous arrivâmes trop tard.

Nous entrâmes, le docteur et moi, dans une grande salle malpropre, passablement humide et froide, au rez-de-chaussée d’une maison où une foule de gens étaient réunis. Une vingtaine d’hommes ayant l’air de messieurs se tenaient debout en demi-cercle autour d’un tabouret élevé couleur de boue et vide pour le moment. Le long du mur étaient quelques noirs, hommes et femmes, silencieux et graves. Toute l’assemblée gardait le silence, on aurait dit qu’un nuage gris et lourd reposait sur elle ; par la porte ouverte sur la rue, on entendait tomber la pluie. Les messieurs me fixaient avec des regards obliques, sombres, et me souhaitaient probablement au pôle nord. Quelques autres entrèrent rapidement ; l’un d’eux, grand, un peu gras, était évidemment un « bon vivant. » Il monta sur le tabouret de vente. On voyait qu’il sortait de déjeuner, car il en avalait gaiement les derniers morceaux. Il prit le marteau, et, s’adressant à l’assemblée, lui parla à peu près ainsi :

« Les esclaves que nous allons vendre n’importe à quel prix forment une petite partie des esclaves de maison appartenant à un seul maître. Celui-ci, s’étant rendu caution pour un de ses amis qui vient de faire faillite, est obligé, pour ne pas déshonorer sa signature, de vendre quelques-uns de ses fidèles serviteurs. Ce n’est donc point par suite des fautes qu’ils auraient commises ou autres défectuosités que ces esclaves sont vendus. Ce sont des serviteurs fidèles et parfaits, une nécessité impérieuse a pu seule décider leur maître à s’en séparer. Ils valent un prix des plus élevés ; quiconque les achètera peut être certain que cette acquisition augmentera le bien-être de sa maison. »

Puis il fit signe à l’une des femmes d’approcher, et lui donna la main pour monter sur le tabouret, où elle resta debout à côté de lui. C’était une grande mulâtresse, bien faite, d’un extérieur agréable quoique triste, d’un maintien remarquablement timide et noble. Elle tenait dans ses bras un tout jeune enfant endormi, qu’elle regarda continuellement la tête baissée pendant la vente, et portait une robe grise montante ; un mouchoir jaune pâle à carreaux bruns était noué en bandeau autour de sa tête. Le commissaire se mit à faire devant l’assemblée l’éloge de toutes les bonnes qualités de cette femme, de ses talents et de sa capacité, de son caractère, de son bon esprit, de son amour de l’ordre, de son habileté extraordinaire à soigner une maison, de sa piété, et ajouta que l’enfant, ne devant pas en être séparé, augmentait sa valeur. Puis il cria à haute voix :

« Eh bien, messieurs, combien pour cette femme véritablement supérieure, distinguée, etc., etc., et son enfant ? »

Et, en même temps, le bras, l’index tendus, il indiquait chacun des hommes debout autour de lui, qui répondaient de temps à autre à son exclamation par un bref et silencieux mouvement de tête. Il continuait à crier :

« Offrez-vous cinq cents dollars, monsieur ? On me les a déjà proposés pour cette femme et son enfant. Il ne faut pas y songer, elle vaut le double avec son enfant. Cinq cent cinquante ! six cents ! six cent cinquante, six cent soixante-dix ! Mon cher monsieur, pourquoi ne pas dire de suite sept cents dollars pour cette femme extraordinaire, supérieure, et son enfant ? Sept cents dollars est un prix de voleur ; elle n’aurait pas été vendue à ce prix si son maître n’avait pas éprouvé un malheur, » etc., etc.

Le marteau tomba lourdement, la femme était vendue, ainsi que son enfant, pour sept cents dollars, à l’une des sombres et muettes figures placées devant elle. Cet homme est-il bon ou mauvais ? sera-t-elle avec lui dans un esclavage supportable ou affreux ? dans quelle partie du monde la conduira-t-il ? La femme et la mère vendue de la sorte le savait aussi peu que moi. Et le père de son enfant, où était-il ?

D’un air abattu mais résigné, les yeux toujours fixés sur son enfant endormi, la jolie mulâtresse descendit du tabouret pour se placer contre le mur du côté opposé. Une jeune fille nègre très-noire, la tête entourée d’un joli mouchoir jaune coquettement arrangé et dont les deux bouts formaient comme deux petites ailes de chaque côté de sa tête, lui succéda. Elle était fort gentille et agréable de figure, ses yeux se promenaient vaillamment et avec curiosité sur l’assemblée. Le commissaire exalta de même son mérite et cria ensuite : « Combien pour cette jeune fille véritablement charmante ? » Elle ne tarda point à être vendue trois cent cinquante dollars, si ma mémoire est exacte.

Ce fut ensuite le tour d’un jeune homme. Il était mulâtre, avait « une très-bonne figure exprimant la douceur, la délicatesse des sentiments ; domestique dans la maison de son maître, il avait été élevé par lui, en était fort aimé, et le méritait ; en un mot c’était un jeune homme parfait. » Il fut vendu cinq ou six cents dollars.

Puis vint une femme plus âgée, de ces bonnes et agréables figures qu’on rencontre si souvent dans la population noire ; on voyait à ses manières qu’elle aussi avait été au service d’un bon maître, habituée à être traitée avec douceur, ce qui l’avait rendue douce et heureuse. Tous ces esclaves, à l’exception de la jeune fille à l’air étourdi plutôt que bon, paraissaient accoutumés à une vie de famille toute d’amour.

Quel sera leur sort maintenant ? S’ils sont tombés en de mauvaises mains, la différence entre le présent et le passé leur semblera bien dure, affreuse ! à la mère surtout, dont toute l’âme était concentrée sur son enfant et qui le verra vendre bientôt peut-être !

Il n’est pas de sermon, de discours abolitionniste, qui puisse saper plus énergiquement que cette vente l’institution de l’esclavage !

Le maître étant bon, les serviteurs aussi étaient bons et dévoués ; cependant ils ont été vendus au premier venu qui a bien voulu les acheter comme des animaux dépourvus d’âme !…

Le soir.

Le premier jour de l’an est fini. Moi aussi, j’ai eu la visite de quelques hommes polis qui n’étaient inconnus jusque-là. Parmi eux, je me souviens avec un plaisir particulier de deux frères du nom de Duncan, banquiers dans cette ville, hommes sérieux et de cœur, remarquables, dit-on, par leur amour fraternel et leur esprit national. Mon compatriote, M. Schmidt, est venu causer avec moi ce soir. Il habite depuis longtemps la Nouvelle-Orléans, connait beaucoup de choses, est ouvert, communicatif, sa société m’est fort profitable.

Ma vie dans cette maison est des plus charmantes. J’ai réellement joui de ce mauvais temps, parce qu’il m’a donné le loisir de dessiner et de lire ; le dessin est un véritable délassement pour moi. J’ai fait le portrait de quelques-uns de mes amis et peint celui de ma petite servante, jolie et sombre mulâtresse. Elle a de beaux yeux, un mouchoir jaune noué sur le front comme les négresses de la Louisiane ont l’habitude de le porter. Elle a été jusqu’ici, comparativement, une esclave heureuse.

« Tes maîtres ont-ils été bons envers toi ? lui demandai-je.

— Ils ne m’ont jamais adressé une parole dure, Mame, » répliqua-t-elle.

Dimanche 5 janvier.

Vite et succinctement quelques mots sur — mes faits et gestes, sur les choses qui m’ont occupée ces derniers jours.

Hier, dans la matinée, j’ai visité les prisons de la ville, accompagnée par le directeur et quelques magistrats distingués. Les soins extérieurs donnés aux prisonniers me semblent bons ; l’ordre et la propreté dominent ici comme partout où la race anglo-américaine fait la loi. Relativement à l’ordre intérieur, je me souviens de ce qui suit :

J’ai visité plusieurs chambres où des femmes accusées de grands crimes étaient détenues en attendant qu’elles en fissent l’aveu. Leurs vêtements annonçaient des moyens beaucoup au-dessus de la pauvreté, mais leur extérieur parlait de l’empire des passions violentes et basses. J’ai remarqué plus spécialement une femme accusée de meurtre (par jalousie) sur la personne de son mari : elle avait un air fort insolent et arrogant. Toutes ces femmes parlaient de leur innocence, se plaignaient de l’injustice des hommes. Elles avaient chacune leur chambre et jouissaient en commun d’une terrasse qui longeait la muraille du côté de la cour. Sur cette terrasse étaient assises ensemble quelques négresses qui se chauffaient au soleil. Leur expression était si bonne, si pacifique, une couple de jeunes filles surtout portaient tellement le sceau de l’innocence et de la bonhomie, que je demandai avec un peu de surprise : « Pourquoi sont-elles ici ? Quel mal ont-elles fait ?

— Aucun, me répondit-on. Leur maître s’est rendu caution pour un homme qui a fait faillite, et, afin que ses créanciers ne lui prissent pas ses esclaves pour les vendre aux enchères, il les a déposés ici jusqu’au moment où il pourra les reprendre.

— Vous voyez, ajouta l’un des magistrats, que c’est afin de les protéger et pour leur bien qu’elles ont été mises ici.

— Combien de temps pourront-elles y rester ? demandai-je en songeant au bien que ces femmes peuvent retirer de leur contact journalier avec les « dames innocentes, » accusées des plus grands crimes.

— Fort peu de temps, quinze jours, au plus trois semaines. »

L’une des jeunes négresses sourit avec mélancolie et un peu ironiquement. « Quinze jours ! dit-elle ; nous sommes ici depuis deux ans. »

Je regardai le magistrat, il avait l’air tant soit peu embarrassé. « Ah ! c’est singulier, fort extraordinaire… une circonstance tout à fait exceptionnelle… très-rare !… » Et il se hâta de m’emmener.

Encore et toujours même injustice envers des créatures humaines, parce qu’elles ont — la peau noire.

Immédiatement après le dîner, je suis allée voir l’asile catholique des orphelines pour deux cents petites filles, élevées par quinze sœurs de la Miséricorde. C’est un joli établissement fort bien tenu. À peine rentrée, on est venu me prendre pour aller à l’Opéra français. On donnait Jérusalem de Verdi ; l’exécution en a été très-bonne. La prima donna, madame D…, est une grande favorite du public, et le mérite par sa belle figure, la noblesse de ses manières, un talent musical remarquable, quoique sa voix ne soit pas forte. Ses mains et ses bras sont d’une beauté rare et leurs mouvements en harmonie avec le chant.

La scène la plus intéressante pour moi n’était pas cependant sur le théâtre, mais dans la salle, où les dames de la Nouvelle-Orléans, assises dans les loges et au balcon, la faisaient ressembler à un parterre de roses blanches. Elles portaient toutes des robes de gaze blanche, avaient la poitrine et les bras, souvent fort beaux, nus, la tête découverte ou ornée de fleurs. Toutes étaient très-pâles, sans avoir l’apparence de la mauvaise santé. Beaucoup de jeunes personnes fort jolies avaient des traits fins, des visages ronds comme les enfants. La beauté proprement dite était rare ici comme partout. Le fard blanc, dont les femmes font en général usage dans cette ville, donne beaucoup de douceur au teint, mais il est souvent trop visible. Je ne m’oppose aucunement à ce que dans la vie de société on se rende jolie autant que possible ; mais il faut le faire avec adresse et bien, si on ne veut pas qu’il en résulte un effet désagréable.

J’étais dans une loge de face, invitée par M. Day, un ami de Harrison, et très-bon musicien. Par suite de la chaleur et des fatigues de la journée, j’avais mal à la tête, mais je tenais tant à me bien porter le lendemain matin, pour aller voir avec Harrison le « marché français, » que l’énergie de la volonté et du café très-fort me guérirent. J’ai donc pu me diriger à six heures, avec mon cavalier, vers la partie française de la ville.

Le marché français est dans tout son éclat chaque dimanche matin, et cette disposition prouve la différence qui existe entre le caractère national français et celui des Anglo-Normands, ceux-ci considérant un semblable marché comme une violation du sabbat.

Le marché français est l’une des scènes les plus animées et les plus pittoresques de la Nouvelle-Orléans. On se croirait transporté dans un vaste marché parisien, avec cette différence que l’on voit ici des gens de diverses nations, qu’on y entend parler divers idiomes, qu’on y voit une grande quantité de produits de zones différentes. Il s’y trouve des Anglais, des Irlandais, des Allemands, des Français, des Espagnols, des Mexicains, des nègres, des Indiens. La plupart des vendeurs sont des créoles noirs (ou indigènes), ils ont l’animation et la gaieté françaises, parlent bien cette langue, et maint individu m’adressa, avec le plus joyeux sourire, un « bonjour, madame, bonjour, madame ! » tandis que je me promenais entre les étalages couverts d’oiseaux, de fruits, de fleurs, de pain, de pâtisseries, de gruau, de légumes, d’une foule innombrable de bonnes choses. Le tout, arrangé avec élégance et ordre, rendait témoignage de la surabondance des biens de la terre et donnait lieu de penser involontairement qu’il serait impossible de souffrir de la faim sur notre globe si toutes choses y étaient bien ordonnées. Les étalages de fruits présentaient un véritable luxe. On y voyait briller beaucoup de fruits des tropiques, complétement nouveaux pour moi. Deux à trois mille personnes environ, acheteurs et vendeurs, étaient en mouvement dans ce marché, si bien ordonné et si joyeusement animé, qu’il était impossible de ne pas en être amusé. On déjeunait, on causait, on riait absolument comme dans les marchés de Paris, à haute voix, en badinant ; les noirs surtout, ces enfants des tropiques, rayonnaient d’une joyeuse vie. Le tout représentait une véritable scène méridionale imprégnée de soleil, d’animation, de gaieté et de bonne humeur.

Les Indiens se tenaient sur les limites extérieures de la place du marché. De petites filles assises à terre, enveloppées dans leurs couvertures avec un air grave et roide, tenaient les yeux baissés sur des linges étendus devant elles, où quelques racines et plantes sauvages apportées par elles étaient exposées en vente. Derrière elles et en deçà du marché, des petits garçons indiens tiraient avec leurs arcs des flèches en l’air, pour engager les blancs de leur âge à faire l’acquisition de ces armes joujoux. Les garçons rouges, le front orné de plumes et de quelques rubans de couleurs éclatantes, présentaient un grand contraste avec les petites filles pâles, timides et non parées. Ces enfants appartenaient aux tribus des Choctaws et des Chickasaws, dont plusieurs familles habitent encore la Louisiane occidentale et l’Alabama.

Nous quittâmes, Harrison et moi, cette joyeuse scène au soleil levant et en nous désaltérant avec de délicieuses oranges ; nous rentrâmes en longeant le port, sur lequel d’immenses barriques de sucre étaient rangées.

Plus avant dans la journée, je suis allée à l’église. Le prédicateur, homme de génie, à ce qu’on disait, prêcha l’amour des hommes — d’une manière païenne, en citant les paroles d’un Romain célèbre : « Si quelqu’un ne prend pas plus de soin de son prochain que de ses bestiaux et de ses esclaves, il ne mérite pas qu’on dise de lui : C’est un homme bon. »

En voilà assez sur le sermon et le prédicateur, qui n’était pas sans talent, surtout quant au débit ; il y joignait cependant de trop grands gestes.

Dans l’après-midi, M. Geddes m’a menée voir les cimetières français. C’était véritablement une « ville des morts, » avec rues et places, formées par des chapelles, des tombes en pierres, toutes à une certaine élévation du sol, très-chargé d’humidité. Du reste, point d’arbres, ni pelouses, ni verdure, excepté autour de quelques tombes isolées ; pas de fleurs, rien de ce qui rend témoignage de la vie, d’un souvenir d’amour. Tout était mort, pétrifié, désert, on n’y voyait pas non plus de promeneurs. Je ne continuai pas moins d’avancer entre ces tombes et ces chapelles en pierres ; un ciel bleu se voûtait au-dessus de la ville des morts. Je traversai trois immenses places formées par des tombeaux. C’était le plus grand contraste qui se puisse imaginer de la scène du matin.

Demain j’irai avec M. et madame Geddes à Mobile, dans l’Alabama, où je suis invitée par madame Walton Le Vert, dont j’ai souvent entendu parler comme d’une ravissante « Belle, » fort célèbre dans le nord et le sud des États Unis. Nous traverserons en bateau à vapeur le lac de Pontchartrain, pour entrer dans les eaux du golfe du Mexique, sur le bord duquel est située Movilla, aujourd’hui Mobile.

Mobile (Alabama), le 8 janvier.

L’été, l’été, complète chaleur de la Saint-Jean, mon Agathe. Ah ! que n’ai-je une baguette magique pour te transporter au centre de cet air ou pour te l’envoyer ; il te rendrait immanquablement la santé, et tu te sentirais heureuse comme je le suis maintenant. Depuis le 5 janvier, où le temps est devenu délicieux, je marche avec une sorte d’étonnement causé par cet air si suave.

Lundi, dans l’après-midi, je suis partie de la Nouvelle-Orléans en compagnie de M. Geddes et de son aimable femme. La soirée et le coucher du soleil furent magnifiques sur le grand lac de Pontchartrain. Les planteurs de la Louisiane possèdent de belles villas remplies de luxe avec jardins analogues sur ses rives basses. La « Floride » sur laquelle nous traversions ce lac calme et limpide, était la fleur des bateaux à vapeur. Sa beauté et ses ornements étaient encore dans leur première fraicheur, et M. Geddes, copropriétaire du navire, n’a pas voulu me laisser payer ma traversée.

Nous jouissions de cet air délicieux, de ce magnifique ciel du soir ; nous fûmes bien nourris, nous dormîmes parfaitement et vîmes le lendemain matin le soleil briller sur Mobile.

Madame Le Vert vint me prendre en voiture. C’est une femme petite, jolie, ressemblant d’une manière frappante à madame L… par l’extérieur, les manières et le parler, mais il y a moins d’acier dans sa nature. On m’avait beaucoup parlé de sa vivacité et de sa grâce, je fus donc surprise de découvrir sur son visage la trace évidente d’un profond chagrin. Dans l’espace de deux ans elle avait perdu, coup sur coup, son frère et deux enfants. Depuis lors, madame Le Vert a renoncé au monde, dont elle était l’ornement, à toutes ses vanités. Elle s’est enfermée dans ses appartements, y a passé plusieurs mois en pleurant constamment. La visite de madame Worthly Montague à Mobile, son amabilité, sa sympathie pleine d’âme, tirèrent madame Le Vert de son état de mélancolie, et elle se remit insensiblement ; mais elle est encore en deuil, comme morte aux plaisirs du monde, et ne croit pas avoir la force de surmonter jamais le chagrin qui l’a pour ainsi dire écrasée. Cependant elle rit parfois de tout son cœur, mais on voit à ses yeux qu’elle a beaucoup pleuré.

Hier, dans l’après-dînée, elle m’a fait faire en voiture une belle promenade à travers une forêt de magnolias, sur les bords du golfe du Mexique. Le magnolia est un laurier dont le feuillage, de couleur foncée, est toujours vert. Il est irrégulier dans sa forme, grand, a une couronne presque constamment arrondie et touffue. De longues lianes descendent comme des voiles de ses bras forts et noueux entre les grottes formées par son feuillage. C’est un arbre romantique au plus haut degré, et, quand il fait éclore ses fleurs blanches embaumées, il rappelle un poëme de Byron.

L’air était délicieux. Les vagues du golfe se brisaient mollement et largement contre le rivage avec un grand murmure comprimé. La forêt était silencieuse, fraîche et verte : je me reposais, je respirais, je jouissais en harmonie profonde avec la scène naturelle qui m’entourait et l’aimable jeune femme assise à mon côté.

Le soir je suis allée au spectacle, invitée par le directeur, qui a eu la politesse de mettre une loge à ma disposition pendant mon séjour à Mobile. Dans une pièce intitulée la « Fille des Étoiles, » j’ai vu avec beaucoup de plaisir une actrice fort jeune, douée d’un talent extraordinaire, mademoiselle Julie D… ; à ma grande surprise elle m’a fait répandre des larmes.

Du 8 au 12 janvier.

Belles et paisibles journées ! La ville, ses habitants, le temps, tout me plaît à Mobile, j’y végète admirablement, et demeure chez madame Waltom, mère de madame Le Vert ; c’est une femme excellente, d’un certain âge et veuve du précédent gouverneur de la Floride. Son foyer est lumineux et calme ; il en est de même de l’aspect et des manières de ses nègres. Je fais tous les matins une promenade dans un camp d’Indiens Choctaws en dehors de la ville et m’amuse extrêmement à étudier la vie et les coutumes de ces sauvages. Pour m’y rendre, je monte la rue du Gouvernement, la principale rue de la ville ; elle est large et droite, c’est une allée formée par de jolies villas entourées d’arbres et de jardins. Des orangers chargés de fruits resplendissent au soleil, qui de tous les jours fait autant de belles journées d’été.

Le camp indien se compose de treize huttes en écorces, ressemblant à nos échoppes de marché, mais entièrement ouvertes d’un côté, du moins pendant le jour. L’intérieur de ces huttes est de la plus grande pauvreté. L’activité et les soins des habitants ne paraissent avoir d’autre but que l’estomac. J’y suis allée à différentes heures et je les ai toujours trouvés mangeant ou préparant de quoi manger. Ce matin ils déjeunaient avec des oranges, qui me semblaient avoir été apportées en grande quantité dans le camp. Je présume qu’elles n’étaient pas des plus saines. Mais les hommes rouges, dévorant ces jolis fruits sur la lisière de la verte forêt éclairée par le soleil, formaient une scène très-gaie. Il y a constamment du feu allumé devant les huttes, et auprès du feu sont assises de vieilles femmes racornies, à cheveux gris, ayant tout l’extérieur de véritables sorcières, occupées soit à tourner quelque chose sur le feu, soit à chauffer leurs maigres mains, et paraissant vouloir s’envelopper autant que possible de fumée. Les enfants assis par groupes autour du feu, ou courant sur le gazon et jouant à la balle, sont jolis, vifs. Ils ont de beaux yeux noirs. Les jeunes femmes, parfois très-parées de bracelets et de colliers, ont différents ornements peints sur les joues. On rencontre constamment sur la route qui conduit à la ville des Indiennes portant sur le dos de grands paniers remplis de menues branches de pin inflammables qu’elles vont y vendre. Le panier est soutenu au moyen d’un ceinturon fixé autour du front, comme chez les Indiennes du Minnesota. Les hommes sont dans ce moment à la chasse dans les montagnes de l’Alabama ; mais quelques-uns d’entre eux, restés ici, se sont fait entre les arbres un paravent de branches et de feuillages, derrière lequel ils s’habillent, se peignent et se parent. Ils portent des anneaux au nez et se vêtissent avec élégance. L’un de ces Indiens, jeune homme remarquablement joli, portait ses cheveux en longues boucles tombantes sur ses épaules. J’ai fait le portrait d’une couple de jeunes filles. Elles paraissent vigoureuses, gaies, et ressemblent pour les traits à des Juives, c’est-à-dire à celles qui ont le nez un peu large et plat.

On fait l’éloge de la fidélité de ces Indiens, de leur exactitude à tenir une parole donnée. Il paraît qu’en remontant la rivière de l’Alabama on en trouve encore beaucoup à l’état sauvage. Il en est de même d’une partie considérable de cet État, sous le rapport de la nature, aussi bien que des mœurs de ses colons blancs. L’Alabama est un État jeune, sa constitution date de 1819. Il a adopté l’institution de l’esclavage, la plus propre à enrayer le développement intellectuel et matériel. L’esclavage enchaîne les maîtres blancs aussi bien que leurs serviteurs noirs.

Mobile a aussi son marché aux esclaves, mais je n’y ai vu que des jeunes filles mulâtres dont on n’avait pu se défaire ailleurs ; elles paraissaient lentes et indifférentes.

Je suis allée plusieurs fois au spectacle, où mademoiselle D… m’a toujours amusée et m’a toujours plu. Elle est venue un soir chez madame Le Vert, ainsi que le reste de la société des acteurs. J’ai vu aussi, dans la même maison, une grande partie de la haute société de Mobile, et jamais autant de jolies femmes réunies. Quelques-unes d’entre elles étaient des États de New-York, elles annonçaient la vie intelligente qui distingue particulièrement ces États.

Je me souviens également avec plaisir des quelques hommes âgés et fonctionnaires dans l’Alabama, ils étaient sensés et lucides sur toutes les questions, excepté celle de l’esclavage. Parmi les hommes jeunes, il faut que je te présente comme mon ami particulier M. Reynolds, poëte et auteur dramatique de talent. Il m’a accompagnée dans bon nombre de mes courses ; son excellent cœur et sa conversation sans prétention m’ont fait passer des moments fort agréables. Il a arrangé pour la scène quelques uns des événements historiques de son pays ; l’un de ses drames « Alfred et Inez, ou le siége de saint Augustin, » sera emporté par moi comme lecture de voyage.

Parlons maintenant de madame Le Vert. Je l’ai réservée pour la bonne bouche, parce qu’elle a su se glisser jusqu’au fond de mon cœur.

Qu’il est agréable d’aimer, de dire : Voilà une personne qui me plaît ! Il est singulier, en vérité, que cette femme du monde dont j’ai entendu parler comme d’une « Belle, » et de l’un des plus jolis ornements de la société, me soit devenue presque aussi chère qu’une sœur cadette. C’est parce qu’elle est très-bonne, parce qu’elle a beaucoup souffert, parce que, sous la surface du monde, se trouve une raison parfaite et pure fort rare, un cœur qui peut aimer, se dépouiller de toute vanité, pour faire plaisir à ceux quelle aime. Sans le vouloir et tout naturellement, nous nous sommes trouvées ensemble comme si nous nous étions toujours connues. Madame Le Vert prétend que je lui donne la nourriture intellectuelle dont elle a besoin.

Si tu avais envie de connaître l’idéal d’une maîtresse avec son esclave, il faudrait pour cela que tu visses Octavie Le Vert et Betzy, sa femme de chambre, jolie et spirituelle mulâtresse. Betzy ne pourrait vivre sans sa maîtresse, sans arranger tous les jours ses cheveux à la Marie-Stuart ; la voir jolie, gaie, admirée, c’est la vie et le bonheur de Betzy. Elle a voyagé avec Octavie dans les États-Unis. Quand on la met sur ce chapitre, quand elle peut raconter combien sa maîtresse a été ravissante, admirée, adorée, alors Betzy est dans son élément ; mais elle ajoute : « Hélas ! madame n’est plus la même. Autrefois elle avait de si jolies roses, — vous auriez dû les voir… Non elle n’est plus la même depuis ce chagrin ! » Et les yeux de Betzy se mouillent de larmes.

Malgré l’amour dévoué de l’esclave et quoique madame Le Vert ne voie dans sa maison et celle de sa mère que des esclaves heureux, elle fait cependant partie des personnes dont le bon cœur et la raison n’ont point été égarés ni trompés relativement à ce qui est bien ou mal. Elle exprime simplement et avec gravité, toutes les fois que l’occasion s’en présente, sa conviction que « l’esclavage est un mal. » Nous sommes sur ce chapitre d’un accord parfait.

Nous avons fait le projet d’aller ensemble à Cuba ; c’est pourquoi nous partirons de bonne heure demain pour la Nouvelle-Orléans, afin de nous embarquer le 14 au matin sur le bateau à vapeur le « Pacific ». Les palmiers de Cuba rafraîchiront le visage d’Octavie, fatigué par les larmes, et appelleront de nouvelles roses sur ses joues ; ses yeux jolis et beaux reprendront leur éclat en se levant vers ce ciel sans nuage, — et nous causerons ensemble avec calme de ce qui pourra la rendre heureuse et plus gaie que par le passé, quand je ne serai plus auprès d’elle. Tel est mon rêve et mon espoir.

Avant de m’éloigner de la jolie ville où je me suis si bien trouvée, je te dirai que l’Alabama est un État à coton ; qu’il a, au sud, des plantations, des terres sablonneuses, d’importantes forêts de pins, et, au nord, de jolies montagnes (les monts Alleghany s’abaissent et finissent ici) et des prairies. On fait l’éloge de la contrée qui longe ses cours d’eau navigables, et surtout de la rivière de Mobile, qui conduit à Montgommery, la capitale politique de l’Alabama. J’ai été fort tentée de la remonter, mais le temps, le temps… Les chemins de fer, les bateaux à vapeur, les écoles, les universités, commencent à répandre la lumière et une vie fraîche dans les États à esclaves, dont les citoyennes blanches paraissent prendre l’habitude çà et là de chercher une jouissance vitale plus haute en se frottant les gencives avec du tabac en poudre très-fort ; d’où il résulte une sorte d’enivrement propre à donner de l’animation aux sentiments et à la conversation.

Adieu, jolie et amicale Mobile !

Adieu, mon Agathe chérie, la première fois que je l’écrirai, ce sera de Cuba !




Nouvelle-Orléans, 15 janvier.

Hélas non ! le voyage de Cuba n’a pas eu lieu cette fois. Le départ de Mobile s’est effectué sous les meilleurs auspices ; Octavie était gaie. Pour la première fois depuis son grand chagrin, elle allait s’éloigner de sa maison et voir des objets nouveaux ; nous étions contentes mutuellement d’être ensemble. Le bon docteur Le Vert avait fait cadeau à sa femme d’une somme d’argent considérable, afin qu’elle pût se bien amuser à Cuba. La mère d’Octavie, ses deux petites filles, lui dirent adieu avec amour, et en espérant la voir revenir heureuse. Betzy était de la partie, car elle parle espagnol aussi bien que sa maîtresse, et celle-ci ne peut se passer de Betzy, qui fit avec zèle et activité tous les préparatifs du voyage. Nous montâmes à bord le matin ; le soleil se leva avec magnificence sur le lac de Pontchartrain. Nous voguâmes toute la journée avec calme, assises dans la cabine de madame Le Vert au milieu des fleurs, la fenêtre ouverte, et humant l’air balsamique, lisant à haute voix ou causant tranquillement. C’était charmant ! Le soir il y eut clair de lune magnifique. Nous nous tenions sur le pont ; quelques messieurs se joignirent à nous, se présentèrent eux-mêmes ou se firent présenter par d’autres, et formèrent bientôt un cercle autour d’Octavie, dont la conversation facile et gracieuse exerce partout une puissance attractive. Nous nous couchâmes tard. Au milieu de la nuit, je m’aperçus que nous nous arrêtions brusquement. Je me levai et regardai par la fenêtre. La lune brillait sur le lac, uni comme une glace. Nous étions engravés. Il était une heure du matin, et il fallait être à six heures à la Nouvelle-Orléans pour nous embarquer à neuf sur le « Pacific ». Tel était notre plan ; mais nous restâmes immobiles jusqu’à une heure le lendemain en attendant que le flux vînt nous dégager. Nous avions donné dans un banc de sable.

Cette journée fut aussi belle que la précédente. Certaines appréhensions redoutables concernant le dîner ayant été dissipées par les soins de quelques messieurs qui s’étaient fait conduire à terre dans un bateau à rames pour chercher des vivres, et avaient rapporté de quoi faire un repas des plus délicats et surabondant, ce petit contretemps nous parut moins désagréable. Le voyage à Cuba se trouve remis à une époque indéterminée, et ce retard m’obligera probablement à le faire seul, Octavie ne pouvant pas s’absenter aussi longtemps de chez elle.

Ce fut à dix heures du soir seulement que nous pûmes prendre terre. Il n’y avait pas de convoi de chemin de fer à notre disposition pour nous conduire à la Nouvelle-Orléans. Un exprès y fut envoyé. Betzy prit soin de nos effets, et deux messieurs, se faisant, avec la véritable galanterie chevaleresque américaine, nos cavaliers, nous conduisirent dans une maison de campagne près du chemin de fer ; les maîtres étaient absents, ce qui n’empêcha pas de faire bon feu dans une grande salle.

La nuit était des plus belles. Il y avait autour de la maison un grand jardin rempli de plantes à demi tropicales du genre des palmiers. Je n’en avais pas encore vu de cette espèce, et passai la plus grande partie de mon temps jusqu’à minuit à errer au milieu de ces plantes rares que le clair de lune rendait plus belles encore en les éclairant de sa lumière mystique. — Nos aimables chevaliers, s’étant procuré une voiture, nous conduisirent enfin à la Nouvelle-Orléans, où nous arrivâmes à une heure à l’hôtel Saint-Charles ; il était comble. On finit par nous donner des chambres au quatrième. Lorsque j’entrai dans celle d’Octavie, je trouvai madame Le Vert inondée de larmes et jetée sur une chaise ; Betzy debout, au milieu de la pièce, consternée, les yeux fixés sur sa maîtresse ; elle me dit bas à l’oreille, en indiquant Octavie du regard : « Elle a habité cette chambre il y a deux ans avec les deux petites filles, vous savez, et les a habillées ici pour aller à un bal d’enfant !… »

Je soulevai doucement la tête d’Octavie ; elle me dit seulement : « Voulez-vous changer de chambre avec moi ?

— Très-volontiers. » J’aidai Betzy à opérer ce déménagement, et je restai avec madame Le Vert jusqu’au moment où elle fut calme.

Nos chambres étaient presque sous les combles, et je ne pus m’empêcher de mesurer des yeux la distance qu’il y avait de ma fenêtre dans la cour, en songeant au saut que j’aurais à faire si le feu prenait à l’hôtel pendant la nuit ; car il faut toujours s’attendre à un incendie dans les grandes villes américaines. Je m’arrêtai à la pensée que pareil bond fait par moi serait — le dernier.

Je fus satisfaite et reconnaissante, le lendemain matin, de me trouver paisiblement dans mon lit. Quant à la pauvre Octavie, elle avait passé son temps à pleurer ; mais je parvins, à force de tendresse, à la distraire.

Je la quitterai cette après-midi pour aller habiter une maison particulière qui m’est offerte, au nom de ses cousins, par mademoiselle W., jeune personne du Massachusett. Son individualité et la manière dont elle m’a fait cette proposition m’ont paru si gracieuses, que j’ai accepté sur-le-champ son invitation. Ceci avait eu lieu avant mon départ pour Mobile. Mademoiselle W. est venue dans la matinée, et m’a dit avec son sourire fin un peu malicieux et calme :

« Je crois avoir le droit de vous demander pourquoi vous êtes dans ce lieu. »

Il fallut promettre de me laisser conduire cette après-dînée dans la rue de l’Annonciation et la maison de M. Cooks. Mademoiselle W. est une véritable descendante des pèlerins, sous le rapport de la fermeté de volonté ; elle y joint le charme qui la rend irrésistible.

Je me trouve de nouveau avec mes amis, Harrison, M. et madame Geddes ; j’irai me promener avec eux dans une heure sur une route faite avec des coquillages, ayant la longueur d’un mille suédois[1] ; elle descend vers la mer. C’est une des merveilles de la Nouvelle-Orléans. M. et madame Geddes habitent à l’hôtel avec leurs deux enfants durant les mois d’hiver qu’ils passent dans cette ville. Beaucoup de familles font de même, moins par goût pour les hôtels que parce qu’il en coûte fort cher en Amérique pour s’établir chez soi, chaque famille voulant, en général, avoir une maison entière. Les jeunes gens qui s’aiment et ne veulent pas attendre, pour se marier, qu’ils soient assez riches pour « monter maison », se logent à l’hôtel. J’ai entendu bien des femmes se plaindre du vide et de l’ennui de ce genre de vie, blâmer son influence sur les jeunes personnes. Elles y trouvent trop de tentation à vivre uniquement dans les plaisirs, la vanité et la frivolité.

Plus tard.

J’ai vu Octavie. Quoique pâle et ayant encore les yeux rouges, elle est redevenue une « Belle » en grande parure, robe de soie noire garnie de dentelles, d’ornements, entourée d’une petite cour d’hommes, et faisant la « conversation » dans l’un des jolis salons de l’hôtel. Ses amis et ses admirateurs ne tarderont pas à lui rendre la gaieté. Je puis la quitter en paix, et me retirer dans un foyer plus paisible avec mon aimable Américaine du Nord. Octavie est une rose, Anne W. un diamant, et madame Geddes une perle fine.

Rue de l’Annonciation, 19 janvier.

Chère Agathe…

Le 21 janvier.

J’ai commencé la ligne précédente le lendemain du jour où je suis venue habiter le bon et paisible foyer de M. et de madame Cooks, jeunes époux calmes et remplis de douceur, qui paraissent vivre entièrement l’un pour l’autre et pour leurs deux enfants. Le temps a été admirable l’après-dînée et le soir de mon arrivée ici. Je ne puis décrire la suavité de l’air, la limpidité du ciel, la beauté ravissante du soleil, des nuages pendant le jour, de la lune et des étoiles pendant la nuit. Nous étions assises, mademoiselle W. et moi, sur la terrasse, entourées d’oléandres, de magnolias, et nous jouissions de tout cela. Des aloès de haute taille, des juca gloriosa, d’autres arbres et plantes rares brillaient d’un beau vert dans les jardins qui entourent les jolies maisons de cette rue tranquille et champêtre. Je jouissais, en outre, de la conversation de mademoiselle W., de sa manière si fraîche, spéciale, complète, indépendante, de sentir et de juger les choses de la vie, j’y retrouvais le feu comprimé que j’avais vu briller dans ses yeux ; il me réchauffait.

Mais je voulais te raconter ce qui m’a interrompue avant-hier. D’abord le froid, puis — le feu. Le lendemain de mon arrivée dans ce foyer, ayant été mauvais et froid, m’a rendue tellement irritable, que je me félicitais du bonheur de n’avoir point d’esclaves, et par conséquent de ne pas être tentée d’épancher ma fâcheuse humeur sur elles. Je n’ai jamais compris, avant mon séjour en Amérique, la puissance que les sensations du corps exercent sur l’âme. Je gelais donc, mais on fit du feu dans ma grande et jolie chambre. Octavie et madame Geddes vinrent pour poser ; j’avais commencé leurs têtes dans mon album.

J’éprouvais du plaisir à regarder, à dessiner ces deux aimables femmes, le profil noble, grave, régulier, de madame Geddes, le visage rond, piquant, de madame Le Vert, avec son petit nez retroussé, ses cheveux arrangés d’une manière fantastique et pleine d’art par les mains habiles de Betzy. — Nous nous trouvions fort bien ensemble. Madame Geddes était assise devant la cheminée, Octavie devant moi ; nous causions sérieusement et gaiement sur l’amour, lorsque M. Geddes fit demander à sa femme de lui envoyer ses clefs. L’hôtel Saint-Charles était en feu. Madame Geddes, sachant son mari et ses enfants dans l’hôtel qui brûlait, y courut.

Avant de venir chez moi, Octavie avait permis à Betzy de sortir et fermé la porte de sa chambre. Personne, dans l’hôtel, ne pouvait prendre soin de ses effets. Sa jolie garde-robe, sa cassette aux bijoux, qui contenait aussi plusieurs centaines de dollars destinés au voyage de Cuba, — tout cela ne pouvait manquer de devenir la proie des flammes. « C’est incontestable, » dit Octavie en restant assise devant moi avec un calme sans pareil. Le cœur qui avait été déchiré par un chagrin profond ne pouvait pas être affecté par la perte de quelques biens terrestres. Je le vis clairement, tandis qu’Octavie faisait avec calme l’énumération de ce que renfermait sa chambre et qui serait brûlé ; elle nous raconta que le matin, de bonne heure, elle avait vu une masse de fumée noire sortir de dessous son lit et s’était empressée de donner l’alarme, d’envoyer chercher le maître de l’hôtel ; mais il lui fit répondre qu’il n’y avait pas de danger, que la fumée était passée par une cheminée défectueuse, que le mal ne tarderait point à être réparé. En effet, la fumée avait diminué dans sa chambre au bout d’un moment ; cependant elle n’avait pas cessé entièrement quand Octavie était sortie.

J’avais eu tant de preuves de la présence d’esprit de Betzy, de son attachement pour sa maîtresse, que je ne pouvais m’empêcher d’espérer en elle dans cette circonstance. « Betzy n’aura pas tardé à entendre parler de cet incendie ; elle y courra, dis-je, et saura trouver le moyen de sauver ce qui vous appartient.

— Elle n’arrivera pas à temps, répliqua Octavie, elle est allée chez une amie qui demeure dans un quartier éloigné. L’hôtel est en bois, le feu l’aura dévoré en quelques heures ; il a sans doute éclaté près de ma chambre, tout sera brûlé. »

Cette perte n’était rien pour Octavie, plus tourmentée de l’inquiétude de son mari et de sa mère, s’ils apprenaient l’événement avant d’avoir reçu une lettre d’elle. Le temps s’écoulait, et, comme nous n’entendions parler ni de Betzy ni de Saint-Charles, madame Le Vert résolut d’aller chez une de ses amies qui demeurait près du grand hôtel pour apprendre quelque chose relativement à l’incendie et savoir s’il était possible de s’en approcher.

Elle était partie depuis une heure quand on sonna vivement à la grille donnant sur la rue. Je reconnus Betzy et descendis en courant pour lui parler. « Eh bien, Betzy, qu’est-ce ? m’écriai-je.

— Tout est sauvé ! répondit-elle hors d’haleine, au point de pouvoir à peine parler, mais avec un visage rayonnant. J’ai l’argent sur moi ! » Elle posa la main sur sa poitrine. « Où est ma maîtresse ?

— Elle est allée à Saint-Charles, je crois.

— Il n’y en a plus, ce n’est qu’un monceau de cendres… »

En effet, en moins de trois heures, cette belle maison avait été détruite, et sa population, composée d’environ quatre cents personnes, était sans abri.

Je suis allée avec Betzy à la recherche de madame Le Vert. Cette brave fille m’a raconté en chemin qu’ayant entendu parler de l’incendie ; elle était accourue à l’hôtel ; l’un de ses habitants, ami de madame Le Vert, avait enfoncé la porte de sa chambre et sauvé avec Betzy tout ce qui lui appartenait. Rien n’avait été perdu. Betzy me dit ensuite combien elle aimait sa maîtresse. Elle aurait pu se marier plus d’une fois, et maintenant encore un homme libre du Nord désirait l’avoir pour femme ; mais il lui était impossible de songer à quitter madame Le Vert ; elle l’aimait trop pour cela et ne s’en séparerait jamais.

Lorsque nous arrivâmes à la maison où demeurait l’amie de madame Le Vert, nous apprîmes qu’on était venu chercher Octavie pour la conduire dans un petit hôtel voisin de Saint-Charles, et Betzy y courut.

Je me dirigeai, en pensant à madame Geddes, vers le lieu de l’incendie, dans l’espoir d’apprendre quelque chose à son sujet, et j’eus le bonheur de rencontrer près de là son fils aîné ; il me dit que ses parents et son petit frère étaient en bonne santé chez des amis.

Je passai devant Saint-Charles, où quelques personnes seulement étaient encore occupées du feu. Il avait accompli son œuvre, et les flammes entouraient maintenant le pied de la belle colonnade en détruisant ce qui restait du rez-de-chaussée. Cette ruine brûlante offrait un aspect très-pittoresque ; la place dont elle occupait l’un des côtés ne présentait pas la moindre trace de dévastation ou de désordre ; tout y était de nouveau rangé et tranquille. On m’a dit aujourd’hui qu’une souscription était déjà ouverte pour construire un nouvel hôtel Saint-Charles : encore une preuve de l’activité américaine ! Quelques personnes ont été blessées par l’incendie et plusieurs ont perdu leurs effets. Le feu a éclaté à côté de la chambre d’Octavie. Heureusement que cet événement n’a pas eu lieu la nuit.

Je ne regrette pas Saint-Charles ; c’était un hôtel magnifique, cher, peu agréable, et, suivant moi, digne de sa mort. Pour une nuit et la moitié d’un jour passés dans une chambre obscure au quatrième étage, on m’a fait payer cinq dollars et quart. La Louisiane est le plus cher des États de l’Amérique du Nord.

Du 20-27 janvier.

Journées de vie paisible ; vilain temps ; il pleut et bruine avec une persévérance sans égale. Pas une tache bleue au ciel, pas un rayon de soleil, toujours brouillard, humidité et un froid gris. Le temps a mis empêchement aux courses que je devais faire dans et hors la ville. Mais je suis reconnaissante du gîte calme et agréable où je me trouve. Mes hôtes sont doux, pleins d’aménité, fort paisibles, et dans leur maison règnent le bien-être et l’ordre qui distinguent les foyers américains. Mademoiselle W… a de la vie, une ardeur calme, concentrée ; c’est un être réfléchi dont l’originalité et les lectures à haute voix le soir me donnent infiniment de plaisir. J’ai éprouvé une jouissance réelle à lui entendre lire les poëmes et les pièces dramatiques de Bowring. Ce poëte n’est pas grand comme artiste ; il manque de force, d’ensemble dans la composition ; mais il y a quelque chose de grand et de pur dans les sentiments et l’esprit : cela réjouit et réchauffe le cœur. Son chant est empreint d’une énergie héroïque, noble et fraîche ; on se sent comme ranimé par un souffle de vie divine en le lisant.

Je suis allée un soir chez M. et madame Day, amis de Harrison, où j’ai entendu une musique excellente exécutée par quelques amateurs, hommes et femmes des États du Nord. Un autre soir j’ai entendu, à l’Opéra, le Prophète de Meyerbeer. La pièce est prosaïque et pauvre de fond ; mais le spectacle est beau, et la musique, malgré tout son fracas, a quelques morceaux dramatiques d’un caractère magnifique. Madame Day a joué, chanté noblement et bien le rôle de Fidès. Le prophète avait une triste figure et ne valait guère mieux que son amante. Si l’auteur, au lieu de prendre pour base une pauvre intrigue d’amour, avait conservé le fanatisme et l’orgueil religieux que nous trouvons dans le prophète historique Jean de Leyden, cet opéra aurait offert un intérêt vrai. Maintenant il ne donne aucune pâture à la pensée, et attaque tellement mes nerfs par la continuité de ses effets retentissants, que j’ai de la peine à tenir les yeux ouverts en l’écoutant. La dernière scène, d’une splendeur désagréable, m’a un peu réveillée. Le coup d’œil que présentaient les jeunes et jolies créoles en blanc, assises à l’amphithéâtre et dans les loges, m’a réjoui la vue comme toujours ; mais j’ai découvert sur le visage de quelques femmes âgées des nez fortement poudrés de blanc.

J’ai visité aussi des écoles et des asiles où l’on m’avait invitée à aller.

La Nouvelle-Orléans est divisée en trois municipalités. On dit que, depuis un petit nombre d’années, les écoles se sont beaucoup améliorées, qu’elles ont pris un nouvel élan. Des instituteurs et des institutrices des États du Nord viennent ici. Les appointements d’une institutrice peuvent aller jusqu’à mille dollars ; mais la vie est trois fois plus coûteuse dans cette ville que dans les autres États de l’Union.

Dans les grandes écoles de garçons, j’ai entendu ces derniers chanter leur patrie comme étant « le pays des braves, des hommes libres. » On chantait ceci dans un État à esclaves, sans pressentir l’ironie contenue dans ces paroles. C’est donc dès l’enfance que l’esclavage fausse l’esprit droit et pur de la jeunesse ; il agit d’une manière fâcheuse sur le sentiment du vrai des enfants, les empêche de voir le mensonge, leur gâte le cœur et le caractère. Une noble femme de la Nouvelle-Orléans, établie dans cette ville depuis quatre ans, m’a dit beaucoup de choses sur la déplorable influence que l’institution de l’esclavage exerce sur l’éducation des enfants ; elle les rend emportés et durs. L’enfant entouré d’esclaves dès le berceau s’habitue à les commander, à les voir obéir à ses caprices, à voir un refus puni, et quelquefois avec cruauté. De là une disposition à la colère, les scènes sauvages et sanglantes habituelles dans les États à esclaves.

Comment en serait-il autrement ? J’ai vu moi-même ici des exemples de la conduite des enfants à l’égard des esclaves, et qui prouvent suffisamment combien cette institution développe le penchant naturel de l’homme au despotisme.

Je n’ai pu m’empêcher d’admirer dans une école de jeunes filles l’habileté avec laquelle elles faisaient des salto mortales intellectuels. Dans l’examen que la directrice leur fit passer et qu’elles subirent avec une remarquable capacité, les questions leur furent adressées à peu près dans l’ordre suivant :

« D’où provient la neige ? À quel nombre se monte l’armée de l’empereur de Russie ? Où est la Laponie ? Qu’était Napoléon ? Qu’est-ce que le salpêtre ? À quelle distance la terre est-elle du soleil ? À quelle époque a vécu Shakspeare ? Quand Washington est-il mort ? Quelle est la population de la France ? Qu’est-ce que la lune ? »

Les jeunes filles répondirent en chœur et presque toujours juste. Cet examen a été pour moi une succession de surprises, et je me demandais quelle espèce d’ordre doit régner dans ces jeunes âmes où s’amalgament la « neige, l’armée russe, la Laponie, Napoléon, le salpêtre, etc. »

Il faut te parler maintenant d’un véritable spectacle africain auquel j’ai assisté avec Anne W…, dans l’après-midi de dimanche dernier. C’était dans l’église africaine, car même ici, dans la joyeuse et frivole ville de la Nouvelle-Orléans, l’esprit du christianisme a commencé son œuvre de renouvellement de la vie, a créé des écoles du dimanche pour les enfants nègres, où ils apprennent à connaître le Sauveur, et il est permis aux esclaves de couleur d’avoir un service divin dans des églises à eux.

Nous arrivâmes trop tard pour entendre le sermon ; mais, après le service divin, il y eut ce qu’on appelle une assemblée de classes. J’ignore si je t’ai dit que les méthodistes forment dans leurs paroisses certaines divisions de classes qui choisissent chacune un guide ou exhorteur. Aux assemblées de classes, les exhorteurs s’adressent successivement aux membres de leurs classes qu’ils supposent avoir besoin de consolations, d’encouragement, leur parlent à voix haute ou basse, reçoivent leur confession, donnent des conseils, etc. Comme j’avais vu une de ces assemblées de classes dans l’église nègre de Washington, je savais à peu près ce qui allait avoir lieu ; mais mon attente a été complétement dépassée. Nous étions plus près du soleil tropical qu’à Washington.

Les exhorteurs allaient, venaient, parlant çà et là aux individus assis sur les bancs ; mais presque aussitôt ceux-ci tombaient, s’exaltaient, se mettaient à parler, à pérorer plus haut, plus vivement encore que l’exhorteur, et couvraient sa voix. L’un de ces exhorteurs surtout, dont le visage noir et bienveillant resplendissait de la lumière intérieure, avait en outre une expression de bonhomie et de joie qui faisait plaisir à voir. Quoique ses phrases ne fussent guère variées, elles se composaient cependant de paroles chrétiennes d’un grand sens, et il les prononçait avec tant de cordialité, qu’elles ne pouvaient manquer d’atteindre le cœur avec force. Il lui arrivait parfois de rester court ; il paraissait chercher un instant, puis recommençait ce qu’il venait de dire, l’exprimait avec la même chaleur, la même foi. Il ressemblait à un soleil plein de vie. Lui aussi annonçait seulement les messages joyeux du christianisme.

« Appuyez-vous sur le Christ ! Il est le Seigneur tout-puissant. Il vous viendra en aide. Il arrangera tout pour le mieux. Croyez en lui, ma sœur, mon frère. Invoquez-le… Appuyez vous sur le Christ. Il est le Seigneur, » etc.

Insensiblement le murmure qui se faisait entendre dans l’église grandit et se transforma en un ouragan de voix et de cris : « Venez, Seigneur Jésus. Venez, O venez ! oh gloire ! » Ceux qui prononçaient ces paroles se levaient en bondissant (on aurait dit des bouchons de champagne), agitaient leurs bras, leurs mouchoirs en l’air, comme s’ils cherchaient à faire descendre quelque chose, le tout en criant : « Viens ! oh ! viens ! » Ceux qui bondissaient contorsionnaient en même temps leur corps ; ils étaient évidemment dans un état convulsif. Quelques-uns tombaient à la renverse, se roulaient dans le passage, en poussant de grands cris et de profonds soupirs. Je vis notre exhorteur tropical (l’homme à la bonne figure) parler à une jeune nègre qui avait un nez courbé et des yeux dont le regard se croisait. Celui-ci commença bientôt aussi à parler, à prêcher, et, au moment où l’on s’y attendait le moins, il s’élança en l’air, sautant et retombant avec une élasticité incroyable. De tel côté qu’on tournât les yeux, on voyait quelqu’un sauter, s’agiter en l’air, l’église entière paraissait transformée en une maison de fous. Le vacarme et les gémissements étaient épouvantables, tandis que les exhorteurs allaient et venaient le visage rayonnant et satisfait. On aurait dit, à les voir, qu’ils étaient dans leur élément, et que tout se passait avec régularité.

Notre bon exhorteur parla un moment avec une grande et jolie mulâtresse assise devant nous, et bientôt après elle se mit également à prêcher ; tous deux parlèrent à la fois avec un ravissement évident, jusqu’à ce que la mulâtresse, prenant son élan, bondit avec une telle vigueur, que trois femmes la saisirent par la jupe comme pour la retenir à terre. Deux d’entre elles riaient bas, tandis que la mulâtresse continuait à sauter, à jeter les bras autour d’elle, et finit par tomber à la renverse. Elle se roula à terre en poussant des soupirs convulsifs ; puis, se relevant, elle se mit à aller et venir dans l’église, les bras tendus, et s’écriant de temps à autre : « Alleluia ! » Enfin elle tomba à genoux auprès de la table d’autel, et y resta complétement tranquille.

Les cris, les bonds et le vacarme se prolongèrent pendant un bon quart d’heure encore. Quelques négresses allèrent ensuite relever la mulâtresse toujours agenouillée près de l’autel (elle était roide), l’emportèrent vers un banc devant nous et l’y étendirent.

« Qu’a-t-elle ? demanda Anne W… à une jeune négresse qu’elle connaissait. — Convertie ! » répondit celle-ci laconiquement ; et elle se joignit aux autres pour frotter doucement les artères de la convertie.

Je passai la main sur son front, il était glacé. Ses mains aussi étaient froides.

Lorsque cette femme reprit peu à peu connaissance, son regard était fixe ; mais il me sembla que c’était intérieurement plutôt qu’extérieurement ; elle se parlait bas, et son visage avait une si jolie expression de béatitude, que j’aurais voulu voir ce qu’elle voyait ou découvrait dans ce moment. Ce n’était pas une vision terrestre ordinaire ; son visage était pour ainsi dire glorieux. À mesure qu’elle rentrait dans son assiette en poussant de profonds soupirs, l’extérieur aussi reprenait son expression ordinaire ; elle pleura beaucoup, mais avec calme et sans bruit.

Insensiblement la tranquillité se rétablit dans l’église : les cris, les bonds, les exhortations, les sermons cessèrent. On se donna des poignées de mains, on causa, rit, se félicita avec tant de cordialité et de joie, avec une chaleur si intime, si bienveillante, que cela faisait plaisir à voir. Il ne restait de cette scène bruyante, exaltée, qu’un sentiment de plaisir et de satisfaction, comme si on avait assisté ensemble à une fête joyeuse.

J’avoue que ce spectacle m’avait amusé jusqu’à la fin. Il n’en fut pas de même d’Anne W. ; elle regardait ce service divin désordonné et sauvage avec une expression de surprise et presque d’indignation ; et lorsque notre exhorteur, au cœur chaud, s’approcha de nous et se tourna surtout vers mademoiselle W., en s’excusant de ne l’avoir point aperçue plus tôt, je vis la jolie lèvre inférieure de ma compagne s’avancer avec un peu de dédain, tandis qu’elle répondait : « Je ne vois pas en quoi nous avons été négligées par vous. » L’exhorteur paraissait avoir grande envie de prêcher devant nous, et je l’aurais volontiers entendu faire des exhortations chrétiennes avec sa chaleur africaine ; mais nous nous en tînmes à des poignées de mains au nom de notre Seigneur et Maître commun.

Cette scène, si déraisonnable et si dépourvue de goût qu’elle puisse paraître, représente évidemment, quoique à l’état de chaos, l’élément du véritable culte africain. Donnez un sens, de l’ordre, un système à cette ardente et vive explosion de la sensibilité, à cette attente, à ces pressentiments, et ce qui est laid maintenant, deviendra beau ; ce qui est désharmonieux deviendra de l’harmonie, et les enfants de l’Afrique nous présenteront une forme de culte où l’évocation, l’adoration, la louange, répondront à la vie intérieure des âmes ardentes.

Combien n’y a-t-il pas d’individus qui, dans leur jeunesse, et même dans notre Nord glacé, ont, éprouvé une animation religieuse africaine qui aurait pu produire des fleurs et des fruits magnifiques si on lui avait permis de vivre, si elle n’avait pas été étouffée dans la neige et le froid gris des convenances, renfermée dans la religion d’état de la vie !

J’ai visité plusieurs autres églises de la Nouvelle-Orléans, église unitaire, épiscopale, une église catholique portant le nom si cher pour moi de sainte Thérèse ; mais l’esprit céleste de cette sainte n’y était pas. Un Irlandais y prêchait avec un accent velche, et dans aucune de ces « maisons de Dieu » je n’ai trouvé ce que je cherchais, l’édification. Dans l’église de la paroisse nègre, il y avait au moins de la vie, du feu !…

Que dire encore de la Nouvelle-Orléans ? Que c’est une grande ville, avec cent mille habitants, la capitale commerciale du Sud et de la vallée du Mississipi ? Tu trouveras cela dans les livres de géographie. La position de la ville, en forme de croissant, sur la rive du fleuve, est fort belle. Elle a de jolies rues et places, des maisons élégamment entourées d’arbres et de plantes buissonnières, comme les autres villes américaines. La partie française, construite la première, a un caractère plus froid et d’affaires ; mais la Nouvelle-Orléans est surtout une ville de commerce et d’affaires, fort en arrière des autres grandes cités des États-Unis sous le rapport des établissements de culture intellectuelle et de haute morale. On n’y trouve aucune jouissance artistique, excepté celle du théâtre, et encore elle n’est guère élevée.

Dans le peu de jours que j’ai passés ici, je me suis beaucoup promenée dans la ville, sans y trouver d’autres choses intéressantes pour la vue que les jolies créoles de couleur ; elles sont charmantes avec leurs traits fins, leurs beaux yeux, leur tête ornée de mouchoirs noués avec goût à la manière de la Nouvelle-Orléans. J’ai vu dans les rues de jeunes servantes métis et des quarteronnes d’une beauté parfaite ; leur taille est d’ordinaire remarquablement svelte et bien proportionnée.

La Nouvelle-Orléans passe depuis longtemps pour une « ville très-joyeuse, » mais sa réputation est moins bonne sous le rapport de la moralité ; elle est fortement mélangée de légèreté. On dit, cependant, qu’elle s’améliore d’année en année, à mesure que les Anglo-Américains y acquièrent de l’autorité et que leur nombre augmente. La population française, au contraire, reste stationnaire, et son influence diminue. Quant à la moralité dans les affaires à la Nouvelle-Orléans, on ne m’en a pas rendu le meilleur témoignage. J’ai ouï dire à un négociant de mes amis, debout au milieu de ses futailles et de ses barriques de sucre, placées dans un grand entrepôt de la ville : « Il se commet ici plus de friponneries qu’il n’en est besoin pour mériter à une ville d’être engloutie comme Gomorrhe. »

En attendant, le bon esprit national ne reste pas inactif ; il s’occupe de la création utile d’une grande maison destinée aux marins. Les matelots dont les navires sont dans le port, en charge ou déchargement, pourront y être logés et nourris à bon marché. Jusqu’à ce jour ils n’avaient d’autre habitation ici que les cabarets, véritables repaires de voleurs.

La Louisiane, comme tu le sais, a été découverte par les Espagnols et les Français ; ces derniers tentèrent des premiers de la coloniser. Ils commencèrent, s’arrêtèrent, recommencèrent ; — la chose ne marchait pas ; mais ils parlèrent avec emphase, en France et en Angleterre, de la Louisiane, la représentèrent comme une terre promise, un Eldorado renferment des richesses sans nombre ni mesure, et prêtes à voir le jour. Il en résulta la spéculation gigantesque du célèbre John Law, basée sur cette richesse fabuleuse de la Louisiane ; elle ruina tous ceux qui participèrent au jeu effréné auquel elle donna lieu. Cette grande étendue de pays qui embrasse la partie méridionale du Mississipi, et dont l’Arkansas n’était pas encore séparé, appelée la Louisiane, passa des mains de la France dans celles de l’Espagne, puis revint à la France, qui la garda jusqu’en 1803. Le gouvernement des États-Unis l’acheta alors et la fit entrer dans l’Union comme État indépendant. Dans l’intervalle, la Louisiane avait été cultivée, peuplée de Français, d’Espagnols, d’Anglais, d’Allemands, etc. ; la Nouvelle-Orléans avait grandi lentement au milieu des inondations, des ouragans, et ne paraissait pas destinée à devenir ce qu’elle est aujourd’hui.

La population de la Louisiane ne se montait pas à cinquante mille âmes (non compris les Indiens), lorsqu’elle fut incorporée aux États-Unis ; sept ans après, elle était plus que triplée. Mais la renaissance de cet État et de la Nouvelle-Orléans date de 1812, époque où le premier bateau à vapeur se montra sur le grand fleuve.

La Louisiane est un pays plat, en partie marécageux et spongieux ; cependant elle a des champs fertiles. On y cultive le sucre, le coton, le maïs, l’indigo. Dans ses parties septentrionales, où le sol s’élève onduleusement, il y a des forêts contenant bien des espèces de chênes, des châtaigniers, des noyers, des magnolias, des sassafras et des peupliers. Au sud, on trouve les palmettes, les mûriers, le chêne vert, le cèdre, le pin, et partout une grande abondance de vignes sauvages. La Louisiane contient aussi des rivières navigables, tributaires du Mississipi ; les rivières, les marais, les petits lacs de l’intérieur servent de refuge à une foule d’alligators qui n’osent pas attaquer l’homme fait, mais enlèvent assez souvent de petits enfants nègres. On dit que la Louisiane a beaucoup de plantes vénéneuses, des serpents et autres animaux nuisibles. C’est, somme toute, suivant moi, une contrée peu agréable ; je ne voudrais pas l’habiter quand on me donnerait tout son sucre et son coton.

Il faut te dire aussi quelques mots de l’histoire intérieure de la Nouvelle-Orléans, ou plutôt te parler d’une histoire qui m’a frappée. Le vénérable M. Poinsett, de la Caroline du Sud, m’avait dit que l’institution de l’esclavage paraissait avoir une influence plus nuisible sur les femmes que sur les hommes ; que souvent les femmes avaient été les plus cruels bourreaux des esclaves. Est-ce par un effet du hasard ou par suite de la vérité de cette remarque, que les preuves les plus fortes qui m’ont été données des mauvais traitements exercés sur les esclaves dans la Caroline du Sud ont eu pour auteurs des femmes de la haute société ? Je crois l’avoir déjà parlé de deux dames de Charleston, qui ont été obligées de comparaître devant le tribunal, parce qu’on les accusait d’avoir fait périr des esclaves, l’une par la faim, et l’autre en les frappant. Acquittées par la lâcheté des lois et des juges, elles ont été jugées différemment par l’opinion publique, abandonnées à une solitude infamante et au jugement de Dieu.

Mon ami du Mississipi, cette conscience pure de la Louisiane, s’était exprimé de la même manière que M. Poinsett, et comme pour confirmer cette observation, la Nouvelle-Orléans n’a pas, dans sa chronique criminelle, un nom plus sanglant et plus abhorré que celui — d’une femme, madame Lalloru, née Macharthy. Honneur à la population de cette ville ! Malgré sa richesse, madame Lalloru a été obligée de fuir devant sa fureur. Mais pendant combien de temps n’a-t-elle pas torturé ses victimes ? Des propriétaires d’esclaves avaient maltraité les leurs au moment même de la colère et de la mauvaise humeur. Madame Lalloru, à ce qu’il paraît, maltraitait les siens uniquement pour jouir du plaisir que lui causaient leurs souffrances. Elle possédait une grande plantation et y dominait d’une façon qui souleva enfin ses voisins contre elle ; ils lui signifièrent qu’on ne voulait plus entendre parler d’actes semblables sous peine de la dénoncer. Madame Lalloru vint alors habiter la Nouvelle-Orléans, où elle pouvait s’abandonner plus inaperçue à ses plaisirs particuliers. Elle louait ses esclaves, les obligeait à lui apporter chaque semaine le salaire qu’ils avaient gagné. S’ils n’arrivaient pas à temps, ou si le salaire n’était pas assez considérable, alors malheur à eux. Ses esclaves de maison n’étaient pas mieux partagés ; à la moindre occasion, — elle ne manque jamais à ceux qui veulent en trouver, — ils étaient enchainés dans les caves de la maison, où elle les visitait afin d’exercer sa vengance sur eux. Je ne te parlerai pas des moyens qu’elle employait pour satisfaire son penchant à la cruauté, — les chroniques païennes et du fanatisme n’offrent rien de pire. Enfin, les gémissements des victimes se frayèrent une route à travers la terre, les murs, et furent entendus. Le bruit s’en répandit dans la ville, le cœur du peuple s’émut, il s’ameuta devant la demeure de madame Lalloru. On voulait délivrer les victimes, abattre la maison et se venger de ce bourreau sous forme de femme. Le peuple se mit rapidement à l’œuvre, les murs commençaient déjà à crouler, quand le maire et la force armée arrivèrent. Ils protégèrent la maison de madame Lalloru, donnèrent le temps à cette femme de fuir, moitié vêtue, par une porte de derrière. Elle quitta d’abord la Nouvelle-Orléans et plus tard l’Amérique, vint ensuite habiter Paris, où elle jouissait des revenus d’une immense fortune acquise dans la Louisiane de la manière que je viens de raconter. On la dit morte récemment.

Qui pourrait douter d’un enfer après la mort, quand on connaît la vie et les plaisirs de pareilles gens sur la terre ?

M. Lalloru, qui est Français, habite encore la Nouvelle-Orléans ; on le dit bon et doux. Il a sans doute vécu séparé de sa femme.

Ce fait s’est passé il y a dix ou douze ans. Si, véritablement, les femmes sont les plus mauvais et les plus méchants propriétaires d’esclaves, c’est sans doute parce qu’elles sont en général plus irritables, que ce climat est extrêmement agaçant pour les nerfs, et que la femme dépasse l’homme en fait d’excès, dans le bien comme dans le mal, se rapproche davantage des esprits anges ou démons.

Je lutte souvent ici avec une habitante de la Nouvelle-Orléans, qui, pour me prouver la justice, la légalité de l’esclavage et le bonheur des noirs soumis à cette admirable institution, recourt à des sophismes et des raisons tellement opposés les uns aux autres, avec un mépris si surprenant de toute logique et bon sens, que j’en deviens muette d’étonnement.

J’évite, du reste, autant que possible, toute conversation sur ce sujet. La question de l’esclavage est un œil malade qui souffre dès qu’on y touche. Elle fait mal aux bons, irrite les autres, c’est pourquoi je me tais quand je puis le faire consciencieusement. Du reste, il est évident que la question ne restera pas stationnaire ; l’œuvre de la délivrance des enfants de l’Afrique est déjà commencée ; la position des noirs s’améliore d’année en année, même ici.

Je voudrais pouvoir te présenter un propriétaire d’esclaves formant contraste à la sombre figure de madame Lalloru, — je n’en connais pas ; il doit cependant y en avoir. Le mal fait beaucoup de bruit, le bien passe presque inaperçu. Mais voici un propriétaire d’esclaves qu’on peut comparer à une porte de prison ouverte. Il est mort à la Nouvelle-Orléans il y a une couple d’années, en laissant une fortune de plusieurs millions de dollars, dont il a disposé en faveur des établissements de bienfaisance de la Louisiane. Cet homme, appelé Macdonough, était d’une avarice sordide, faisait des économies sans pareilles sur lui-même, ne donnait jamais rien à personne, quand même il se serait agi d’un proche parent ou de quelqu’un sur le point d’expirer de besoin. Économiser, mettre sou sur sou chaque jour, augmenter, doubler, tripler son capital, était se pensée incessante, il y appliquait son activité jusque dans les plus petites choses. Il était économe même de ses paroles, et ne les dépensait pas inutilement.

Macdonough avait de grandes idées, de vastes projets. Il se considérait comme destiné par la Providence à acquérir une fortune considérable pour l’employer à faire de grandes choses, dans l’intérêt de l’État où il était né. C’est pourquoi il se regardait uniquement comme l’administrateur de sa fortune, et soutenait ne pas avoir le droit d’en distraire la moindre obole dans un autre but. C’est du moins en donnant cette raison qu’il dorait son avarice et sa dureté.

Il disait : « Si je continue d’année en année à augmenter mon capital dans une proportion donnée, je deviendrai l’homme le plus riche de la Louisiane ; en continuant ainsi, je pourrai l’acheter tout entière, et alors… » Alors il devait faire de grandes choses, la Louisiane deviendrait l’État le plus libre de l’Union. Macdonough avait à cet égard des vues, un système qui rendent témoignage d’un esprit profondément réfléchi ; mais Macdonough oubliait qu’il était mortel, et, quoique parvenu à un âge avancé, il était encore loin d’avoir réalisé la fortune qu’il se proposait d’amasser, quand il fut surpris par — la mort. Ses projets gigantesques, qui ont disparu avec lui, resteront sans effet, ou à peu près, sur la Louisiane, excepté peut-être sous un rapport, et c’est ce que j’ai voulu dire en le comparant à une porte de prison ouverte.

Macdonough, planteur et propriétaire d’esclaves, résolut d’émanciper ceux-ci d’une manière profitable pour eux et sans y perdre. Il leur dit :

« Vous travaillerez à votre affranchissement, et vous pourrez vous racheter au prix que vous m’avez coûté, je vous donnerai les moyens de gagner cette somme. Vous travaillerez pour moi comme par le passé durant cinq jours de la semaine pour payer votre nourriture, vos vêtements, votre logement ; le sixième jour vous travaillerez pour moi, mais je payerai votre travail, j’accumulerai cet argent et l’administrerai pour votre compte. Voilà pour cette année. La suivante, vous aurez deux jours par semaine où votre travail sera payé, si, bien entendu, vous travaillez comme il faut et loyalement. La troisième année vous aurez trois jours, et ainsi de suite jusqu’à ce que vous ayez complété la somme nécessaire pour n’indemniser et conserver quelque chose pour vous établir à Libéria ; je vous aiderai à y aller une fois que vous serez libre. »

Les esclaves, sachant que Macdonough tiendrait parole, se mirent à l’œuvre avec un nouveau courage, car ils travaillaient pour leur liberté et leur avenir. La chose marcha plus rapidement pour les uns, avec plus de lenteur pour les autres ; mais, au bout de dix ans, tous les esclaves de la plantation s’étaient rachetés, et Macdonough fit leur compte comme il l’avait promis ; ces esclaves pouvaient être rendus à la liberté sans danger, ils s’étaient habitués à travailler, à songer à l’avenir, au gouvernement d’eux-mêmes, du moins sous le rapport de leur vie économique. La plantation de Macdonough était en bon état, les esclaves lui avaient rendu le capital dépensé pour les acheter.

J’ignore si Macdonough avait le projet de faire cultiver ensuite sa plantation par des travailleurs blancs ou des nègres libres ; mais sa méthode d’émancipation mérite d’être étudiée comme l’une des meilleures, des plus sages, pour effectuer la libération graduelle des noirs et des blancs de l’Amérique du Nord.

Je connais des hommes respectables et réfléchis de la Nouvelle-Orléans qui considèrent une émancipation de ce genre comme offrant peu de difficultés sérieuses à surmonter et dont les suites soi-disant dangereuses ne sont en grande partie que des rêves.

Les propriétaires d’esclaves les plus durs des environs sont, m’a-t-on dit, les Français (leur caractère me le ferait croire), puis les Écossais et les Hollandais. Chez les petits cultivateurs pauvres, les esclaves souffrent souvent beaucoup de la faim, de même que les bestiaux. J’ai entendu parler l’autre jour d’un endroit où plusieurs animaux étaient morts d’inanition.

Je me suis informée des danses et des fêtes des esclaves noirs à Noël et au nouvel an, dont on m’a tant parlé ; mais, la récolte du sucre étant tardive cette année, le travail exigé pour le broiement des cannes s’est prolongé au delà de ces deux époques. On cueille encore le coton dans les plantations, les danses n’ont pas lieu. J’ai couru après ces fêtes des nègres d’un bout à l’autre dés États à esclaves, sans avoir eu le bonheur de mettre la main sur aucune, sans même en avoir entendu citer une comme ayant eu lieu.

Du reste, on m’a témoigné infiniment de bonté à la Nouvelle-Orléans, j’y ai trouvé beaucoup d’amis, ce qui m’a surpris et touché. J’avais toujours ouï parler de la Nouvelle-Orléans comme d’une ville gaie, mais peu littéraire, et M. Harrison m’avait prévenue que ses habitants aiment ce qui est joli. Évidemment ils ne devaient guère trouver de plaisir à me regarder, et cependant ils sont venus et revenus à moi, m’ont comblée de bienveillance, de cadeaux : je n’emporte donc de cette ville que des souvenirs agréables et de reconnaissance.

Octavie Le Vert est retournée dans sa famille il y a quelques jours. Ses yeux, restés secs et limpides lorsqu’elle courait le danger de perdre ses bijoux et son argent, furent inondés de larmes quand elle se sépara de sa nouvelle amie. Je sentis en la quittant que je l’aimais cordialement.

Madame Geddes a été sans pareille pour moi, dans les soins que j’ai été obligée de prendre relativement à ma toilette, pour l’approprier à mon séjour à Cuba, et me faire surmonter quelques contrariétés causées par les marchandes de modes, et surtout ma propre incapacité. Tu sais combien ces détails me fatiguent.

Le soir.

Je viens de faire ma dernière promenade en voiture avec Anne W…, sur la jolie route en coquillage et jusqu’au lac de Pontchartrain. L’air était délicieux et le ciel nous regardait avec des yeux bleus entre les nuages qui se dissipaient de plus en plus ; cette route passe la plupart du temps à travers un terrain bas et boisé encore sauvage. On ne voit pas ici nos belles montagnes et collines couvertes de mousses et d’arbrisseaux ; mais on voit poindre partout, dans les taillis de la forêt, de jolis plants de palmettes avec leurs grandes feuilles semblables à des éventails et s’agitant au vent. Les formes régulières et gracieuses de plusieurs plantes à demi tropicales, annonçant une nouvelle face de la végétation, m’attirent avec une joyeuse force magique.

Je m’embarquerai demain matin sur le grand bateau à vapeur Philadelphie, et dans trois jours je serai à Cuba. J’éprouve une joie inexprimable à la pensée que je vais voir une beauté encore inconnue pour moi, que je vais humer un air plus doux, fuir pendant quelques semaines d’hiver le climat américain dont l’instabilité ronge les forces de mon âme et de mon corps.

Sois sans inquiétude pour moi, mon Agathe, car j’ai voyagé sans accident d’une extrémité à l’autre du Mississipi et suis arrivée sans la moindre aventure à la Nouvelle-Orléans, au moment où cinq bateaux à vapeur venaient de sauter avec leurs passagers dans les eaux de cette ville, et j’ai quitté l’hôtel Saint-Charles le jour même où il est devenu la proie des flammes.

  1. Environ deux lieues et demie. (Trad.)