La vie de famille dans le Nouveau-Monde/Lettre 28

La vie de famille dans le Nouveau-Monde
Traduction par R. du Puget.
(TOME DEUXIÈMEp. 310-342).
LETTRE XXVIII.


Sur le Mississipi, le 25 octobre 1850.

Nous descendons maintenant le grand fleuve, « le père des fleuves, » entre des camps, des feux, des canots indiens. Sur la rive, des sauvages se tiennent debout ou courent en faisant entendre des clameurs ou plutôt des aboiements : des lieux de sépulture sont sur les hauteurs entre des îles parées de vignes. Je voudrais pouvoir retenir toutes ces scènes étranges, bizarres, mais nous passons rapidement en nous dirigeant vers le sud. Nous quittons le désert poétique, la région de l’enfance du Mississipi, pour nous diriger vers la civilisation. Le temps est doux, le soleil et les ombres jouent sur les montagnes, c’est une vie romantique pleine de poésie !

Le 26 octobre.

Soleil, mais froid. Les Indiens ont disparu ; nous avons passé la « Prairie du chien, » la pierre rouge, pierre idole indienne, et les tombes sous les arbres jaunis par l’automne. Les collines resplendissent d’une teinte brun doré, et sont jolies. Les ruines et les pyramides des temps primitifs s’élancent sombres et magnifiques au-dessus des forêts resplendissantes. À chaque coude du fleuve, point de vue nouveau et surprenant. Je le contemple, je lis Emerson et mène une vie de fête. Nous approchons des villes commencées sur les bords du Jowa.

Le 27 octobre.

De nouveau à Galena et parmi les mines de plomb pour une couple de jours. C’est dimanche, et j’arrive de l’église, où j’ai entendu un jeune pasteur presbytérien, M. Magoun, véritable disciple du Grand-Ouest ! Pas de vues étroites de secte, mais un sentiment religieux aussi vaste que les prairies, aussi grand que la voûte céleste au-dessus d’elles, et l’espace nécessaire pour aspirer tous les vents frais du ciel.

Le texte du sermon était le rapport de la vie civilisée avec la religion.

L’importance d’une vraie philosophie dans la doctrine religieuse, afin de la mieux comprendre, de la mieux développer ;

L’importance du développement matériel pour faire progresser l’explication de la vie spirituelle ;

La main directrice de Dieu la faisant naître dans la société, — et il y a été fait allusion avec chaleur.

On trouve dans Job : « Dieu dit à l’éclair : Pars ! » et il est loin ;

Le télégraphe électrique est l’éclair de Dieu utilisé en faveur de l’homme ;

La philosophie est la lumière de Dieu dans la raison éclairant les ténèbres de cette dernière et de l’Écriture : « Nous sommes arrivés au temps où une distinction métaphysique peut sauver une âme ; »

Enfin, l’union de la vie supérieure de la tête et du cœur, agissant dans toutes les sphères de l’existence, les expliquant dans l’église de mille années, tels furent les points principaux du sermon de ce jeune prêtre.

Une ardente et substantielle prière basée sur celle-ci, « que votre règne arrive, » le compléta. C’est l’une des plus larges, des plus vastes, des plus fraîches et des plus rafraîchissantes que j’aie jamais entendu prononcer du haut de la chaire.

La polémique contre le catholicisme fui son unique trait non occidental, car il appartient au Grand-Ouest de n’exclure aucune des formes de la vie divine. Que sont toutes les sociétés religieuses chrétiennes, sinon les bancs différents de la même église, les familles séparées du même groupe de race ?

Il me semble que la vieille église des Puritains est celle qui développe et contient actuellement le plus de vie dans le Nouveau-Monde ; elle grandit et se propage, embrasse toute la vie terrestre et la baptise pour le royaume de Dieu.

Le 29 octobre.

Je suis parfaitement établie dans « l’hôtel Américain, » et ne veux pas, pour le peu de jours que je passerai ici, accepter l’offre amicale que m’a faite une charmante famille. Je jouis de ma liberté, de mes promenades solitaires sur les hauteurs pittoresques des environs pendant ces belles journées.

Hier, mon jeune pasteur à l’esprit large, M. Magoun, m’a conduite en voiture ainsi qu’une amie, sur une montagne (appelée, je crois, Pitol Knob), près du Mississipi, pour voir le coucher du soleil. Arrivés là, nous grimpâmes entre arbrisseaux et pierres, ce qui fut assez pénible ; mais lorsque nous eûmes atteint le sommet, nous fûmes richement indemnisés de notre peine par la vue la plus océanique que le Grand-Ouest peut offrir. À travers ce champ infini, ondoyant, circulait le Mississipi ; on aurait dit une veine d’argent se prolongeant au loin à une distance sans limites ; au-dessus de tout cela reposaient le voile de l’été indien et sa paix inexprimable. Le soleil venait de se coucher, mais une lueur rose se répandait telle qu’une joyeuse bénédiction sur ce vaste et fertile pays. C’était d’une grandeur ravissante et qu’on ne peut décrire.

Je songeai à ce que j’éprouvais l’année dernière à la même époque à New-York ; mon esprit s’était obscurci à Boston, j’avais la crainte de ne pouvoir continuer mon voyage jusqu’au bout, et maintenant, bien portante, l’esprit net, j’étais sur les montagnes du Mississipi, le Grand-Ouest ouvert devant moi, avec son riche avenir et la lumière du monde entier ! Je rendis grâce à Dieu !

En retournant à Galena, notre voiture se brisa. M. Magoun sauta à terre, prit corde et couteau, se mit à travailler gaiement en disant : « Il faut que vous sachiez, mademoiselle Bremer, que dans l’Ouest le charronnage fait partie de notre théologie. »

Les émigrants sont obligés jusqu’à un certain point de passer par la vie de misère et de privations des premiers pèlerins ; ils ont besoin, pour réussir, du même courage, de la même persévérance.

Mais à présent, on passe plus promptement par les grades qu’auparavant. Les jolies et agréables demeures américaines avec verrand, arbres et jardins qui commencent à s’élever sur les collines des environs de la rivière de Fève, le prouvent. Les bons foyers, l’œuvre de l’amour chrétien, empiètent journellement sur le domaine et la vie du paganisme, je ne veux pas dire indien, mais des blancs.

Je m’embarquerai aujourd’hui sur le Minnesota, bon bateau à vapeur, pour descendre le Mississipi jusqu’à Saint-Louis. Je m’arrêterai peut-être en route dans la ville de Rock Island pour visiter une colonie suédoise qui se trouve à quelques milles plus loin.

Parmi les souvenirs agréables qui me restent de Galena, j’emporte celui d’un banquier, M. H., qui m’a témoigné une bienveillance extrême, une bonté toute paternelle et fraternelle. Je penserai toujours à lui et à sa ville avec reconnaissance.

Tandis que dans les États du Nord on fait des assemblées, on s’agite contre le bill des esclaves, plusieurs des États du Sud, surtout celui des Palmettes et du Mississipi, poussent des cris de colère relativement aux droits blessés du Sud et menacent de se séparer de l’Union. Dans leurs journaux, ces États se complimentent réciproquement et non pas d’une manière polie.

Le 2 novembre, sur le Mississipi.

Nous sommes devant Rock-Island. Quelques messieurs aimables et fort bien de la ville sont venus à bord tout à l’heure, pour me conduire à la colonie suédoise. Je suis fort reconnaissante de leur bonté et bienveillance ; mais les nuits commençant à devenir froides, j’ai renoncé à cette course.

Le temps est humide, glacé. Le rivage est encore d’une nature montagneuse, cependant il s’abaisse et diminue de beauté. Les hauteurs ont l’air de surgir, sont parsemées dans les plaines qui descendent vers le fleuve. Des villes et des églises blanches brillent çà et là sur la rive. Nous sommes ici à l’embouchure de l’Illinois, dans le Mississipi. En face, sur l’autre bord, est l’État de Iowa, où l’on voit la blanche et jolie ville de Davenport, nom de son fondateur ; elle est redevable de sa célébrité à l’horrible assassinat de ce dernier, homme âgé. Il a été commis un dimanche matin par quatre jeunes gens qui voulaient lui voler son argent. Il n’y a pas longtemps que cet événement tragique est arrivé. D’autres du même genre ont été commis sur les bords du Mississipi.

Le 3 novembre.

Nous descendons le fleuve, mais lentement. Notre bateau à vapeur remorque deux grandes et pesantes barques ou bateaux plats, chargés de plomb de Galena et attachés de chaque côté du nôtre. On dit que c’est un motif de sécurité. Dans le cas d’un accident, les passagers pourraient se sauver sur les bancs. Mais cela ralentit la marche, et pendant la nuit j’entends des bruits, des craquements singuliers ; on dirait que notre bateau gémit et soupire durant son pénible labeur. C’est désagréable à entendre et me paraît si dangereux que je me couche habillée, afin d’être prête à me montrer en public dans le cas d’une explosion. Ces accidents sont journaliers sur le Mississipi, et l’on entend souvent parler de malheurs arrivés tantôt sur les lacs, tantôt sur les rivières. Plusieurs passagers du bord ont des ceintures de sauvetage en caoutchouc afin de pouvoir flotter. Je n’en ai pas et suis ici sans connaissances ni amis pour me tendre la main au moment du danger. J’ignore comment cela se fait, mais l’idée d’avoir peur ne me vient pas. Je me borne seulement à être prête en cas de secousse.

Le capitaine est évidemment un général prudent. La seule chose qui m’a manqué sur son bateau, c’est du lait pour le café et le thé. Il ne faut pas songer à de la crème, on s’en procure difficilement dans ce pays. J’apprends à m’en passer dans le Sud et Ouest ; cependant je me plaignis un peu de cette privation hier au soir à table. Le colonel Baxter, assis en face de moi, dit : « Dans la guerre du Mexique, nous avons souvent passé des semaines sans goûter de lait ! » — « Vous aviez, répondis-je, la gloire pour vous consoler ; quelles privations ne supporterait-on pas pour elle ? Mais ici, sur un bateau à vapeur, sans gloire et sans lait, c’est trop ! » On se mit à rire, et ce matin nous avons en tous du lait pour le déjeuner. La plupart des domestiques sont nègres ; la femme de charge est une mulâtresse, pas avenante ni de bonne humeur. Les passagers du pont supérieur ne sont pas nombreux, les deux tiers ont l’air gens d’affaires de la tête aux pieds.

Je vis beaucoup dans ma jolie petite chambre, ou bien je me promène dans la galerie qui la précède et m’amuse à voir le fleuve et ses rives. L’eau du Mississipi a encore sa couleur vert-jaune clair, mais il commence à se troubler. Des bateaux à vapeur à trois ponts, plus ou moins grands, avec deux cheminées, à haute pression, de temps à autre, en remontant le fleuve, passent à côté de nous en soufflant lourdement. De grands radeaux chargés de planches, sur lesquels les mariniers demeurent et font leur cuisine, descendent le fleuve avec des rames gigantesques. Des barques couvertes, des navires et des bateaux de toute espèce et grandeur se montrent sur le fleuve, qui s’élargit et s’anime de plus en plus, tout en continuant de couler avec un calme majestueux.

Nous avons l’État de Jowa à droite, l’Illinois à gauche. Les vues sont grandes et libres, de larges vallées s’ouvrent, les hauteurs s’abaissent. De longues pentes qui forment des prés moelleusement ondoyants descendent vers le fleuve. Dans le fond est la forêt. C’est joli, paraît fertile, mais peu cultivé. Nous sommes maintenant dans la région des céréales de la vallée du Mississipi, riche en toute espèce de grains, mais surtout en maïs.

Il y a, sur les deux rives du Mississipi, depuis le Minnesota jusqu’au golfe du Mexique, un collier de perles formé par des États. Sur le rivage oriental, le Visconsin, l’Illinois, le Kentucky, le Tennessée, le Mississipi et la Louisiane, car, ainsi que le Minnesota, elle s’étend sur les deux bords du Mississipi ; le Minnesota a son origine dans les hauteurs, et la Louisiane a son embouchure dans la mer. Entre ces deux États, le Minnesota au nord, la Louisiane au sud, le Mississipi traverse diverses zones climatériques donnant des produits naturels différents. Le Minnesota a son hiver et ses arbres septentrionaux, la forêt primitive et les Indiens. Le Visconsin, l’Illinois, le Kentucky, le Tennessée à l’est ; le Jowa, le Missouri et une partie de l’Arkansas à l’ouest, sont dans la zone tempérée. La culture et la civilisation y deviennent dominantes. Ces États, ainsi que leurs voisins de l’est, le Michigan, l’Indiana et l’Ohio, forment le grand grenier à blé de l’Amérique, et ce qu’on appelle la vallée du Mississipi. Au delà de celle-ci, à l’est, commencent les monts Alleghany et les États de l’Est ; au delà des États du Mississipi, à l’ouest, le désert indien, le Nebraska et les montagnes Rocheuses. Le Tennessée, à l’est, et l’Arkansas, à l’ouest, forment la région du coton ; la Louisiane, celle du sucre, du sud et de la vie de l’été.

L’Illinois et le Jowa sont encore des États libres ; au sud de ceux-ci se trouvent les États à esclaves. Les États centraux du Mississipi se peuplent de plus en plus d’Allemands et d’Irlandais ; plus au sud, il y a aussi des Français et des Espagnols ; mais ils sont tous gouvernés par les lois et les coutumes anglo-normandes. Il en est de même des juifs, on en rencontre beaucoup en Amérique, surtout dans le pays de l’Ouest ; ils jouissent des mêmes droits civils que les indigènes, et leur extérieur les distingue moins des autres qu’en Europe. À peine s’il m’est arrivé de penser ici : « Voilà un juif, » tant ils diffèrent peu des Américains au teint brun.

Voici maintenant Nauvoo, autrefois le siége principal des Mormons, et l’on voit, sur la colline, la splendide ruine d’un temple ancien et magnifique. Un de mes amis, qui a fait, il y a quelques années, le voyage du Mississipi, a pris terre à Nauvoo peu de jours après la mort du prophète des Mormons, Joë-Smith, tué par le peuple de l’Illinois. Il a vu les habitants de la ville et des environs, vingt mille âmes, s’éloigner de leurs demeures en chantant des psaumes, et se diriger vers l’Ouest, vers le désert, pour chercher, au delà, la terre promise par leur prophète. Après une marche de trois mille milles anglais à travers un pays sauvage, au milieu de beaucoup de dangers, avec beaucoup de fatigue, de misères, ils arrivèrent au grand lac Salé. En peu d’années ils s’y sont agrandis et multipliés de telle sorte, qu’ils sont en bonne voie pour devenir un État puissant. La foi peut encore, aujourd’hui, transporter des montagnes, et, plus encore, de grandes villes. Nauvoo a été acheté par Cabet, le socialiste français, qui travaille de son mieux, dit-on, à y fonder une société « égalitaire. »

Dans le Grand-Ouest, sur les bords du grand fleuve, on voit des scènes et des peuples de bien des espèces, des Indiens et des Sgvatters, des Scandinaves aux mœurs douces, aux chants joyeux, des Mormons qui, proclamant, au nom du Christ et de son prophète, l’arrivée sur la terre d’un royaume de dix siècles, fondent dans le désert un État florissant et promettent un paradis nouveau. Là se trouvent des aventuriers désespérés, n’ayant foi qu’en Mammon, sans autres lois que celles du plus fort ; qui jouent, assassinent, volent sans remords. Leur nombre et leurs exploits augmentent le long du Mississipi à mesure que l’on avance vers le Sud. Là se trouvent des géants ni bons ni mauvais, qui font cependant de grandes choses, uniquement par la force de leurs muscles, de leur volonté et le goût des entreprises. Là se trouvent des adorateurs de la liberté et des communistes, des propriétaires d’esclaves et des Nègres esclaves, des sociétés qui bâtissent par instinct comme l’abeille et le castor, des hommes lucides, dirigeants, forts et pieux, qui savent ce qu’ils veulent et tiennent la civilisation dans leurs mains vigoureuses. Là se trouvent de grandes villes où se développent le plus grand luxe et les plus grands péchés de la civilisation, qui dressent des autels à Mammon et veulent prendre le monde entier à leur service. Là se trouvent aussi de petites sociétés qui font la conquête du pays par la puissance du principe de la paix et au nom du Prince de la paix. Marie-Child parle d’une société de ce genre dans l’Indiana ou l’Illinois. Cette narration est courte et si jolie, que je ne puis m’empêcher de la transcrire telle que je la trouve dans ses lettres de New-York.

« Les cadeaux les plus précieux qui ont été faits à mon âme durant son pèlerinage sur la terre, je les ai dus souvent à des personnes pauvres sous le rapport de l’argent et de la science. Parmi celles-ci, je me souviens surtout d’un artisan sans instruction qui travaillait rudement. Il faisait partie de trente à quarante individus de la Nouvelle-Angleterre, qui étaient allés s’établir dans les déserts de l’Ouest. La plupart étaient voisins et avaient été engagés à se réunir par la conformité de leur manière de penser sur divers sujets. Ils avaient contracté l’habitude, depuis quelques années, d’aller de temps en temps les uns chez les autres pour causer, dans la simplicité de leur cœur, sur leurs devoirs envers Dieu et leur prochain. L’Évangile était leur bibliothèque et leur clergé. Il n’y avait pas alors de société pour l’abolition de l’esclavage, mais instruits comme ils l’étaient par le livre divin, ils n’avaient pas besoin d’intermédiaire pour savoir que réduire des hommes à l’esclavage, c’était pécher.

« Riche en culture spirituelle, la petite bande se mit en route pour le pays lointain ; son foyer intérieur était un jardin florissant, et elle établit son foyer extérieur dans le désert. Ses membres étant laborieux, modérés, toutes choses prospérèrent entre leurs mains. Mais les loups pénétrèrent bientôt dans leurs enclos sous forme d’aventuriers sans principes, qui mettaient leur foi dans la violence et la ruse, ét agissaient suivant leur croyance. La petite colonie de chrétiens pratiques s’éleva contre leurs actes, fit des représentations pleines de douceur, et ne cessa de répondre au mal par une bienveillance soutenue. Ils allèrent plus loin encore et dirent : « Vous pouvez nous faire tout le mal que vous voudrez, nous n’y répondrons qu’en vous faisant du bien. » Des hommes de loi vinrent dans le voisinage, ils offrirent de pacifier les différends ; les chrétiens pratiques leur répondirent : « Nous n’avons pas besoin de vous. Comme voisins, vous serez les bienvenus. Pour nous, votre profession n’existe plus. » — « Que feriez-vous si les méchants brûlaient vos granges et volaient votre récolte ? » — « Nous rendrions le bien pour le mal. Nous croyons que cette vérité est la plus haute, et par conséquent le meilleur moyen à employer contre les méchants. » Quand ceux-ci entendirent ce langage, croyant que c’était une plaisanterie, ils dirent et firent maintes choses irritantes qui leur paraissaient spirituelles. La clôture fut enlevée pendant la nuit ; on lâcha les vaches dans les champs de blé. Les chrétiens réparèrent le dégât de leur mieux, mirent les vaches dans la grange et les ramenèrent le soir dans l’étable en disant avec douceur : « Voisin, vos vaches sont venues dans nos champs. Nous les avons bien nourries pendant le jour, mais nous n’avons pas voulu les garder durant la nuit, parce que vos enfants auraient pu manquer de lait. »

« Si ce tour était une plaisanterie, ceux qui l’avaient inventé n’eurent pas le cœur d’en rire. Peu après, il se fit un changement sensible chez ces fâcheux voisins. Ils cessèrent de couper la queue des chevaux et de casser les pattes des poules. « Bell, dit un petit garçon à son camarade, ne lance pas cette pierre. Lorsque la semaine dernière j’ai tué un de leurs poulets, ils l’ont envoyé à ma mère, parce qu’ils ont pensé que du bouillon de poulet pourrait faire du bien à la pauvre Mary. » C’est ainsi que le mal a été vaincu par le bien, car il ne resta plus dans le voisinage une personne capable de faire du tort à ces braves gens.

« Les années se succédèrent, les chrétiens pratiques eurent des biens temporels en plus grande quantité que leurs voisins, et n’en étaient pas moins aimés de tous. Les hommes de loi ne gagnaient rien avec eux. Le sergent à cheval balbutia et fit des excuses, lorsqu’il vint leur prendre, pour acquitter la taxe de guerre, ce qu’ils avaient gagné par un si rude travail. Ils répondirent avec douceur : « Vous avez un vilain état, mon ami. Regardez-le au flambeau de la conscience, et voyez s’il n’en est pas ainsi. » Tandis qu’ils ne payaient pas volontiers de pareils impôts, ils étaient généreux jusqu’au superflu, quand il s’agissait d’un but utile et bienfaisant.

« Vers la fin de la dixième année, le gouvernement annonça la vente aux enchères des terres sur lesquelles nos chrétiens pratiques avaient bâti leurs fermes. D’après la coutume, les défricheurs du sol ont le droit de faire la première offre et d’acquérir au prix du gouvernement, c’est-à-dire un dollar et quart l’arpent. Mais à cette époque la fièvre de la spéculation sur les terres avait augmenté considérablement. Des aventuriers de toutes les parties du pays accoururent par bandes à cette vente, et des capitalistes de Baltimore, de Philadelphie, de New-York, de Boston, envoyèrent des agents pour acheter les métairies de l’Ouest. Personne ne croyait que l’usage et la justice seraient observés.

« La vente du premier jour prouva que la spéculation atteignait les limites de la folie. On achetait des terres à raison de dix-sept, vingt-cinq et trente dollars l’arpent. La colonie chrétienne avait donc peu d’espoir de conserver ses fermes. Étant les premiers, ses membres avaient choisi la meilleure terre, et, grâce à une industrie persévérante, elle avait atteint un haut degré de culture. Sa mise à prix étant beaucoup plus élevée que celle des arpents déjà vendus à des taux si exorbitants, les chrétiens pratiques s’étaient préparés à s’enfoncer davantage dans le désert et à recommencer leur vie.

« Mais le matin où leur lot devait être mis en vente, ils s’aperçurent avec une surprise reconnaissante que leurs voisins parcouraient tous les groupes en suppliant chacun de ne pas enchérir sur ses terres, en représentant que « ces gens y avaient travaillé rudement pendant dix ans ; que, durant cette période, ils n’avaient nui à personne, pas même aux animaux ; qu’ils avaient toujours été prêts à rendre le bien pour le mal ; qu’ils étaient une bénédiction pour le pays. Il y aurait donc péché et honte de faire des offres après eux et de ne pas leur laisser ces terres au prix du gouvernement.

« Lorsque la vente commença, les chrétiens pratiques offrirent un dollar et quart, en se proposant d’augmenter leur mise si cela devenait nécessaire. Mais dans cette bande de spéculateurs égoïstes et sauvages, il ne se trouva pas un seul individu qui osât enchérir. Ces bonnes terres furent donc adjugées aux colons sans opposition.

« J’écoutais avec ravissement le défricheur du désert tandis qu’il développait sa philosophie de l’amour public.

« — Que feriez-vous, lui demandai-je, si un vagabond paresseux et voleur venait parmi vous et prenait la résolution d’y rester sans vouloir travailler ? — Nous lui donnerions à manger quand il aurait faim, un gîte s’il avait froid, et nous le traiterions toujours comme un frère. — Cette manière d’agir ne pourrait elle pas attirer un plus grand nombre de ces caractères-là au milieu de vous ? Comment feriez-vous pour ne pas en être surchargés ? — Ces gens changeraient ou ne resteraient point au milieu de nous. Jamais nous ne leur dirions une parole fâchée, et nous leur donnerions toujours ce dont ils auraient besoin ; en même temps nous les regarderions avec une profonde mélancolie, comme s’il s’agissait d’un frère criminel mais chéri, ce qui serait plus dur à supporter pour une âme humaine que des coups de fouet et la prison. Ces hommes changeraient, leur cœur se ramollirait, ou bien ils s’en iraient. Neuf sur dix, je crois, se corrigeraient. »

Marie Child ajoute :

« L’économie politique la plus sage se trouve dans les préceptes du Christ. »

Et ces paroles me revinrent à l’esprit : « Bienheureux les pacifiques, car ils posséderont la terre. »

Si je cherche quel est, dans ce moment, l’élément dominant depuis les États du Mississipi jusqu’en Californie, il sera évident pour moi que c’est la puissance et l’autorité des pacifiques.

Sur le Mississipi (près des Rapides), le 5 novembre.

Nous ne bougeons pas depuis plusieurs heures. Il y a dans cet endroit du fleuve un fond de roches saillantes, et, l’eau étant basse, la navigation devient dangereuse ; on attend que le vent soit complétement tombé, afin de pouvoir bien distinguer la place où le courant se plisse par le fond. L’air est déjà si calme dans ce moment, que je ne puis me figurer qu’il le sera encore davantage. Le Mississipi brille comme un miroir au soleil ; il est seulement sillonné çà et là par le courant. Nous avons maintenant une chaleur d’été, et je m’impatiente de rester immobile à l’ardeur du soleil. En voyant qu’on ne débarrasse pas le Mississipi, qu’on lui laisse un pareil fond, cause d’un temps d’arrêt sur ce grand fleuve, où naviguent des milliers d’embarcations, on est forcé de reconnaître que le gouvernement des États-Unis a….. ses défauts. On n’est pas d’accord pour savoir si c’est le gouvernement fédéral, ou l’État riverain, qui doit exécuter ce travail ; où ne s’en occupe pas, au grand détriment de la navigation.

J’ai fait la connaissance à bord de deux habitants du Connecticut (vigoureux et solides Yankee) et de la fille de l’un d’eux, charmante jeune personne de vingt ans, fraîche de corps et d’âme comme un bouton de fleur, et un véritable exemplaire de luxe des filles de la Nouvelle-Angleterre. Nous avons aussi à bord une couple de géantes, et j’ai été particulièrement amusée par le conflit qui s’est élevé entre la génération sauvage et la génération civilisée, en la personne de l’une de ces géantes et de ma jolie fleur de la Nouvelle-Angleterre. La géante, en robe gris-acier, avec figure grise, revêche, roide et d’âge moyen, se tenait dans le salon des femmes et fumait une pipe d’écume de mer lorsque nous y entrâmes au sortir de table. Elle était assise au milieu de la pièce, soufflait la fumée avec force et paraissait capable de braver le monde entier. Les femmes la regardèrent, se regardèrent entre elles, se turent et souffrirent un moment ; mais, la fumée devenant insupportable, on se disait bas qu’il fallait faire quelque chose pour en finir de cette infraction au règlement. La femme de charge fut appelée par mademoiselle S… « Il faut que vous disiez à cette dame qu’il n’est pas permis de fumer ici.

« — Je l’ai déjà fait, mademoiselle, mais elle ne s’en inquiète pas ; il est inutile de lui en parler. »

On attendit encore un moment pour voir si la géante ne s’apercevrait pas du mécontentement silencieux, mais évident, qui régnait autour d’elle ; mais non, elle restait assise et remplissait le salon de fumée.

Mademoiselle S… prit courage, s’avança vers la fumeuse et lui dit d’une manière aussi polie que digne :

« J’ignore si vous avez remarqué que votre chambre à une porte qui s’ouvre sur la galerie… Il serait beaucoup plus agréable, pour vous comme pour nous, si vous alliez y fumer votre pipe.

— Je préfère la fumer ici.

— Mais c’est défendu.

— Aux hommes, et non pas aux femmes.

— Il est défendu de fumer ici, pour vous comme pour tout le monde, et je suis obligée de vous prier d’y renoncer au nom de toutes les femmes qui se trouvent ici. »

Ces paroles furent prononcées avec tant de gravité et de grâce, que la géante en parut frappée.

« Eh bien, attendez un peu, » dit-elle en grommelant, et, après avoir tiré vivement quelques bouffées de tabac pour nous donner une correction, elle se leva et passa dans sa chambre. La civilisation avait remporté la victoire sur la barbarie : les géants avaient été vaincus par les dieux.

Nous allons continuer le voyage, non pas sur l’eau, mais par terre. Notre bateau, pesamment chargé, ne peut passer sur ce bas-fond. On est obligé de l’alléger, et les passagers sont forcés de faire, en voiture, quinze à seize milles sur le territoire de Jowa, jusqu’à une petite ville où ils pourront prendre un autre bateau pour continuer leur navigation. Mes nouveaux amis du Connecticut me prennent sous leur protection.

Saint-Louis (Missouri), le 8 novembre.

Me voici à Saint-Louis, sur la rive occidentale du Mississipi, et indécise si j’irai ou non à une soirée de noces à laquelle je suis invitée, pour voir une fort jolie fiancée et la crème de la société de cette ville, la seconde après la Nouvelle Orléans. Le fiancé, que j’ai vu (ainsi que la mère de la future) aujourd’hui dans la matinée, est un Floridien et un planteur excessivement riche, tout à fait comme il faut, — et joli homme. — La mère de la future est une ancienne beauté, polie, mais artificielle, de cinquante et quelques années, cou et bras nus, fardée, parfumée, maniérée, avec éventail, et possédant la politesse française. Ils m’ont invité pour la soirée. Une connaissance aimable de Downing, et pour lequel j’avais une lettre, le sénateur Allén, veut aussi que sa femme m’y conduise. Mais….. mais je suis enrhumée du cerveau ; je me sens vieille pour de pareilles fêtes, dans lesquelles on m’assassine presque de questions ; ainsi, plus le moment de m’habiller approche, plus il me semble évident que je resterai paisiblement dans ma chambre. Je vois volontiers de jolies femmes, de jolies toilettes ; je ne manquerai pas de descriptions à cet égard, et j’ai vu assez de beau monde dans les grandes villes orientales pour me représenter celui des villes de l’Ouest.

Je suis maintenant dans un hôtel, mais j’irai probablement, demain ou après-demain, demeurer chez le sénateur Allén à une petite distance de la ville.

Je suis arrivée ici hier avec mes amis du Connecticut. La course à travers les prairies de Jowa, dans une voiture à demi ouverte, a été des plus agréables. Le temps est chaud comme en été, et le soleil luit sur des champs fertiles qui s’étendent au loin, bien loin. On dit que les trois quarts du sol de Jowa se composent de prairies ondoyantes. Le pays ne paraît pas cultivé, mais joli, c’est un immense pâturage ; la nature autour du Mississipi est lumineuse. Nous sommes arrivés après-midi dans la petite ville de Keokuk, située sur un banc du fleuve. Nous avons fait un bon dîner, dont la soupe était du thé, comme c’est l’usage dans les auberges de l’Ouest. Le bateau sur lequel nous continuerons notre voyage ne devant arriver que tard dans la soirée, je suis allée seule faire une promenade de découverte. Laissant derrière moi la jeune Keokuk, j’ai suivi un sentier qui longeait le fleuve. Le soleil se couchait et deux nuages, rouge clair et pourpre, couvraient le ciel à l’ouest. L’air était doux et calme, la scène vaste, lumineuse et paisible ; c’était une idylle de grand style.

Sur le rivage on voyait, à de courtes distances les unes des autres, de jolies petites maisons en planches, avec des proportions pleines de goût ; elles avaient ce quelque chose de convenable, de commode, qui distingue les travaux américains, se ressemblaient et paraissaient être des habitations de travailleurs. La plupart des portes étant ouvertes, probablement pour laisser entrer le doux vent du soir, je profitai de l’occasion pour y jeter un coup d’œil et me trouvai bientôt en conversation avec quelques maîtresses de maison. Comme je l’avais pensé, c’étaient des travailleurs occupés en ville qui avaient ici leurs demeures champêtres. Aucun luxe ne régnait dans ces maisonnettes ; mais tout y était propre, rangé, orné, et d’un calme férié, depuis la mère de famille jusqu’aux meubles de la maison, et faisait du bien à voir ; j’ajouterai que c’était dimanche soir, et que la paix du sabbat reposait dans ces demeures comme dans la contrée.

Quand je revins chez moi, il commençait à faire nuit. Dans l’intervalle, le bruit s’étant répandu en ville qu’on pourrait voir dans cette auberge une sorte d’animal scandinave, on l’invita à se montrer.

Je descendis donc au salon, où je trouvai beaucoup de monde ; la foule augmenta tellement qu’il en résulta une véritable confusion ; il me fallut donner des poignées de main à de bien singulières figures, mais on en voit souvent de pareilles dans l’Ouest. Les hommes, travaillant rudement, sont négligés dans leur toilette, et ne se donnent pas le temps de la soigner ; mais cet extérieur n’est pas une enseigne vraie de ce qu’il y a en eux. Je m’en suis encore aperçue cette fois-ci. Une petite bande de gens raffinés, je veux dire des messieurs et des dames plus civilisés et mieux habillés, — l’aristocratie de Keokuk, — avec laquelle j’ai fait une connaissance plus intime, m’a causé une joie sincère. N’étant pas contenue de ma nature, la franchise, la rondeur des Américains et leurs manières amicales me plaisent. On fait aisément connaissance avec eux, et l’on voit de suite si on se convient ou non.

Nous montâmes à bord, entre dix et onze heures du soir ; le lendemain matin nous étions sur le Missouri, qui se précipite dans le Mississipi, à environ dix-huit milles au nord de Saint-Louis, avec une telle impétuosité, une telle masse d’eau, que ce dernier change complétement de caractère ; son calme et sa couleur n’existent plus, il coule en avant, inquiet, troublé ; des troncs, des arbres, toutes sortes d’objets pouvant flotter, s’avancent en tourbillonnant sur ses flots, amenés par le Missouri, qui, dans sa course torrentielle d’au delà de trois mille milles à travers le désert, entraîne avec lui tout ce qu’il rencontre sur sa route. Le Missouri est une sorte de Xantippe, mais le Mississipi n’est pas un Socrate, il se laisse trop fortement émouvoir par sa méchante femme.

Au-dessus de Saint-Louis, de jeunes garçons ramaient dans de petites barques et cherchaient à repêcher les planches et les branches d’arbres qui flottaient.

Le premier aspect de Saint-Louis est fort singulier. La ville paraît bloquée, du côté du fleuve, par une grande quantité d’animaux, ressemblant à une espèce d’ours blanc colossal. Ce sont des bateaux à vapeur à trois ponts et peints en blanc amarrés contre le rivage l’un près de l’autre au nombre de plus de cent. Des flammes, portant des noms de toutes les parties de la terre, voltigeaient au vent. Chaque bateau à vapeur du Mississipi a deux cheminées qui soufflent bruyamment sous la « haute pression. » Quand nous atteignîmes Saint-Louis, il faisait une véritable chaleur d’été, et plusieurs arbres des rues avaient encore des feuilles. Je retrouve ici les beaux acacias, l’ailantus et les sycomores.

Le 7 novembre.

À peine arrivée, j’ai été obligée de me coucher par suite d’une migraine. Mademoiselle S… m’a soignée comme une sœur aurait pu le faire. Bientôt remise, je suis allée faire une visite du matin chez les fiancés, ils demeurent dans cet hôtel. La pièce dans laquelle se trouvait la jeune personne était assombrie et faiblement éclairée par le feu. La fiancée est grande, svelte, trop maigre, du reste jolie ; elle a un teint florissant, tout en ressemblant à une fleur de serre chaude, peu en état de supporter l’air libre. Ses doigts effilés jouaient avec de petits objets précieux attachés à une chaine en or qui descendait du cou jusqu’à la taille. Son costume était riche et du meilleur goût ; on aurait dit un objet de luxe plutôt qu’une future maîtresse de maison. La faible clarté, la chaleur du feu, les parfums, tout ce qui entourait cette jeune personne annonçait de la mollesse. Le fiancé paraissait très-épris de sa future, qu’il devait conduire d’abord à Cincinnati, puis vers la Floride et son été éternel. On m’offrit du gâteau et du vin doux.

Lorsque je sortis de cette chambre parfumée et de son demi-jour, je trouvai un ciel bleu, un air d’été, du soleil, et j’entendis gazouiller les oiseaux dans les arbres qui murmuraient. C’était ravissant. « Ah ! pensais-je, voilà un autre spectacle. » Elle n’est pas bonne, pas naturelle, la vie de crépuscule que mènent beaucoup de femmes dans ce pays. Près du feu pendant toute l’année, et assises dans de commodes chaises berçantes, cette vie d’oisiveté les sépare de l’air extérieur frais et fortifiant. On doit attribuer en grande partie la faiblesse physique des femmes d’ici à la mollesse de leur éducation. C’est une espèce de vie de harem, avec cette différence que, contrairement aux femmes de l’Orient, celles de ce pays sont considérées comme des souveraines dont les hommes sont les sujets. Mais ce genre de vie tend à enchaîner leur développement, à les détourner de leur noble et haute mission. Les harems de l’Occident, non moins que ceux de l’Orient, ravalent la vie et la conscience de la femme.

En sortant de ma visite chez la fiancée, je suis allée visiter les asiles et les fondations pieuses catholiques dirigées par des religieuses. C’était une autre face du développement féminin que je voyais ici. Dans deux grands asiles pour les orphelins de père et de mère pauvres, dans un établissement pour les femmes repenties (l’asile du Bon-Pasteur), dan ses hôpitaux, j’ai vu des femmes se donnant le nom de « sœurs », vivre d’une grande et sainte vie, en mères des pauvres petits orphelins, et en sœurs gardiennes de leurs semblables déchues et souffrantes. C’était un spectacle édifiant et fortifiant.

Je dois le dire ; les catholiques de l’Ouest me semblent marcher en avant des protestants, relativement à l’imitation vivante du Christ, en fait de bonnes œuvres. L’Église catholique du Nouveau-Monde a une vie nouvelle. Elle a jeté loin d’elle le vieux manteau de l’intolérance, du fanatisme, et se présente riche en miséricorde.

Les couvents sur la terre nouvelle ont un esprit nouveau, dégagé de toute insignifiance de la vie, et sont actifs sous le rapport de la charité. Les monastères ont ici de grandes salles claires et non pas de tristes cellules, rien de sombre ni de mystérieux. Tout est calculé de manière à donner un espace libre à la lumière, à la vie. Qu’elles m’ont paru jolies ces sœurs religieuses avec leur noble et digne costume, leur paisible et fraîche personne, leur activité ! Elles m’ont semblé plus jolies, mieux portantes, plus heureuses que la plupart des femmes du monde que j’ai vues. J’ajoute, que leur habit et surtout leur coiffure sont remplis de goût et vont à ravir malgré leur simplicité ; j’en ai joui. Je ne sais pourquoi la beauté et la piété ne pourraient pas vivre ensemble. Les épouvantables chapeaux ou abat-jour dont se servent les sœurs de la Miséricorde de Savannah me repousseraient de leur hôpital, si j’étais malade. Mais, en regardant les sœurs d’ici, un malade ne manquerait pas de se rétablir.

« Les couvents, me dit notre célèbre historien Geijer peu de temps avant sa mort, les couvents doivent nécessairement être rétablis, non pas sous leur ancienne forme, mais comme réunion libre d’hommes ou de femmes, pour exercer des œuvres de charité. »

Je les vois venir ici, et ils ne manqueront pas de se montrer dans l’Église évangélique. La création des établissements de diaconesses, en Europe, en est le commencement.

Le nombre supérieur des femmes, dans toutes les contrées de la terre, indique une vue de Dieu à leur égard, et l’on devrait y faire plus attention. L’espèce humaine a besoin de mères et de sœurs spirituelles. Les femmes acquerront, par leur réunion en communauté religieuse, une force qu’elles ne peuvent pas avoir isolément pour mettre à exécution les bonnes œuvres qu’elles projettent. Comme fiancées et servantes du Seigneur, elles ont une vie plus haute, une intelligence, un pouvoir plus grand. Je laisse à qui de droit de décider si les réunions d’hommes sont autant appelées de Dieu et aussi naturelles que celles des femmes ; je ne le crois pas. Les hommes me paraissent destinés à une activité d’un autre genre, quoique dans un but proche parent du premier.




Hier et avant-hier soir j’ai fait mes voyages de découvertes solitaires dans et hors la ville.

Saint-Louis, situé sur des terrasses onduleuses assez élevées, au-dessus du Mississipi, a tout l’air de devenir une ville immense. Elle a commencé à bâtir ses faubourgs dans des endroits fort éloignés les uns des autres ; mais des routes (et aussi des chemins de fer), des rues, sont déjà tracées. Ces constructions pour faubourgs sont ordinairement placées sur des hauteurs avec vues magnifiques sur le fleuve et la contrée. D’épaisses colonnes, noires comme charbon, tourbillonnent dans l’air et annoncent le développement de la vie industrielle. C’était joli à voir sur le ciel doré du soir ; mais ces colonnes de fumée font tomber sur la ville une pluie de suie et de cendres qui n’est pas agréable. On construit, dans Saint-Louis, et côte à côte, de vastes magasins de marchandises, d’immenses boutiques pour la vente, et des maisons de commerce. La position de cette ville, près de l’embouchure du Missouri dans le Mississipi, son trafic par le premier avec tout le grand Ouest, et par le second avec les États du nord, du sud et de l’est de l’Union, lui offre les moyens d’acquérir un accroissement presque sans bornes. La probabilité d’un chemin de fer allant d’ici à l’océan Pacifique, entreprise poussée énergiquement par une foule d’hommes actifs de l’Ouest, augmente l’importance de la ville. Aussi, le nombre des émigrants, surtout Allemands, augmente-t-il chaque année. Saint-Louis avait, en 1845, une population de trente-cinq mille âmes, et, en 1849, presque le double. L’État du Missouri a maintenant deux millions d’habitants, et ne compte que trente années d’existence comme État.

En errant au crépuscule dans les rues de la ville, j’ai aperçu diverses figures humaines et d’animaux qui ne m’ont pas réjouie. J’en avais vu de pareilles à New-York, c’est-à-dire des hommes à l’extérieur moitié sauvage, moitié misérable, de pauvres chevaux épuisés par le travail !… J’ai remarqué une foule d’enseignes de médecins ; il s’en trouve à chaque troisième ou cinquième maison. Hélas ! que peuvent opérer ici leurs médicaments ? Je retournai à mon hôtel avec mélancolie et chargée de lourdes pensées.

Parmi les personnes qui sont venues me voir il s’en trouve plusieurs qui sont membres de ce qu’on appelle la « nouvelle Église » c’est-à-dire des Swedenborgiens ; ils croyaient que j’en faisais partie. Je les ai détrompés ; car je trouve dans la vieille Église, et les développements qui lui ont été donnés dans ces derniers temps par les grands penseurs germaniques et scandinaves, une vie plus riche, plus divine. La doctrine de correspondance de Swedenborg est, dans sa base, la foi et la doctrine de tous les peuples méditatifs, depuis les Egyptiens jusqu’aux Scandinaves ; mais l’application qu’il en fait ne me semble pas assez large ni assez spirituelle.

On trouve des Swedenborgiens dans toute l’Amérique. Ce qui paraît leur convenir le mieux c’est la doctrine de la divinité du Christ et celle de la ressemblance du monde céleste ou spirituel avec le monde terrestre : la proximité du premier. Dans les cimetières on trouve souvent des pierres tumulaires en marbre blanc portant cette jolie inscription : « Il (ou elle) est entré dans le monde spirituel tel ou tel jour.

C’est joli et juste, et je dis avec Tholuk : « Pourquoi disons-nous que notre ami est mort ? C’est un mot si pesant, tellement mort et dépourvu de signification ! Dites que notre ami s’est éloigné, qu’il nous a quittés pour un peu de temps. C’est plus vrai et meilleur. »




Chrystal-Springs, le 10 novembre.

Je suis maintenant dans le joli foyer et au milieu de l’amicale famille du sénateur Allén. Une jeune et jolie sœur du maître de la maison m’a cédé sa chambre, qui a une belle vue sur le Mississipi et la vallée du Missouri. Le beau temps s’est métamorphosé en froid et en brouillards d’automne, de sorte que je ne vois rien de cette magnificence, l’air est tellement épais ! Mais de pareils jours sont rares dans l’Amérique, si riche de soleil, et celui-ci ne marquera pas de se frayer bientôt une route. M. Allén a compté les jours de soleil qu’il a fait pendant trois ans et a trouvé qu’ils se montaient à environ trois cent quinze par année, les autres ont été des jours d’orage, et le plus petit nombre des jours de pluie.

Le sénateur Allén est un homme jeune, instruit et intéressant à entendre ; il connaît tout ce qui se rapporte à l’État dont il est maintenant le sénateur, et travaille activement à son développement. C’est ainsi que, l’été dernier, il n’a pas fait moins de cinq cents discours de circonstance[1], en voyageant dans l’État du Missouri, pour provoquer l’établissement du chemin de fer entre Saint-Louis et l’océan Pacifique, en passant par le Missouri, et engageant chacun à prendre des actions. Il a réussi en grande partie ; Saint-Louis seul a souscrit pour deux millions de dollars. Pour créer cette route il faudra faire sauter les murailles solides des montagnes Rocheuses ; mais qu’est-ce que cela pour les Américains ?

Saint-Louis a été fondé par de riches négociants. Des marchands de pelleteries et des prêtres catholiques ont été les premiers à parcourir les déserts de l’Ouest, en se proposant de conquérir les uns des richesses, les autres des âmes. Le commerce et la religion sont encore, dans ce moment, les pionniers de la civilisation dans l’Ouest. La vente des lots de terre est, pour le moment, l’une des branches les plus importantes de spéculation et de commerce à Saint-Louis et dans les alentours. Les émigrants ont acheté de la terre à un dollar et quart l’arpent ; ils la vendent maintenant au prix de plusieurs mille dollars le pied carré. Ce que j’ai entendu dire relativement à l’exagération de ces prix me semble presque fabuleux. Ce qu’il y a de certain, c’est que des personnes font maintenant une grande fortune rien qu’en vendant leurs lots de terre. Un Allemand, autrefois pauvre, vient de vendre le sien et va retourner dans sa patrie avec une fortune de cent mille dollars.

M. Allén, l’un des hommes du grand Ouest qui se sont faits eux-mêmes, a commencé sa carrière à treize ans, par la publication d’un Penny-Magazine ; il est maintenant propriétaire foncier et vend aussi des portions de terrain pour des sommes considérables. Comme Downing (avec lequel il a extérieurement quelque ressemblance), il est homme pratique et poétique.

Il y a dans Saint-Louis une foule d’Allemands ; la danse et la musique font partie de leurs réunions. Il y a aussi des Français et des Espagnols. Dans les hôtels la table est servie à la française, sous le rapport des mets et des vins. Comme dans tous les États-Unis, les Irlandais forment la population des manœuvres et la plus grande partie des domestiques. Il y a aussi des esclaves nègres.

Malgré le développement du commerce de Saint-Louis, il est fort difficile et presque impossible, pour un émigrant, de trouver une place dans les comptoirs des marchands. Mais si l’émigrant veut, au contraire, se charger de travaux grossiers, être garçon meunier, ouvrier dans les fabriques, il sera employé sur-le-champ et recevra un bon salaire. En étant économe, il aura bientôt gagné les moyens d’entreprendre quelque chose de mieux dans les affaires. Sa perspective est encore meilleure s’il sait un métier quelconque ; il devient alors promptement l’artisan de sa fortune.

Le 11 novembre.

L’été et le soleil sont revenus ainsi que la magnifique vue sur le Mississipi et la vaste contrée d’alentour. Le ciel est bleu pâle, la terre vert clair, tout baigne dans la lumière. Je me suis promenée à pied sur les hauteurs des environs avec ma jeune amie, et en voiture avec M. Allén. Ce qui m’a le plus frappée dans l’Ouest, c’est l’étendue, la largeur du paysage et des perspectives ; ils ont produit sur moi une impression particulièrement joyeuse et grande. Je suis obligée de sourire malgré moi, j’étends les bras et veux m’enlever, je trouve sot et singulier de ne pouvoir le faire. M. Allén m’a montré dans les environs de Saint-Louis les endroits où les habitants riches de la ville construisent leurs maisons de campagne. Il y a déjà sur les hauteurs peu élevées (ce sont seulement des terrasses ou des plateaux) et dans les vallons des rues entières formées par des groupes de jolies villas, dont bon nombre sont assez splendides, entourées d’arbres, de fleurs, de vignes et autres plantes de ce genre. Avec quelle rapidité et quelle animation on grandit ici ! Mais la mauvaise herbe ne croît-elle pas en même temps que le blé ? J’espère encore, mais j’ai perdu la foi dans l’empire de mille ans du grand Ouest.

L’État du Missouri paraît être l’un des plus riches de l’Union sous le rapport des beautés et des ressources naturelles ; il est l’un des plus grands quant à l’étendue. On parle de sa partie septentrionale comme du jardin naturel de l’Ouest. Il a aussi dans ses parties occidentales de hautes montagnes, d’abondantes mines de métaux, de grandes forêts et de vastes prairies. Au midi, vers l’Arkansas, sont des marais et des étangs. À l’ouest on trouve le territoire indien, dont la population a adopté le christianisme et la civilisation. Je crois que ce territoire indien est, à l’égard du gouvernement des États-Unis, dans les mêmes rapports que les autres, tandis qu’il passe ses grades et se prépare à entrer un jour comme État indien indépendant dans la confédération des États-Unis.

Le Missouri est un État à esclaves, mais il paraît conserver cette institution par bravade plutôt que par conviction de sa nécessité, car il n’a pas de produits que les blancs ne puissent cultiver, et son climat n’appartient pas à la zone brûlante du Sud. Aussi vend-il activement ses esclaves dans le Sud.

« Es-tu chrétienne ? demandai-je à une jeune et jolie mulâtresse qui me sert ici.

— Non, mame.

— Tu es baptisée ; tu as reçu une instruction chrétienne ?

— Oui, mame. J’ai pour marraine une négresse fort dévote ; elle m’a instruite.

— Est-ce que tu ne crois pas ce qu’elle t’a dit du Christ ?

— Si fait, mame ; mais je ne le sens pas ici. » Et elle posa la main sur son cœur.

« Où as-tu été élevée ?

— Bien au-dessus du Mississipi, loin, bien loin d’ici.

— Ceux à qui tu appartenais étaient-ils bons envers toi ?

— Oui, mame ; ils ne m’ont jamais adressé une parole méchante.

— Es-tu mariée ?

— Oui, mame, mais mon mari est fort loin, chez le maître auquel il appartient.

— As-tu des enfants ?

— J’en ai eu six, il ne m’en reste pas un seul. Trois sont morts et les trois autres ont été vendus. Quand on m’a enlevé le dernier, la petite fille, j’ai cru que je ne survivrais pas à cette douleur ; mon cœur en a été presque brisé… »

C’étaient de soi-disant chrétiens qui avaient fait cela. Quoi d’étonnant si cette femme esclave ne pouvait pas sentir qu’elle était chrétienne. Quelle existence !

Privée de son mari, de ses enfants, de ce qui lui appartient, sans avoir la perspective de jamais jouir d’une vie indépendante, de rien posséder en propre sur la terre ; être esclave, toujours esclave, sans espoir de salaire ni de repos ! Cette femme devait nécessairement être indifférente, hostile et même amère à l’égard des maîtres qui se donnaient pour ses protecteurs et lui enlevaient tout ce qu’elle avait de plus cher, même sa dernière petite fille, son plus jeune, son plus cher enfant !…

L’esclavage, cette institution païenne, conduit à des actes tellement absurdes, inhumains, que parfois, dans ce pays, dans cette Amérique chrétienne et libre, il m’est difficile de croire, de comprendre que tout cela est réel et non pas un rêve.




L’événement du jour à Saint-Louis, c’est le retour du sénateur Benton et son grand discours à l’hôtel de ville pour justifier sa conduite au Congrès, relativement à la question vitale soulevée entre les États du Nord et du Sud. Ces discours où comptes rendus sont d’usage dans tous les États quand les sénateurs reviennent du Congrès. J’ai lu hier soir celui du colonel Benton. Ce courageux représentant d’un État à esclaves, qui a combattu ouvertement pour ses droits tout en condamnant l’esclavage, est encore le même ici, énergique, franc, moitié homme, moitié oiseau de proie, frappant du bec et des serres avec une véritable jouissance. Il m’est resté de son discours ces derniers mots, vraiment mâles et bons :

« J’estime une bonne popularité, c’est-à-dire l’approbation des gens de bien. Je dédaignerai toujours l’autre, et je considérerai comme bienvenu le blâme que m’adresseront les malveillants et les êtres-vils[2]. »

Le Missouri et l’Arkansas conservent encore beaucoup d’éléments de la vie païenne et sauvage, des terrains incultes, et l’esclavage tient leurs progrès fortement enchaînés : Des batteries et des duels sanglants ont lieu souvent dans la population blanche ; le couteau de Bowie et le pistolet font partie de la toilette d’un homme, surtout quand il voyage dans ces États. Il faut, en outre, être constamment préparé à la rencontre des aventuriers sans conscience qui, de l’Europe et des États orientaux, se jettent dans l’Ouest pour trouver l’espace nécessaire à leurs penchants sauvages.

Je me dirigerai demain ou après-demain sur Cincinnati, d’où je t’écrirai.

  1. On donne ce nom aux discours prononcés avec l’intention d’agiter, de pousser certaines affaires, par des hommes spéciaux, qui font, dans ce but, des voyages, provoquent des assemblées par-ci, par-là, dans les champs ou les forêts, montent sur des souches ou autres tribunes improvisées, et parlent de là au peuple. Plus c’est fort et mieux vaut. Les discours brefs, mais fortement poivrés et piquants, produisent ici le plus grand effet. Les discours et les orateurs de circonstance font partie des scènes caractéristiques de l’Ouest. (Note de L’Auteur.)
  2. Dans ce discours, comme dans ceux qu’il a prononcés dans le congrès, Benton dit : « L’esclavage est un mal, une malédiction. Telle a toujours été ma pensée à partir du moment où j’ai lu le chapitre de Blackstone… Mais cette institution existe chez nous, c’est pourquoi nous devons la conserver. Quiconque voudra toucher à nos droits et à nos esclaves aura affaire à moi. » (Note de l’Auteur.)