La vie de famille dans le Nouveau-Monde/Lettre 26

La vie de famille dans le Nouveau-Monde
Traduction par R. du Puget.
(TOME DEUXIÈMEp. 248-271).
LETTRE XXVI.


Sur le Mississipi, le 15 octobre 1850.

Nous sommes sortis au coucher du soleil, par le soir le plus délicieux, le plus magnifique, de l’étroite et serpentante rivière de Fève pour entrer dans le grand Mississipi, limpide comme une glace, contournant des îles basses et richement verdoyantes ; il coulait entre des montagnes lointaines d’une teinte bleuâtre, sous un ciel doux, bleu clair, où la nouvelle lune et l’étoile du soir se levaient, augmentaient en éclat à mesure que le soleil descendait derrière les montagnes. L’été indien jetait son voile transparent de vapeur sur la contrée ; on aurait pu le prendre pour l’encens de la terre reconnaissante et montant le soir vers le ciel clément. Pas un souffle de vent, tout était silencieux, paisible, dans ce grand spectacle d’une beauté inexprimable. Un coup de feu retentit, une légère colonne de fumée s’éleva de l’une des petites îles vertes, et des bandes de canards, d’oies sauvages, voltigèrent à l’entour, fuyant le chasseur caché, et qui, je l’espère, n’aura pas eu de rôti ce soir-là. Puis tout redevint silencieux, paisible. Ménomonie remontait avec rapidité, quoique posément, le magnifique fleuve.

J’étais debout sur le tillac, ainsi que le capitaine, M. Smith, et le représentant du Minnesota, M. Sibley, accompagné de sa femme et de ses enfants ; il retournait chez lui, venant de Washington, et contemplait avec moi ce beau spectacle.

Était-ce bien là le Mississipi, ce géant de la nature sauvage, que je m’étais figuré si violent, si troublé et si cruel ? Ses eaux avaient ici une fraîche teinte vert clair, et entouré du cadre splendide formé par les montagnes d’un bleu violet, on aurait dit qu’il était le miroir du ciel, portant dans ses bras des îles verdoyantes, abondamment couvertes de vignes. Le Mississipi, encore près de ses sources, était ici dans sa jeunesse et son état d’innocence ; des bandes de bateaux à vapeur ne troublaient point encore ses eaux (Ménomonie et un autre bateau de moindre dimension remontent seuls le fleuve à partir de Galena) ; aucune ville n’y jette son écume, il n’y a que des eaux pures, et sur leurs bords des tribus indigènes des forêts primitives. Plus tard, quand il se rapproche davantage du grand Océan, se mêle à la vie politique et devient homme d’État ; quand on l’oblige à porter douze cents bateaux à vapeur et je ne sais combien de milliers d’esquifs, de se donner aux villes, à leurs habitants ; quand il se marie avec le Missouri, alors il change, sa beauté et son innocence disparaissent.

Mais à présent, à présent il était beau. Toute cette soirée sur le Mississipi fut pour moi un enchantement.

La découverte de ce fleuve par les Européens a deux époques, et chacune d’elles offre une romance aussi différente l’une de l’autre que le jour et la nuit, que l’idylle éclairée par le soleil et la sombre tragédie, que le Mississipi dans sa jeunesse et le Mississipi au dessous de Saint-Louis, — quand il est Mississipi-Missouri. La première de ces époques appartient à sa partie septentrionale, l’autre au Sud ; la première a pour héros un prêtre plein de douceur, le Père Marquette ; la dernière un guerrier espagnol, Ferdinand de Soto.

La France, rivalisant avec l’Angleterre, fut le premier conquérant de l’Amérique du Nord, et les jésuites français pénétrèrent les premiers, en traversant le désert, dans le Canada et jusqu’aux grands lacs de l’Ouest. L’enthousiasme religieux implanta la première colonie puritaine sur le rocher de Plymouth ; l’enthousiasme religieux planta la croix et les lis de France le long des bords du Saint-Laurent, non loin du Niagara, jusqu’à Sainte-Marie, parmi les Indiens sauvages du lac Supérieur. Le noble, le chevaleresque Champlain, armé d’un zèle ardent, avait dit : « Sauver une âme, c’est plus que conquérir un royaume. »

À cette époque, les disciples de Loyola se répandirent dans le monde pour le conquérir au Prince de la paix, et dressèrent la croix au Japon, en Chine, aux Indes, en Éthiopie, parmi les Cafres de la Californie, dans le Paraguay ; ils invitèrent les barbares à la paix du christianisme, Les prêtres qui, pendant cette mission, pénétrèrent du Canada dans le désert de l’Amérique occidentale, étaient les plus nobles de leur ordre.

« Ils avaient, écrit Bancroft, les défauts inhérents à l’exagération ascétique, mais ils surent accueillir les incidents d’une vie dans le désert avec un courage invincible, passif, et une profonde paix intérieure. Tournant le dos à toutes les jouissances de la vie, fort éloignés d’une vaine ambition, ils étaient comme morts pour le monde et conservaient leur âme dans un calme inébranlable. Le petit nombre de ces missionnaires qui atteignirent la vieillesse, quoique courbés par les fatigues de cette longue mission, brûlaient encore du feu d’un zèle apostolique. L’histoire de leurs travaux se trouve réunie à celle de l’origine de toutes les villes célèbres de l’Amérique française ; on ne doublait pas un promontoire, ne visitait pas une rivière, sans qu’un jésuite n’en eût indiqué la route. »

Les Pères Brébeuf, Daniel et le doux Lallemand, accompagnèrent nu-pieds une bande de Hurons dans leur pays, par d’effrayantes forêts ; ils conquirent l’oreille et l’amour des sauvages. Brébeuf, « le modèle de toutes les vertus religieuses, » passa quinze ans parmi les Hurons, les baptisant, leur enseignant les métiers pacifiques. Des actes pleins de charité, de rudes fustigations volontaires, des prières jusque bien avant dans la nuit, — telle fut sa vie. Pendant ce temps, son amour pour le maître qu’il servait, sa soif des souffrances pour son sérvice, croissaient toujours. Il y aspirait comme d’autres aux voluptés de la vie, et fit vœu de ne jamais éviter l’occasion d’endurer le martyre, de recevoir avec joie le coup de la mort. Une pareille foi devait transporter des montagnes : elle fit plus, elle planta la vie d’amour de Jésus dans le cœur des sauvages, avides de sang. Le grand guerrier Ahasistari lui dit :

« Avant votre venue dans ce pays, et lorsque parfois j’avais échappé à de grands dangers, je pensais : un esprit puissant quelconque veille sur ma vie. » Et il confessa sa foi en Jésus, comme étant le bon esprit en qui il croyait autrefois sans le connaître. Après avoir reçu le baptême, il dit à une bande d’Indiens nouvellement baptisés : « Essayons de décider le monde entier à embrasser la doctrine de Jésus. »

Les missionnaires, en pénétrant toujours plus avant dans l’Ouest, y entendirent parler de grandes tribus indiennes guerrières ; des puissants Sioux, qui habitaient près du grand fleuve Missipi ; des tribus Érié, Chippewas, Pottowathomis et autres qui demeuraient auprès du lac. Les dangers, les fatigues, le désert, les sauvages, tout se dressait devant eux avec menace et — les attirait encore plus.

Des tribus ennemies attaquèrent celles qui les conduisaient. Les sauvages Mohawks firent prisonniers le Père Jogues ; le noble chef Ahasistari, qui était parvenu à se cacher, voyant Jogues prisonnier, s’avança vers lui en disant : « Mon frère, je t’ai fait la promesse de partager ton sort à la vie et à la mort ; me voici pour la tenir. »

La cruauté des Mohawks s’exerça sur eux pendant plusieurs jours. Lorsque Jogues fut battu de verges en courant dans leurs rangs, il eut des visions qui lui représentèrent la sainte Vierge. « Un soir, après deux jours de tortures, on jeta un épi de maïs sur sa tige au bon Père ; il trouva sur ces larges feuilles des gouttes de rosée en nombre suffisant pour baptiser deux nouveaux disciples chrétiens. »

Ahasistari et deux de ses hommes furent brûlés. Il reçut la mort avec la fierté d’un sauvage et le calme d’un chrétien.

Jogues attendait le même sort ; mais il fut épargné et rendu à la liberté. Errant seul dans les magnifiques forêts de la vallée de Mohawk, il grava le nom et le signe de Jésus sur l’écorce des arbres, prit possession de ces contrées au nom de Dieu, et élevait souvent la voix pour chanter ses louanges, il se consolait dans ses chagrins en pensant qu’au moins un homme dans ce vaste pays adorait le vrai Dieu, le Dieu du ciel et de la terre.

Il revint heureusement parmi les siens dans le Canada, mais uniquement pour chercher, deux ans après, de nouveaux dangers dans le service de Dieu ; il dit alors : « Je pars pour ne plus revenir. » Bientôt après il fut fait prisonnier par les Indiens-Mohawks, qui l’accusaient de nuire à leurs récoltes par ses sortiléges ; craintif par nature, mais courageux par son zèle, Jogues accueillit la mort « avec calme. »

Brébeuf, Anthony, Daniel et Lallemand souffrirent tous le martyre, avec des tortures que les sauvages seuls peuvent inventer ; ils les endurèrent avec ce pieux courage que donne l’amour de Jésus.

Les villages et les colonies que les jeunes missionnaires avaient fondés furent brûlés, les nouveaux chrétiens périrent tous par le fer et le feu. Ce qui avait coûté des années de travail aux Jésuites fut anéanti, et leurs traces parurent s’effacer dans ce désert. Il semblerait que d’aussi grands revers auraient dû les faire chanceler ; mais ils ne reculèrent pas et marchèrent de nouveau en avant.

Tandis que les sauvages faisaient la guerre, commettaient d’affreuses dévastations et transformaient les sentiers qui traversaient les forêts de l’Ouest en autant d’échelons conduisant à la mort, le zèle de François de Laval, évêque de Québec, s’alluma et le poussa à porter la loi de la paix sur les rives du grand fleuve. Il voulait y aller lui-même, le sort désigna René Mesnard. Des motifs nombreux d’intérêt personnel engageaient celui-ci à rester à Québec, mais des « intérêts plus majeurs » l’exhortaient à risquer sa vie dans cette entreprise. Déjà vieux lorsqu’il mit le pied sur la route encore teinte du sang de ses prédécesseurs, « dans trois ou quatre mois, vous pourrez me compter parmi les morts, » écrivait-il en route à l’un de ses amis. En effet, il était parti pour ne plus revenir. Ayant pénétré très-avant dans les déserts de l’Ouest, un jour que son compagnon était occupé à changer un bateau de place, René Mesnard entra dans une forêt et ne reparut plus. Son chapelet et son livre de prières, trouvés quelque temps après, furent considérés comme des amulettes saintes par les Indiens. Un autre missionnaire périt sous les flèches des sauvages, pendant un combat entre des tribus ennemies.

Il est rafraîchissant, après les scènes sanglantes et cruelles qui marquent les premiers pas des envoyés de l’Europe dans l’Ouest, de trouver l’épisode paisible de la mission du Père Marquette, jésuite, au milieu des tribus guerrières des Indiens ; elle ressemble à un rayon de soleil perçant les nuées gonflées d’orages.

Le courageux Père Alvuez avait déjà pénétré dans la plupart des tribus indiennes, autour du lac Supérieur, et, pendant un séjour de deux années, il avait appris aux Chippewas à réciter le Pater et l’Ave, reçu de la part des Potawollonies, adorateurs du soleil, l’invitation de venir dans leurs cabanes fumer le calumet de paix avec la tribu des Illinois : ceux-ci lui parlèrent de leurs vastes prairies couvertes d’herbes hautes, où paissaient des chevreuils et des buffles. Il avait aussi rencontré les belliqueux et puissants Sioux qui vivaient de riz sauvage, couvraient leurs cabanes avec des peaux d’animaux au lieu d’écorces d’arbres, et habitaient les Prairies près du grand fleuve qu’ils appelaient Missipi.

Marquette résolut de découvrir et de naviguer sur le grand fleuve.

Après avoir réuni autour de lui les restes de la nation des Hurons, il s’était établi avec eux sur les bords du lac Michigan, riche en poissons. Ils y construisirent des cabanes, et le Père Marquette apprit à ces enfants sauvages de la nature à adorer Dieu et à vivre en s’occupant de travaux pacifiques.

C’est de là, et accompagné d’un Français appelé Joliet, avec un jeune Indien illinois pour guide, que le Père Marquette voulut se mettre en route pour son voyage de découverte. Talon, l’intendant français du Canada, favorisa l’entreprise de Marquette, car il désirait savoir si la bannière de la France pouvait être portée par le grand fleuve jusqu’à l’océan Pacifique, ou être planté à côté de celui de l’Espagne sur le golfe Mexicain.

Le Père Marquette songeait pendant sa course à l’honneur d’un autre maître. « Je perdrais la vie avec joie pour sauver les âmes, » dit-il en répondant à quelques envoyés de la tribu des Pottowathomis qui lui donnaient l’avertissement suivant : « Les peuples lointains ne ménagent aucun étranger ; leurs guerres civiles couvrent de guerriers les rives du grand fleuve plein de monstres qui avalent hommes et canots ; la chaleur est si forte, qu’elle tue. » En entendant la réponse de Marquette, les enfants du désert se joignirent à lui pour prier.

Le Père Marquette atteignit la rivière de Fox, où les tribus indiennes des Kickapoos, des Mascantins, des Miamis, habitaient ensemble sur une belle colline, entourée de prairies et de magnifiques groupes d’arbres. Le Père Alvuez y avait déjà élevé une croix, couverte par les sauvages de belles peaux, de ceinturons étincelants, hommage de reconnaissance envers leur dieu, le « grand Manitou. » Les vieillards se réunirent en conseil pour recevoir les pèlerins. « Mon compagnon, dit Marquette, est un envoyé de France chargé de découvrir de nouveaux pays. Je suis un envoyé de Dieu pour les éclairer avec son Évangile, » et en leur offrant des présents, il demanda deux guides pour le lendemain. Les sauvages lui répondirent avec bienveillance et lui firent cadeau d’une natte pour lui servir de lit durant ce long voyage.

« Alors, » je suis maintenant textuellement l’historien Bancroft : « le 10 juin 1673, le célèbre Père Marquette, au cœur pur, humble, sans prétention, et son compagnon Joliet, cinq Français, deux Algonquins comme guides et portant deux canots, traversèrent la langue de terre étroite qui sépare la rivière de Fox de celle de Visconsin. Ils atteignent l’eau, se tiennent debout sur la rive de cette dernière, adressent chacun, séparément, une prière à la sainte Vierge, et sortent des rivières qui, dans leurs cours, auraient pu porter leurs compliments à Québec. » Les guides s’en retournèrent, dit le doux Marquette, nous laissant dans un pays inconnu et seuls entre les mains de la Providence.

« La France et le Christianisme étaient dans la vallée du Mississipi.

« On démarra sur le large Visconsin et cingla à l’Ouest, descendant la rivière entre les Prairies et les pentes boisées qui se présentaient successivement, sans voir une créature humaine ou les animaux ordinaires des forêts. Pas un son n’interrompait ce silence solennel, excepté celui produit par l’eau autour du canot, et les beuglements des buffles bien avant dans la forêt. Au bout de quatre jours, les voyageurs entrèrent dans le grand fleuve avec une joie inexprimable, et les deux canots en bouleau hissant leurs voiles à des vents inconnus, dans un climat nouveau, descendirent le paisible fleuve océanique, en passant devant des bancs de sable, résidence de quantités innombrables d’oiseaux aquatiques et de petites îles qui semblaient sortir du fleuve avec de riches masses de feuilles. Les voyageurs naviguèrent ainsi entre les vastes champs de l’Illinois et du Jowas, couronnés par de majestueuses forêts, ou parsemés des groupes d’arbres qui alternaient avec des prairies sans fin.

« À soixante milles environ, au-dessous de l’embouchure du Visconsin, on découvrit dans le sable de la rive occidentale une trace humaine, un petit sentier frayé à travers la Prairie. Laissant les canots à la garde de leurs compagnons, le Père Marquette et Joliet résolurent de tenter seuls une rencontre avec les sauvages. Après une course d’environ six milles dans l’intérieur du pays, ils aperçurent un village sur le bord d’une rivière et deux autres sur les pentes de collines un peu plus éloignées. La rivière se nommait Mors-in-gou-e-na, ou Moingona (plus tard, des Moines). Marquette et Joliet étaient les premiers blancs qui eussent mis le pied sur le sol de Jowas. Ils se recommandèrent à Dieu et poussèrent de grands cris ; les Indiens les entendirent. Quatre vieillards s’avancèrent lentement en portant le calumet de paix, orné de plumes de couleurs variées. « Nous sommes Illinois, » dirent-ils, ce qui signifie : « Nous sommes des hommes. » Un vieux chef reçut les voyageurs dans sa hutte, et dit à Marquette en élevant les mains : « Combien le soleil est beau, Français, lorsque tu viens nous visiter ! Tout notre village t’attend, et tu habiteras en paix dans nos cabanes. » Dans le grand conseil, le Père Marquette annonça la doctrine d’un seul vrai Dieu, leur Créateur, parla aussi du grand capitaine des Français dans le Canada, qui, après avoir puni les nations indiennes hostiles, avait donné l’ordre d’observer la paix. Il les questionna sur le Mississipi et les tribus habitant sur ses rives.

« On prépara, pour les messagers qui annonçaient la défaite des Iroquois, un festin splendide composé de hamouny, de poissons, de gibier choisi tué dans la Prairie.

« Après six jours de fêtes passés au milieu des sauvages, on alla plus loin. « Je ne redoute pas la mort, dit Marquette, et j’aurais considéré comme le plus grand bonheur de mourir pour la gloire de Dieu. »

« Ils passèrent devant des roches perpendiculaires qui ressemblaient à des animaux monstrueux ; ils entendirent de loin le fracas des eaux du Missouri, qu’ils ne connaissaient encore que sous le nom algonquin de Pekitenoni, et lorsqu’ils arrivèrent à l’endroit où s’opère la plus belle réunion de deux rivières qu’il y ait au monde, où le rapide Missouri se précipite comme un conquérant dans le Mississipi plus calme, et l’entraîne pour ainsi dire avec lui vers l’Océan, alors le Père Marquette résolut en son cœur de remonter un jour cette puissante rivière jusqu’à sa source, de traverser la langue de terre qui sépare les deux Océans, et d’annoncer l’Évangile à tous les peuples du Nouveau-Monde.

« Quarante milles plus loin, ils passèrent devant l’embouchure de l’Ohio, qu’on appelait alors Wabash ; sur ses bords habitaient les paisibles Shawness, que la crainte des invasions des Iroquois faisait trembler. Des roseaux épais commencèrent à se montrer le long du fleuve ; ils étaient tellement serrés et forts que les buffles ne pouvaient se frayer une route au travers. La chaleur du soleil de juillet et les insectes devinrent insupportables.

« Les Prairies disparurent. D’épaisses et hautes forêts de bois blanc couvraient le rivage jusqu’aux bords de l’eau. C’était le territoire des Indiens Chickesaws, et ces sauvages avaient des fusils.

« Le Père Marquette et ses compagnons arrivèrent au village de Milihigamea, dans une contrée qui n’avait pas été visitée depuis l’expédition de Ferdinand de Soto. « C’est maintenant, en vérité, qu’il faut demander à la sainte Vierge de nous venir en aide, » pensa Marquette, quand il vit ses canots entourés d’Indiens armés d’arcs et de flèches, de haches de combat, de massues, et poussant continuellement de sauvages cris de guerre. Marquette élève le calumet de paix ; à sa vue le cœur des vieux guerriers est touché, ils jettent arcs et flèches dans leurs canots et souhaitent aux étrangers une bienvenue pacifique.

« Les voyageurs continuent de voguer vers l’embouchure de l’Arkansas, et trouvent des régions plus douces ; elles n’ont presque pas d’hiver, seulement une saison des pluies ; ils sont dans le voisinage du golfe de Mexique, et font connaissance avec des tribus indiennes ayant des armes européennes, que leur commerce avec les Espagnols leur a procurées.

« Après avoir parlé de Dieu et des mystères de la foi catholique aux sauvages et s’être assurés que le « père des fleuves » n’avait pas son embouchure dans l’Océan, à l’est de la Floride, ni dans le golfe de Californie, Marquette et Joliet quittèrent l’Arkansas et remontèrent le Mississipi.

« Au 38e degré de latitude ils pénétrèrent dans la rivière de l’Illinois et découvrirent un pays sans pareil pour la fertilité de ses belles prairies couvertes de buffles, de gibier, ses ravissantes petites rivières, la foule de cygnes sauvages, de perroquets, de dindes qu’on voyait sur leurs bords. Les Illinois prièrent le Père Marquette de venir habiter parmi eux. Un de leurs chefs, suivi de jeunes gens, conduisit les Français, par Chicago, au lac Michigan, et avant la fin de septembre ils étaient de retour heureusement dans la colonie de Green-Bay.

« Joliet alla à Québec pour rendre compte de ses découvertes, dont la renommée, par l’intermédiaire de Talon, aiguillonna l’ambition de Colbert. Marquette, qui n’avait pas de prétentions, resta pour prêcher l’Évangile aux Indiens Miamis ; ils habitaient dans l’Illinois septentrional, autour de Chicago.

« Deux ans après, en allant de Chicago à Mikinaw, il pénétra par une petite rivière dans le Michigan, dressa un autel sur le rivage, célébra la messe, puis demanda aux hommes qui conduisaient le canot de le laisser seul pendant une demi-heure.

« Ce temps écoulé, ils allèrent le chercher et le trouvèrent dormant, mais pour ne plus se réveiller. Le bon missionnaire, l’homme qui avait découvert un monde, s’était endormi entre l’autel et la rivière qui porte aujourd’hui son nom. Ses compagnons creusèrent sa fosse dans le sable. Depuis lors les défricheurs n’ont jamais manqué, dans les moments de dangers, d’invoquer son nom. Les peuples de l’Ouest vont élever un monument à sa mémoire. »

Voilà ce qu’on raconte du Père Marquette. Une petite vie, mais comme elle est accomplie, qu’elle est belle, complète, parfaite ! Ne te semble-t-il pas voir un rayon de la lumière céleste briller à travers la vallée du Mississipi, couverte d’un brouillard et aspergée de sang ?

En descendant ce fleuve je te parlerai de Ferdinand de Soto.

Le 15 octobre, sur le Mississipi.

Frais et froid ; mais les magnifiques hauteurs qui s’élèvent toujours davantage sur les deux rives du fleuve, couvertes de forêts de chênes d’un joli brun-jaune, se dessinent sur un ciel d’automne et sont variées par des prairies à la perspective infinie. Ce spectacle est toujours beau, varié, et puis tout est si jeune, si nouveau, si virginal ! Çà et là, au pied des hauteurs et sur le bord du fleuve, un colon a construit sa petite maison en bois, défriché un petit champ où il vient de récolter du maïs. L’air est gris, mais parfaitement calme ; nous avançons très-lentement, parce que l’eau est basse dans cette saison, et le fleuve a beaucoup de bas-fonds. Parfois il est assez étroit, souvent très-large et couvert d’une foule d’îles plus ou moins étendues. La vigne sauvage, verte encore, forme des festons entre les arbres, la plupart dépouillés de leurs feuilles. Nous passons entre le Visconsin (à droite), Jowa (à gauche), et nous venons de franchir l’embouchure du Visconsin, d’où le Père Marquette est entré dans le Mississipi. Comme je comprends les sentiments qu’il a dû éprouver en découvrant le grand fleuve ! Deux cents ans plus tard je me sens presque aussi heureuse que lui ; car, moi aussi, je fais seule un voyage de découverte, quoique d’une autre espèce. L’embouchure du Visconsin dans le Mississipi, entre des bords couverts d’arbrisseaux touffus, est une belle idylle. Nous serons demain dans des contrées plus sauvages, parmi les Indiens. Pourvu que le temps ne soit pas d’une humidité froide !

Le soir.

Il paraît s’éclaircir. La lune se lève et semble vouloir dissiper les nuages. Au coucher du soleil, le Menomonie s’est arrêté pour prendre du bois sur la rive de Jowa, et je suis allée à terre avec M. Sibley. Il y avait, au pied de la colline, à cinquante pas du rivage, une maison en bois nouvellement construite. Nous y entrâmes. Une jolie jeune femme, tenant sur le bras un vigoureux petit garçon qu’elle nourrissait, nous reçut ; son mari était dans la forêt. Ils habitaient cet endroit depuis quelques mois seulement, s’y trouvaient bien et espéraient y réussir. Deux vaches grasses, avec grelot, paissaient autour de la cabane, dont les terres étaient sans clôture. Dans l’intérieur tout était rangé et annonçait une certaine aisance. Sur une tablette, je vis quelques livres, la Bible, des livres de prières et de lecture, contenant des morceaux choisis de littérature anglaise et américaine, en vers et en prose.

La jeune femme parla avec esprit et calme de sa vie, de sa position, ainsi que de celle de son mari comme colon dans l’Ouest. En nous éloignant, je la vis debout à sa porte avec son bel enfant sur le bras, encadrée par la maison, que le soleil éclairait doucement. C’était une belle image de la vie nouvelle de l’Ouest. Cette jeune, cette robuste mère portant l’enfant ; la petite habitation, protégée par le mari, et dans laquelle sont renfermés les trésors les plus nobles de l’amour et de la pensée, voilà les pépinières qui rempliront insensiblement le désert et le feront fleurir comme un lis.

Le 16 octobre.

Un matin splendide et chaud comme en été. Il a plu cette nuit. La masse épaisse et sombre des nuages a été traversée par un rayon de soleil semblable à l’éclair. Il y a eu un jeu d’ombres tranchées et de clairs célestes sur les hauteurs de plus en plus hardies, escarpées. J’étais de nouveau seule avec l’Amérique, cette sibylle, aux genoux de laquelle je me suis assise en prêtant une oreille attentive, en levant vers elle des regards pleins d’amour. Oh !… ce qu’elle m’a dit durant cette matinée, pleine d’inspiration, je ne l’oublierai jamais !

Les sombres nuages revinrent et répandirent la nuit sur les fentes profondes des rochers, mais ils furent obligés de céder la place au soleil, qui finit par régner seul. Ma lumière intérieure me parlait en même temps que la lumière extérieure. C’était magnifique.

Les collines du rivage prenaient des formes de plus en plus extraordinaires ; elles étaient brisées d’une manière fantastique et représentaient les figures les plus surprenantes. La moitié de la hauteur, quatre à cinq cents pieds au-dessus du niveau du fleuve, était couverte de forêts à feuilles rondes dorées par l’automne ; de là s’élevaient perpendiculairement et nues des roches ressemblant à des ruines, des remparts, des tours, des murailles à demi abattues ; on aurait dit d’anciens, de splendides châteaux ; le tout d’un brun rouge. Les ruines du Rhin sont des misères comparativement à ces restes gigantesques des temps primitifs, où l’homme n’existait pas encore, où les Megatherium, les Mastodontes et les Missourium, ces Titans de la nature primitive sortirent des flots et errèrent seuls sur la terre.

En voyant ces pyramides hardies, ces façades brisées, il est difficile de se convaincre qu’elles n’ont pas été faites par des hommes, tant ces formes colossales sont régulières et architectoniques. Dans quelques endroits j’ai vu une petite maison faite de main d’homme, sur le rocher ; elle ressemblait à un nid d’oiseau perché sur un toit élevé ; mais ces maisons me réjouissaient, car elles annonçaient que cette splendide contrée aura bientôt des habitants, et le temple de la nature, des adorateurs et des humains reconnaissants. Du côté opposé est une haute, magnifique et fertile prairie où des millions d’individus pourront s’établir. Les Américains construiront, sur ces hauteurs, de belles et hospitalières demeures ; ils y travailleront, prieront, aimeront, jouiront. Une humanité ennoblie les habitera.

Dans le fleuve, et au pied de ces montagnes gigantesques, le nombre des îles verdoyantes allait croissant. Toutes avaient le même caractère, étaient de jolies oasis enlacées de vigne, dont les grappes sauvages sont petites et sûres ; on dit que la gelée les adoucit. Chose remarquable, la vigne est partout, en Amérique, comme chez elle ; c’est un véritable pays vignoble. J’ai lu ici une prophétie relative au temps et au pays, où l’on sera assis en paix, à l’ombre de sa propre vigne, où le loup et l’agneau joueront ensemble, où le désert fleurira comme un lis, le tout au nom du prince de la paix.

Ces hauteurs, malgré la sévérité de leurs formes et les ruines de granit qu’elles portent, se ressemblent en une chose : elles sont presque toutes de la même élévation et ne dépassent pas huit ou neuf cents pieds.

Hier au soir, comme le soleil se couchait, j’ai vu la première trace des Indiens, c’est-à-dire l’une de leurs tombes, cercueil ou caisse en écorce d’arbre, posé sur une couple de planches portées par quatre pieux et placés sous un arbre jauni par l’automne. Les Indiens exposent ainsi leurs morts jusqu’à ce que les os soient dépouillés de leur chair. Ils les déposent ensuite dans la terre ou dans des grottes, avec diverses cérémonies, danses et chants. Un cercueil, ombragé par un arbre, éclairé par le pâle soleil du soir, a donc été la première trace de ce pauvre peuple mourant que j’ai vue.

Bientôt après, nous avons aperçu des huttes indiennes sur les berges. Les Indiens les appellent des Tepées (habitations) ; elles ont la forme d’une tente et sont couvertes avec des peaux de buffle tournées autour de longs bâtons enfoncés dans la terre en rond, et réunis au sommet, où la fumée sort par une ouverture ; elles rappellent les huttes de nos Lapons, qui sont cependant d’un style plus net et plus élevé. Une ouverture basse, ayant forme de porte, est couverte, quand on le veut, d’une peau de buffle. Par une de ces portes j’ai vu, dans plusieurs huttes, du feu qui brûlait à terre, ce qui avait un air amical. De petits enfants sauvages couraient çà et là sur la rive.

Le 17 octobre.

Soleil, mais froid. Nous longeons maintenant le territoire indien, le Minnesota, et nous voyons des camps plus ou moins grands. Les hommes sont debout où marchent enveloppés de couvertures rouges ou blanc-jaune ; les femmes sont occupées auprès des feux allumés en dehors ou dans les tentes, ou bien elles portent leurs petits enfants sur le dos, dans la couverture qui les enveloppe elles-mêmes. Tous ont la tête nue avec cheveux noirs, rudes, pendants et ressemblant à du crin ; quelquefois ils sont tressés. Une foule d’enfants, et surtout de garçons, courent en criant sur les bords du fleuve. Nous avançons fort lentement, nous nous engravons de temps à autre et sommes obligés de chercher notre route entre les îles. Dans l’intervalle, de petits canots, portant des Indiens, passent rapidement et comme effarés, le long du rivage et des îles, où ces gens paraissent chercher quelque chose dans les buissons. Il me semble qu’il y a surtout des femmes dans les canots ; mais il n’est pas facile de les distinguer assises, enveloppées de couvertures et tête nue. Ce sont des baies et des plantes sauvages qu’on cherche dans les buissons. Qu’ils ont l’air sauvage et animal ! Qu’il est singulier de voir des hommes si différents de ceux qu’on voit tous les jours, si différents de nous-mêmes !

Les Indiens que nous voyons ici font partie de la nation des Sioux (ou Dakotah), l’une des plus puissantes tribus du pays ; ils habitent autour des sources du Mississipi, dans le Minnesota, ainsi que les Indiens Chippewas. Chacune de ces tribus se compose, dit-on, de vingt-cinq mille âmes. Les deux peuples vivent dans une guerre continuelle, et récemment encore, après plusieurs surprises sanglantes, un grand congrès de paix a eu lieu près du fort Snelling, où les autorités américaines ont forcé ces tribus, avides de vengeance, à se tendre la main, quoiqu’à contre-cœur, en signe de réconciliation.

M. Sibley, qui a vécu pendant plusieurs années parmi les Sioux, et pris part à leurs grandes chasses, m’a raconté plusieurs traits particuliers de la vie journalière et du caractère de ce peuple. On y rencontre une certaine noblesse, mais basée sur un immense orgueil, et l’amour de la vengeance y est sauvage, cruel avec bassesse. Cependant M. Sibley aime les Indiens et paraît être leur grand favori. Quand nous passons devant leurs villages, il lui arrive parfois de pousser une sorte de cri sauvage, auquel on répond de la rive avec jubilation.

Nous voyons quelquefois une petite maison en bois, et à côté deux ou trois Tepées ordinaires. C’est un Indien demi-sang, c’est-à-dire dont le père était un blanc et la mère une Indienne, qui habite la maison en bois ; ses parents maternels, ou ceux de sa femme, sont venus demeurer près de lui. D’ordinaire il est marchand et en relation avec les Européens.

Nous avons aussi à bord quelques Indiens, une famille Winneboga, mari, femme, fille de dix-sept ans, et deux jeunes guerriers de la tribu de Sioux, parés de jolies plumes peintes en rouge, en jaune, de toutes les couleurs, d’une manière curieuse. Ils se tiennent sur le tillac, où je me tiens aussi la plupart du temps, parce que la vue y est plus dégagée. Le mari Winneboga, tatoué également, est couché sur le pont, le plus souvent sur le ventre, appuyé sur les coudes et enveloppé dans sa couverture. La femme a l’air vieux, épuisé, mais elle est causante et gaie. La jeune fille est grande, son extérieur est bon, son dos large et courbé, ses traits sont lourds ; elle est fort timide et se détourne quand on la regarde. Je les ai vus dîner tous trois en tirant d’un sac un morceau de viande de couleur sombre (fumée je crois) ; ils en arrachaient alternativement un morceau avec les dents. Ayant avec moi des gâteaux et des fruits, je leur en offrit. La femme me les arracha presque en riant ; ils acceptaient ce que je donnais, sans même faire mine de me remercier. Les jeunes guerriers Sioux ressemblent à de grands et jolis coqs ; ils se boursouflent de temps à autre et prennent un air hautain ; quelquefois ils se ramassent sur eux-mêmes, s’accroupissent comme les singes, parlent et bavardent entre eux comme de vieilles commères. Tous les hommes ont des nez en forme de bec d’épervier, les coins de la bouche tombent, ce qui donne une expression désagréable de dédain à la figure. Leurs yeux me frappent surtout ; ils ont quelque chose de dur et de cruel comme ceux des bêtes féroces ; on dirait qu’ils guettent une proie bien avant dans la forêt. Cependant leur regard ne manque pas d’intelligence, d’esprit, mais il est dépourvu de sentiment. Il y a une différence énorme entre ces yeux-là et ceux des Nègres. Les premiers sont un jour froid, les derniers une nuit chaude.

Nous avons traversé au clair de lune le lac Pépin ; c’est un élargissement du Mississipi, tellement grand, qu’il forme un lac entouré de hautes montagnes presque perpendiculaires du côté de l’eau, et dont l’une est saillante. On l’appelle le rocher de la Wenona, d’après une jeune Indienne qui chanta ici sa chanson funèbre et se précipita ensuite dans l’abîme, préférant la mort à son mariage avec un homme qu’elle n’aimait pas.

J’ai remarqué hier, assez avant dans la soirée, un Indien de haute taille, qui se tenait debout sous un grand arbre, les bras croisés, enveloppé de sa couverture. Son immobilité était si complète qu’on aurait pu croire qu’il faisait partie de l’arbre contre lequel son dos était appuyé ; son air était très-digne. Tout à coup il tressaillit vivement et se mit à courir le long du rivage en poussant des cris aigus. Je vis alors au loin un camp formé par une vingtaine de Tepées dans la forêt qui longeait la rive ; on y avait allumé des feux, et ce camp paraissait fourmiller de monde. Un grand nombre de canots étaient amarrés, et je présume que les cris de cet homme les concernaient ; car, lorsque notre bateau passa rapidement devant le coude du fleuve, où le camp était établi, il produisit l’effet d’un véritable tremblement de terre sur les canots, qui furent lancés comme des coquilles de noix, soit l’un contre l’autre, soit sur le rivage. Les hommes qui étaient assis dans ces canots sautèrent à terre, d’autres accoururent des tentes, tout le camp fut en mouvement. Les hommes criaient, les chiens aboyaient ; on poussait des clameurs retentissantes que nous entendions encore longtemps après que le Menomonie eut passé avec une bruyante célérité. Le camp, ses feux, ses tentes et ses habitants présentaient un spectacle des plus animés et sauvages. Pendant la journée nous vîmes ailleurs une grande pierre rouge-clair dans un champ près du fleuve. On me dit que cette pierre et toutes celles de même espèce sont considérées comme saintes par les Indiens. C’est la main appuyée sur elles qu’ils prononcent leurs serments, c’est autour d’elles qu’ils tiennent leurs assemblées ; ils les croient habitées par une divinité.

Il paraît que nous atteindrons cette après-dînée Saint-Paul, le but de notre voyage et la ville la plus septentrionale du Mississipi. Je suis triste d’arriver si promptement, j’aurais voulu que cette course, en remontant le fleuve, eût duré au moins huit jours ; elle m’amuse et m’intéresse d’une manière inexprimable. Ces rivages nouveaux, nouveaux sous tous les rapports, ces peuples sauvages, leurs camps, leurs feux, leurs canots, leurs mœurs et leurs usages particuliers, sont pour moi un rafraîchissement continuel. Ajoutez que je puis en jouir en paix et en liberté, par suite des dispositions parfaites que les bateaux à vapeur américains ont adoptées en faveur des passagers. Ces bateaux sont ordinairement à trois ponts. Le pont intermédiaire est surtout occupé par les passagers qui désirent être commodément ; ils payent davantage. Le long de ce pont est une large galerie (ou terrasse) sur laquelle le pont supérieur fait ombre, et au fond se trouvent les chambres des passagers ; elles se touchent autour du bateau, ont une porte vitrée donnant sur la galerie, de sorte qu’on peut en sortir à son gré, ou voir le rivage de sa chambre. Une porte, en face, conduit au salon ; le plus vers la poupe est celui des femmes, leurs chambres sont autour. L’autre salon, plus grand, qui sert en même temps de salle à manger, est la pièce de réunion des hommes. Chaque petite chambre de première classe a ordinairement deux lits surperposés ; quand le bateau n’est pas comblé de passagers, il est facile d’être seule dans sa chambre. Ces cabines sont toujours peintes en blanc, propres, claires, agréables ; on peut s’y tenir, même le jour, avec agrément. La table est ordinairement bonne, servie avec abondance, et les frais du voyage sont minimes en comparaison. Par exemple, je paye, pour aller de Galena à Saint Paul, six dollars seulement, ce qui me paraît beaucoup trop peu pour le bien-être dont je jouis et tout le plaisir que j’éprouve. Je suis seule dans ma petite chambre, et le peu de passagers qui se trouvent à bord maintenant ne sont pas de l’espèce qui questionne. L’un d’eux, M. Sibley, est un homme instruit, amical à mon égard et fort intéressant pour moi, vu la connaissance qu’il possède des gens et des choses de cette contrée. Il y a aussi quelques familles d’émigrants qui vont s’établir sur les bords des rivières de Sainte-Croix et de Stillwater ; ils n’appartiennent point à ce qu’on appelle la bonne compagnie, quoique s’y mêlant ; plusieurs de ces femmes fument avec des pipes d’écume de mer. Parmi ces émigrants se trouvent surtout une couple de jeunes filles moitié venues, qui parfois me gênent beaucoup, l’une d’elles en particulier. Elle est de grande taille, sans formes, porte une robe couleur feu ou brique, a des cheveux roux ardent, noués en balai sur la nuque, est louche, et, quand elle peut y parvenir, elle se place en face de moi pour me regarder, les bras croisés et la bouche béante, avec des yeux qui se croisent, comme si elle fixait, ébahie, un animal extraordinaire ; quelquefois elle se précipite vers moi avec une question inutile et sans esprit. Je considère ces grands enfants comme faisant partie des monstres mythologiques de l’Ouest, et ne me gêne pas pour les renvoyer avec un peu de brusquerie. Hélas ! si démocrate que l’on soit en arrivant dans cette partie du monde, on court le danger, en le parcourant, de devenir aristocrate jusqu’à un certain point. Je n’irai jamais au delà, quand même les filles de géant seraient assez nombreuses pour gêner ma perspective. Je suis persuadée que cette fille couleur tuile deviendrait autre si on lui adressait quelques paroles d’éducation amicale ; si j’étais destinée à rester plus longtemps avec elle, nous finirions peut-être par devenir de bonnes amies.

Il y a dans l’une de ces familles d’émigrants une vieille grand’mère quoiqu’elle ne soit pas fort âgée, si soigneuse, si paisiblement active à l’égard de tous les siens, si évidemment bonne et maternelle de sa nature, qu’on accueillerait volontiers ses questions et son ignorance en géographie, si l’on était soi-même véritablement bon.

Le capitaine du bateau, M. Smith, est un homme remarquablement poli et de bonne compagnie ; il est mon cavalier à bord, et le meilleur ordre règne sur son bateau.

Nous ne voyons plus sur le rivage trace de civilisation européenne, mais seulement des huttes et des feux indiens. Depuis le lac Pépin, la rive est plus basse et la nature moins grandiose.