La vie de famille dans le Nouveau-Monde/Lettre 05

La vie de famille dans le Nouveau-Monde
Traduction par R. du Puget.
(TOME PREMIERp. 80-110).
LETTRE V.


Rose-Cottage, 12 novembre 1849.

Enfin, enfin, une lettre de la maison, une lettre de ma mère et de toi, mon Agathe. Je l’ai portée à mes lèvres en la recevant ! J’ai appris avec bien de la peine que tu étais retombée malade, sans rime ni raison, immédiatement après ton retour des bains de Marstrand, où je t’ai vue si bien portante la dernière fois. Je cherche à me consoler en pensant que cette maladie te préservera peut-être de toute indisposition pour l’année entière.

J’en suis restée à ma visite au Phalanstère. Nous partîmes par une délicieuse matinée. L’air était jeune, il paraissait avoir quinze ans à peine ; ce n’était pas un garçon, mais une fille pleine de vie, quoique timide, — une beauté voilée. Le vent ne disait mot. Tandis que Marcus, Rebecca et moi nous attendions à Brooklyn le moment de passer sur l’autre bord, je regardai une quakresse qui se trouvait là : nez romain, visage honnête et grave. Elle me regarda à son tour, et sa figure s’éclairant tout à coup comme par le soleil, cette femme vint à moi. « Tu es mademoiselle Bremer, dit-elle. — Oui, et toi ? » Elle me dit son nom et nous nous donnâmes une poignée de main cordiale. « La lumière intérieure » l’avait éclairée de plus d’une façon, et, par une matinée de cette espèce, je me sentais disposée à tutoyer tout le monde.

Nous traversâmes la rivière ; le vent du matin commençait à souffler ; les nuages se mettaient en mouvement ; les navires à voiles et à vapeur se croisaient dans le port ; de jeunes garçons, assis dans de petits bateaux, pêchaient les souches et les planches emportées par le courant vers la mer ; le rivage était vert et resplendissant d’or. Une heure après, nous étions sur le bateau à vapeur qui devait nous conduire dans le New-Jersey. Bergfalk nous avait rejoints, plein de vie et de bonne humeur, et Channing avec un rayon limpide comme le diamant dans les yeux ; il était accompagné d’un M. H…, admirateur des fleurs, et de Channing. Nous voguâmes, éclairés par le soleil et en causant sur divers sujets intéressants. Le dialogue proprement dit avait lieu entre Channing et moi ; les autres servaient d’auxiliaires, tous un peu contre moi, excepté Marcus, dont le jugement s’accorde d’une manière particulière avec le mien. Puis, les nuages s’amassant au-dessus de nous, la pluie ne tarda point à tomber, et nous arrivâmes avec elle dans une petite ville du New-Jersey, appelée New-Ark. Là, nous trouvâmes la voiture de voyage du Phalanstère, destinée aux créatures humaines comme aux pommes de terre, et nous nous enfournâmes sous une bâche voûtée de toile jaune d’huile qui nous protégea contre la pluie ; un jeune et joli phalanstérien nous conduisait avec deux chevaux excellents. Après avoir sillonné le sable pendant une couple d’heures, nous atteignîmes le Phalanstère. Il se compose de deux grands corps de bâtiments entourés de plusieurs autres plus petits, sans rien de remarquable dans leur architecture. Les environs ressemblent à un parc : ils sont jolis ; le sol et les arbres étaient encore verts ; le New-Jersey est connu pour la douceur de son climat et ses bons fruits. Nous fûmes introduits dans une salle où l’on nous servit un dîner qui n’aurait pas été meilleur dans l’Arcadie ; assurément, on n’y aurait pas trouvé du lait, du pain, du fromage, plus excellents. La viande ne manquait pas.

J’ai retrouvé ici la famille phalanstérienne qui m’a invitée la première à venir au Phalanstère, et en elle la sœur et le beau-frère de Marcus, personnages graves, affectueux, pénétrés de confiance et d’un amour profond pour l’idée de leur association ; ils se sont occupés dès l’origine de la création de cet établissement. M. A…, qui joint évidemment à l’enthousiasme une bonne tête pour les affaires, et une grande puissance d’organisation, a été prêtre pendant longtemps, et s’est distingué d’une manière bienfaisante comme missionnaire. Ensuite il a été pendant dix ans fermier dans l’un des États occidentaux de la vallée du Mississipi, cultivant le maïs et les fruits. Il se plaisait dans la solitude de cette riche nature ; mais ses enfants une fois grands, elle est devenue trop isolée pour eux et la cabane trop étroite pour la famille. Dans l’intérêt du développement et de l’éducation de ses enfants, M.A… s’est vu dans l’obligation de se rapprocher du monde, tout en prenant la résolution de ne vivre que pour la partie de son existence qui lui a paru la plus rapprochée de l’idéal d’une société chrétienne. Sa femme, lui et quelques autres époux, que cette idée avaient remplis d’enthousiasme, se sont réunis et ont formé pour huit années l’association appelée maintenant « Nouveau Phalanstère américain. » Chacun de ses membres a donné mille dollars ; on a acheté un terrain, on a travaillé ensemble en suivant des lois faites par l’association elle-même. De grandes difficultés se présentèrent d’abord ; car elle manquait de moyens pour bâtir et pour acheter des outils, etc., etc. Rien de touchant comme le récit des fatigues et des travaux auxquels s’étaient soumises des femmes peu habituées à ce genre d’occupation, de la persévérance et du courage dont elles ont fait preuve en cette occasion ; les hommes leur sont venus fraternellement en aide ; ils n’ont vu, comme les femmes, que l’honneur et la nécessité du travail, sans s’inquiéter si celui dont ils s’occupaient était de leur domaine ou non. Le mal qu’ils étaient obligés de se donner les ont rendus forts et patients. Les plus grandes difficultés sont surmontées, l’établissement est en voie de prospérité ; on pense à construire de nouvelles maisons, et surtout une vaste salle à manger et de compagnie, à introduire dans la cuisine et la buanderie des machines destinées á remplacer le travail manuel le plus fatigant. Le nombre des membres de l’association dépasse soixante-dix. Le revenu proprement dit du Phalanstère provient de la mouture, de l’agriculture et du jardinage ; — on cultive les pêches, les melons, les tomates. Dans les moulins, on fait du homouny, espèce de gruau de maïs, dont l’usage est extrêmement répandu, surtout pour les déjeuners.

Le soir, la plupart des membres du Phalanstère se réunirent dans la salle de compagnie ; plusieurs d’entre eux me furent présentés, et la jeunesse me parut fort bien. Abbie, l’aînée des nièces de Marcus, et son frère, sont d’une beauté remarquable. Parmi les hommes, il y en avait qui portaient des vêtements grossiers ; mais tons étaient propres, et avaient dans les manières quelque chose de bon et de très-digne.

On apporta de l’ouvrage, il fut placé sur la table : c’étaient de petits sacs de toile destinés au homouny qu’on envoyait à New-York, et sur lesquels est imprimée la marque du Phalanstère. J’ai cousu ma part de ces sacs, Channing a fait de même, en assurant qu’il cousait plus vite que moi ; j’ai soutenu que je cousais mieux. Ensuite, pour amuser la jeunesse, j’ai joué des danses et des chansons suédoises qui l’électrisèrent, surtout la polonaise de Necken.

On m’a donné pour la nuit une petite chambre où j’ai été seule ; l’une des jeunes filles l’avait abandonnée à mon intention. Elle était étroite comme une cellule de prison, avait une grande fenêtre avec jolie vue, quatre murailles blanches et nues, mais fort propres. Je me suis très-bien trouvée sur le canapé-lit de cette cellule, et m’y suis endormie parfaitement au bruit de la pluie et à l’air doux qui pénétrait par la fenêtre entr’ouverte.

Je me suis réveillée le matin au bruit du travail qui se faisait autour de la maison ; on allait, venait, on s’agitait, tout cela paraissait actif, laborieux. Mais je pensai : « Les Esses et les Pythagoriciens commençaient la journée par un chant et une consécration du travail adressés aux saintes puissances. » Et j’ai soupiré en voyant combien, sous ce rapport, les associations de l’Occident étaient inférieures à celles de l’Orient.

Je m’habillai et descendis. Ma nature me portant à entrer de cœur et d’âme dans la vie présente, je voulus vivre en véritable phalanstérienne, et je pénétrai comme travailleuse dans l’un des groupes. Je choisis de moi-même celui de la cuisine, parce que mon esprit est plus apte à prendre cette direction. Je fus donc bientôt près de l’âtre à côté de la parfaite madame A…, qui présidait le groupe, et je fis pour le déjeuner une quantité de crêpes de sarrasin (comme celles que nous faisons en Suède, seulement la plaque était plus grande), et j’eus le plaisir d’en offrir de toutes chaudes à Marcus, à Channing, à quelques membres du Phalanstère qui étaient à table. Je reconnus moi-même que mes crêpes étaient très-bien faites. Dans mon ardeur, j’enfonçai aussi les mains et les bras jusqu’au coude dans un grand pétrin ; mais peu s’en fallut qu’ils ne restassent dans la pâte. Elle était trop pesante pour moi, je ne voulais pas en convenir ; mais on eut la bonté de me décharger de ce travail de la manière la plus aimable, pour le remettre en meilleures mains.

La pluie avait cessé, et le soleil commençait à se frayer une route à travers les nuages ; je sortis pour parcourir les alentours, accompagnée par madame A… et la femme du président. Cette dernière était en robe courte et pantalon costume qui allait fort bien à sa jolie et fine taille, et parfait pour marcher dans les prairies humides et dans les bois. Nous allâmes d’abord aux moulins. Deux jeunes et jolies filles, en blouse, avec ceinture de cuir et de gracieux petits bonnets sur la tête, marchaient, ou plutôt dansaient devant nous, légères et joyeuses comme des oiseaux dans le sentier qui passe par les collines et les vallons. Elles se dirigeaient aussi vers les moulins pour aider les meuniers déjà à l’ouvrage. Nous allâmes ensuite à travers champs à la région des pommes de terre, où je donnai une poignée de main au président qui les déterrait en manches de chemise blanche au milieu des membres de son conseil. Le président et les autres citoyens du Phalanstère avaient l’air de braves gens et robustes ; la récolte des pommes de terre de cette année promettait d’être abondante. Le sol du New-Jersey est, dit-on, très-fertile. Le soleil brillait amicalement sur le champ de pommes de terre, le président et les travailleurs, parmi lesquels se trouvaient plusieurs hommes instruits et de bonne compagnie.

En causant avec mes deux compagnes, femmes agréables et sensées, j’ai recueilli quelques particularités sur les lois et la vie du Phalanstère. Chaque membre peut mettre dans la communauté ce qu’il veut, et conserver de sa fortune ce que bon lui semble. Il reçoit l’intérêt de l’argent déposé. Le temps du travail est de dix heures par jour ; ce qu’on fait, en sus est compté et payé à part. Les femmes jouissent des mêmes droits que les hommes, votent, participent à la confection des lois, aux décisions. « Mais, ajouta madame A…, nous avons été tellement occupées par nos soins domestiques, que nous nous sommes peu souciées jusqu’ici de prendre part aux affaires. Nous les avons abandonnées aux hommes. »

Quiconque se présente pour faire partie de l’association peut être accepté après une année d’épreuve passée dans le Phalanstère, et durant laquelle il s’est montré persévérant dans le travail, dans l’amour et la bienveillance fraternels. On ne s’inquiète ni de sa religion, ni de son état, ni de sa vie passée. L’association fait une nouvelle expérience de la vie sociale économique, adopte l’amour actif de l’humanité comme moteur dirigeant, et veut qu’il décide de tout. Elle veut recommencer la vie pour ainsi dire, essayer d’en découvrir les lois par l’expérience. Comme certaines plantes, elle végète du dehors en dedans ; mais il me semble que son principe est bien autrement incertain que celui de ces plantes.

Le soir, invitée à exprimer ma pensée sur cette association, j’émis franchement mon opinion sur ce qu’elle avait de défectueux, par l’absence de toute confession religieuse et de culte, en ne prenant pour base que le principe moral, dont la validité pouvait être facilement contestée, puisqu’il n’était pas appuyé sur une vie éternelle au-dessus de la terre et du temps, sur une loi éternelle dont la garantie se trouve surtout dans le législateur homme et Dieu. « Le serpent entrera un jour dans votre paradis, et alors — avec quoi le chasserez-vous ? » Je dis aussi que j’avais éprouvé, le matin, combien une vie de travail me semblait vide et desséchée quand elle ne se rapporte pas en même temps à des puissances supérieures, quand elle n’a pas de place pour ce qui est saint, pour ce qui est beau. Un homme avancé en âge, assis à côté de moi, qui crachait d’une manière affreuse, mais dont la physionomie était honnête et bonne, se chargea plus particulièrement de me répondre ; mais son dire et celui de quelques autres confirmèrent encore davantage mon impression relativement au point de vue nébuleux où leur intelligence s’était placée. C’est pourquoi je gardai le silence après avoir exprimé ma pensée. Comme d’autres, j’espérais que Channing prendrait la parole ; il n’en fit rien, se bornant à nous écouter, sa tête expressive et son regard méditatifs tournés vers les interlocuteurs.

On nous pria ensuite, Bergfalk et moi, de parler suédois, afin de se faire une idée de « cette singulière langue étrangère. » Nous nous assîmes donc en face l’un de l’autre et nous parlâmes suédois, à la grande satisfaction de nos auditeurs attentifs.

Ensuite la jeunesse me demanda encore de faire un peu de musique.

Nous devions partir le jour suivant à l’heure du dîner. Dès le matin, une demi-douzaine de jeunes filles s’emparèrent de moi et me conduisirent dans tous les ménages, dans toutes les maisons, pour faire de la musique à toutes les grand’mères du Phalanstère, et sur tous les pianos, au nombre de six ou sept environ. Les jeunes enfants furent tellement émus par mes marches et mes polonaises, qu’ils rirent et pleurèrent en même temps. Je dois ajouter que la musique étant encore au maillot dans le Phalanstère, cela explique l’effet que la mienne produisit. Les enfants sont extraordinairement vivaces ; les plus jeunes surtout étaient les plus gentils. Tous sont magnifiques et nullement timides avec les étrangers ; on voyait poindre en eux l’esprit civique. Mais je fus horriblement fatiguée de mon rôle de citoyenne, et rendis grâce au ciel quand il me fut permis de ne plus faire de musique dans le Phalanstère, quand j’eus embrassé toutes ces jeunes filles au cœur chaud, donné des poignées de main aux citoyens et aux citoyennes, et que je pus m’asseoir tranquillement avec mes amis dans le bateau à vapeur pour reprendre le chemin de New-York.

Comme les poissons de saint Antoine, je n’étais aucunement convertie. Je renoncerais à m’intéresser à ma propre personne si je ne me croyais pas intimement associée aux intérêts de l’humanité, dans les grandes comme dans les petites choses, et si je ne sentais pas que je fais partie des travailleurs du grand phalanstère de l’espèce humaine ; mais l’association, de près ou dans la vie extérieure, est complétement opposée à ma nature. Je préférerais vivre dans une chaumière isolée de la plus froide montagne de granit suédoise, seule avec moi-même, au pain et à l’eau (et des pommes de terre cultivées par mes mains), plutôt que de vivre dans un phalanstère situé dans la région la plus fertile, au milieu de citoyens et de citoyennes — lors même qu’ils seraient aussi bien que ceux-ci. Cela tient à mon individualité ; il m’est impossible de vivre complétement privée de solitude. Pour la plupart des hommes, au contraire, la vie d’association est peut-être la plus heureuse et la meilleure.

La forme qu’elle a adoptée dans ce phalanstère est évidemment un acte de justice pour beaucoup d’individus auxquels cette justice pourrait manquer dans le monde et dans la société ordinaire. Je citerai comme exemple un homme que j’ai vu dans le Phalanstère. Il était doué de bonnes qualités, avait reçu une éducation soignée, mais une faiblesse de la vue l’avait mis hors d’état de gagner sa vie par un travail qui exige de bons yeux. Pauvre et sans proches parents, il serait tombé, par suite de cette position, et dans l’ordre ordinaire de la société, à la charge des établissements de charité ; dans ceux-ci, sa vie aurait été pauvre sous le rapport de l’esprit et du corps, ou bien il aurait fait partie des travailleurs voués à une occupation grossière et ne vivant que pour la vie matérielle. Membre du Phalanstère, cet homme donne dix heures par jour de son travail manuel, et en retour il a droit à toutes les jouissances de la vie civilisée, à la société de gens bienveillants et bien élevés, à une bonne table en joyeuse compagnie, à des soins pleins d’amour. Chaque soir, après la journée de travail, il peut, à volonté, se reposer ou se ranimer en société dans une grande pièce claire où il trouve des femmes aimables, de jolis enfants, de la musique, des livres, l’occasion de parler des intérêts les plus élevés de la vie en étroite liaison avec ceux de l’association. Au résumé, je commence à aimer cet établissement, en m’occupant de lui et en songeant à sa justice envers cet individu et bon nombre de ses semblables. N’est-ce pas quelque chose de grand et de beau que de voir la vie civile la plus élevée recueillir l’homme le plus minime, quand il ne s’en est pas rendu indigne,—le faire participer à sa vie lumineuse en échange de la part qu’il prend à sa vie de travail. C’est là précisément le but du socialisme chrétien ; et la face tournée vers la lumière éternelle, il peut dire d’un ton consolant, comme M. A… (prêtre et fermier), au moment de nos adieux : « Nous sentons ici que nous ne marchons sur personne. »

Cependant mes objections sur le peu de consistance de cette création particulière subsistent toujours ; en causant paisiblement sur le bateau à vapeur avec mes amis, nous développâmes mes pensées à cet égard, je répétai ce que j’avais dit contra cet édifice sans fondement. Channing n’avait aucune inquiétude sous ce rapport, parce qu’il croit que les lois les plus profondes de la méditation et de la vie se développent nécessairement quand la nature humaine abandonnée à elle-même s’éprouve et s’essaye. « Ce que vous demandez, dit-il, ne manquera pas de pénétrer dans le Phalanstère par une voie nouvelle et encore plus convaincante. » Je pense, comme Channing, que cela doit arriver, car la nature humaine possède en elle la semence de la vie éternelle et la développe sans cesse. Toutes les religions et les philosophies historiques, toutes les associations religieuses, etc., etc., en rendent témoignage. Mais je continue à demander aux socialistes : « Pourquoi ne pas accepter le travail déjà fait et ne pas le continuer ? Pourquoi ne pas adopter la pensée universelle de l’espèce humaine sur la vie et son but ? Pourquoi s’efforcer de recommencer ce qui est fait ? C’est perdre son temps et des forces qu’on pourrait mieux employer. » Il y a peut-être ici quelque chose de neuf que je ne distingue pas bien encore, un nouveau principe de commencement. Mais je vois clairement, en attendant, que les autres n’y voient pas plus clair que moi. Ils marchent « en tâtonnant, » guidés peut-être par un instinct « clairvoyant. » Je reviendrai à cet établissement et sur ce sujet.

Ce phalanstère est pour l’instant le seul qu’on trouve aux États-Unis. Il y en a eu bien d’autres ; tous ont fait naufrage, vu la difficulté d’intéresser tous les membres à leur conservation et à obtenir d’eux une coopération persévérante en faveur de l’idée et de la vie en commun de ces établissements. Les enthousiastes out travaillé, les esprits paresseux ont vécu à leurs dépens. Les premiers faisaient tout, les autres rien. La théorie de Fourier sur « l’attraction du travail » a été réfutée par le fait et par une foule de natures paresseuses. Les amis de la théorie soutiennent qu’elle n’a pas été mise complétement à l’épreuve, parce que les hommes ne sont pas encore élevés pour le travail attrayant. Nous verrons !…

Qu’il m’a semblé bon, après l’expédition du Phalanstère, de me reposer à Rose-Cottage, dans le paisible et bien-aimé cercle de la famille ! Mes plus beaux moments, même ici, sont ceux que je passe paisiblement avec les deux époux en causant, en lisant avec eux les poëtes américains. Lowell est aussi le favori de céans, et c’est un plaisir que de l’entendre lire, ainsi que d’autres, par Rebecca, car elle lit remarquablement bien. Marcus nous quitte dès qu’il a déjeuné ; mais pendant ce repas il a souvent quelque chose d’intéressant à nous lire, soit dans un journal, soit dans un livre, et se rapportant presque toujours au perfectionnement et aux questions sociales. Il est fort occupé de la construction d’une maison de bain et lavoir établie sur une grande échelle dans l’intérêt des pauvres de New-York, et à recueillir des souscriptions en sa faveur.

Il faut que je te parle un peu maintenant de H.-W. Channing, l’un des meilleurs amis de la maison. Prédicateur dans une paroisse unitaire de Cincinnati il y a quelques années, il s’y trouva trop à l’étroit ; et, ne pouvant y respirer librement de cœur et d’âme, il se démit d’une fonction qu’il ne croyait plus pouvoir remplir consciencieusement. Ses paroissiens, dont il était fort aimé, firent tout au monde pour le retenir ; mais, quoique Channing ne sût pas lui-même comment il suffirait à sa subsistance, à celle de sa femme et de deux enfants, il persévéra dans sa résolution, pensant probablement comme le vieux patriarche, si ferme dans sa foi en obéissant à l’ordre du Très-Haut : « Le Seigneur enverra la victime. » — C’est ce que fit le Seigneur par ses envoyés.

Marcus et plusieurs de ses amis écrivirent à Channing à peu près ceci : « Venez vers nous, soyez notre maître et notre guide spirituel, mais en toute liberté. Suivez vos inspirations, parlez, prêchez, quand et comme vous le voudrez. Répandez la semence de la vie éternelle à votre gré. Nous chercherons ensemble à assurer votre subsistance terrestre. Vivez sans inquiétude, soyez heureux à votre manière. Apprenez-nous comment nous devons vivre et agir ; nos maisons et nos cœurs vous sont ouverts. » La réponse de Channing à cette proposition rend témoignage de la noblesse et de la gravité de son cœur. Il vint, et depuis lors il a vécu en conformité avec l’offre qu’on lui avait faite, allant dans les prisons, assistant aux fêtes et aux réunions religieuses ou sociales, ou bien encore parlant sur les questions sociales à New-York, à Boston et autres villes, en obéissant a ses inspirations. Par sa belle nature si richement douée, il réveillait les âmes, réchauffait les cœurs, faisait connaître une vie plus haute dans tous les lieux où il se présentait, et répandait la semence de la vie éternelle. Channing vient chez ses amis quand il le veut, souvent à l’improviste ; ils l’attendent toujours avec impatience et l’accueillent avec chaleur. Une chambre de leur maison est constamment prête à le recevoir. Marcus a un tel respect pour les dons et l’activité idéale de Channing, tant de dévouement pour lui, qu’il éprouve même du plaisir à lui servir de domestique, en portant sa valise, en faisant un travail grossier à son intention. Rebecca et son mari songent à lui bâtir une maison près du Phalanstère. Cette pensée et la satisfaction que Channing éprouverait de sa réalisation rendent Rebecca heureuse. Ah ! mon Agathe ! le plaisir de vivre avec des êtres pareils vaut bien la peine de traverser l’Océan.

Dimanche prochain, Channing parlera à New-York ; j’irai l’entendre avec Marcus et sa femme. Je végète admirablement à Brooklyn, dans cette maison, avec ces époux et leurs beaux enfants ; ici tout est calme et joli. On me laisse promener, faire de longues excursions dans les environs seule et en silence. Parmi les arbres, je remarque de magnifiques saules pleureurs : ce sont de véritables colosses, encore très-verts. Les raisins sont mûrs dans le jardin, et Marcus n’a qu’à tendre la main par la porte du vestibule (les vignes y forment une salle de verdure) pour cueillir de belles grappes et nous en régaler. Je me promène souvent dans une longue allée voûtée par les vignes, où je cueille et mange des raisins. Ils sont lilas clair, petits, très-doux et agréables ; mais on trouve toujours dans l’intérieur du grain un petit paquet acide et pas mûr. Ceci est particulier, dit-on, aux raisins de ce pays. Le verand qui orne la façade de la maison est couvert des plus jolies chrysanthèmes. On m’assure qu’en été une foule de colibris voltigent autour les haies de roses et de chèvrefeuille.

New-York, neuvième rue. Jeudi, 15 mai.
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Encore une interruption de plusieurs jours, chère Agathe ; ma vie ressemble à un torrent impétueux, je suis obligée de le suivre tout en veillant à la conservation de ma vie, et remets les détails, les aventures de cette course au moment où nous nous retrouverons ; en attendant, je me borne à ses parties les plus essentielles. Dimanche matin, je suis allée avec mes amis à l’église : — elle est jolie ; des vitraux de couleur y répandent un jour tant soit peu sombre ; on a peur ici du soleil. — Le prédicateur était un unitaire de la plus pauvre espèce. Nous allâmes le soir à New-York pour entendre Channing. Il y a toujours une telle foule, un tel mouvement sur l’autre bord « d’East river, » que je me crois obligée de combattre pour conserver la vie et les membres ; il paraît cependant que les accidents y sont très-rares. Je me réjouissais beaucoup d’entendre Channing, dont on m’avait fait l’éloge comme improvisateur. La salle où la leçon devait avoir lieu pouvait contenir environ cinq cents personnes ; elle était complétement pleine et construite en amphithéâtre formant un demi-cercle ovale. Channing entra et commença par se recueillir dans la prière, debout et tourné vers ses auditeurs. Puis il parla, mais — les yeux baissés, d’une manière molle et presque inanimée. Le sujet sur lequel il invitait ses auditeurs à réfléchir avec lui était « la société des saints ; » il y fit plusieurs belles allusions, mais tellement dépourvues d’ensemble, de profondeur, de développement, de vie, de chaleur, que j’en fus excessivement étonnée. « Est-ce là, pensai-je, l’éloquence américaine, est-ce là l’orateur spirituel qu’on m’a tant vanté ? D’où proviennent ces yeux baissés, cette immobilité ? » J’entendis alors Rebecca chuchoter à son mari : « Qu’a donc Channing ? il doit être malade, ce n’est pas lui. » Je fus consolée en apprenant que Channing n’était pas dans son état ordinaire. L’inspiration que j’avais si souvent remarquée en lui avait disparu. Il s’arrêta une couple de fois en cherchant, mais en vain, à réunir ses idées : c’était chose pénible de le voir. Enfin Channing interrompit la leçon, et, avec une rougeur transparente, presque pulmonaire sur les joues, il s’avança de quelques pas et dit : « J’éprouve le besoin de m’excuser auprès de l’assemblée de la manière si peu satisfaisante avec laquelle je traite mon sujet ; cela provient d’un manque total de vie intellectuelle chez moi ce soir ; je n’en avais pas le sentiment en entrant dans la salle. »

La franchise noble et simple avec laquelle cette déclaration fut faite, et la manière dont elle fut accueillie par les amis de Channing, me ranimèrent ; ils avaient l’air de penser : « C’est une bagatelle, il nous en indemnisera une autre fois. » Un petit cercle d’amis se pressa donc autour de Channing, tandis que les autres des membres de la réunion sortirent sans bruit de la salle. Plus tard il dit à Marcus et à Rebecca qu’il ne pouvait expliquer la pesanteur qui l’avait privé de ses moyens ce soir-là. Il était arrivé de chez lui sur l’Hudson à New-York plein de vie, exalté par la belle soirée étoilée et ayant l’envie de parler. Mais en entrant dans la salle il s’était senti comme perclu moralement, et n’avait pu secouer cette chaîne étouffante dont il était disposé à se croire redevable à l’influence d’un esprit ennemi. Quand je vois quelquefois l’éclat de ses yeux, la rougeur transparente et forte de ses joues, je me demande si ses moments d’exaltation ne sont pas la puissance ennemie qui, en augmentant la vie, rapproche la mort. L’esprit de Prométhée expie encore par des jours de souffrances et d’entraves le feu qu’il a dérobé au ciel. Mais qui pourrait, qui voudrait empêcher l’oiseau de chercher l’espace, parce qu’il s’expose ainsi aux coups de feu des chasseurs ; le ver à soie de filer, parce que son fil sera son tombeau ? C’est cependant avec ce fil que la race humaine tisse ses habits de fête.

Mes hôtes excellents m’ont conduite lundi dernier chez mademoiselle Lynch. Elle habite l’un des quartiers paisibles et fashionables de New-York. J’ai dit adieu pour un peu de temps à ces époux si purs de cœur, si heureux ensemble, et infiniment bons à mon égard. Je retournerai chez eux, c’est là que sera ma principale station, mon foyer, toutes les fois que je reviendrai dans ces parages ; c’est une convention faite en nous séparant.

Mardi j’ai dîné chez madame Kirkland, l’auteur d’un livre intéressant et bon, intitulé Un nouveau Foyer dans l’Ouest, et j’ai vu le soir soixante ou soixante-dix de ses amis, parmi lesquels se trouvait un habitant parfaitement bien du Wisconsin. Il m’a invitée à venir chez lui, et veut être mon cicerone dans cette partie du grand Occident. Madame Kirkland est une de ces femmes qu’on appelle « fortes ; » elle a beaucoup d’aplomb et en même temps une tendresse toute féminine sous le rapport de l’âme et du cœur. Bonne mère, bonne amie, bonne citoyenne, elle est de ces gens qui me plaisent et dont la nature m’attire. Son joli sourire et l’éclair de ses yeux bruns, lorsqu’elle s’anime, annoncent l’esprit qui vit dans son livre, mais sur lequel les malheurs et les peines de la vie semblent avoir ensuite jeté un voile. Mercredi, on m’a menée dans une académie de femmes appelée « l’Institut de Rutger, » du nom de son fondateur. J’y ai vu quatre cent cinquante jeunes filles, et plusieurs dispositions excellentes pour leur instruction et leur éducation. J’ai entendu lire, et on m’a donné à lire, quelques-unes des compositions en vers et en prose de ces jeunes filles, et je n’ai pu m’empêcher d’admirer la netteté des pensées, la perfection du langage, et en général le sentiment vif et agréable de la vie que l’on y trouve. Mais je n’y ai pas découvert de génie proprement dit, et me méfie du bien que peut produire la publicitée donnée ici aux institutions de ce genre en faveur de la jeunesse. Je crains qu’elle ne fasse naître l’ambition, attacher de l’importance à l’activité littéraire, et n’éblouisse maints jeunes esprits dont un bien petit nombre seulement a reçu en partage ces dons divins du génie qui font de la littérature et des littérateurs quelque chose de bon. Je crains qu’une apparence de vie ne leur fasse oublier la beauté de celle dont parle Byron :

« Bien des gens sont poëtes sans en porter le nom ; bien des gens sont poëtes sans avoir jamais écrit leurs inspirations. Ils ont senti, aimé, sont morts, sans avoir voulu prêter leurs pensées à des êtres inférieurs. Ils ont enfermé le dieu bien avant dans leur âme, et sont retournés vers les étoiles sans avoir été couronnés de lauriers sur la terre, mais en emportant plus de bénédictions que ceux qui, durant la tempête des passions se sont fait une grande renommée et — bien des blessures. »

Je me suis permis d’exprimer ceci dans un petit avant-propos qu’on m’a priée d’écrire pour mettre en tête de quelques-unes de ces compositions destinées à la publicité.

Au surplus, les paroles suivantes de Goethe dans Faust sont applicables à tous les écrivains :

« Commencez d’abord par vivre, et vous pourrez ensuite écrire. »

C’est à peine si ces jeunes filles ont vécu, senti, réfléchi suffisamment pour écrire d’après leur expérience, leur conviction. Elles écrivent comme elles chantent — d’après l’oreille. C’est bien, c’est parfait d’apprendre de bonne heure à mettre de l’ordre dans ses pensées, à s’exprimer clairement, et ces épreuves d’écrivain sont fort utiles sous ce rapport. Mais — la publicité, l’impression, les récompenses, etc., est-ce bon pour la jeunesse, pour quelqu’un ? est-ce utile ?…

Le véritable génie ne manquera pas de percer en son temps, de produire des feuilles et des lauriers,

« Car c’est un dieu qui connaît sa route et celle qui sort des nuages. »

Après une tournée dans cet établissement et un déjeuner dans la famille dont il porte le nom, qui paraît être l’une des riches et fashionables de la ville, j’ai dîné chez les Norris, dont tu te souviens sans doute pour les avoir vus à Orsta ; ils m’ont offert amicalement leur maison et voulaient me conduire à l’Opéra le soir. Mais, mademoiselle Lynch devant avoir une grande réunion pour faire exhibition de ma personne, je suis retournée chez elle, où j’ai joué mon rôle de perroquet jusqu’à minuit devant une grande foule. Ces exhibitions ne laissent pas que d’être bien fatigantes ; il me faut répondre cent fois au moins aux mêmes questions, presque toujours triviales, dépourvues de pensées, et dont la réponse est connue à l’avance.

« Votre traversée a-t-elle été heureuse ?—Que vous semble de New-York ?—Comment trouvez-vous l’Amérique ? — Depuis combien de temps êtes-vous ici ?—Combien de temps pensez-vous y rester ? » etc., etc. Assurément je rencontre beaucoup de cordialité et de bienveillance, et ne puis me méprendre sur le sentiment qui dirige bien des gens, — mais ils sont trop nombreux. C’est un véritable tourbillon de présentations, de fragments de conversation, qui appauvrissent l’âme et fatiguent le corps. Une bonne causerie sérieuse avec une personne qui le serait également me rafraîchirait l’esprit. Mais j’en commence à peine une de ce genre, que je suis obligée de tourner la tête et de répondre à « Votre traversée a-t-elle été heureuse ? » etc.

« De pareilles fêtes ruinent, » dit le proverbe. Dans l’intervalle, mon temps est pris par des visites, des billets, des lettres, des invitations, des demandes d’autographes, de sorte qu’il ne m’en reste pas pour moi. Ce matin, j’ai reçu la visite d’un petit médecin de femme (c’est-à-dire d’une femme qui exerce la médecine), mademoiselle Hunt ; elle habite Boston, m’a offert sa maison, en ajoutant que je devais accepter, et n’a pas voulu me lâcher que j’eusse fait la promesse d’aller chez elle. Mademoiselle Hunt avait une animation si coulante, un enjouement si irrésistible, que nous, c’est-à-dire elle, la société et moi, nous éclations de rire à chaque instant. Ce qu’elle disait était en même temps si bon, d’une raison si vraie, je découvrais tant de cœur dans cette petite et vive personne, qu’il me fut impossible de ne point promettre ce qu’elle demandait. Une femme, aussi paisible que mademoiselle Hunt était remuante, l’accompagnait. C’était un professeur-femme de phrénologie. Je la soupçonnais de vouloir s’emparer de ma tête, déjà suffisamment attaquée par le tourbillon de la vie de société. J’ai passé la matinée à faire des visites avec madame Kirkland, et a six heures je dîne chez M. Habicht, — notre consul suédois de New-York ; il est fort bien, très-poli, mais il dîne furieusement tard. Demain je serai enlevée par une madame Laurence (elle est d’une vivacité effrayante), pour aller à sa campagne sur l’Hudson ; elle me ramènera samedi pour voir une foule de gens chez mademoiselle Lynch. Tous mes jours sont pris constamment.

Dimanche, 18 novembre.

Voici un instant pour causer avec toi avant le service divin. Tout ce que j’ai la force de faire est remarquable, en vérité ; aussi je commence à avoir de l’estime pour moi-même. Il faut être robuste quand on est étrangère dans ce pays et hôte des Américains.

Avant-hier madame Laurence (qui représente parfaitement la surbondance de vie juvénile de habitants du Nouveau-Monde) vint nous prendre, mademoiselle Lynch et moi, pour nous conduire à sa villa sur l’Hudson. Nous fîmes visite à une femme riche qui « reçoit le matin, » puis à une quakeresse de quatre-vingt-quatre ans, la plus jolie petite vieille que j’aie jamais vue ; avec ses fins et blancs vêtements de quakeresse et son voile, elle m’a paru être un jour de fête vivant. J’ai dessiné sa tête dans mon album, à la grande satisfaction de madame Laurence, qui engageait tout le monde à regarder tantôt mon modèle, tantôt ma personne. Ensuite nous allâmes voir une vaste maison de fous appelée Blumingdale. J’ai été heureuse ici des soins pleins d’amour qu’on donne aux aliénés ; ces infortunés sont traités comme des enfants dans leur famille. On entendait de la musique dans plusieurs chambres (l’établissement contient une foule de pianos), les fous aimant beaucoup, dit-on, à faire de la musique. Hors de la maison, ils cultivent des fleurs et font des plantations dans les jardins ; dans l’intérieur, les femmes confectionnent des fleurs artificielles. Il y a aussi à Blumingdale un musée de minéraux, de coquillages, d’oiseaux et autres animaux empaillés, une bibliothèque, des objets calculés de manière à éveiller l’intérêt des malades, à les distraire de la contemplation de leur état. Le parc qui entoure la maison est vaste, joli ; les malades peuvent se promener dans ses nombreuses allées sans être troublés, jouir de la beauté de la campagne et se reposer sous les arbres. On trouve partout ici un véritable luxe de fleurs, des objets agréables, excepté, bien entendu, les pauvres fous. Cependant eux aussi ne sont pas tristes à voir ; la charité infinie avec laquelle on les traite porte les plus beaux fruits. La méthode généralement suivie aux États-Unis pour le traitement des aliénés influe sur eux d’une manière si bienfaisante, que leur guérison c’est la règle, le cas contraire l’exception, si l’on a soin de les amener dès l’invasion de la maladie dans ces asiles admirables. Nous continuâmes ensuite notre course vers la campagne.

Pendant la route, notre hôtesse sautait de temps à autre fort lestement de la voiture, soit pour acheter une corbeille de gâteaux, soit autre chose pour son ménage, soit des bouquets qu’elle nous donnait, à mademoiselle Lynch et à moi. Enfin nous arrivâmes à sa jolie villa de Forest-Hill, près de l’Hudson, où nous trouvâmes réunis un grand cercle de famille et M. Laurence (digne vieillard et quaker aussi calme que sa femme est vive de corps et d’âme), qui nous attendaient pour dîner. Ce repas était friand et copieux, comme tous ceux auxquels j’ai assisté dans ce pays. Le soir, la réunion se composa d’une soixantaine de personnes environ. Elle fut plus agréable et moins fatigante que je ne m’y attendais ; mais, hélas ! que ces Américains et ces Américaines aiment à faire des questions ! Ma joyeuse hôtesse me ranima et m’amusa comme Amelie A…, cependant avec plus d’esprit : c’était une vie fraîche et sans art. Par exemple, elle chanta et très-bien ; mais il y eut un passage évidemment trop haut pour sa voix ; la seconde fois que madame Laurence y arriva, elle s’arrêta net au moment où ces notes allaient s’accrocher dans son gosier, se leva, quitta le piano avec aussi peu d’embarras que si elle eût chanté seule, alla causer et rire avec quelques personnes de la compagnie. C’est gentil et frais. M. Laurence me plaît beaucoup ; il est le second mari de sa femme, et au fond de cette famille est une histoire d’amour romantique, belle et noble, comme — il arrive souvent de n’en pas rencontrer dans les romans écrits.

J’ai bien dormi, et me suis éveillée en voyant une lueur rouge clair pénétrer à travers les jalousies. Craignant un incendie, je me suis levée ; mais c’était l’aurore qui embrasait le ciel, les vertes collines, la rivière unie comme un miroir et les voiles des navires paisiblement endormies. C’était un spectacle magnifique ! Cette aurore, qui embrasse et glorifie toutes choses vivantes et mortes, ranima aussi mon âme et mon esprit. Des scènes et des visions de ce genre ne peuvent être célébrées que par les chants d’actions de grâces de David :

« Chantez au Seigneur un nouveau cantique ! Chantez le Seigneur de l’univers ! »

Ce beau moment passa, et je descendis pour déjeuner. Alors recommença la torture du jour avec sa vie de société intérieure et extérieure, ces questions éternelles qui ne me laissaient pas un instant de repos et troublaient le plaisir que cette belle contrée faisait poindre en moi. Quelques jeunes et jolies personnes me désespérèrent surtout par leurs : « Mademoiselle Bremer, avez-vous vu le télégraphe, là-bas, sur l’autre bord de la rivière ? Mademoiselle Bremer, avez-vous vu les wagons du chemin de fer là-bas ? Mademoiselle Bremer, avez-vous remarqué les beaux arbres du rivage ? Mademoiselle Bremer, y a-t-il rien de semblable en Suède ? » Écouter de pareilles questions et y répondre deux ou trois fois, c’est déjà beaucoup ; mais lorsqu’elles se répètent six à sept, et qu’on n’en voit pas la fin !… Complétement malheureuse, je finis par dire à madame Laurence qu’il m’était impossible d’être en société dès le matin, que j’avais besoin de solitude durant cette partie de la journée. Elle ne le trouva pas mauvais, les jeunes personnes non plus, et on me laissa en paix. Je crains que la jeunesse ne vive ici avec la nature, — comme on ne devrait pas le faire, et qu’elle n’oublie, pour les chemins de fer et les choses extérieures étincelantes, de voir dans la nature une institutrice et une amie ; elle parlerait moins alors, écouterait davantage et aurait un peu plus de réflexion. Mais — ce n’est pas son défaut.

Dans la matinée, mon hôtesse nous conduisit, mademoiselle Lynch, l’historien Bancroft et moi, chez quelques-uns de ses voisins. Je vis dans leurs jolies villas beaucoup de confort recherché, un joli luxe, même de tableaux et de statues ; dans un endroit, je rencontrai une terrible chasseresse aux lions, qui nous tourmenta de bavardages, d’albums, de demandes d’autographes, de souscriptions, etc. ; elle nous poursuivit jusqu’à la voiture, lorsque nous prîmes la fuite de ce côté, en criant après M. Bancroft, pour savoir où il demeurait. Nous criâmes de notre côté au cocher, en riant : « Partez ! partez ! » et nous courûmes a toutes brides vers ce qu’on appelle le « high bridge, » pont gigantesquement élevé sur la rivière de Harlem, d’où nous vîmes une scène naturelle splendide. Cela était riche et beau : que n’ai-je pu le contempler avec tranquillité et réflexion ! Mais autour de New-York on est forcé à chaque instant de diriger la tête ou l’attention vers l’aqueduc qui apporte les eaux du Croton dans cette grande ville, création inestimable et magnifique pour elle assurément, mais qui me fatigue beaucoup. Revenons à notre course. Durant tout le chemin, notre hôtesse, excitée par une surabondance de vie et de jovialité, ne cessa point de parler, de rire, de plaisanter. La voiture gambadait comme un veau sur les souches et les pierres d’une mauvaise route. La fatigue me rendait silencieuse et patiente. Nous parcourûmes ainsi la campagne, le rivage ; puis nous rentrâmes pour dîner, voir du monde, écrire des autographes, etc., etc., et nous retournâmes, en courant, à New-York, où les Downing devaient venir me voir et assister à une grande soirée chez mademoiselle Lynch. Mes amis étaient déjà dans le petit salon de la jeune muse lorsque j’arrivai. Je fus si enchantée de les rencontrer, de pouvoir me donner un peu carrière en liberté avec eux, que je me sentis tout à coup reposée. Si tu m’avais vue un peu plus tard dans cette réunion d’environ cent personnes, tu n’aurais pas deviné qu’une couple d’heures auparavant j’étais fatiguée, désolée, épuisée. Le plaisir de revoir les Downing et diverses gracieusetés fort aimables me remirent. M. Downing était si bien ce soir-là, qu’il attirait l’attention générale par son extérieur distingué en allant et venant dans cette foule avec son air grave, ses yeux profondément expressifs, ses manières moitié timides, moitié fières. La réunion chez mademoiselle Lynch était remarquablement jolie ; j’ai vu parmi les femmes quelques toilettes et tailles magnifiques. Les hommes, en général, ne sont pas bien de visage, mais ils ont l’air mâle, de beaux fronts, des yeux limpides, des manières décidées et fermes. Mademoiselle Lynch en toilette blanche, élégante quoique modeste, qui allait merveilleusement à sa personne, et une fleur blanche sur sa jolie tête sans art et dégagée, était l’une des personnes les plus agréables de cette soirée. Elle voltigeait avec la légèreté d’un papillon, présentait les gens les uns aux autres, se mêlait de la conversation avec grâce, en la semant de ces expressions, de ces mots heureux qu’on ne trouve jamais, tel soin qu’on mette à leur recherche, tandis que, chez certaines personnes, ils arrivent sans cesse à leur insu. Anna Lynch est de ce nombre.

Je me distinguais « comme fleuriste. » Ayant reçu ce jour-là une grande quantité de fleurs, je pus offrir un bouquet à chaque femme de la société. Cette distribution de fleurs m’amuse infiniment et me donne l’occasion de faire plaisir (ou du moins de le croire) à beaucoup de personnes. C’est à peu près la seule chose que je puisse donner ici en échange de toutes les gracieusetés dont je suis l’objet.

Parmi les invités de cette soirée, une femme aimable, madame Osgood (l’un des meilleurs poëtes des États du Nord), est restée plus particulièrement présente à ma pensée par ses beaux yeux expressifs, sa manière d’être et de parler pleine d’âme, et aussi parce qu’elle m’a donné son éventail, « afin, dit elle, qu’il vous rappelle Fanny. » Toutes les femmes ici se servent d’éventails, et les font manœuvrer à ravir ; je n’en avais pas encore. Je me souviens aussi d’un homme aux yeux magnifiques, aux manières ouvertes et cordiales, avec lequel j’aurais désiré causer davantage. C’est l’un des plus célèbres prédicateurs de New-York ; il est de l’Église épiscopale, et se nomme Hawk. Cette soirée en société est la plus agréable que j’aie passée à New-York.

Plus tard.

Je suis allée à l’église avec madame Kirkland, et j’ai entendu — le meilleur sermon qui ait jamais été prononcé devant moi. Pas d’esprit étroit ni d’esprit de secte sous le rapport de la religion, de la vie ; l’église, — véritable cathédrale, — s’y arrondissait au-dessus de la vie, comme le dôme du ciel au-dessus de la terre et de toutes les créatures ; — ce sermon grandiose est tel qu’il le faut pour le Nouveau-Monde, ce grand foyer de tous les peuples et de toutes les races. Bergfalk, qui était parmi les auditeurs, a été frappé comme moi de ce discours et du prédicateur, M. Bellaws. Je vais dîner avec mes amis les Downing à Astorhouse, et passerai la soirée dans la famille Sedgewick. Demain, je serai d’un grand dîner, et le soir à l’Opéra, etc., etc.

Jeudi.

Y a-t-il rien au monde de plus ennuyeux, de plus triste, de plus recherché, de plus insupportable, de plus propre à tuer l’âme et le corps qu’un — grand dîner à New-York ? Quant à moi, je ne le crois pas. On se met à table à cinq heures et demie ou six heures, on y reste jusqu’à neuf ; les services se succèdent, les friandises de même, et — on se tait. Je n’ai jamais entendu un silence pareil à celui de ces grands dîners. Afin de ne pas m’endormir complétement, je suis obligée de manger sans avoir faim et des choses qui ne me conviennent pas, J’éprouve en même temps de tels mouvements d’impatience et de colère causés par cette manière de perdre le temps et les dons de Dieu, de s’ennuyer si cruellement, que je pourrais lancer les plats et les assiettes à terre, et payer l’hospitalité par une mercuriale, si j’avais en moi — assez d’énergie pour le faire. Mais je me tais et souffre, je m’irrite et calomnie en silence. Ce n’est pas précisément bien, mais c’est plus fort que moi. Je me suis trouvée hier à l’un de ces grands dîners. — Quel festin ! Deux hommes âgés, des légistes, étaient assis en face de moi, et sommeillaient quand ils n’ouvraient pus la bouche pour engloutir les bons morceaux qu’on leur présentait. Dans les noces de village, en Suède, où l’on reste aussi trois heures à table, on fait du moins des discours, des cadeaux au marié, à la mariée, on boit des santés, et le ménétrier joue un morceau à l’entrée de chaque plat ; mais ici, rien, excepté les mets. Et les dîners en Danemark, je ne puis m’empêcher d’y penser, — avec leur petit nombre de plats, mais bons, leurs convives joyeux, qui criaient parfois trop haut, il est vrai, excités qu’ils étaient par leur ardeur de parler, de se faire entendre : les plaisanteries, les histoires, les santés, les discours et ce laisser-aller jovial et frais qui distingue la vie de société danoise ; — en vérité, il y avait du champagne, du champagne pour l’âme et le corps dans ces festins, les derniers auxquels j’ai assisté en Europe avant de venir ici. Mais les grands dîners de ce pays font incontestablement partie de l’enfer dont parle Heiberg, dans « une Ame après la mort, » et qu’on appelle l’ennuyeux. On devrait en faire mention dans les litanies. À un grand dîner, l’autre jour, le sort s’est montré élément envers moi en plaçant à mon côté l’aimable ecclésiastique M. Hawk. Pendant le dîner, il a développé avec son beau son de voix, sa manière claire et récréative, ses idées sur les ruines de l’Amérique centrale, ses hypothèses sur l’ancienne jonction de l’Amérique avec l’Asie. Ce qu’il disait était du plus grand intérêt. J’aimerais voir et entendre plus souvent M. Hawk, dont la nature et les manières me plaisent. Il fait partie des personnes qui m’ont offert ici leur maison, leur foyer, et que j’ai été obligée de refuser. Je sens que c’est une perte et une privation.

Lorsqu’il me donna la main pour sortir de table, je lui demandai de prêcher contre de pareils dîners. Mais il secoua la tête, et dit en souriant : « Non pas contre les dîners, mademoiselle. Décidément les hommes, même les meilleurs, aiment trop à manger. »

Quand je rentrai au milieu de la nuit avec Anna Lynch, l’air était délicieux, et cette course avec un pareil air, par des rues silencieuses (les trottoirs sent ici larges et unis comme un plancher), me parut fort agréable. Le firmament, — « la ville de Dieu, » — avec ses voies, ses groupes de demeures étincelantes, s’arrondissait au-dessus de nous avec une majesté, un silence calmes. Durant cette nuit étoilée, Anna Lynch m’ouvrit son cœur ; j’y vis une base profonde, grave, parsemée de lumineuses étoiles, que je n’aurais guère soupçonnée chez cet être joyeux, qui, semblable au papillon, voltige dans la vie sociale comme dans son véritable élément. Je l’avais toujours trouvée extrêmement aimable ; j’avais admire l’habileté qu’elle avait eue, étant sans fortune, et uniquement par son talent, son activité personnelle, de se créer, ainsi qu’à sa respectable mère, une existence indépendante, et de devenir le centre du monde social lettré le plus éminent de New-York, qu’elle réunit toutes les semaines dans son salon. J’avais aussi admiré son esprit sans méchanceté, sa gaieté, sa bonne humeur naïve, une certaine expression dans ses yeux, qui semble chercher quelque chose au loin, bien loin dans la forêt, au milieu de son apparente vie dissipée. En un mot, elle m’avait plu et fait éprouver le pressentiment d’un intérêt plus élevé ; — maintenant, je l’aime. Elle est de ces oiseaux de paradis qui volent sur la terre sans souiller leurs ailes dans la poussière. Anna Lynch, avec son individualité et le point de vue d’où elle juge la société, est l’une des figures particulières du Nouveau-Monde.

Les réunions du soir et de la nuit, auxquelles j’ai assisté ici, ne sont pas comparables à celles du même genre que j’ai vues en Suède et en Danemark. Ici, il n’y a pas assez d’espace, de fleurs, d’air ; les costumes des fonctionnaires me manquent surtout. Les femmes sont jolies, s’habillent bien, avec goût, mais trop uniformément. Les hommes sont tous vêtus de même, et cela ne peut pas être autrement. C’est bon et bien au fond, mais l’effet pittoresque en souffre. Il me semble aussi que l’individualité intellectuelle n’est pas assez marquée pour se passer du signe extérieur. On y viendra plus tard.

À l’Opéra j’ai vu une grande et belle salle, de jolies toilettes dans les loges, et sur la scène une prima donna (représentant Desdemona) sur le compte de laquelle je n’ai rien à dire, sinon qu’elle avait tort d’aimer un Othello aussi laid. L’orchestre, les chanteurs, la scène, le tout était passablement bon (excepté Othello), rien de très-bien. On avait envie de dire : « Ce n’est que cela, » et on ne pensait pas : « C’est cela, » comme pour une note, un regard, un geste de Jenny Lind.

Il y a eu dimanche dernier, dans la salle où j’ai entendu Channing, un discours sur le « socialisme chrétien, » prononcé par M. Henry James, homme riche et bon, à ce que l’on dit. Sa doctrine ne reconnaît d’autre droit que celui de l’attraction spontanée, pas de grandeur d’âme, sinon celle de la force ; pas de loi du devoir, sinon l’adoration du beau par l’artiste ; point de Dieu, mais le panthéisme en tout et nulle part : — doctrine en faveur de laquelle nous n’avons pas non plus manqué de prédicateurs en Suède. Après ce discours, improvisé avec une animation entraînante et un esprit petillant, Channing se leva et dit que, « si la doctrine qu’on venait d’émettre était du socialisme chrétien, il ne voulait pas l’accepter ; que, ce sujet ayant besoin d’être examiné à fond, et l’orateur lui paraissant dans l’erreur, il reprendrait cette question le dimanche suivant, et démontrerait ce que sa doctrine avait d’erroné. »

Ceci a fait sensation, les deux champions étant collaborateurs d’un journal appelé « l’Esprit du temps » et des hommes remarquables. Cet incident m’a fait plaisir et me donnera l’occasion d’entendre Channing avant de quitter New-York, et sur l’une des questions intéressantes du jour et de l’époque.

La prochaine lettre que tu recevras de moi sera sans doute datée de la Nouvelle-Angleterre. Je m’y rendrai lundi prochain avec Marcus et Rebecca pour célébrer la fête des « Actions de grâces. » La maison du spirituel et noble poëte Lowell sera l’une des premières dans lesquelles je me reposerai après cette course et les fêtes. L’invitation qu’il m’a adressée, ainsi que sa femme, m’est arrivée durant mon séjour chez M. Downing. Ensuite il me restera à peine le temps de faire autre chose que d’aller de maison en maison. C’est intéressant, mais fatigant ; car il faut toujours être chargée, si ce n’est pas précisément d’esprit, au moins de bonne humeur, de la force nécessaire pour être constamment en société, être aimable lorsque souvent on se sent si fatiguée, si désagréable, qu’on n’est propre qu’à rester assise dans un coin, à se taire ou à dormir. Mais remercions Dieu de tout ce qui est bon et réjouissant. Combien cette vie de fêtes, d’impressions animées, me paraîtrait plus gaie si je savais que mon Agathe est satisfaite et en bonne santé ! Nous ne pouvons pas avoir beaucoup d’exigences dans cette saison de l’année. Je baise la main de maman en la remerciant de sa chère lettre, et t’embrasse à travers le grand Océan.