La vie de famille dans le Nouveau-Monde/A mes amis d’Amérique

La vie de famille dans le Nouveau-Monde
Traduction par R. du Puget.
(TOME PREMIERp. iii-viii).



Stockholm, 1er mai 1853


À MES AMIS D’AMÉRIQUE


Ces lettres ont été écrites dans vos demeures, tandis qu’au nord, à l’ouest, au midi de votre vaste empire, je vivais avec vous, comme une sœur avec ses frères et sœurs. Sans vous je n’aurais point appris à connaître les foyers du Nouveau-Monde, ni sa vie sociale extérieure : c’est pour quoi je vous dédie ce livre ; il rendra témoignage de ma vie au milieu de vous.

Vos paroles ont été : « Nous espérons que vous direz la vérité ; » vous ne m’avez pas demandé autre chose. Ce que vous avez souhaité, je l’ai fait. Soyez mes juges.

J’ai confié à ces lettres ce que j’ai vu et entendu dans le Nouveau-Monde. Elles sont, pour la plupart, les impressions d’un cœur qui se répand dans un autre et adressées de chez vous chez moi en Suède. Lorsque je les ai écrites, je ne songeais pas à les faire imprimer, ni à écrire un livre sur l’Amérique ; elles le prouvent suffisamment, car sans cela elles auraient été moins immédiates, plus châtiées, plus parées, plus en toilette ; j’ignore si — cela eût mieux valu. En Amérique je pensais trop à vivre pour songer à écrire sur la vie.

L’idée d’écrire des lettres sur l’Amérique m’est venue trop tard, c’est-à-dire au moment où j’allais quitter le grand continent de l’Occident ; mais il me semblait toujours davantage que ces deux années de voyage et de séjour n’étaient pas ma propriété exclusive, qu’elles m’imposaient le devoir de dire ce que j’avais éprouvé. Je pressentais que le Nouveau-Monde me donnerait ample matière à réflexion et me pousserait plus tard à faire quelque chose, même des livres. Comment ? — je n’en avais aucune idée. Je vous confesse qu’en Amérique j’ai eu la pensée de métamorphoser tout le Nouveau-Monde en un roman, — dont vous, mes amis, auriez été les héros et les héroïnes, en m’y prenant avec tant d’adresse que pas un de vous ne s’y serait reconnu, et n’eût reconnu l’Amérique.

Mais les scènes de la réalité dans votre vaste pays ne voulaient pas se laisser classer dans un roman. Cette idée se dissipa donc comme l’arc-en-ciel dans le nuage ; cependant la réalité était toujours là, « avec sa grandeur, sa petitesse, sa douceur, son amertume, sa beauté, sa laideur, en un mot dans sa vérité. » J’ai compris qu’une peinture fidèle était ce que j’avais de mieux à faire. Comment je m’y prendrais, c’est ce dont je ne me rendais pas compte avec netteté en quittant l’Amérique.

« Vous le comprendrez, vous le saurez quand vous serez chez vous ! » me disait quelquefois le précieux ami qui m’accueillit le premier sur le sol du Nouveau-Monde, me reçut le premier dans sa maison, que j’aimais à appeler « mon frère Américain, » et qui, par le charme de son amitié, la direction de son coup d’œil lucide, a embelli au delà de toute expression ma vie dans le Nouveau-Monde. Son image sera éternellement unie dans mon âme à la vie juvénile, aux scènes, aux montagnes, à la rivière magnifique sur les bords de laquelle il a construit sa belle demeure et repose maintenant — dans sa tombe. Mais non, ce n’est pas seulement uni à ces images qu’il vit en moi, le temps et l’espace ne peuvent contenir une individualité comme la sienne. Aujourd’hui comme hier et dans l’éternité, je verrai son regard, j’entendrai sa voix, ses paroles, car elles font partie de tout ce qu’il y a de beau et de noble dans le grand empire de la création. Ses paroles me dirigent en Suède comme elles l’ont fait en Amérique. J’aime à me rappeler chacune d’elles. « Vous le saurez quand vous serez chez vous ! » répondait-il a mainte question encore obscure pour moi lorsque je quittai l’Amérique.

La pensée de publier les lettres que j’avais écrites à ma famille comme elles étaient sorties de ma plume, ou du moins à peu près, me vint plusieurs mois seulement après mon retour, lorsque, découragée et d’une main presque mécontente, j’ouvris ces lettres adressées a une sœur qui ne se trouvait plus sur la terre. Leur animation, je l’avoue, me ranima, fit battre mon cœur comme lorsque je les écrivis, et je fus obligée de me dire à moi-même : « Ces enfants du moment et d’un chaud sentiment sont, malgré tous leurs défauts, l’expression la plus pure de cette vérité que mes amis ont réclamée de moi et que ne pourrait conserver ce que j’écrirais à tête reposée et à main froide. » Et j’ai résolu de publier ces lettres, telles que l’impression du moment me les avait inspirées. En les copiant, je me suis bornée à quelques omissions et augmentations. Ces dernières concernent principalement des faits historiques et statistiques, indiqués fugitivement dans ces lettres ou dans mes notes et que j’ai développés maintenant. Les omissions concernent mes affaires privées ou celles d’autres personnes ; elles m’ont paru d’une nature trop individuelle et délicate pour être mise sous les yeux du public Dans mes communications sur la vie privée j’ai essayé de ne point dépasser la limite indiquée par la générosité et la délicatesse, de ne pas répéter les communications intimes qui m’ont été faites par des personnes nommées et qui pourraient ne pas en désirer la publication. Je sens profondément la sainteté des exigences que la délicatesse a le droit d’avoir sur ce point. Rien ne me serait plus douloureux que d’y avoir manqué par inadvertance.

Quelques-uns de mes amis, je le crains cependant, se sentiront blessés dans leur modestie par la louange qu’il ne me sera pas toujours possible de retenir. Puissent-ils me pardonner en faveur de mon attachement !

Ce n’est pas avec une affection ordinaire que j’ai vécu dans votre pays et vos demeures : ce n’est pas d’une manière ordinaire que vous m’avez reçue. Si quelquefois la coupe comblée a débordé, c’est moins ma faute que — la vôtre. Du reste, des faits entachés d’égoïsme et de haine retentissent tous les jours a nos oreilles avec le nom de leurs auteurs. Permettez donc à d’autres noms d’être portés sur les ailes du printemps et de l’amour, à travers le monde, afin que, pareils à la semence céleste, ils puissent s’unir à la terre, et faire éclore la fleur des meilleurs sentiments de l’âme. Le cœur doute parfois du bien et de sa puissance sur la terre. Il veut voir pour croire ; j’ai voulu l’aider à y parvenir. J’ai parlé de vous[1].

Cependant, ce qu’il y a de meilleur et de plus beau dans vos cœurs n’a pas été dit ; car il y a dans le cœur et dans la demeure de l’honneur, comme dans le temple de l’ancienne alliance, le tabernacle qui renferme les tables dorées de la loi sur lesquelles la face seule des chérubins peut s’abaisser.

Dans ce que j’ai blâmé ou critiqué dans votre pays, chez votre nation, je n’ai suivi que ma conviction. Ce que j’ai entendu, éprouvé, senti, pensé, moi-même je l’ai écrit sans crainte et sans blesser le droit et la justice.

Mais lorsque vous lirez ces lettres, mes amis, soyez, si c’est possible, patients jusqu’au bout ; songez qu’elles sont souvent l’impression du moment, qu’une impression ultérieure a mûrie ou changée. Considérez-les comme des chiffons de papier que vous êtes obligés de parcourir pour en tirer un nombre total. Quatre de ces lettres, c’est-à-dire celles adressées a Sa Majesté la reine douairière de Danemark, à J.-P. Boeklin, à MM. C. Oersted et Martensen, doivent être considérées comme des points de repos sur la route, et d’où l’œil embrasse les étapes déjà parcourues, d’où l’on réfléchit à la route et à son but. Elles contiennent plusieurs répétitions qu’il a été impossible d’éviter ; il y en a peut-être dans les autres lettres que j’aurais pu faire disparaître, mais…..

J’espère de vous, mes amis, la vérité, devant laquelle il est doux de s’incliner, lors même qu’elle cause de la douleur. J’espère que vous me direz ouvertement en quoi je suis fautive, en quoi je me suis trompée, et vous conviendrez, je le sais, de ce que j’ai dit de vrai et de bon. Je ne redoute point de votre part un arrêt injuste. Il me semble que j’ai trouvé parmi vous les hommes les plus amis de la vérité dite sans dureté. C’est pourquoi j’aime à me tourner vers vous.

Je reviens ici en esprit dans vos beaux foyers pour vous faire souvenir de l’étrangère que vous avez appelée votre hôte, dont vous avez fait votre amie, et vous parler des jours passés près de votre âtre, pour vous remercier, vous bénir ; non pas seulement vous, dont j’ai été l’hôte, mais encore ce grand nombre d’autres personnes de votre pays, qui ont été bonnes pour moi en paroles et en actions, les cœurs chauds et nobles qui m’ont fait boire la rosée d’une création nouvelle et belle, cet élixir de la vie qui renouvelle la jeunesse de l’âme.

La parole est pauvre, — elle exprime mal ce que l’âme sent. Puissiez-vous cependant jouir au moins d’une faible partie des joies que vous m’avez données, et dont ces lettres vous prouveront ma profonde reconnaissance !


Frédérika Bremer.
  1. Dans la traduction anglaise et américaine, les noms ne sont désignés que par des initiales, quand ils appartiennent à des personnes privées. Dans l’édition suédoise, ce voile tendu sur mes amis m’a paru inutile, puisque leurs noms ne sont ici qu’un écho lointain.
    (Note de l’Auteur.)