Imp. Nouvelle (assoc. ouvrière), 11, rue Cadet. (p. 129-134).

XXV

Commandite littéraire.

On ne se figure pas quel galimatias peut sortir de différentes plumes confectionnant à la tâche des pages de roman.

Marie y mettait sa note, sa marque de fabrique ; c’est-à-dire qu’elle agrémentait la prose idiote que pondaient ses secrétaires, de quelques expressions familières qui donnaient à l’ensemble du livre une physionomie typique.

Nous ne saurions mieux faire, pour donner à nos lecteurs une idée des produits de cette commandite littéraire, que de reproduire un chapitre au hasard d’un roman en cours de publication au rez-de-chaussée d’un journal en déconfiture.

Donc, lisez et soyez édifiés, chers lecteurs.

LA MARCHANDE DE GANTS
PAR MARIE PIGEONNIER

CHAPITRE III

L’arrière-boutique.

Clara était laborieuse.

De bonne heure à l’affût, elle n’éteignait son gaz qu’à près de minuit ; moment où elle allait consacrer à son amant de cœur tous les élans de son âme chaste.

Ses premiers pas avaient été agités, mais dorés.

En effet, elle avait accaparé un fils de famille riche, dont la fortune se fondait dans sa cuvette avec une vertigineuse étourderie.

La passion dominait ce garçon à le rendre fou ; il était en route pour l’idiotisme.

Ses parents, entrevoyant le gouffre qui s’ouvrait sous ses pieds, avec cet intérêt qui vient du sang, songèrent à enrayer cette dépravation dévorante.

On arracha le jeune homme au griffes de cette panthère cancéreuse, pour le jeter dans les bras d’une belle et douce enfant, qui l’attendait pleine d’amour.

Heureusement, le pauvre dompté avait un reste de bon sens.

Il comprit toute l’étendue de sa faiblesse, et jura de ne plus revoir l’ignoble accapareuse.

Le mariage s’accomplit rapidement, et le jeune Chériant fut un mari fidèle, dévoué et très amoureux.

La délaissée ne s’étonna ni ne se froissa.

Devenue libre, avec un petit sac, elle monta un coquet magasin de ganterie, dans un bon endroit, et attendit la fortune, qui entra de suite chez elle, et plusieurs fois par jour, par petites portions.

Ajoutons, pour finir l’histoire du mariage du jeune fils de famille, que le tapage causé par la rupture précipitée qui la jetait, pour ainsi dire, sur le trottoir, fit éclore une série de spirituelles persécutions dont Paris assaillait la maîtresse lâchée.

— Ah ! çà, s’écriait Sébastien Colle, au café Bordoni, elle nous embête cette fille ; elle parle de la Malibran comme d’une ancêtre par collage, honni soit qui Malibranle.

Clara débitait peu de gants, elle ne renouvelait jamais sa marchandise.

Les timides lui demandaient de la peau de Suède.

— J’en ai de plus douce à vous offrir, répondait-elle gracieusement.

Et le monsieur se laissait ganter.

Cela lui coûtait dix francs ; le double s’il était de province.

Dès qu’un client était… ganté, s’il flânait trop dans le magasin, elle avait une façon exquise de le flanquer à la porte.

— Dis donc, vieux c…, est-ce que tu ne vas pas bientôt f… le camp ?

Le client, riant aux larmes, saluait la gantière, et du ton le plus aimable :

— Au revoir, ma belle colombe, disait-il.

À qui le tour ?

Dans les premiers temps de son installation, elle avait un principal amant qui en pinçait ferme pour elle, et dont elle se moquait indignement.

C’était le fameux banquier Neutoc.

Pourtant, comme il avait du sang juif dans l’épiderme, il arriva qu’il se fatigua de se fatiguer pour rien et de casquer comme un daim.

Elle n’en fit pas le deuil.

N’avait-elle pas plus de clients qu’elle n’en pouvait contenter ?

Elle appela son cénacle, sa galerie de singes ; elle en avait vingt-deux réguliers par semaine, trois par jour et un de plus le vendredi, jour maigre ; sans doute le mari d’une femme dévote qui ne voulait pas faire gras ce jour-là.

Ajoutez à cette clientèle sûre un casuel très important.

Ce qui était adorable, c’était l’accent touchant qu’elle prenait pour dire à chaque nouvel arrivé :

— « Ah ! tu es le premier aujourd’hui ; tu m’étrennes ; hein ! as-tu de la veine. »

Au fond, cette femme n’avait pas pour deux sous d’entrailles ; c’était une grossière sceptique.

On raconte qu’un jeune frère se mourait chez elle ; il lui fallait de l’air pur ; et la chambre où il était couché servait de trou à fumier ; on y laissait des vases de nuit pleins, des semaines entières ; on y jetait les épluchures de la cuisine, les restes des assiettes ; de vieux os pourrissaient dans les coins ; partout des amas de poussière, d’ordure et de crasse ; bref ! l’atmosphère qui entourait le pauvre enfant était fétide, putride ; un robuste y serait mort.

 

Clara, devenue vieille, se saoûlait comme une salope, et le matin les balayeurs confondaient sa charogne vivante avec un tas d’immondices.

 
Marie Pigeonnier.