Imp. Nouvelle (assoc. ouvrière), 11, rue Cadet. (p. 5-8).

PRÉFACE


À l’auteur de ce livre.

Vous dire sur votre roman mon opinion sincère est chose assez embarrassante.

Je prends d’abord une feuille de beau colombier glacé pour y coucher tout le bien que je pense de votre Marie Pigeonnier.

D’abord l’impression me paraît convenable. Ceci s’adresse aux typographes qui, dans l’espace de huit heures, ont composé, mis en pages et mis sous presse ce volume qui va faire le tour du monde.

Ma foi, pourquoi ne pas vous le dire tout de suite, puisque je le pense : mon cher, vous avez fait un pur chef-d’œuvre.

Il est probable que l’Académie, sans goût et sans flair, oubliera de couronner cet ouvrage ; cela vous est bien égal.

Vous vous consolerez de ce mépris en relisant la vie de Molière et en vous souvenant d’Alexandre Dumas et de Théophile Gautier.

Le devoir de tout bon préfacier est de se tailler un paletot dans le drap de celui qu’il préface.

Donc, je profite de l’occasion pour faire savoir à vos lecteurs que si vous êtes un écrivain de génie, moi, j’en suis un autre.

Parole d’honneur, j’avais oublié que je vous avais promis une préface ; vous vous en êtes souvenu, je vous remercie de m’avoir rappelé mes engagements.

Parce que, votre livre devant avoir soixante-dix-neuf éditions au moins, cela me sortira de l’obscurité, et je trouverai plus facilement un éditeur pour le volume que je me propose d’écrire.

Bien nouveau encore dans le monde littéraire, j’ai besoin d’être pistonné pour arriver ; vous me fournissez l’occasion de faire connaître mon nom aux populations palpitantes, et je le dis sans pose, ce nom sera glorieux, et les populations futures ne le prononceront qu’avec admiration.

Puisque vous jugez indispensable un bout d’introduction, souffrez qu’après vous avoir remercié de l’immense honneur dont vous m’écrasez, je m’acquitte en quelques lignes de ma besogne.

Il est malaisé de parler des livres des camarades.

Évidemment, les éreinter laisse supposer de la jalousie ; en dire du bien, cela ressemble à un échange de bons procédés ; c’est un « prêté » pour un « rendu ».

On peut s’en tirer avec de l’esprit, et parler, par exemple, de Voltaire, de Diderot ou du chocolat Ménier ; mais on laisse croire alors qu’on n’a pas même pris la peine de lire le volume.

J’affirme que j’ai dévoré le vôtre, à l’imprimerie, sur épreuves.

Eh bien ! sérieusement, j’en tressaille encore.

De la première ligne à la dernière, ce n’est qu’un long trait d’esprit.

Par ce temps « d’engueulement » et de « poissardise », je vous approuve d’être spirituel. Ah ! ne l’est pas qui veut ; c’est bête, ce que je dis là, mais c’est très profond.

Quelle science de l’anecdote ! Comme vous contez avec verve et facilité ! Quel style à la fois flamboyant et mordant.

Votre livre restera comme une magnifique page de l’histoire de notre époque.

Ce roman est vécu ; il est fait avec de solides matériaux qui sont des documents humains.

Marie Pigeonnier résume ce type complexe de la femme vicieuse d’aujourd’hui, et si, dans la nature, elle n’existe pas aussi complète, du moins en retrouve-t-on les morceaux épars dans les ruisseaux, sous les lambris dorés, dans les bouges et dans des lieux plus saints, et de ces morceaux vous avez fait un tout qui vous placera au premier rang des physiologistes.

Dans votre héroïne, on retrouve dix femmes, mais vous avez en elle synthétisé et non photographié une généralité mondaine, qui est en quelque sorte le produit de notre badauderie, de notre naïveté, de notre sottise,

Là-dessus, je vous serre la main, en souhaitant que vous ne vous en teniez pas à ce chef-d’œuvre, car je suis sûr que vous en avez bien d’autres dans le ventre.

De toute amitié,
J. Michepin.

Paris, 28 décembre 1883.