Gauthier-Villars (p. 253-266).


PIÈCES JUSTIFICATIVES.



I.

Acte de naissance d’Évariste Galois.

(Archives du Bourg-la-Reine.)

L’an mil huit cent onze, le vingt-six octobre, une heure après midi, par devant nous, maire du Bourg-la-Reine, faisant fonction d’officier public de l’état civil, est comparu M. Nicolas-Gabriel Galois, directeur d’un pensionnat de l’Université impériale, âgé de trente-six ans, demeurant dans cette commune, lequel nous a présenté un enfant du sexe masculin, né le jour d’hier à une heure du matin, de lui déclarant et d’Adélaïde-Marie Demante, sa femme, et auquel il a déclaré vouloir donner le nom d’Évariste, lesdites déclaration et présentation faites en présence de M. Thomas-François Demante, président du Tribunal civil séant à Louviers, département de l’Eure, âgé de cinquante-neuf ans, grand-père maternel de l’enfant, et de M. Pierre-Ambroise Gandu, maître d’écriture, âgé de cinquante-trois ans, demeurant en cette commune, et ont les père et témoins signés avec nous, maire, le présent acte de naissance après lecture faite.

Gandu, G. Galois, Demante, Lavisé.

II.

Lettre de M. Laborie, proviseur du collège Louis-le-Grand, au père de Galois.

(Archives du lycée Louis-le-Grand, Registre de correspondance, I, no 856.)

21 août 1826.
Monsieur,

L’intelligence, l’esprit peuvent suppléer au travail, mais ne peuvent remplacer le jugement qui ne mûrit qu’avec l’âge. Telle est, n’en doutez pas, l’unique cause de la défaite qu’a éprouvée M. votre fils cette année. M. Roger, avec lequel je me suis longtemps entretenu sur son compte, m’a témoigné le désir de le voir redoubler. Quoique je vous en ai fait plusieurs fois en vain la proposition, je me détermine néanmoins avec plaisir à cette nouvelle démarche, car toute espèce d’amour-propre cesse chez moi du moment qu’il s’agit du bien-être d’un élève. Or dussé-je éprouver un nouveau refus, je ne craindrai pas de dire que cette mesure est l’unique moyen de ramener le succès du jeune homme et de ménager sa santé : qu’il se garde du reste de croire que ses nouveaux rivaux lui laisseront une victoire facile. Il aura affaire à une des meilleures classes du collège, et je ne doute pas que son travail ne doive être soutenu s’il veut se maintenir au premier rang. J’espère que, privé de nominations au Concours général et au lycée, il ouvrira les yeux sur ses véritables intérêts.

Laborie.

III.

Notes trimestrielles de Galois, au collège Louis-le-Grand, de 1826 à 1829.

(Archives du lycée Louis-le-Grand.)

1826-1827. RHÉTORIQUE, puis SECONDE ET MATHÉMATIQUES PRÉPARATOIRES.

1er trimestre.

Notes d’étude. — 
Devoirs religieux
Bien.
Conduite
Bonne.
Dispositions
Heureuses.
Travail
Soutenu.
Progrès
Sensibles.
Caractère
Bon, mais singulier.

Cet élève, quoiqu’un peu bizarre dans ses manières, est très doux, et paraît rempli d’innocence et de bonnes qualités. J’ai eu l’occasion de m’apercevoir que l’ambition d’obtenir de bonnes places le guidait beaucoup plus que le désir de faire un bon devoir pour plaire à ses maîtres.


Rhétorique.

Notes de M. Camus. — 
Conduite
Dissipée.
Travail
Médiocre.

Notes de M. Desforges. — 
Conduite
Bien.
Travail
A du zèle.

C’est un esprit bien jeune pour profiter beaucoup en rhétorique.


2e trimestre.

Notes d’étude. — 
Devoirs religieux
Bien.
Conduite
Assez bien.
Travail
Satisfaisant.
Dispositions
Heureuses.
Progrès
Assez sensibles.
Caractère
Original et bizarre.

Cet élève, qui travaille bien la généralité de ses devoirs, et quelques-uns avec ardeur et goût, se rebute facilement quand la matière ne lui plaît pas, et alors il néglige le devoir. Il en est de même pour les leçons qu’il sait généralement bien, mais quelquefois qu’il n’apprend pas du tout. Jamais il ne sait mal une leçon : ou il ne l’a pas apprise du tout ou il la sait bien. Quant à ses qualités personnelles, elles sont bien difficiles à définir. Il n’est pas méchant, mais frondeur, singulier, bavard, aime à contrarier et à taquiner ses camarades.


Seconde.

Note de M. Saint-Marc-Girardin. — Son travail n’est pas assez régulier ; sa conduite est passable.


Mathématiques préparatoires.

Note de M. Vernier. — Zèle et succès.


3e trimestre.

Notes d’étude. — 
Devoirs religieux
Bien.
Conduite
Passable.
Travail
Inconstant.
Dispositions
Heureuses.
Progrès
Peu satisfaisants.
Caractère
Caché et original.

Cet élève, sauf depuis quinze jours à peu près qu’il travaille un peu, n’a cultivé les facultés de sa classe que par la crainte de pensum, et par suite à coups de punitions ; tantôt, et c’était le plus souvent, il ne faisait pas la dernière partie de ses devoirs, et tantôt il les brochait, et pour quelques narrations latines, il ne faisait que transcrire la matière. Son ambition, son originalité souvent affectée, et la bizarrerie de son caractère le séparent de ses camarades.

Pour le troisième trimestre, les autres notes manquent.




1827-1828. RHÉTORIQUE ET MATHÉMATIQUES PRÉPARATOIRES.

1er trimestre.

Note d’étude. — Conduite assez bonne. Quelques étourderies. Caractère dont je ne me flatte pas de saisir tous les traits ; mais j’y vois dominer un grand amour-propre. Je ne lui crois pas d’inclination vicieuse. Ses moyens me paraissent tout à fait hors de ligne, et je ne lui en crois pas moins pour les Lettres que pour les Mathématiques ; mais jusqu’ici il a négligé beaucoup ses devoirs de classe. Voilà pourquoi il n’a pas été bien placé dans ses compositions. Il paraît décidé à donner désormais plus de temps et plus de soins à la Rhétorique ; nous avons fait ensemble là-dessus une distribution de temps. Nous verrons s’il se tient à lui-même sa propre parole. Il ne paraît pas manquer de sentiments religieux. La santé est bonne, mais délicate.

Rhétorique.

Note de M. Pierrot. — Travaille peu pour moi, il cause souvent. Sa facilité à laquelle il faut croire, quoique je n’en aie encore eu aucune preuve, ne le conduira à rien : il n’y a trace, dans ses devoirs, que de bizarrerie et de négligence.

Note de M. Desforges. — Toujours occupé de ce qu’il ne faut pas faire. Baisse chaque jour.


Mathématiques préparatoires.

Note de M. Vernier. — Zèle et progrès très marqués.


2e trimestre.

Note d’étude. — Conduite fort mauvaise, caractère peu ouvert. Il vise à l’originalité. Ses moyens sont distingués, mais il ne veut pas les employer à la Rhétorique. Il ne fait absolument rien pour la classe. C’est la fureur des Mathématiques qui le domine ; aussi je pense qu’il vaudrait mieux pour lui que ses parents consentent à ce qu’il ne s’occupe que de cette étude ; il perd son temps ici et n’y fait que tourmenter ses maîtres et se faire accabler de punitions. Il ne se montre pas dépourvu de sentiments religieux, sa santé paraît faible.


Rhétorique.

Note de M. Pierrot. — Travaille quelques devoirs. Du reste, causeur comme à l’ordinaire.

Note de M. Desforges. — Dissipé, causeur. A, je crois, pris à tâche de me fatiguer, et serait d’un fort mauvais exemple s’il avait quelque influence sur ses camarades.


Mathématiques préparatoires.

Note de M. Vernier. — Intelligence, progrès marqués. Pas assez de méthode.


3e trimestre.

Note d’étude. — Conduite mauvaise, caractère difficile à définir. Il vise à l’originalité. Ses moyens sont très distingués : il aurait pu très bien faire en Rhétorique s’il avait voulu travailler, mais, dominé par sa passion des Mathématiques, il a totalement négligé tout le reste. Aussi n’a-t-il fait aucun progrès. Je ne crois pas qu’il soit dépourvu de sentiments religieux. Sa tenue à la chapelle n’est pas toujours exempte de reproches. Sa santé est bonne.


Réthorique.

Note de M. Pierrot. — S’est assez bien conduit, mais a peu travaillé : va mieux depuis quelques jours.

Note de M. Desforges. — Paraît affecter de faire autre chose que ce qu’il faudrait faire. C’est dans cette intention sans doute qu’il bavarde si souvent. Il proteste contre le silence.


Mathématiques préparatoires.

Note de M. Vernier. — Des dispositions. Succès qui serait plus grand si cet élève travaillait avec plus de méthode.




1828-1829. MATHÉMATIQUES SPÉCIALES.

1er trimestre.

Note d’étude. — Conduite inégale et méritant souvent des reproches ; il a travaillé avec ardeur, ses moyens sont surprenants, ses progrès rapides. Son caractère est très inégal : tantôt doux et raisonnable, il est quelquefois fort désagréable. Il se tient passablement pendant les exercices religieux. Depuis quelque temps il a mal aux oreilles.


Mathématiques.

Note de M. Richard. — Cet élève a une supériorité marquée sur tous ses condisciples.


Chimie.

Note de M. Thillaye. — Distrait, travail faible.


Physique.

Note de M. Thillaye. — Distraction ; travail : néant.


2e trimestre.

Note d’étude. — Se conduit généralement bien ; cependant parfois sa conduite est répréhensible ; il travaille beaucoup et est doué de grands moyens et d’une facilité étonnante. Ses progrès répondent à son travail et à sa facilité. Il a de la bizarrerie dans le caractère, il est quelquefois très léger et souvent aussi paraît raisonnable. Il se tient assez bien pendant les exercices religieux. Sa santé est bonne.


Mathématiques.

Note de M. Richard. — Cet élève ne travaille qu’aux parties supérieures des Mathématiques.


Physique.

Note de M. Thillaye. — Conduite passable, travail nul.


Chimie.

Note de M. Thillaye. — Conduite passable, travail nul.


3e trimestre.

Note d’étude. — Se conduit assez bien par intervalles, et de temps à autre se conduit aussi fort mal. Ses dispositions pour les Sciences sont connues. Lorsqu’il est à son travail il s’en occupe exclusivement, et il perd rarement son temps. Ses progrès sont proportionnés à l’étendue de ses moyens et à son goût pour les Sciences. Son caractère est bizarre, et il affecte plus de bizarrerie qu’il n’en a réellement. Sa tenue dans les exercices religieux n’est pas toujours aussi bonne qu’on pourrait le désirer. Sa santé est bonne.


Mathématiques.

Note de M. Richard. — Conduite bonne, travail satisfaisant.


Physique.

Note de M. Thillaye. — Fort distrait, travail nul.


Chimie.

Note de M. Thillaye. — Fort distrait, travail nul.


IV.

Article de la « Gazette des Écoles » du 5 décembre 1830, dans lequel se trouve insérée la lettre de Galois qui motiva son renvoi de l’École Normale.

Réplique à M. Guigniault et au Lycée.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Maintenant expliquons-nous nettement sur la mauvaise humeur de M. Guigniault à notre égard.

Décidément M. Guigniault est piqué que nous l’ayons appelé : Directeur musqué de l’École Normale. Monsieur veut avoir le langage, le ton, toutes les manières des doctrinaires, voire même le canapé, et que nous n’en disions mot ; nous nous tenons pour avertis. Ainsi, nous ne nous permettrons plus à son égard cet accompagnement de personnalités grossières dont la pudeur publique a déjà fait maintes fois justice ; nous comprenons parfaitement que les personnalités paraîtront toujours très grossières aux gens qui veulent faire tranquillement leur chemin et sans qu’on les observe ; à l’avenir, si nous voyons quelques personnes donner des coups de coude à droite et à gauche et renverser tout ce qui les gêne sur leur passage, nous ferons comme si nous n’avions rien vu et nous prendrons notre lorgnon pour prouver que nous avons la vue basse ; au lieu de dire grossièrement à M. Guigniault qu’il a su habilement profiter de la maladie de M. Gibbon, directeur des études à l’École préparatoire, pour se glisser à sa place, nous nous exprimerons d’une manière vague sur le compte des ambitieux, des intrigants ; au lieu de dire que M. Guigniault n’a pas été plutôt directeur des études qu’il a sollicité et obtenu le titre de directeur même de l’École, puis celui d’inspecteur général des études ; au lieu de dire, encore par conjecture, qu’il s’accomoderait volontiers du titre de conseiller-chef de l’École Normale, s’il était assez heureux pour obtenir qu’on rétablît la chose sur l’ancien pied, nous préférerons blâmer d’une manière générale les avancements trop rapides, cela n’afflige personne, et on ne se cause pas de chagrin à soi-même ; au lieu de dire que, non content de tout cela, il travaille à se procurer aux dépens des autres toutes les petites commodités de la vie, et qu’ainsi il voudrait faire déloger du collège du Plessis un professeur qui y occupe un logement gratuit, nous garderons le silence, car le silence est plus poli […]

Nous ne pouvons pas mieux compléter notre réplique qu’en la faisant suivre de la lettre ci-après, que nous recevons à l’instant[1].


Note du rédacteur. — En publiant cette lettre, dont nous supprimons la signature, quoiqu’on ne nous en ait pas fait la recommandation, nous devons faire remarquer qu’aussitôt après les trois mémorables journées de Juillet, M. Guigniault fit publier dans tous les journaux que le Directeur de l’École Normale en avait mis tous les élèves à la disposition du gouvernement provisoire !


V.

Lettres de M. Guigniault au Ministre sur l’expulsion de Galois.

(Archives nationales, carton F17, 70355.)

1o.
Monsieur le Ministre,

C’est avec une profonde douleur que je me vois forcé de vous rendre compte à l’instant d’un acte qu’il m’a fallu prendre sur ma responsabilité et dont j’invoque la ratification immédiate.

Je viens de renvoyer de l’École Normale et de faire conduire chez madame sa mère l’élève Galois, pour le fait indiqué dans la lettre que j’eus l’honneur de vous écrire avant-hier. Cet élève m’a été démontré, tant par les déclarations de plusieurs de ses camarades que par un aveu plein d’impudence, fait après de vains essais de dénégation, devant M. Jumel l’un des maîtres surveillants et devant moi, être l’auteur d’une demande qui, dès dimanche dernier, avait soulevé d’indignation toute l’École. Il s’agit d’une lettre insérée dans le numéro du même jour de la Gazette des Écoles, puisqu’il faut l’appeler par son nom, et signé trop réellement Un Élève de l’École Normale. Cette lettre a paru à toutes les personnes qui en ont eu connaissance et qui m’en ont parlé, compromettre trop gravement l’honneur même de l’École pour qu’il me fût possible de n’y pas donner suite. D’ailleurs les élèves avaient, du premier moment, pris l’initiative, par un désaveu unanime, qui pouvait suffire à leurs consciences, mais qui ne suffisait ni à la justice, ni à ma dignité.

L’auteur de la Gazette ayant, dans son numéro d’aujourd’hui, décliné ce désaveu, et, d’une autre part, Galois m’étant désigné par tous les indices comme l’auteur de la lettre, j’ai pensé qu’il ne convenait pas de laisser plus longtemps l’École entière sous le poids de la faute d’un seul et que, le coupable reconnu, lui et moi ne pouvions, dès cet instant, demeurer ensemble dans la maison. Je l’ai donc expulsé à mes risques et périls, et j’ai fait tardivement, en cela, ce que vingt fois j’avais été tenté de faire, dans le cours de l’année dernière, et même depuis le commencement de celle-ci.

Galois, en effet, est le seul élève contre lequel j’aie eu, depuis son entrée à l’École, des sujets de plainte presque continuels, tant de la part des professeurs que de celle des maîtres-surveillants. Mais trop préoccupé de l’idée de son incontestable talent pour les Sciences mathématiques, et me défiant de mes propres impressions, parce que j’avais eu déjà des sujets de mécontentement personnel contre lui, j’ai toléré l’irrégularité de sa conduite, sa paresse, son caractère intraitable, dans l’espoir non pas de changer son moral, mais de le conduire à la fin de ses deux années, sans ravir à l’Université ce qu’elle avait droit d’attendre de lui, sans plonger dans la douleur une mère que je savais avoir besoin de compter sur l’avenir de son fils. Tous mes efforts ont été superflus, et j’ai eu beau mépriser mes injures, même depuis dimanche dernier, j’ai reconnu que le mal était sans remède ; il n’y a plus de sentiment moral chez le jeune homme, et peut-être depuis longtemps.

Ce n’est point à moi, personnellement insulté dans la Gazette des Écoles, qu’il appartient, Monsieur le Ministre, de provoquer des mesures qui mettent enfin un terme au scandale périlleux donné chaque jour par cette feuille, dans le sein même de l’Université. Mais qu’il me soit permis, comme chef du premier établissement universitaire, de déplorer les menées ouvertes qui ne tendent à rien moins qu’à diviser les maîtres d’avec les élèves, les élèves d’avec eux-mêmes, et à semer partout la défiance et le désordre. Non pas que l’École Normale ait rien à craindre de ces misérables instigations : la circonstance présente a fait éclater dans tout son jour l’excellent esprit des jeunes gens qui la composent ; ils se sont conduits avec une fermeté pleine de modération et de délicatesse ; je puis répondre d’eux comme ils répondent de moi. Mais le mal, aussitôt expulsé qu’introduit parmi nous, se propage dans d’autres établissements où il ne trouve point le contrepoids de l’âge et des lumières. Déjà nous en avons vu les effets déplorables. Je m’arrête, Monsieur le Ministre, les excès dont je parle n’ont pu manquer de fixer votre attention. Bientôt, sans doute, des mesures, telles qu’on est en droit de les attendre du chef suprême de l’Université, donneront la discipline sans laquelle il ne saurait exister d’études, et qui est pour nous la condition du travail, au même titre que l’ordre est sa condition de la liberté […]


(En marge de cette lettre se trouve le brouillon de l’arrêté d’exclusion, de la main de M. Cousin.)


2o.

Le 14 décembre, nouvelle lettre de M. Guigniault au Ministre pour lui adresser la copie d’une lettre « qu’envoie à la Gazette, par l’intermédiaire de ses camarades, l’un de nos meilleurs élèves placés cette année […], jeune homme aussi distingué par le caractère que par le talent, et qui mérita d’être quelquefois le dépositaire de mes plus secrètes pensées, durant les temps difficiles que nous avons parcourus ensemble ».


Lettre de Bach.

[…] Tous mes anciens camarades savent comme moi que l’inébranlable fermeté de M. Guignault a seule soutenu l’École dans des temps bien difficiles ; ils savent tous que si, depuis le 8 août 1829, M. Guigniault n’a pas résigné ses fonctions de Directeur, c’est uniquement dans l’intérêt de l’École ; ils savent que nous aurions tous regardé le départ de M. Guigniault comme le signal de notre dispersion, car avec lui la liberté aurait disparu de l’École […]

Aussitôt que M. Guignault connut les ordonnances subversives de la Constitution, il me fit venir à différentes reprises avec quelques-uns de mes camarades choisis tantôt parmi les anciens, tantôt parmi les nouveaux ; il nous dit qu’une lutte longue et terrible allait s’engager entre le pays et le Gouvernement ; que, quel que fût le sort de l’École, notre place dans cette lutte était marquée, que nous devions nous dévouer au triomphe des opinions libérales, etc. Il ne pouvait point prévoir alors que dans trois jours le peuple aurait puni le parjure et conquis la liberté.

Le 28, ayant appris que plusieurs élèves désiraient aller au feu, et se croyant responsable envers leurs parents de tout ce qui pourrait leur arriver, il se rendit dans les salles à 5h 30m du matin, et là, loin de menacer à deux reprises d’appeler la gendarmerie pour rétablir l’ordre qui n’était pas troublé, il se contenta de faire promettre sur l’honneur à ceux qui voulaient partir qu’ils ne mettraient pas leur projet à exécution avant le lendemain et qu’alors même ils ne partiraient pas sans l’en avoir prévenu ; il ajouta, il est vrai, qu’en sa qualité de chef de maison il pourrait requérir l’intervention de la force armée (de la gendarmerie si l’on veut), mais que nous devions tous savoir combien une pareille mesure était loin d’entrer dans ses vues.

Quant à la seconde phrase qu’on lui impute, elle est en partie vraie, en partie fausse ; il a dit que nombre de braves gens avaient été tués de part et d’autre, mais il n’a pas ajouté que, s’il était militaire, il ne saurait à quoi se décider ; seulement il reconnaissait avec tout le monde que la position des militaires était fort embarrassante, parce qu’ils se voyaient placés dans l’alternative ou de sacrifier la liberté, ou de manquer au serment qui les retenait sous les drapeaux […] Quant à la légitimité, il est complètement faux que M. Guigniault en ait parlé dans cette circonstance ; je ne crois même pas lui avoir entendu prononcer ce mot pendant tout le temps que j’ai passé à l’École.

Autant de phrases, autant de mensonges ; car il est encore faux qu’une fois la victoire décidée, M. Guigniault se soit empressé d’ombrager son chapeau d’une immense cocarde tricolore : cinq élèves avaient été désignés par leurs camarades pour porter en terre le corps du jeune Farcy, tué dans les Journées. J’étais du nombre de ces élèves. Nous nous rendîmes chez le Directeur, qui devait assister avec nous au convoi ; nous avions tous pris les couleurs nationales ; seul, il n’avait point de cocarde : « Messieurs, nous dit-il, vous m’avez devancé, mais il y a longtemps que nous la portions dans notre cœur ; on peut la porter là aussi. » Nous savions tous qu’il disait vrai […]


VI.

Extrait d’une Lettre d’un camarade de Galois relative à son expulsion.

(Communiquée par le fils de cet élève, M. L., normalien lui-même.)

École Normale, 11 décembre 1830.
Mon cher Prosper,

Des événements d’un caractère très grave se sont passés à l’École depuis que je ne t’ai vu ; et je vais t’en parler, quoiqu’ils ne m’aient pas atteint ; tu pourrais croire en lisant certains journaux que je suis impliqué dans l’affaire.

Un de mes condisciples, mauvais sujet s’il en fut, du caractère le plus profondément pervers et sournois, avait à se plaindre de notre directeur, qui l’avait consigné indéfiniment. Notre mauvais garnement nourrissait une haine secrète, et méditait un projet dont il avait même parlé à plusieurs d’entre nous ; mais nous n’avions jamais voulu y ajouter foi tant il nous paraissait absurde. Enfin, il y a quinze jours environ, notre directeur écrivit dans le Lycée, journal de l’Université, une lettre contre le rédacteur de la Gazette des Écoles, nommé Guyard. L’élève mécontent saisit cette occasion d’envoyer au sieur Guyard une lettre contre M. Guigniault, notre directeur : cette lettre est dégoûtante, pleine d’invectives atroces, et d’imputations bassement mensongères. Tu penses quel effet a produit cette lettre et sur l’esprit du directeur, et sur les esprits des élèves. Il y eut grande rumeur, on lança des soupçons, on se réunit et l’on convint de le démentir publiquement par la voie du même journal qui avait eu l’impudeur d’accueillir ses pitoyables calomnies. Nous envoyâmes donc à M. Guyard une lettre justificative signée de tous les élèves alors présents à l’École. Le sieur Guyard ne voulut pas insérer la lettre sous prétexte que certains élèves avaient mis des restrictions à certains articles de notre lettre. Enfin, nous en avons fait une signée de tous les élèves, excepté un, le coupable ; et cette fois, s’il ne l’insère pas, on aura recours à l’huissier. M. Guigniault nous rassembla plusieurs fois chez lui et nous témoigna toute sa douleur, et en même temps la satisfaction qu’il avait éprouvée en apprenant nos démarches pour le justifier complètement auprès du public. Il nous rassembla jeudi dernier, et nous déclara l’intention de sévir contre le traître comme il le méritait ; et en effet, le jeudi soir, il n’était plus à l’École. Sais-tu que ce misérable n’a que sa mère presque réduite à la mendicité, et voilà tout son avenir compromis. Pour moi, je n’ai pris, comme tu le penses bien, aucune part dans l’affaire. J’ai été indigné de voir un perfide vouloir faire prendre pour un jésuite l’homme le plus franchement libéral que je connaisse ; mais aussi, que j’ai été affligé quand ce pauvre insensé, sortant ignominieusement de l’École, est venu nous dire adieu […]


VII.

Arrêté d’expulsion de Galois, relevé sur les registres du Conseil royal de l’Instruction publique, 4 janvier 1831.

(Archives du Ministère de l’Instruction publique.)

Sur le rapport de M. le conseiller Cousin,

Vu le rapport de M. Guigniault, directeur de l’École Normale, relatif au renvoi provisoire de Galois et les motifs à l’appui,


Arrêté :

Galois quittera immédiatement l’École Normale.

Il sera statué ultérieurement sur sa destination.


VIII.

Dernier écrou de Galois à Sainte-Pélagie.

No 15438 Gallois (sic) Évariste
Écroué le 17 décembre 1831
Condamné le 3 décembre 1831
par la Cour royale,
pour port d’armes prohibées etc.,
à la peine de six mois ;
a déclaré être âgé de 20 ans.
Profession de répétiteur.
Né au Bourg-la-Reine, dép. de S. et O. (sic) ; demeurant lors de son arrestation à Paris, rue des Bernardins no 16.
Amené de la Conciergerie.


Signalement :

Taille de
1,67 centimètres.
Cheveux
châtains.
Sourcils
id.
Front
carré.
Yeux
bruns.
Nez
gros.
Bouche
petite.
Menton
rond.
Visage
oval.

L’an mil huit cent trente-deux, le 22 janvier, le dénommé en l’écrou ci-contre a été transféré à la Force, par ordre de M. le Préfet de police.

Réintégré le 31 janvier 1832.

Transféré à la maison de santé du sieur Faultrier, rue de l’Oursine no 86, le 16 mars 1832.

Signé : Affroy.
Sur l’appel interjeté par le nommé Gallois Évariste, âgé de 20 ans, né à Bourg-la-Reine, répétiteur, demeurant rue des Bernardins no 16, d’un jugement rendu par le tribunal de police correctionnelle de Paris le 29 décembre 1831, qui en le déclarant coupable d’avoir porté un costume qui ne lui appartenait pas et des armes prohibées, et faisant application des articles 259 et 314 du Code pénal, l’a condamné à 6 mois de prison et aux frais. La Cour royale de Paris, chambre des appels de police correctionnelle, par arrêt en date du 3 décembre 1831, a confirmé purement et simplement le jugement ci-dessus daté et énoncé.

Pour extrait conforme délivré à M. le Procureur général ce requérant


Le greffier en chef

Lot.

IX.

Acte de décès de Galois.

(Archives de la Préfecture de la Seine. — Reconstitution des actes de l’État-civil.)

Reconstitution des actes de l’état-civil de Paris.

Expédition délivrée sur papier libre, en exécution de la loi du 12 février 1872, par Me Bournet de Verron, notaire à Paris, soussigné, le 30 décembre mil huit cent soixante-douze, d’une copie authentique d’acte de décès, annexé à la minute, étant en sa possession, d’un acte de notoriété reçu le 31 mars 1848 par Me Bournet-Verron.

Extrait du registre des actes de décès de la 12e mairie du 1er juin 1832, à midi. Acte de décès d’Évariste Galois, décédé hier, à dix heures du matin, à Paris, à l’hôpital Cochin, âgé de 21 ans, mathématicien, né à Bourg-la-Reine (Seine), célibataire, fils de feu Nicolas-Gabriel Galois et d’Adélaïde-Marie Demante. Sur la déclaration de Paul Sylvestre, âgé de 38 ans, et de Charles Chapais, âgé de 26 ans, employés audit hôpital, y demeurant, lesquels ont signé par devant nous, maire du 12e arrondt de Paris, lecture faite dudit acte. — Signé : Sylvestre, Chapais et Augte Salleron, maire.


Pour copie conforme. Paris, le 29 mars 1848.
Le maire du 12e arrondt,

Signé : Goriset,

Expédié et collationné :

Bournet de Verron.

X.

Procès-verbal  de  l’autopsie  de  Galois.

(Gazette des Hôpitaux du 7 juin 1832.)

Hôpital Cochin.

Le jeune Galois Évariste, âgé de 21 ans, bon mathématicien, connu surtout par son imagination ardente, vient de succomber en 12 heures à une péritonite suraiguë, déterminée par une balle tirée à 25 pas.

À la nécropsie faite après 24 heures, on a trouvé sur les parties latérales gauches de la tête une large ecchymose dans l’épaisseur du cuir chevelu.

Dépouillé de son enveloppe, le crâne présente les deux portions formant le coronal chez les jeunes enfants réunies en un angle obtus. Cet os a tout au plus deux lignes et demie d’épaisseur. Le bord du coronal, s’articulant avec les pariétaux, offre une dépression assez profonde, aplatie, circulaire, suivant la réunion des os entre eux ; les bosses pariétales sont très développées, écartées l’une de l’autre ; le développement de cette portion est remarquable comparé à celui de l’occipital qui l’est très peu. L’épaisseur de l’occipital est de plus de trois lignes.

Enlevée circulairement, la voûte du crâne présente en avant les parois opposées des sinus frontaux très rapprochées ; l’espace laissé libre n’a pas deux lignes d’épaisseur ; au milieu de la voûte deux enfoncements correspondent aux bases décrites plus haut. À la base du crâne, les fosses antérieures avancent beaucoup aux dépens de l’atrophie des sinus frontaux. Les fosses latérales moyennes sont profondes, et le rocher aminci peu volumineux ; les fosses occipitales sont petites.

Le cerveau est lourd, ses circonvolutions larges, ses anfractuosités profondes surtout sur les parties latérales ; des éminences correspondent aux cavités du crâne ; une en avant de chaque lobe antérieur, deux au sommet de la face supérieure ; la substance cérébrale est molle généralement ; les cavités ventriculaires sont petites, vides de sérosité ; la glande pinéale volumineuse contient quelques granulations grises ; le cervelet est petit ; le poids du cerveau et du cervelet réunis est de trois livres, deux onces, moins un gros.

Galois, placé de profil, a reçu la balle à un pouce en dedans de l’épine antérieure et supérieure de l’os des îles du côté droit ; elle a traversé les viscères abdominaux, percé les muscles psoas, iliaque et l’os des îles lui-même, et est venue faire saillie sous la peau entre les muscles moyen et grand fessier.

Dans son trajet à travers la peau, elle a blessé des branches ascendantes de l’artère iliaque antérieure, fait un pont à travers le cœcum, un autre dans la partie moyenne des intestins, rasé le colon descendant qu’elle a déchiré et a passé, comme dans une filière, à travers l’os des îles du côté gauche qu’elle a brisé en éclats en dehors. On voit, sur les angles formés par les éclats, des débris de plomb, et sur la balle les rainures que ces angles ont produites.

Six onces de sang étaient épanchées dans le petit bassin, des adhérences unissaient déjà les intestins au péritoine qui était pointillé de rouge.

  1. Voir le texte de la lettre de Galois, page 225.