La vie aux galères/Texte entier
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States reserved under the Act approved
March 3 1905 by Louis-Michaud, Paris.
aux Galères
PRÉFACE
près
la Bastille, le plus grand épouvantail
de l’Ancien Régime furent les galères.
La vie y est terrible. « Bailler la galère
pour prison à un homme, disait Jacques
Aubery, c’est le mettre là pour mourir plutôt que
pour être gardé, vu l’austérité de la galère où l’on
couche sur l’eau et sous le ciel, avec nourriture d’eau
et de biscuit. » Si la flotte manque de bras, aujourd’hui
on y met ceux qui auraient dû être condamnés
à mort, « vu la nécessité que le roi témoignait d’avoir
des forçats. » Demain on y mettra de simples gens
sans aveu, vagabonds et bohémiens « cherchant
peut-être à dérober », ramassés dans les campagnes
par les dragons.
Si certains jours il faut peu de chose pour y être envoyé, une fois embarqué, on ne sait guère quand ni comment on en sortira. Que signifient les arrêts de condamnation ? On y reste au delà du terme fixé à la peine. « Reboul, dit un intendant à Seignelay, est demeuré quatorze ans en galères au delà de son temps. Sa liberté pourrait lui être accordée par grâce, si vous l’avez. Monseigneur, pour agréable. »
On gracie donc seulement ceux qui ont fait leur temps, les estropiés par suite de faits de guerre, ceux qui coûtent et ne rapportent pas. Les autres doivent mourir aux galères, malgré les protestations de Fénelon, qui estime que « la justice est préférable à la chiourme ».
Quant aux galériens pour cause de religion, même estropiés, même inutiles, ils demeureront galériens. Si Jean Marteilhe et ses compagnons d’infortune ont eu leur liberté en 1713, c’est uniquement à l’intercession de la reine Anne qu’ils l’ont due et que nous devons, nous, les pages des Mémoires réimprimés ci-après.
Michelet, qui s’y connaissait en beauté littéraire, déclarait qu’ils constituaient un livre de premier ordre par la charmante naïveté du récit, l’angélique douceur, un livre écrit comme entre terre et ciel.
Les Mémoires de Jean Marteilhe sont autre chose encore. Condamné pour avoir essayé de passer la frontière. Marteilhe a ramé tour à tour sur les galères de Dunkerque et de Marseille. Il a fait route avec la chaîne de Paris et traversé toute la France en portant les manilles et la casaque rouge. Son récit est le plus curieux écho de la vie des vaincus sous le Grand Règne. C’est le seul qui nous apporte la voix des bagnes.
L’illustration de ce volume a été empruntée aux parties de la collection des Estampes de la Bibliothèque Nationale, dont des décisions récentes, sur lesquelles il faudra revenir certainement, n’ont pas encore interdit l’accès aux photographes. Nous avons eu à regretter notamment de ne pouvoir reproduire certaines gravures de la collection Hennin qui, formée à l’étranger, contient pour le xviie siècle les estampes d’opposition les plus curieuses.
Jean Marteilhe
ubliés
à Rotterdam, en 1757, par Daniel de Superville, les Mémoires d’un protestant condamné aux Galères de France pour cause de
religion écrits par lui-même, demeurèrent à
peu près inconnus en France jusqu’au milieu
du xixe siècle.
C’était un ouvrage que sous le règne même de Louis XVI, il n’eût pas fait bon de posséder dans sa bibliothèque. Les Mémoires étaient, par contre, très répandus dans l’émigration protestante, car on les réimprima plusieurs fois[1], et des traductions hollandaise, anglaise et allemande les avaient popularisés dans les pays de ces diverses langues[2]. On en avait même sous le titre impropre de : Die Flucht des Camisarden (La fuite du Camisard), publié à Stuttgart un abrégé édifiant à l’usage de la jeunesse et ce fut la traduction de cet abrégé, faite par un pasteur de l’église réformée de Bergerac, M. F. Vidal, qui, en 1862, attira l’attention sur l’œuvre originale de Jean Marteilhe.
C’est à partir de 1778 seulement que le nom de l’auteur avait été restitué aux Mémoires d’un protestant[3]. D’ailleurs, les Mémoires contenaient à peu près tout ce que nous savons de la vie de Jean Marteilhe. On ne peut ajouter aux renseignements qu’ils fournissent que quelques traits, grâce aux recherches de l’érudition[4].
Un des ancêtres de Jean Marteilhe était consul de Bergerac en 1563, lors de la plainte qu’élevèrent les consuls et le syndic de cette ville contre les exactions des soudards qui dévastaient la région[5].
En 1710, Jean Marteilhe et son compagnon de chaîne Bousquet informaient le consistoire de Rotterdam par lettre du 10 juillet que, pour 600 livres (273 florins), on pourrait les tirer de l’esclavage. Le magistrat, l’église d’Amsterdam et même le pensionnaire Heinsius conférèrent à ce sujet. C’était probablement une fausse espérance. D’ailleurs, certains blâmaient le rachat des galériens. La rigidité protestante le jugeait une faiblesse et aussi une faute de tactique. Court écrivait plus tard : « Si les commis de Versailles y avaient vu un moyen de s’enrichir, les galères eussent bientôt regorgé de plus de protestants qu’on n’eût pu en libérer[6]. » On ne se préoccupa donc que d’assurer la remise de secours aux galériens réformés, tandis que les intendants exerçaient leur police à découvrir les personnes qui visitaient et assistaient les forçats pour cause de religion.
S’il en faut croire M. Mestre, allié à une des arrière-petites-nièces de Jean Marteilhe, après sa libération, l’ancien forçat ne se fixa point à Amsterdam, mais établit une maison de commerce à Londres. D’après d’autres, il serait décédé à Cuylenberg en 1777, mais il semble y avoir ici confusion avec un autre Marteilhe, Daniel Marteilhe, marié à Lydie François en 1725[7].
Il semble par contre résulter d’une lettre d’août 1718 que
Jean Marteilhe habitait Amsterdam à cette époque. Il
Estampe publiée en 1685.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.) écrivait alors à Jean Festus van Beugel et à Judith du Peyron, sa femme, nièce de ce Jacques du Peyron qui, par son testament du 9 février 1713, avait légué à son parent Jean Marteilhe sur les galères la somme de 500 florins[8]. « Ayant plu à Dieu de retirer à soi ma très honorée mère, étant décédée à Bergerac le mois dernier, je ne veux pas manquer de me rendre au devoir de vous participer mon affliction. J’ose me flatter que vous et Madame votre épouse aurez la bonté d’y prendre part. Dieu veuille par sa grâce vous conserver longues années et prospérité. Qu’il vous accorde, et à votre famille, et à tous ceux qui vous sont chers, ses précieuses
faveurs dans ce monde et la gloire éternelle après la mort[9]. »
Les extraits des Mémoires d’un protestant ont été choisis parmi les pages les plus intéressantes et les plus représentatives de cet ouvrage. Il ne faut pas oublier en les lisant qu’elles sont l’œuvre d’un opposant, honnête homme et convaincu à coup sûr, mais qui pouvait moins qu’un autre échapper à ce que l’on appelait « l’esprit des Français Réfugiés ». Révoltés contre l’œuvre d’unité nationale, lésés dans leurs intérêts et dans leur liberté personnelle, ils étaient trop hostiles à Louis XIV et à ses idées de gouvernement pour nous fournir autre chose qu’un témoignage et que l’exposé du point de vue des adversaires de l’Absolutisme.
Sous ce rapport, les Mémoires de Jean Marteilhe méritent d’être lus et médités.
aux Galères
I
Une condamnation aux galères.
e
suis né à Bergerac, en l’année 1684, de parents
bourgeois et marchands, qui, par la grâce de
Dieu, ont toujours vécu et constamment persisté
jusqu’à la mort dans les sentiments de la
véritable religion réformée. En 1699, le duc
de La Force[10], qui témoignait, du moins extérieurement,
n’être aucunement dans les sentiments de ses illustres
ancêtres par rapport à la religion réformée[11], sollicita, à
l’instigation des jésuites, la permission d’aller dans ses
terres du Périgord, qui sont grandes et considérables, pour
convertir les huguenots. Il flattait trop en cela les vues
et les principes de la Cour pour ne pas obtenir un si
honorable et si digne emploi. Il partit, en effet, de Paris
accompagné de quatre jésuites, de quelques gardes et de
ses domestiques. Arrivé à son château de La Force, distant
d’une lieue de Bergerac, il commença à exercer des cruautés inouïes contre ses vassaux de la religion, envoyant
chaque jour enlever des paysans de tout sexe et de tout
âge et leur faisant souffrir, en sa présence et sans autre
forme de procès, les tourments les plus affreux, portés
contre quelques-uns jusqu’à la mort, pour les obliger, sans
autre connaissance de cause que sa volonté, d’abjurer sur-le-champ
leur religion. Il contraignit donc tous ces pauvres
malheureux à faire les serments les plus affreux de rester
inviolablement à la religion romaine. Pour témoigner la
joie et la satisfaction qu’il ressentait de ses heureux succès,
il fit faire des réjouissances publiques au bourg de Laforce,
où est situé son château, et allumer un feu de joie
d’une magnifique bibliothèque composée de livres pieux
de la religion réformée, que ses ancêtres avaient soigneusement
recueillis[12]. Il en usa de la même manière à Tonneins,
en Gascogne, fort fâché sans doute que ses ordres
eussent resserré son zèle dans les terres de sa domination.
La ville de Bergerac, pour cette fois, fut exempte de la
persécution, ainsi que plusieurs villes des environs.
Le duc de La Force, fier des belles conversions qu’il avait faites, en fut rendre compte à la Cour[13]. Il obtint de revenir en Périgord en l’année 1700, pour convertir par une dragonnade impitoyable les huguenots des villes royales de cette province. Il vint donc à Bergerac où il établit son domicile, accompagné de ses quatre mêmes jésuites et d’un régiment de dragons, dont la mission cruelle, chez les bourgeois où ils furent mis à discrétion, fit bien plus de nouveaux convertis que les exhortations des jésuites. On mit chez mon père vingt-deux de ces exécrables dragons et je ne sais par quelle politique le duc le fit conduire en prison à Périgueux. On se saisit de deux de mes frères et de ma sœur, qui n’étaient que des enfants, et on les mit dans un couvent. J’eus le bonheur de me sauver de la maison, si bien que ma pauvre mère se vit seule au milieu de ces vingt-deux misérables, qui lui firent souffrir des tourments horribles et après avoir consommé et détruit tout ce qu’il y avait dans la maison, ne laissant que les quatre murailles, ils traînèrent ma désolée mère chez le duc, qui la contraignit, par les traitements indignes qu’il lui fit, accompagnés d’horribles menaces, de signer son formulaire. Cette pauvre femme, pleurant et protestant contre ce qu’on lui faisait faire, voulut encore que sa main accompagnât les protestations de sa bouche, car, le duc lui ayant présenté le formulaire d’abjuration pour le signer, elle y écrivit son nom, au bas duquel elle ajouta ces mots : La force me le fait faire, faisant sans doute allusion au nom du duc[14]. On la voulut contraindre d’effacer ces mots, mais elle n’en voulut constamment rien faire et un des jésuites prit la peine de les effacer.
Cependant, je m’étais échappé de la maison, avant que les dragons y entrassent. J’avais seize ans accomplis pour lors (octobre 1700) ; ce n’est pas un âge à avoir beaucoup d’expérience pour se tirer d’affaire, surtout d’un si mauvais pas. Comment échapper à la vigilance des dragons dont la ville et les avenues étaient remplies pour empêcher qu’on ne s’enfuît ? J’eus néanmoins le bonheur de sortir de nuit sans être aperçu avec un de mes amis, Daniel Le Gras, et, ayant marché toute la nuit dans les bois, nous nous trouvâmes le lendemain matin à Mussidan, à quatre lieues de Bergerac. Là, nous résolûmes, quelques périls qu’il y eût, de poursuivre notre voyage jusqu’en Hollande. Après cette résolution, nous implorâmes le secours et la miséricorde de Dieu, et nous nous mîmes gaiement en chemin sur la route de Paris. Nous consultâmes notre bourse qui n’était pas trop bien fournie : environ dix pistoles en faisaient le capital. Nous formâmes un plan d’économie pour ménager notre peu d’argent, en ne logeant tous les jours que dans les médiocres auberges pour y faire moins de dépense. Nous n’eûmes, Dieu merci, aucune mauvaise rencontre jusqu’à Paris, où nous arrivâmes le 10 novembre 1700. Notre plan était qu’étant à Paris nous verrions quelques personnes de notre connaissance qui nous indiqueraient le passage le plus facile et le moins périlleux aux frontières. En effet, un bon ami nous donna une petite route par écrit, jusqu’à Mézières, ville de guerre sur la Meuse qui pour lors était frontière du Pays-Bas espagnol, et au bord de la formidable forêt des Ardennes. Cet ami nous instruisit que nous n’aurions d’autres périls à éviter que celui d’entrer dans cette dernière ville, — car pour en sortir on n’arrêtait personne, — et que la forêt des Ardennes nous favoriserait pour nous rendre à Charleroi, distant de six à sept lieues de Mézières, qu’étant à Charleroi nous serions sauvés, puisqu’alors nous serions absolument hors des terres de France. Il ajouta qu’il y avait aussi à Charleroi commandant et garnison hollandaise, ce qui nous mettait à l’abri de tout danger. Cependant, cet ami nous avertit d’être prudents et de prendre de grandes précautions pour entrer dans la ville de Mézières, parce qu’on y était extrêmement exact à arrêter à la porte tous ceux qu’on soupçonnait d’être étrangers, qu’on menait au gouverneur et de là en prison, s’ils se trouvaient sans passeport.
Enfin, nous partîmes de Paris pour Mézières. Nous n’eûmes aucune fâcheuse rencontre pendant cette route, car dans le royaume de France on n’arrêtait personne : toute l’attention n’était qu’à bien garder tous les passages sur la frontière. Nous arrivâmes donc un après-midi sur les quatre heures, sur une petite montagne à un quart de lieue de Mézières, d’où nous pouvions voir entièrement cette ville et la porte par où nous devions entrer. Nous nous assîmes un moment sur cette montagne pour tenir conseil et, en considérant la porte, nous vîmes qu’un long pont sur la Meuse y aboutissait, et comme il faisait assez beau temps, nombre de bourgeois se promenaient sur ce pont. Nous jugeâmes qu’en nous mêlant avec ces bourgeois, et, nous promenant avec eux sur ce pont, nous pourrions entrer pêle-mêle avec eux dans la ville sans être connus pour étrangers. Nous étant arrêtés à cette entreprise, nous vidâmes nos havre-sacs de quelques chemises que nous y avions, les mettant toutes sur notre corps, et les havre-sacs dans nos poches. Nous décrottâmes ensuite nos souliers, peignâmes nos cheveux, et enfin prîmes toutes les précautions requises pour ne pas paraître voyageurs. Ainsi appropriés, nous descendîmes la montagne et nous nous rendîmes sur le pont, nous y promenant avec les bourgeois jusqu’à ce que le tambour rappelât pour la fermeture des portes. Alors tous les bourgeois s’empressèrent pour rentrer dans la ville, et nous avec eux, la sentinelle ne s’apercevant pas que nous fussions étrangers.
Nous étions ravis de joie d’avoir évité ce grand péril, croyant que c’était là le seul que nous avions à craindre ; mais nous comptions sans notre hôte. Nous ne pouvions sortir sur-le-champ de Mézières, la porte à l’opposite de celle par où nous étions entrés étant fermée. Il nous fallut donc loger dans la ville. Nous entrâmes dans la première auberge qui se présenta. L’hôte n’y était pas ; sa femme nous reçut. Nous ordonnâmes le souper et, pendant que nous étions à table, sur les neuf heures, le maître du logis arrive. Sa femme lui dit qu’elle avait reçu deux jeunes étrangers. Nous entendîmes de notre chambre que son mari lui demanda si nous avions un billet de permission du gouverneur. La femme lui ayant répondu qu’elle ne s’en était pas informée : « Carogne, lui dit-il, veux-tu que nous soyons ruinés de fond en comble ! Tu sais les défenses rigoureuses de loger des étrangers sans permission. Il faut que j’aille tout à l’heure avec eux chez le gouverneur. » Ce dialogue que nous entendions, nous mit la puce à l’oreille. Enfin, l’hôte entre dans notre chambre et nous demande fort civilement si nous avions parlé au gouverneur. Nous lui dîmes que nous n’avions pas cru que cela fût nécessaire pour loger seulement une nuit dans la ville. « Il m’en coûterait mille écus, nous dit-il, si le gouverneur savait que je vous eusse logés sans sa permission… Mais avez-vous un passeport pour entrer dans les villes frontières ? » Nous lui répondîmes fort hardiment que nous en étions munis, « Cela change l’affaire, dit-il ; mais cependant, il faut que vous veniez avec moi chez le gouverneur pour lui montrer vos passeports. » Nous lui répondîmes que nous étions las et fatigués, mais que le lendemain matin nous l’y suivrions très volontiers. Il en fut content. Nous achevâmes de souper et nous nous couchâmes tous deux dans un lit qui était fort bon, mais qui ne fut pourtant pas capable de nous inciter à dormir, tant l’inquiétude du prochain péril s’était saisie de nous. Nous nous levâmes promptement et descendîmes à la cuisine, où l’hôte et sa femme couchaient. Lorsqu’il nous vit de si grand matin dans sa cuisine, il nous demanda la raison de cette diligence. Nous lui dîmes qu’avant d’aller chez le gouverneur avec lui, nous voulions déjeuner afin qu’en sortant de chez le gouverneur, nous puissions poursuivre notre route. Il approuva notre dessein et ordonna à sa servante de mettre des saucisses sur le gril pendant qu’il se lèverait. Cette cuisine était à plain-pied de la porte de la rue, qui en était tout près. Ayant aperçu que la servante avait ouvert la porte de la rue, l’hôte ne se méfiant de rien, nous sortîmes de ce fatal cabaret sans dire adieu ni payer notre écot, car il nous était absolument nécessaire de faire cette petite friponnerie. Étant dans la rue, nous trouvâmes un petit garçon, à qui nous demandâmes le chemin de la porte de Charleville, qui était celle par où nous devions sortir. Nous en étions fort près, et comme on ouvrait cette porte, nous en sortîmes sans aucun obstacle. Nous entrâmes dans Charleville, petite ville sans garnison ni porte, qui n’est éloignée de Mézières que d’une portée de fusil. Nous y déjeunâmes promptement et en ressortîmes pour entrer dans la forêt des Ardennes.
Admire la force.
Estampe satirique à propos des accaparements
d’épicerie du duc de La Force. — Gravure d’Amsterdam.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)Il avait gelé, cette nuit-là, et la forêt nous parut épouvantable. Les arbres étaient chargés de verglas, outre qu’à mesure que nous avancions dans cette spacieuse forêt, il se présentait un grand nombre de chemins, et nous ne savions lequel tenir pour nous rendre à Charleroi. Étant dans cet embarras, un paysan vint à notre rencontre, à qui nous demandâmes le chemin de Charleroi. Ce paysan nous répondit, en haussant les épaules, qu’il voyait bien que nous étions étrangers et que l’entreprise que nous faisions, d’aller à Charleroi par les Ardennes, était très dangereuse, attendu que nous ne savions pas les chemins et qu’il était presque
impossible que nous suivions le véritable, puisque
plus nous avancerions, plus il s’en présenterait ; et que
n’ayant ni village, ni maison dans ce bois, nous courions
risque de nous y égarer tellement que nous y errerions
pendant douze ou quinze jours ; qu’outre les animaux voraces
dont cette forêt était remplie, si la gelée continuait,
nous y péririons de froid et de faim. Ce discours nous
alarma, ce qui fit que nous offrîmes un louis d’or à ce
paysan, s’il voulait nous servir de guide jusqu’à Charleroi.
« Non pas, quand vous m’en donneriez cent, nous dit-il. Je
vois bien que vous êtes huguenots et que vous vous sauvez
de France, et je me mettrais la corde au cou, si je vous
rendais ce service. Mais, dit-il, je vous donnerai un bon
conseil : laissez les Ardennes. Prenez le chemin que vous
voyez sur votre gauche. Vous arriverez dans un village,
vous y coucherez et, demain matin, continuez votre route
en tenant la droite de ce village. Vous verrez ensuite la
ville de Rocroy que vous laisserez sur votre gauche ; et en
poursuivant votre chemin, toujours sur la droite, vous
arriverez à Couvin[15], petite ville. Vous la traverserez et en sortant vous trouverez un chemin sur votre gauche.
Suivez-le, il vous mènera à Charleroi sans péril. La route
que je vous indique, continua ce paysan, est plus longue
que celle par les Ardennes, mais elle est sans aucun
danger. » Nous remerciâmes ce bon homme et suivîmes son
conseil. Nous arrivâmes le soir au village dont il nous
avait parlé. Nous y couchâmes et, le lendemain matin,
nous trouvâmes le chemin sur la droite, qu’il nous avait
indiqué. Nous le prîmes et laissâmes Rocroy sur notre
gauche, mais le bon paysan ne nous avait pas dit que ce
chemin nous menait droit à une gorge entre deux montagnes,
qui était fort étroite et où il y avait un corps de
garde français, qui arrêtait tous les étrangers, qui y passaient sans passeport et les menait en prison, à Rocroy.
Cependant, sans voir ni savoir l’inévitable danger que
nous courions, nous l’évitâmes par le plus favorable des
hasards ; car en entrant dans cette gorge, nommée le Guet-du-Sud,
la pluie tomba si abondamment que la sentinelle,
qui se tenait sur le chemin devant le corps de garde, y
rentra pour se mettre à couvert, nous passâmes sans en
être aperçus et nous arrivâmes à Couvin.
Pour le coup, nous étions sauvés, si nous avions su que
cette petite ville était hors des terres de France. Elle appartenait
au prince de Liège, et il y avait un château muni
d’une garnison hollandaise. Mais, hélas ! nous n’en savions
rien pour notre malheur, car si nous l’avions su, nous
nous serions rendus à ce château, dont le gouverneur
donnait des escortes à tous les réfugiés qui en demandaient
pour être conduits jusqu’à Charleroi. Nous étions mouillés
jusqu’à la peau. Nous entrâmes dans un cabaret pour nous
y sécher et manger. Nous étant mis à table, on nous
apporta un pot de bière à deux anses, sans nous donner
des verres. En ayant demandé, l’hôte nous dit qu’il voyait
bien que nous étions Français et que la coutume du pays
était que l’on buvait au pot. Cette demande de verres fut
la cause de notre malheur. Il se trouva dans la chambre où
nous étions un garde-chasse du prince de Liège. Il porta
toute son attention à nous examiner et s’émancipa jusqu’à
nous accoster et son compliment fut qu’il gagerait bien
que nous n’avions pas de chapelet dans nos poches. Mon
compagnon, qui râpait une prise de tabac, lui montrant sa
râpe, lui dit fort imprudemment que c’était là son chapelet.
Cette réponse acheva de confirmer ce garde-chasse dans
la pensée que nous étions protestants et que nous sortions
de France et, comme la dépouille de ceux qu’on arrêtait
appartenait au dénonciateur, il forma le dessein de nous
faire arrêter, si, étant sortis de Couvin, nous passions par
Marienbourg[16], terre de France, à une lieue de là. Ce n’était pas notre dessein. En suivant l’instruction du bon
paysan, nous devions prendre un chemin sur la gauche,
qui nous aurait fait éviter de passer sur aucune terre française.
Mais en sortant de Couvin, ayant aperçu au loin une
espèce d’officier à cheval qui venait vers nous, nous craignîmes
que cet officier ne nous arrêtât, ce qui nous fit
rebrousser et prendre le chemin fatal qui nous conduisit à
Marienbourg. Cette ville est petite et n’a qu’une porte. Par
conséquent elle n’est d’aucun passage. Nous le savions et
nous formâmes la résolution de la laisser sur notre droite,
et d’aller à Charleroi en tenant la gauche, suivant que
nous nous étions orientés. Mais nous ne savions pas que
le perfide garde-chasse nous suivait de loin pour nous
faire mettre la main au collet. Enfin nous arrivons devant
Marienbourg, et comme il était presque nuit, et que nous
vîmes un cabaret, vis-à-vis la porte de la ville, nous conclûmes
de nous y arrêter pour y passer la nuit. Nous y
entrâmes. On nous mit dans une chambre et, nous y étant
fait faire un bon feu pour nous sécher, nous n’y avions pas
resté une demi-heure que nous vîmes entrer un homme
que nous crûmes être l’hôte du logis, qui, nous ayant salués
fort civilement, nous demanda d’où nous venions et où
nous allions. Nous lui dîmes que nous venions de Paris et
que nous allions à Philippeville[17]. Il nous dit qu’il fallait
aller parler au gouverneur de Marienbourg. Nous crûmes
l’endormir comme nous avions fait de notre hôte de
Mézières. Mais nous nous trompions, car il nous répartit
sur-le-champ et assez brusquement qu’il fallait l’y suivre
dans le moment. Nous fîmes contre fortune bon cœur, et
sans témoigner aucune crainte, nous nous préparâmes à le
suivre. Je dis en patois à mon compagnon, pour que cet
homme ne l’entendît pas, que, la nuit étant obscure, nous
nous échapperions de notre conducteur dans la distance
qu’il y avait du cabaret à la ville. Enfin, nous suivîmes
Vue de Mézières, prises sur la route de Flandres.
Dessin de Savard, gravé par Née.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.) notre homme que nous prenions pour le maître de la maison, mais c’était un sergent de la garde de la porte, avec un détachement de huit soldats, la baïonnette au bout du fusil, que nous trouvâmes dans la cour de ce logis. À leur
tête était le perfide garde-chasse de Couvin. Ces soldats se saisirent de nous de manière qu’il nous fut impossible de nous échapper.
Nous fûmes conduits chez le gouverneur, nommé M. Pallier, qui nous demanda de quel pays nous étions, et où nous allions. Sur la première question, nous lui dîmes la vérité ; mais sur la seconde, nous la palliâmes, lui disant que nous étions des garçons perruquiers qui faisions notre tour de France et que notre dessein était d’aller à Philippeville, de là à Maubeuge, Valenciennes, Cambrai, etc., pour retourner dans notre patrie. Le gouverneur nous fit examiner par son valet de chambre qui était un peu perruquier et s’attacha par bonheur à mon compagnon qui l’était effectivement. Il fut convaincu que nous étions de cette profession. Le gouverneur nous demanda ensuite de quelle religion nous étions. Nous lui dîmes franchement que nous étions de la religion réformée, nous faisant un scrupule de conscience de déguiser la vérité sur cet article. Le gouverneur nous ayant demandé si nous avions l’intention de sortir du royaume, nous le niâmes. Après cet examen qui dura une bonne heure, le gouverneur ordonna au major de la place de nous conduire sûrement en prison, ce qu’il fit avec l’escorte qui nous avait arrêtés. Dans la distance du gouvernement à la prison, ce major, nommé M. de la Salle, me demanda s’il était vrai que nous étions de Bergerac. Je lui dis que c’était la vérité. « Je suis aussi né à une lieue de Bergerac », me dit-il, et m’ayant demandé mon nom de famille : « Bon Dieu ! s’écria-t-il, votre père est le meilleur de nos amis. Consolez-vous, ajouta-t-il, mes enfants, je vous retirerai de cette mauvaise affaire, et vous en serez quittes pour deux ou trois jours de prison. » En discourant ainsi, nous arrivâmes à la prison. Le garde-chasse pria le major de nous faire fouiller pour avoir sa curée, croyant que nous avions beaucoup d’argent. Mais tout notre capital consistait à environ une pistole, que le major nous dit de lui remettre sans nous faire fouiller. Ce major, qui était touché de compassion de notre malheureux sort et qui nous voulait rendre service, craignait que nous n’eussions beaucoup plus d’argent. Cette circonstance nous nuirait et formerait un indice que nous voulions sortir du royaume, car on sait bien que des garçons de métier, qui battent la semelle, ne sont pas fort chargés d’argent. D’ailleurs, il craignait que ce méchant garde-chasse, pour lequel il avait une parfaite horreur à cause qu’il nous fit arrêter, ne reçût une récompense trop lucrative de sa perfidie. Le major, dans cette crainte, ne nous fit pas fouiller, mais garda le peu d’argent que nous lui avions mis en main pour le remettre au gouverneur. Le garde-chasse, voyant qu’on ne nous fouillait pas, eut l’imprudence de dire au major que ce n’était pas de cette façon qu’on visitait les huguenots qui s’enfuyaient en Hollande. « Je saurai bien trouver leur argent, dit-il en voulant se jeter sur nous pour nous fouiller lui-même. — Coquin, lui dit le major, je ne sais à quoi il tient que je ne te fasse rosser. Crois-tu m’apprendre mon devoir ? » Et en même temps, il le chassa de sa présence. Peu de jours après, le prince de Liège, à la sollicitation du gouverneur hollandais du château de Couvin, le chassa de son service, et le bannit du pays pour l’action qu’il avait faite de nous faire arrêter.
Cette visite étant faite, on nous fit entrer dans un cachot
affreux. Alors nous nous récriâmes en disant au major les
larmes aux yeux : « Quel crime avons-nous commis, Monsieur,
pour nous voir traiter comme les scélérats qui ont
mérité la potence et la roue : — Ce sont mes ordres, mes
enfants, nous dit le major tout attendri, mais vous ne coucherez
pas dans ce cachot, ou j’y perdrai mon latin. » En
effet, il fut sur-le-champ rendre compte au gouverneur de
son expédition, lui disant qu’il nous avait fait fouiller très
exactement et qu’il n’avait trouvé sur nous qu’environ une
pistole : ce qui prouvait bien que nous n’avions pas le
dessein de sortir de France, sans compter les autres indices
que nous en avions donnés en sa présence, et qu’il serait juste de nous élargir. Mais par malheur, ce soir-là était
jour de courrier pour Paris et pendant qu’on nous avait
conduits en prison, le gouverneur avait écrit en Cour notre
détention. Ce contre-temps fit qu’il ne pouvait plus nous
délivrer sans ordre de ladite Cour. Le major fut mortifié
de cet obstacle et pria le gouverneur de nous faire sortir
de cet affreux et infâme cachot et de nous donner toute la
maison du geôlier pour prison. Il poserait une sentinelle à
la porte pour nous observer et il répondait sur sa tête que
nous ne nous évaderions pas. Le gouverneur y acquiesça,
et nous n’avions pas resté une heure dans ce cachot que le
major revint à la prison avec un caporal et une sentinelle,
à laquelle il nous consigna, et ordonna que nous fussions
libres dans toute la maison du geôlier, nous choisissant
lui-même une chambre pour nous y coucher. De plus, il
donna le peu d’argent que nous lui avions remis au geôlier,
lui ordonnant de nous nourrir, pour autant que cet argent
durerait, ne voulant pas qu’on nous donnât le pain du
roi[18], en attendant le tour que notre affaire prendrait. Il
nous annonça, en nous témoignant son chagrin, que le
gouverneur avait déjà écrit en Cour notre détention, mais
qu’il travaillerait de son mieux avec le gouverneur, de qui
il en avait parole, à ce que notre procès-verbal nous fût
favorable. Ce bon traitement du major nous consola.
Bientôt après, le gouverneur envoya en Cour le procès-verbal,
qui était fort en notre faveur. Mais la déclaration
que nous avions faite, que nous étions de la religion réformée,
anima si fort contre nous le marquis de la Vrillière[19], ministre d’État, qu’il ne voulut faire aucune
attention sur les apparences, qui étaient contenues dans
ce procès-verbal, que nous n’avions aucun dessein de
sortir du royaume, et qu’il ordonna au gouverneur de
Vue anonyme.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.) Marienbourg de nous faire notre procès pour nous condamner aux galères, comme nous étant trouvés sur les frontières sans passeport : que cependant le curé de Marienbourg ferait tous ses efforts pour nous ramener au giron de l’Église romaine ; que, s’il y réussissait, après qu’on nous aurait instruits et fait faire abjuration, on pourrait, par grâce de la Cour, nous élargir et nous faire reconduire à Bergerac. Le major nous fit lire l’original même desdits ordres du marquis de la Vrillière. « Je ne vous conseillerai rien, nous dit-il, sur ce que vous devez faire ; votre foi et votre conscience vous doivent déterminer. Tout ce que je puis vous dire, c’est que votre abjuration vous ouvrira la porte de votre prison. Sans cela, vous irez certainement aux galères. » Nous lui répondîmes que nous mettions toute notre confiance en Dieu ; qu’il ne fallait pas qu’on crût que c’était par entêtement ou opiniâtreté que nous tenions ferme ; que c’était, Dieu merci, par connaissance de cause, et que nos parents avaient pris tous les soins possibles de nous instruire de la vérité de notre religion et des erreurs de la religion romaine, pour professer l’une et éviter de tomber dans les précipices de l’autre. Nous le remerciâmes très affectueusement des peines qu’il s’était données pour nous rendre ses bons offices, et l’assurâmes que, ne pouvant par d’autres moyens, lui en témoigner notre gratitude, nous prierions toujours Dieu pour lui. Ce bon major, qui était dans le fond du cœur protestant comme nous, mais avec un extérieur romain, nous embrassa tendrement, nous avouant qu’il se sentait moins heureux que nous, et se retira pleurant à chaudes larmes, et nous priant de ne pas trouver mauvais qu’il ne nous vît plus, n’en ayant pas le courage.
Cependant, notre pistole, qui avait été remise au geôlier, finit. On nous mit à une livre et demie de pain par jour, qui est le pain du roi. Mais le gouverneur et le major nous envoyaient tous les jours, tour à tour, suffisamment à boire et à manger. Le curé, qui espérait de nous faire prosélytes, et les religieuses d’un couvent, qui était dans la ville, nous envoyaient aussi très souvent à manger, si bien qu’à notre tour, nous nourrissions le geôlier et sa famille. Le curé nous venait visiter presque tous les jours et nous donna d’abord un catéchisme de controverse pour prouver la vérité de la religion romaine. Nous lui opposâmes le catéchisme de M. Drelincourt[20] que nous avions. Ce curé n’était pas fort habile, et nous ayant trouvés ferrés à glace, il se désista bientôt de l’entreprise qu’il avait faite de nous convaincre, car nous ayant donné l’alternative de disputer par la tradition ou par l’Écriture sainte, et ayant choisi l’Écriture sainte, notre homme n’y trouva pas son compte, et après deux ou trois conférences, il quitta la partie. Il se borna, dès lors, à nous tenter par les avantages temporels. Il avait une nièce jeune et belle, qu’il amena un jour sous prétexte d’une visite charitable. Ensuite il me la promit en mariage avec une grosse dot, si je voulais me rendre à sa religion, se promettant que, s’il me gagnait, mon compagnon suivrait mon exemple. Mais j’avais tous les prêtres et leur race en si grande haine que je rejetai son offre avec énergie, ce qui l’outragea si fort qu’il s’en fut aussitôt déclarer au gouverneur et au juge qu’il n’y avait rien à espérer pour notre conversion, que nous étions des obstinés, qui ne voulaient écouter ni preuve ni raison, et que nous étions des réprouvés dominés par le démon. Sur sa déposition, il fut résolu de nous faire notre procès, ce qui s’exécuta bientôt.
Le juge du lieu et son greffier nous vinrent juridiquement interroger dans la prison, et deux jours après, on vint nous lire notre sentence, laquelle portait en substance que nous étant trouvés sur la frontière sans passeport de la Cour, et qu’étant de la religion prétendue réformée, nous étions atteints et convaincus d’avoir voulu sortir du royaume, contre les ordonnances du roi qui le défend ; et pour réparations, nous étions condamnés à être conduits sur les galères de Sa Majesté, pour y servir de forçats à perpétuité, avec confiscation de nos biens, etc. Notre sentence lue, le juge nous demanda si nous voulions en appeler au Parlement de Tournai, auquel la ville de Marienbourg est ressortissante. « Nous n’en ferons rien, lui répondîmes-nous, sachant que le Parlement est dévoué aux ordres du roi, et qu’il n’examinera pas plus les preuves qui sont en notre faveur que vous. — Eh bien ! nous dit-il, il faut nécessairement que j’en appelle pour vous. » Nous le savions bien, car aucun juge subalterne ne peut exécuter de sentence où il y a punition corporelle, sans la faire vérifier au Parlement. « Ainsi préparez-vous, nous dit ce juge, à partir pour Tournai. — Nous sommes prêts à tout, » lui dîmes-nous.
Le même jour, on nous fit resserrer dans le cachot, et nous n’en sortîmes que pour partir pour Tournai, avec quatre archers, qui nous mirent les ceps aux mains et nous lièrent tous les deux l’un à l’autre avec des cordes. Notre route à pied fut fort pénible. Nous la fîmes par Philippeville, Maubeuge, Valenciennes et de là à Tournai. Tous les soirs, on nous mettait dans les plus affreux cachots qu’on pouvait trouver, au pain et à l’eau, sans lit ni paille pour nous reposer, et quand nous aurions mérité la roue, on ne nous eût pas plus cruellement traités.
Enfin arrivés à Tournai, on nous mit dans les prisons du Parlement. Nous étions sans sou ni maille, et cette prison n’étant abordée d’aucune personne charitable pour assister les prisonniers contre l’usage des autres prisons, et n’ayant que notre livre et demie de pain chacun par jour, nous fûmes bientôt réduits à mourir presque de faim. Pour surcroît, le curé de la paroisse obtint du Parlement qu’on ne travaillerait pas à la revision de notre procès qu’il ne nous eût fait auparavant sa mission, espérant de nous convertir. Mais ce curé, soit par paresse, soit pour nous prendre par famine, ne venait nous voir que tous les huit ou quinze jours, encore nous parlait-il si peu de religion que nous n’avions pas la peine de nous défendre, et lorsque nous voulions lui dire nos sentiments sur les vérités de la religion réformée, il coupait tout court : « À une autre fois, » disait-il, et s’en allait. Cependant, nous devînmes si maigres et exténués que nous ne pouvions plus nous soutenir et bien nous en prenait d’être couchés sur un peu de paille pourrie et remplie de vermine auprès de la porte de notre cachot, par le guichet de laquelle on nous jetait notre pain comme à des chiens, car si nous eussions été éloignés de la porte, nous n’aurions pas eu la force de l’aller prendre, tant nous étions faibles. Dans cette extrémité, nous vendîmes au guichetier pour un peu de pain nos justaucorps et vestes, de même que quelques chemises que nous avions, ne nous réservant que celle que nous avions sur le corps, qui fut bientôt pourrie et en lambeaux.
Voilà la situation où nous fûmes dans les prisons du Parlement de Tournai pendant près de dix-sept semaines ; au bout desquelles, un matin, sur les neuf heures, le guichetier nous jeta par le guichet un balai, en nous disant de bien balayer notre cachot, parce que dans le moment on y amènerait deux gentilshommes qui nous tiendraient compagnie. Nous lui demandâmes de quoi ils étaient accusés. « Ce sont, dit-il, des huguenots comme vous, » et il nous quitta. Un quart d’heure après, la porte de notre cachot s’ouvrit, et le geôlier et quelques soldats armés d’épées et de mousquetons y conduisirent deux jeunes messieurs, galonnés de la tête aux pieds. Dès que cette escorte eut fourré ces messieurs dans notre cachot, ils fermèrent la porte et s’en allèrent. Nous reconnûmes d’abord ces deux messieurs, étant deux de nos compatriotes, fils de notables bourgeois de Bergerac, avec lesquels nous étions grands amis, ayant été camarades d’école. Pour eux, ils n’avaient garde de nous reconnaître. La misère où nous étions nous rendait absolument méconnaissables. Nous fûmes les premiers à les saluer, les nommant par leur nom. L’un s’appelait Sorbier, l’autre Rivasson ; mais ils s’étaient gentilhommisés : Sorbier se faisait appeler chevalier et Rivasson marquis, titres qu’ils avaient pris pour favoriser leur sortie de France. S’entendant nommer en notre patois, ils nous demandèrent qui nous étions. Nous leur dîmes notre nom et notre patrie. Ils furent fort étonnés et nous dirent que nos parents et amis, depuis six à sept mois que nous étions partis de Bergerac, n’ayant eu aucune nouvelle de nous, nous croyaient morts ou assassinés en chemin. Enfin, nous nous embrassâmes tous quatre, en versant des larmes en abondance sur la situation où nous nous trouvions. Ces messieurs nous demandèrent si nous avions quelque chose à manger, car ils avaient faim. Nous leur présentâmes notre pauvre morceau de pain et un seau d’eau pour notre boisson. « Jésus Dieu ! s’écrièrent-ils, serons-nous traités de cette manière ? Et pour de l’argent ne peut-on pas avoir à manger et à boire ? — Oui bien, leur dis-je, pour de l’argent, mais c’est là la difficulté. Nous n’avons vu ni croix ni pile depuis près de trois mois. — Oh ! oh ! nous dirent-ils, si on peut avoir ce qui est nécessaire avec de l’argent, à la bonne heure. » En même temps, ils décousirent la ceinture de leurs culottes et les semelles de leurs souliers, et en sortirent près de quatre cents louis d’or, qui valaient vingt livres pièce. J’avoue que je n’avais jamais ressenti une si grande joie que celle que la vue de cet or me causa, me persuadant que nous ne languirions plus de faim. En effet, ces messieurs me mirent un louis d’or en main, en me priant de faire venir quelque chose à manger. Je heurte de toute ma force au guichet. Le guichetier vient et nous demande ce que nous lui voulions. « À manger, lui dis-je, pour de l’argent, et je lui donnai en même temps le louis d’or. — Fort bien, Messieurs, dit-il, que souhaitez-vous avoir ? Voulez-vous de la soupe et le bouilli ? — Oui, oui, lui dis-je, une bonne grosse soupe et un pain de dix livres et de la bière. — Vous aurez tout cela dans une heure, dit-il. — Dans une heure ? dis-je, que ce temps est long ! » Ces deux messieurs ne purent s’empêcher de rire de mon empressement à vouloir manger. Enfin, l’heure tant désirée arriva. On nous apporta une grosse soupe aux choux dont six Limousins des plus affamés se seraient rassasiés ; de plus un plat de viande bouillie et un grand pain de dix livres. Ces deux messieurs mangèrent fort peu : ils avaient, comme on dit, encore les poulets dans le ventre. Pour moi et mon compagnon, nous nous jetâmes sur cette soupe, dont nous mangeâmes tant que nous pensâmes en mourir. Moi surtout, qui peut-être avais mangé plus immodérément que mon compagnon, je fus sur le point d’étouffer. Le mal venait de ce que mes intestins s’étaient resserrés par la diète forcée que j’avais faite. On fit venir l’apothicaire, qui me donna un vomitif, sans quoi, suivant les apparences, j’étais mort.
Sorbier et Rivasson nous empêchèrent donc de mourir de faim jusqu’à leur sentence. Nous savions qu’ils avaient beaucoup d’argent, et la crainte, où nous étions de retomber dans la famine après leur départ, fit que je les suppliai à mains jointes de nous laisser trois ou quatre louis d’or. Je leur dis que je leur en ferais mon billet, pour que mon père le payât à leur ordre à Bergerac, mais ils furent si durs qu’ils ne voulurent jamais nous laisser qu’un demi-louis d’or, que je leur ai rendu dans la suite, lorsque nous nous rencontrâmes dans les prisons de Lille en Flandre, peu de jours avant leur délivrance[21]. Nous ménageâmes ce demi-louis d’or extrêmement, ne mangeant que notre réfection de pain, sans autre pitance.
Nous n’eûmes cependant pas le temps de le dépenser
dans cette prison du Parlement, parce qu’on nous transféra
dans la prison de la ville nommée le Beffroi, et voici
pourquoi. Il faut savoir que la rivière de l’Escaut traverse
la ville de Tournai. Au côté sud de ladite rivière est bâti
le Parlement, et ce côté-là dépend de l’archevêché de
Cambrai[22], et l’autre partie de la ville, au nord de la rivière, dépend de l’évêque de ladite ville de Tournai[23].
J’ai déjà dit que le curé de la paroisse du Parlement venait
quelquefois nous visiter, plutôt pour voir si nous changions
de sentiments par rapport à la religion que pour
nous exhorter par de bonnes raisons à en changer.
L’évêque de Tournai ayant appris la froideur ou plutôt la
négligence ou l’ignorance de ce curé à nous convertir,
nous envoya visiter par un de ses chapelains. Ce chapelain
était un bon vieil ecclésiastique, qui avait plus de bonne
foi que de théologie, du moins nous le témoigna-t-il, car,
après avoir dit qu’il venait de la part de Monseigneur
l’évêque, il poursuivit ainsi : pour vous convertir à la religion chrétienne. Nous répliquâmes que nous étions
chrétiens par le baptême et par notre foi à l’Évangile de
Jésus-Christ. « Comment ! vous êtes chrétiens ? Et comment
vous nommez-vous ? » nous dit-il en sortant de sa poche
ses tablettes où nos noms étaient écrits et craignant de
s’être mépris. Nous lui dîmes nos noms et surnoms. « C’est
bien vous à qui je suis adressé, mais vous n’êtes pas ce que
je croyais, car vous dites que vous êtes chrétiens, et Monseigneur
m’envoie pour vous convertir au christianisme.
Récitez-moi, s’il vous plaît, les articles de votre foi. —
Très volontiers, monsieur », lui dis-je, et en même temps
je lui récitai le Symbole des apôtres. « Comment ! s’écria-t-il,
vous croyez cela ? » Et lui ayant dit que oui : « Et moi
aussi, nous répondit-il. Monseigneur l’évêque m’a vendu
du poisson d’Avril pour se moquer de moi. » Ce jour-là, en
effet, était le premier avril de l’année 1701. Il prit congé de
Vue dessinée par D. Perel.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.) nous fort promptement, outré de dépit que son évêque eût ainsi joué un homme de son âge et de son caractère.
Nous ne le vîmes plus, mais le lendemain l’évêque nous envoya son grand vicaire, nommé M. Régnier. C’était un autre théologien que le bon vieux chapelain. Il ne se passait guère de jour qu’il ne nous rendît visite. C’était, d’ailleurs, un très honnête homme, plein de probité et de charité chrétienne. Je me souviens que s’étant aperçu que nous étions en nécessité de linge et de vêtements et que même il nous manquait le nécessaire en nourriture, il nous fit donner secrètement du linge, sans vouloir que nous sussions que cela venait de sa part, et, étant dans la Semaine Sainte, dans laquelle l’évêque fait ses charités aux prisonniers, ledit grand vicaire vint dans la prison du Parlement, et, visitant tous les prisonniers qui y étaient en grand nombre, il leur donna à chacun deux escalins[24] de la part de l’évêque. Il se rendit ensuite dans notre cachot, et après nous avoir priés de la part de l’évêque d’accepter sa générosité comme une marque d’estime et de distinction, il nous fit présent de quatre louis d’or de vingt livres pièce. Nous faisions quelque difficulté de les accepter, mais il nous pria de si bonne grâce de les prendre, en nous représentant que Monseigneur regarderait notre refus comme une marque d’orgueil qu’il nous fut impossible de refuser ce qui nous vint à la vérité fort à propos pour nous aider dans notre grande nécessité.
J’ai déjà dit que quelquefois le curé de la paroisse du Parlement nous venait visiter. Un jour, il trouva avec nous le grand vicaire. Il le choqua d’abord, lui demandant qui le faisait si hardi de venir dans sa paroisse y faire des fonctions qui n’appartenaient qu’à lui, curé dudit lieu. Le grand vicaire lui répondit fort modestement qu’il y venait par les mêmes raisons que lui pour ramener des brebis égarées dans le bercail du Seigneur. « Je les y ramènerai bien sans vous, lui répondit brusquement le curé, et Monseigneur de Cambrai ne souffrira pas que vous empiétiez sur ses droits dans son diocèse, et je vous ordonne de sa part de sortir d’ici pour n’y plus rentrer. » Le grand vicaire sortit en effet et n’y revint plus, mais ayant fait son rapport à son évêque, et l’évêque ne voulant pas avoir le démenti de nous faire visiter, pria le procureur général du Parlement de nous faire transférer dans les prisons de la ville, qui étaient de son diocèse, ce qui lui fut accordé. Nous voilà donc aux prisons du Beffroi, où nous étions infiniment mieux qu’à celle du Parlement.
Plusieurs protestants, notables bourgeois de Tournai, avaient la permission de nous faire visite. Ils graissaient la patte au geôlier qui, à leur sollicitation, nous ouvrait tous les matins notre cachot, pour nous faire prendre l’air dans une petite cour tout proche pendant quelques heures et bien souvent jusqu’au soir. Là, nos zélés amis nous venaient voir souvent, nous consolant de leur mieux et nous exhortant à la persévérance. Le grand vicaire Régnier les y trouvait souvent, sans jamais s’en être formalisé. Au contraire, il leur faisait civilité, et lorsque, par respect, ces personnes charitables voulaient se retirer, il les priait instamment de rester et d’entendre notre conversation, et j’ose dire que ces bons protestants étaient ravis d’entendre la manière dont nous nous défendions dans ces controverses, comme aussi de la douceur et de la bénignité avec laquelle ce grand vicaire nous exposait ses prétendues preuves. Souvent, après une heure ou deux de disputes, qui ne concluaient jamais rien, il faisait apporter une bouteille de vin et nous la buvions ensemble comme de bons amis, sans parler de religion. Après cela, il diminua peu à peu ses visites, si bien qu’il ne nous venait voir que de huit en quinze jours, et enfin il nous laissa tout à fait en repos, et depuis pas un prêtre ni moine ne nous vint incommoder, ce qui nous faisait grand plaisir.
Un jour, sur les neuf heures du matin, nous vîmes entrer
dans notre cachot cinq personnes que le geôlier y vint
mettre, et puis se retira. Nous nous mîmes à nous regarder
les uns les autres tellement que nous reconnûmes trois de
ces messieurs pour être de Bergerac, mais nous ne connaissions pas les deux autres, qui fondaient en larmes en
nous embrassant de même que les trois premiers et ces
deux nous nommaient et témoignaient nous connaître intimement.
Surpris, nous demandâmes au sieur Dupuis, qui
était l’un des trois, qui étaient ces deux personnes à nous
inconnues. « C’est, nous dit-il, l’une Mlle Madras, et
l’autre Mlle Conceil, de Bergerac, vos bonnes amies,
qui se sont exposées au périlleux voyage de sortir de
France avec nous, sous les habits d’homme que vous
leur voyez, et qui ont résisté à la fatigue de ce pénible
voyage à pied avec une fermeté et une constance extraordinaire
pour des personnes élevées avec délicatesse, et qui,
avant ce voyage, n’auraient pu faire une lieue à pied[25]. »
Nous saluâmes ces deux demoiselles et leur représentâmes
qu’il n’était pas de la bienséance qu’elles restassent ainsi
déguisées et demeurassent avec cinq garçons dans le
même cachot, que nos ennemis nous en feraient et à elles
un crime scandaleux. Je les priai de permettre que j’avertisse
le geôlier de leur déguisement. Ces messieurs furent
de mon avis et les demoiselles y acquiescèrent. J’appelai
le geôlier et, lui ayant dit de quoi il s’agissait, il fit sortir
ces filles de notre cachot, les mit dans une chambre particulière,
et en avertit le juge, qui leur fit donner des habits
Les Missions, estampe satyrique, 1686.
(Bibliothèque Nationale. Estampes)
convenables à leur sexe, et, depuis nous ne les avons pas revues, car elles furent condamnées pour le reste de leurs jours au couvent des Repenties à Paris[26], où elles furent conduites dans le temps qu’on condamna aux galères leurs trois compagnons de souffrance.
Il y avait longtemps que le grand vicaire ne nous était venu voir. Il vint enfin après le départ de ces trois messieurs. « Je viens voir, nous dit-il, si nos anciennes conversations ne vous ont pas fait faire de réflexions favorables à votre conversion. » Nous lui dîmes que les réflexions que nous avions faites, nous fortifiaient de plus en plus dans les sentiments que nous avions témoignés. « Sur ce pied-là, nous dit-il, mes visites sont inutiles, et je ne viendrai que pour apprendre si je vous suis utile à quelque chose… Cependant, continua-t-il, Monseigneur l’évêque doit dégager sa parole avec M. le procureur général du Parlement, et il m’a ordonné de lui aller faire compliment de sa part et de lui offrir de vous remettre dans les prisons du Parlement. » À ces mots, nous pâlîmes de crainte de retourner dans cette affreuse prison, où nous avions tant pâti. Il s’en aperçut. « Je vois, dit-il, que vous craignez d’y retourner. Si vous souhaitez, je prierai ce seigneur de vous laisser ici, et que, lorsque le Parlement voudra faire la revision de votre procès, il ne vous fasse pas transférer dans sa prison et je vous viendrai dire sa réponse aujourd’hui même. » Nous lui témoignâmes que nous lui serions bien obligés de ce bon office, car nous craignions la prison du Parlement comme le feu. Il s’en fut, et le même jour, il vint nous dire que nous n’avions qu’à nous tranquilliser, qu’on ne nous transférerait plus. Nous le remerciâmes de sa grande bonté pour nous et je le vis même répandre quelques larmes.
Quelques jours après, un conseiller du Parlement vint nous voir dans notre prison et nous dit que nous lui étions fortement recommandés et qu’il voudrait bien voir quelque jour à nous tirer d’affaire. Nous ne pouvions nous imaginer d’où nous venait cette recommandation, à moins que nos parents, à qui nous avions écrit, depuis que nous étions au Beffroi, ne l’eussent fait faire par quelques personnes de considération de leurs amis. Cependant, n’ayant aucune nouvelle de nos parents qui nous donnât avis de cette recommandation, et aucun des réformés de Tournai, qui nous venaient voir souvent, ne nous ayant fait connaître qu’elle venait par leur canal, nous ne pouvions jeter notre soupçon que sur notre bon ami le grand vicaire, qui nous avait assurés, d’une manière qui nous paraissait très sincère, qu’il désirait ardemment nous voir libres. Quoi qu’il en soit, ce conseiller resta une bonne heure avec nous, et nous interrogea sur notre route, en quel endroit nous avions été arrêtés, et de quelle manière. Nous le satisfîmes sur tous ces points. Il nous fit redire l’événement de Couvin, et il nous demanda si nous pourrions bien prouver que nous avions passé et logé dans un cabaret de cette petite ville. Nous lui répondîmes que rien n’était plus facile que de le vérifier. Sur quoi il nous dit : « Prenez patience, mes enfants, j’espère que vous sortirez d’affaire. Demain je vous enverrai un homme de loi, qui vous portera une requête à signer. Signez-la et vous en verrez les effets. » Après quoi, il sortit, et depuis nous ne le vîmes plus qu’assis au rang de nos juges au Parlement.
Le lendemain de la visite du conseiller, l’homme de loi, dont il nous avait parlé, vint dans notre prison, et nous fit lire la requête qu’il avait dressée et que nous signâmes. Cette requête, adressée à nos juges en Parlement, portait en substance que, pour être de la religion réformée, nous n’étions pas sujets aux peines portées par l’ordonnance, qui défend à toute personne du royaume de sortir de France sans permission de la Cour et que nous offrions de faire preuve que nous ne sortions point du Royaume, puisque nous en étions déjà sortis et y étions rentrés ensuite, en passant par Couvin, ville du prince de Liège, où il y avait garnison hollandaise, mais que, n’ayant aucune envie de sortir du royaume, nous ne nous étions servis que du passage par ladite ville, ne pouvant aller de Rocroy à Marienbourg qu’en la traversant ; que si nous avions eu dessein de sortir de France, nous n’avions qu’à nous mettre sous la protection du gouverneur hollandais de Couvin qui nous aurait fait conduire sans difficulté par les terres de Liège jusqu’à Charleroi. Cette requête fut mise sur la table de la chambre criminelle du Parlement.
Deux jours après, trois huissiers du Parlement nous vinrent prendre pour nous y conduire, où étant, le président, nous montrant la requête, nous demanda si nous avions signé et présenté cet écrit. Nous répondîmes que oui et que nous priions la vénérable assemblée d’y avoir égard. Le président nous dit qu’ils avaient examiné ladite requête et qu’ils y avaient vu que nous offrions de faire preuve que nous avions passé par Couvin, mais qu’il ne suffisait pas de prouver cet article : que la preuve n’en était pas même nécessaire, puisqu’elle était toute faite et qu’il était de notoriété publique que nous ne pouvions venir à Marienbourg sans passer par cet endroit. « Mais, nous dit-il, vous avez une autre preuve à faire, sans laquelle la première est nulle : il faut prouver qu’étant à Couvin, vous étiez pleinement informés que cette ville-là était hors des terres de France. » Franchement nous ne nous attendions pas à cette question. Cependant, nous répondîmes assez hardiment, et sans hésiter, que nous le savions parfaitement. « Comment pouviez-vous le savoir ? nous dit-il. Vous êtes de jeunes garçons, qui n’aviez jamais sorti du coin de vos foyers, et Couvin est à plus de deux cents lieues de chez vous. » Pour moi, je ne savais que répondre, car de dire que nous l’avions appris étant sur les frontières, cela n’était pas prouver, mais mon camarade s’avisa de dire que, pour lui, il le savait même avant de partir de Bergerac ; parce qu’ayant servi en qualité de barbier dans une compagnie du régiment de Picardie, qui s’était trouvée, lors de la paix de Ryswick, en garnison à Rocroy, il avait été témoin des limites qui furent réglées dans ce pays-là ; que de là son régiment avait été transféré à Strasbourg, où il avait été réformé ; et que, s’il avait voulu sortir de France, soit pour aller en Hollande, soit pour se retirer en Allemagne, il lui aurait été très facile de le faire, étant dans le service. « Si vous avez, lui dit le président, été réformé du service, vous devez en avoir un bon congé. — Aussi, l’ai-je, dit-il, Monseigneur, et en bonne forme. » Sur quoi, il sortit son portefeuille de sa poche et en tira effectivement ledit congé imprimé et en bonne et due forme et le présenta au président, qui le livra de main en main à l’Assemblée. Après quoi le greffier l’attacha à la requête, et on nous fit retirer, et reconduire au Beffroi.
À la vérité, Daniel Legras, mon camarade, avait été
frater dans le régiment de Picardie et après la paix de
Ryswick, il avait été réformé à Strasbourg, mais il n’avait
jamais été à Rocroy, ni dans les environs. Il supposa ce
fait pour notre défense, laissant au Parlement à faire rechercher
s’il était vrai que ce régiment eût été à Rocroy à
la paix de Ryswick ou non, ce que ces messieurs n’approfondirent pas, car il est vrai de dire que le conseiller, notre
protecteur, avait brigué plusieurs voix au Parlement en
notre faveur et qu’en un mot ce corps était, ou tout entier
ou pour la majeure
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
partie, incliné
à notre élargissement.
Deux
heures après que
nous fûmes de
retour dans la
prison, le geôlier,
tout essoufflé,
courut à notre
cachot, pour
nous féliciter de
notre délivrance
prochaine. Un
clerc du Parlement
était venu
la lui annoncer,
ayant vu de ses
propres yeux la
résolution de
l’assemblée, qui
nous avait en
plein absous de
l’accusation d’avoir voulu sortir du royaume. Nos bons
amis de la ville nous vinrent aussitôt féliciter en foule,
et nous crûmes la chose si réelle que nous attendions
d’heure en heure notre élargissement. Cependant il n’en
fut rien, quoiqu’il fût très vrai que le Parlement nous avait
absous. Mais, comme nous étions des criminels d’État, le
Parlement ne pouvait nous élargir qu’en conséquence des
ordres de la Cour. Le procureur général en écrivit donc au
marquis de la Vrillière, ministre d’État, lui disant que nous
avions fait preuve parfaite de notre innocence à sortir du
royaume et que le Parlement attendait ses ordres pour la
destination des prisonniers. Le ministre répondit qu’ils prissent garde que cette preuve ne fût pas équivoque et de
la bien examiner. Le Parlement, qui ne voulait pas se démentir,
récrivit que la preuve était complète et sans réplique.
Il se passa bien quinze jours avant que les ordres
définitifs de la Cour vinssent, enfin, pour nous ôter la flatteuse
espérance de notre prochaine délivrance, et pour ne
nous laisser plus douter de notre sort ; car le Parlement
nous ayant fait comparaître devant sa pleine assemblée à
la chambre criminelle, le président nous demanda si nous
savions lire, et après avoir dit que oui : « Lisez donc, » dit-il
après nous avoir donné la propre lettre du marquis de la
Vrillière. Sa brièveté m’en a toujours fait retenir les propres
termes, que voici : « Messieurs, Jean Marteilhe, Daniel Legras, s’étant trouvés sur les frontières sans passeport, Sa Majesté prétend qu’ils seront condamnés aux galères. Je suis, Messieurs, etc. Le marquis de la Vrillière. » — Voilà, mes amis, nous dirent le président
et divers conseillers, votre sentence émanée de la Cour
et non de nous, qui nous en lavons les mains. Nous vous
plaignons et vous souhaitons la grâce de Dieu et du roi. »
Après quoi, on nous ramena au Beffroi, et, le soir même, un conseiller et le greffier du Parlement vinrent à cette prison et nous ayant fait venir dans la chambre du geôlier, le conseiller nous dit de nous mettre à genoux devant Dieu et la justice et de prêter attention à la lecture de notre sentence. Nous obéîmes, et le greffier nous lut notre sentence, portant en substance, après le préambule, ce qui suit : Avons lesdits, Jean Marteilhe et Daniel Legras, dûment atteints et convaincus de faire profession de la religion prétendue réformée et de s’être mis en état de sortir du royaume, pour professer librement ladite religion ; pour réparation de quoi, les condamnons à servir de forçats sur les galères du roi, à perpétuité, etc… La lecture de cette sentence finie, je dis au conseiller : « Comment, Monsieur, le Parlement, un corps si vénérable et si judicieux, peut-il accorder la conclusion de cette sentence avec la délibération de nous absoudre, comme il l’avait effectivement fait ? — Le Parlement, nous dit-il, vous a absous ; mais la Cour, qui est supérieure aux Parlements, vous condamne. — Mais où reste la justice, Monsieur, qui doit diriger et l’un et l’autre tribunal ? — N’allez pas si avant, me répondit-il. Il ne vous appartient pas d’approfondir ces choses. » Il fallut donc se taire et prendre notre mal en patience. Cependant, je suppliai ledit conseiller de nous faire donner copie authentique de notre sentence, ce qu’il nous promit et effectua.
Trois jours après, quatre archers du grand prévôt nous vinrent prendre, et, après nous avoir liés et mis les menottes aux mains, nous conduisirent à Lille en Flandre où la chaîne des galériens s’assemblait. Nous arrivâmes le soir à cette dernière ville, n’en pouvant plus de fatigue d’avoir fait ces cinq lieues à pied et très incommodés de nos liens. On nous mena à la prison de la ville, où est la tour de Saint-Pierre, destinée pour les galériens à cause de l’épaisseur de ses murailles. En entrant dans la prison, le geôlier nous fouilla partout, et comme il se trouva là, soit par hasard, ou de dessein prémédité, deux pères jésuites, ils nous prirent nos livres de dévotion et notre sentence, sans nous avoir jamais voulu rendre ni l’une ni les autres, et j’entendis que l’un de ces pères disait à l’autre, après avoir lu ladite sentence, que c’était une grande imprudence au Parlement de donner copie authentique de pareilles pièces.
Après cette visite, on nous conduisit au cachot des galériens dans la tour Saint-Pierre, l’une des plus affreuses demeures que j’aie jamais vues. C’est un spacieux cachot, mais si obscur, quoiqu’il soit au second étage de cette tour, que les malheureux qui y sont ne savent jamais s’il fait jour ou nuit que par le pain et l’eau que l’on porte tous les matins, et, qui pis est, on n’y souffre jamais de feu ni de lumière, soit lampes ou chandelles. On y est couché sur un peu de paille toute brisée et rongée par des rats et des souris, qui y sont en grand nombre et qui mangeaient impunément notre pain, parce que nous ne pouvions voir ni nuit ni jour pour les chasser. En arrivant dans ce cruel cachot, où il y avait une trentaine de scélérats de toute espèce, condamnés pour divers crimes, nous ne pûmes savoir leur nombre qu’en le leur demandant, car nous ne nous voyions pas l’un l’autre. Leur premier compliment fut de nous demander la bienvenue sous peine de danser sur la couverture. Nous aimâmes mieux donner deux écus de cinq livres pièce, à quoi ces scélérats nous taxèrent sans miséricorde, que d’éprouver cette danse. Nous la vîmes exercer deux jours après à un misérable nouveau venu qui la souffrit plutôt par disette d’argent que par courage. Ces malheureux avaient une vieille couverture de serpillière[27], sur laquelle ils faisaient étendre le patient ; et quatre forçats des plus robustes prenaient chacun un coin de la couverture l’élevant aussi haut qu’ils pouvaient, et la laissaient tomber ensuite sur des pierres, qui faisaient le plancher du cachot, et cela par autant de reprises, que ce malheureux était condamné, suivant son obstination à refuser l’argent à quoi on le taxait. Cette estrapade me fit frémir. Ce malheureux avait beau crier ; il n’y avait aucune compassion pour lui. Le geôlier même, à qui va tout l’argent que cet exécrable jeu produit, n’en faisait que rire. Il regardait par le guichet de la porte et leur criait : « Courage, compagnons ». Ce misérable était tout moulu de ses chutes, et on crut qu’il en mourrait. Cependant il se remit.
Quelques jours après, j’eus à mon tour une terrible
épreuve à essuyer. Tous les soirs, le geôlier et quatre
grands coquins de guichetiers, accompagnés du corps de
garde de la prison, venaient faire la visite du cachot, pour
voir si nous ne faisions pas quelques tentatives pour nous
évader. Tous ces gens-là, au nombre d’une vingtaine,
étaient armés de pistolets, d’épées et de baïonnettes au
bout du fusil. Ils visitaient ainsi les quatre murailles et le
plancher fort exactement pour voir si nous n’y faisions pas
quelque trou. Un soir, après qu’ils eurent fait la visite, et
Les Missions, estampe satyrique, 1686.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
comme ils se retiraient, un des guichetiers resta le dernier pour fermer la porte et le guichet. Je m’amusai à lui dire quelques paroles, et comme je vis qu’il me répondait assez aimablement, je crus l’avoir un peu apprivoisé. Je m’avisai donc de le prier de me donner le bout de chandelle qu’il tenait à la main, pour voir à chercher un peu notre vermine, mais il n’en voulut rien faire et me ferma le guichet au nez. Alors je dis assez haut, ne croyant pas cependant le guichetier assez proche pour m’entendre, que je me repentais de ne lui avoir pas arraché des mains son bout de chandelle, car je l’avais eu belle pour cela, lorsque je lui parlais au guichet. Mon drôle m’entendit et ne manqua pas d’en faire son rapport au geôlier. Le lendemain matin, tous mes camarades de cachot étaient levés et chantaient les litanies à leur ordinaire, sans quoi ils n’auraient eu aucune charité des Jésuites, qui la donnaient tous les jeudis. J’étais demeuré couché sur mon peu de paille et je m’étais endormi, lorsque je fus éveillé par plusieurs coups de plat d’épée, qui portaient à plein sur mon corps, n’ayant que ma chemise et ma culotte. Je me lève en sursaut et je vois le geôlier, l’épée à la main, les quatre guichetiers, et tous les soldats du corps de garde armés jusqu’aux dents. Je demandai pourquoi on me maltraitait ainsi. Le geôlier ne me répondit que par plus de vingt coups de plat d’épée, et le guichetier au bout de chandelle me donna un si terrible soufflet qu’il me renversa. M’étant relevé, le geôlier me dit de le suivre, et voyant que c’était pour me faire encore plus mal, je refusai de lui obéir, avant que je susse par quel ordre il me traitait ainsi ; que si je le méritais, ce n’était qu’au grand prévôt à ordonner de mon châtiment. On me donna encore tant de coups que je tombai une seconde fois. Alors les quatre guichetiers me prirent, deux aux jambes et deux aux bras, et m’emportèrent ainsi, à mon corps défendant, hors du cachot, et me descendirent ou plutôt me traînèrent comme un chien mort du haut des degrés de cette tour en bas dans la cour, où étant on ouvrit la porte d’un autre escalier de pierre, qui conduisait dans un souterrain. On me fit aussitôt dégringoler ces degrés sans les compter, quoique je crois qu’il y en avait au moins vingt-cinq ou trente, et au bas on ouvrit un cachot à porte de fer, qu’on nomme le cachot de la sorcière. On m’y poussa et on ferma la porte sur moi, et puis ils s’en allèrent.
Je ne voyais non plus dans cet affreux souterrain qu’en fermant les yeux. J’y voulus faire quelques pas pour trouver quelque peu de paille en tâtonnant, mais je m’enfonçai dans l’eau jusqu’à demi-jambe, eau aussi froide que la glace. Je retournai en arrière et me plaçai contre la porte, dont le terrain était plus haut et moins humide. En tâtonnant, j’y trouvai un peu de paille, sur laquelle je m’assis ; mais je n’y fus pas deux minutes que je sentis l’eau qui traversait la paille. Pour lors, je crus fermement qu’on m’avait enterré avant ma mort, et que cet affreux cachot serait mon tombeau, si j’y restais vingt-quatre heures. Une demi-heure après, le guichetier me porta du pain et de l’eau qu’il mit par le guichet dans le cachot. Je lui rejetais sa cruche et son pain, en lui disant : « Va dire à ton bourreau de maître que je ne boirai ni ne mangerai que je n’aie parlé au grand prévôt. » Le guichetier s’en alla, et dans moins d’une heure le geôlier vint seul avec une chandelle à la main, sans autre arme qu’un trousseau de clefs, et ouvrant la porte du cachot, il me dit fort doucement de le suivre en haut. J’obéis. Il me mena dans sa cuisine. J’étais sale, plein de sang, qui m’avait coulé par le nez, et d’une contusion à la tête sur les escaliers de pierre. Le geôlier me fit laver mon sang, me mit un emplâtre sur ma contusion, et ensuite me donna un verre de vin de Canarie, qui me refit un peu. Il me fit une petite réprimande touchant la chandelle du guichetier, et m’ayant fait déjeuner avec lui, il me mena dans un cachot de sa cour, sec et clair, me disant qu’il ne pouvait plus me remettre avec les autres galériens, après ce qui s’était passé. « Donnez-moi donc mon camarade avec moi, lui dis-je. — Patience, dit-il, tout viendra avec le temps. » Je restai quatre ou cinq jours dans ce cachot, pendant lesquels le geôlier m’envoyait tous les jours à dîner de sa table. Il me proposa un jour de nous mettre, mon camarade et moi, dans une chambre de sa prison où il y aurait un bon lit et toutes les commodités requises, moyennant deux louis d’or par mois. Nous n’étions pas fort pourvus d’argent : cependant je lui offris un louis et demi jusqu’au temps que la chaîne partirait. Il n’en voulut rien faire. Un jour, il me dit que mon camarade l’avait fort prié de me remettre avec lui et qu’il lui avait promis de le faire. « Hé bien, lui dis-je, descendez-le ici avec moi. — Non, dit-il, il faut que vous retourniez avec les autres galériens dans la tour de Saint-Pierre. » Je vis bien qu’il nous voulait mettre dans la nécessité de lui donner les deux louis d’or par mois pour nous mettre en chambre ; mais, consultant notre bourse, et considérant que, si la chaîne ne partait que dans deux ou trois mois, nous ne pourrions y subvenir, je me tins ferme à l’offre que je lui avais faite. Il me remit dans la tour Saint-Pierre avec les autres. Mon camarade qui me croyait perdu, fut ravi de me sentir auprès de lui. Je dis sentir, car pour nous voir, nous n’avions aucune clarté pour cela.
Un matin, sur les neuf heures, le geôlier vint ouvrir
notre cachot et, nous appelant mon camarade et moi,
nous dit de le suivre. Nous crûmes d’abord qu’il nous
allait mettre en chambre pour notre louis et demi, mais
nous fûmes désabusés, car nous ayant sortis du cachot, il
nous dit : « C’est M. de Lambertie, grand prévôt de
Flandre, et qui est le maître ici, qui veut vous parler… J’espère,
dit-il en s’adressant à moi, que vous ne lui direz rien
de ce qui s’est passé dernièrement. — Non, lui dis-je,
lorsque j’ai pardonné, j’oublie et ne cherche plus à me
venger. » En disant cela, nous arrivâmes dans une
chambre où nous trouvâmes M. de Lambertie, qui nous
fit l’accueil le plus gracieux du monde. Il tenait une lettre
de M. son frère, bon gentilhomme d’origine protestante, à
trois lieues de Bergerac. Mon père nous avait procuré
cette recommandation. M. de Lambertie nous dit donc
qu’il était bien fâché de ne nous pouvoir procurer notre
délivrance. « Pour tout autre crime, nous dit-il, j’ai assez
de pouvoir et d’amis en Cour pour obtenir votre grâce :
mais personne n’ose s’employer pour qui que ce soit de la
religion réformée. Tout ce que je puis faire, c’est de vous
faire soulager dans cette prison, et de vous y retenir
autant que je voudrai, quoique la chaîne parte pour les
galères. » Ensuite, il demanda au geôlier quelle chambre
bonne et commode il avait de vide. Le geôlier lui en proposa
deux ou trois qu’il rejeta et lui dit : « Je ne prétends
pas seulement que ces messieurs aient toutes leurs commodités ;
mais je veux aussi qu’ils aient de la récréation,
et je prétends que tu les mettes dans la chambre à l’aumône.
— Mais, Monsieur, répartit le geôlier, il n’y a que
des prisonniers civils dans cette chambre-là, qui ont des
libertés qu’on n’ose donner à des gens condamnés. — Eh
bien ! répondit M. de Lambertie, je prétends que tu leur
donnes ces libertés. C’est à toi et à tes guichetiers à
Almanach de 1686.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
prendre garde qu’ils ne se sauvent de la prison. Donne-leur un bon lit et tout ce qu’ils souhaiteront pour leur soulagement, et cela pour mon compte, ne prétendant pas que tu prennes un sol d’eux… Allez, Messieurs, nous dit-il, dans cette chambre à l’aumône. C’est la plus belle, la mieux aérée, et la plus réjouissante de toute cette prison ; et, en outre que vous y ferez bonne chère sans qu’il vous en coûte rien, vous y amasserez de l’argent… Je prétends, dit-il encore au geôlier, que tu fasses M. Marteilhe prévôt de cette chambre. » Nous remerciâmes de notre mieux M. de Lambertie de sa grande bonté. Il nous dit qu’il viendrait souvent s’informer à la prison si le geôlier observait ses ordres à notre égard et se retira.
On nous mit donc dans la chambre à l’aumône, et on m’installa prévôt, au grand regret de celui qui l’était avant moi et que l’on plaça ailleurs. Cette chambre à l’aumône était fort grande et contenait six lits pour douze prisonniers civils, qui étaient toujours des gens de quelque considération et hors du commun, et outre cela, un ou deux jeunes drôles, coupeurs de bourse ou prisonniers pour des crimes légers, qui servaient à faire les lits, la cuisine et tenir la chambre nette. Ils couchaient à un coin de la chambre sur une paillasse. C’étaient en un mot nos valets de chambre. La prévôté, dont j’avais eu l’honneur d’être gratifié, était un emploi assez onéreux[28]. Celui qui est revêtu de ce titre dans la chambre de l’aumône est obligé de distribuer toutes les charités qui se font à cette prison. Elles sont ordinairement considérables et se portent toutes dans cette chambre. Il y a un tronc, qui pend avec une chaîne d’une des fenêtres pour les passants qui veulent y mettre leurs charités. Le prévôt de la chambre, qui a la clef de ce tronc, l’ouvre tous les soirs pour en retirer l’argent et le distribuer à tous les prisonniers, tant civils que criminels. Outre cela, tous les matins, les guichetiers vont avec des charrettes ou tombereaux, par toute la ville, recueillir les charités des boulangers, bouchers, brasseurs et poissonniers, chacun donnant de leurs denrées. Ils vont aussi au marché aux herbes, à celui des tourbes et autres, et toute cette collecte se porte à la chambre à l’aumône pour être partagée et distribuée dans toutes les chambres par le prévôt, à proportion que chaque chambre a de prisonniers, dont le geôlier lui donne une liste chaque jour et dont le total allait, lorsque j’y entrai, à cinq ou six cents.
Quoique je fusse devenu le distributeur général de ces aumônes, je ne pus cependant remédier à un abus qui m’empêchait de faire parvenir rien aux prisonniers destinés pour les galères. Le geôlier recevait leur part de l’argent du tronc pour l’employer, disait-il, à leur faire de la soupe ; mais bon Dieu quelle soupe ! C’était ordinairement de sales et vilaines tripes de bœuf, qu’il leur cuisait avec un peu de sel, l’odeur seule faisait vomir.
Six semaines après avoir habité cette heureuse chambre, M. de Lambertie vint nous y voir et nous dit que la chaîne devait partir le lendemain pour Dunkerque, où étaient six galères du roi ; qu’il nous exempterait de partir, en nous faisant passer pour malades ; qu’il fallait que nous restassions ce jour-là au lit jusqu’à ce que la chaîne fût partie ; ce que nous fîmes. Et cela nous procura de rester dans ce bien-être encore trois mois.
II
Les Galères de Dunkerque.
u
mois de janvier 1702, M. de Lambertie nous
vint voir et nous dit que la chaîne partirait le
lendemain. Il pourrait encore nous exempter
de la suivre, mais il avait à nous avertir que ce serait la dernière chaîne qui irait sur
les galères de Dunkerque. Par la suite, toutes les autres
iraient à Marseille, voyage de plus de trois cents lieues,
qui serait d’autant plus rude et pénible pour nous que
nous serions obligés de le faire à pied et la chaîne au cou.
D’ailleurs, il faudrait qu’il allât en campagne au mois de
mars et qu’il ne serait plus à portée de nous rendre service
à Lille. Il nous conseillait donc de partir par la chaîne
qui commençait, le lendemain, sa route pour Dunkerque.
Cette chaîne était sous ses ordres jusqu’à cette ville, et il
nous y ferait conduire avec distinction des autres galériens,
en chariot et commodément pendant la route, qui n’était
que d’environ douze lieues. Ces raisons nous firent accepter
ce dernier parti. Ce seigneur nous tint parole, car au
lieu de nous faire attacher avec vingt-cinq ou trente galériens,
dont la chaîne était composée et qui marchaient à
pied, il nous fit mettre en chariot et tous les soirs on nous
faisait coucher dans un bon lit. L’exempt des archers, qui
conduisait la chaîne, nous faisait manger à sa table, si bien
qu’à Ypres, Furnes et autres lieux où nous passions, on
croyait que nous étions des gens de grande considération,
mais hélas ! ce bien-être n’était qu’une fumée qui disparut
bientôt, car le troisième jour de notre départ de Lille, nous
arrivâmes à Dunkerque, où on nous mit sur la galère
l’Heureuse, commandée par le commandeur de la Pailletrie,
qui était chef d’escadre des six galères qui étaient de
ce port.
On nous mit d’abord chacun dans un banc à part. Par là je fus séparé de mon cher camarade. Le jour même de notre arrivée, on donna la bastonnade à un malheureux forçat pour je ne sais quoi qu’il avait commis. Je fus effrayé de voir s’exercer ce supplice, qui se fit sans aucune forme de procès et sur-le-champ. Le lendemain, je fus sur le point de recevoir le même traitement, qui m’avait fait tant d’horreur la veille et cela par la méchanceté d’un grand coquin de forçat, qui était aux galères pour vol. Ce misérable vint dans le banc où j’étais enchaîné avec six autres et, en m’injuriant de toute manière, me demanda de quoi boire à ma bienvenue. Je n’avais par bonheur rien répondu à toutes les injures qu’il m’avait dites, mais à sa demande, je lui répondis que je ne donnais de bienvenue qu’à ceux qui ne me la demandaient pas. En effet, j’avais payé cinq ou six bouteilles de vin à ceux de mon banc qui ne me l’avaient pas demandé. Ce malheureux, qui se nommait Poulet, s’en fut dire au sous-comite[29] de la galère que j’avais prononcé des blasphèmes exécrables contre la Vierge et tous les saints du paradis. Ce sous-comite ajouta foi au rapport de Poulet et s’en vint à mon banc me dire de commencer à me dépouiller pour recevoir la bastonnade. Je n’avais rien dit ni fait qui me pût attirer ce châtiment. Je demandai à mes compagnons de banc pourquoi on voulait ainsi me traiter et si c’était la coutume de faire passer les nouveaux venus par cette épreuve. Eux, aussi surpris que moi, me dirent qu’ils n’y comprenaient rien. Cependant, le sous-comite s’en alla sur le quai pour faire son rapport au major des galères qui y était et en la présence duquel cette exécution de la bastonnade se fait toujours. Comme donc ce sous-comite était sur la planche de la galère qui aboutit au quai, il y rencontra le premier comite, à qui il dit qu’il allait parler au major pour faire donner la bastonnade à un nouveau venu qui était huguenot et qui avait vomi des blasphèmes horribles contre l’Église catholique, la Sainte Vierge et tous les saints. Le comité lui demanda s’il l’avait entendu. Il dit que non mais que c’était sur le rapport de Poulet. « Bon témoignage ! » répondit le comite. Ce premier comite était passablement honnête homme et fort grave pour un homme de sa profession. Il s’approcha de mon banc et me demanda quelle raison j’avais eu de blasphémer ainsi contre la religion catholique. Je lui répondis que je ne l’avais jamais fait et que ma religion même me le défendait. Là-dessus il fit appeler Poulet, auquel il demanda ce que j’avais fait et dit. Ce maraud eut l’impudence de répéter la même chose qu’il avait dite au sous-comite qui était présent et que le premier comite avait fait rentrer avec lui. Celui-ci ne voulant pas s’en rapporter à la déposition de Poulet, interrogea les six galériens de mon banc, ensuite ceux du banc au-dessus, et celui au-dessous. Ces dix-huit ou vingt personnes lui déposèrent toutes la même chose, que je n’avais proféré aucune parole ni en bien ni en mal, lorsque Poulet me disait les plus grosses injures, et que tout ce que j’avais dit était que je ne donnais pas la bienvenue à ceux qui me la demandaient. Ces informations faites, le premier comite rossa d’importance le scélérat de Poulet et le fit mettre à la double chaîne au banc criminel, et il tança fortement son sous-comite d’avoir été si prompt à décider sur le rapport de ce coquin.
Je fus donc quitte pour la peur de la bastonnade qui est un supplice affreux.
Voici comment on pratique cette barbare exécution. On fait dépouiller tout nu, de la ceinture en haut, le malheureux qui doit la recevoir. On lui fait mettre le ventre sur le coursier de la galère[30], ses jambes pendantes dans son banc à l’opposite. On lui fait tenir les jambes par deux forçats et les deux bras par deux autres et le dos en haut tout découvert et sans chemise et le comite est derrière lui, qui frappe avec une corde un robuste Turc[31] pour l’animer à frapper de toutes ses forces avec une grosse corde sur le dos du pauvre patient. Ce Turc est aussi tout nu et sans chemise et comme il sait qu’il n’y aurait pas de ménagement pour lui, s’il épargnait le moins du monde le pauvre misérable que l’on châtie avec tant de cruauté, il applique ses coups de toutes ses forces de sorte que chaque coup de corde qu’il donne fait une contusion d’un pouce. Rarement ceux qui sont condamnés à souffrir un pareil supplice en peuvent supporter dix à douze coups sans perdre la parole et le mouvement. Cela n’empêche pas que l’on ne continue à frapper sur ce pauvre corps, sans qu’il crie ni qu’il remue, jusqu’au nombre de coups auquel il est condamné par le major. Vingt ou trente coups n’est que pour les peccadilles ; mais j’ai vu qu’on en donnait jusqu’à cinquante ou quatre-vingt et même cent ; ceux-là n’en reviennent guère. Après donc que le pauvre patient a reçu les coups ordonnés, le barbier, ou frater de la galère, vient lui frotter le dos tout déchiré avec du fort vinaigre et du sel, pour faire reprendre la sensibilité à ce pauvre corps et pour empêcher que la gangrène ne s’y mette. Voilà ce que c’est que cette cruelle bastonnade des galères[32]. Je fus environ quinze jours sur la galère où l’on m’avait d’abord mis. À côté de la galère où j’étais, il y en avait une dont le comite était pire qu’un démon d’enfer. Il faisait faire la bourrasque, ou nettoiement de sa galère, tous les jours, au lieu que les autres ne la faisaient que tous les samedis. Les coups de corde, pendant cette bourrasque, tombent sur les galériens comme la grêle et cet exercice dure deux ou trois heures. Je voyais ce cruel traitement, parce que la distance de l’une à l’autre galère n’était pas grande. Les forçats de mon banc me disaient sans cesse : « Priez Dieu qu’au partage qu’on doit bientôt faire de vous autres nouveaux venus sur les six galères, vous ne tombiez pas sur la galère la Palme ». C’était celle de ce méchant comite. J’en tremblais de peur.
Le partage d’environ soixante nouveaux venus que nous étions, pour les distribuer sur les galères, arriva.
On nous mena tous au parc de l’Arsenal où on nous fit dépouiller absolument tout nus, pour nous visiter dans toutes les parties de nos corps. On nous tâtait partout, ni plus ni moins qu’un bœuf gras qu’on achète au marché. Cette visite achevée, on fit des classes des plus forts aux plus faibles. On fit ensuite six lots, aussi égaux qu’il se put, et les comites tirèrent au sort pour avoir chacun son lot. On m’avait mis à la première classe et j’étais à la tête d’un lot. Le comite à qui j’étais échu nous dit de le suivre pour nous amener à sa galère. Curieux de savoir mon sort et ne sachant pas que cet homme fut un comite, je le priai de me dire sur quelle galère j’étais échu. « Sur la Palme » me dit-il. Je fis une exclamation déplorant mon malheur. « Pourquoi, me dit-il, êtes-vous plus malheureux que les autres ? — C’est, lui dis-je, Monsieur, que je tombe sur un enfer de galère et dont le comite est pire qu’un démon. » Je ne savais pas que je parlais à ce même comite. Il me regarda en fronçant les sourcils. « Si je connaissais, dit-il, ceux qui vous ont dit cela, et que je les eusse en mon pouvoir, je les en ferais repentir ». Je vis bien que j’avais trop parlé, mais le mal était fait et sans remède.
Cependant, ce méchant comite voulut faire voir à mon
égard qu’il n’était pas si démon qu’on l’accusait. Il mena
son lot à sa galère où étant, il commença à me faire voir
un trait de sa bénignité pour moi, car, comme j’étais jeune
Galériens débarquant sous la conduite d’un comite.
Gravure de Corn. de Wael.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
et vigoureux, l’argousin[33] me mit à la jambe un anneau de fer et une chaîne d’une grosseur et d’une pesanteur extraordinaire. Le comite s’en aperçut et, d’un air rude et brutal, dit à cet argousin que s’il ne m’ôtait pas cette énorme chaîne, il s’en plaindrait au capitaine et qu’il ne souffrirait qu’il gâtât ainsi le meilleur sujet de son lot pour la rame. L’argousin m’ôta sur-le-champ cette grosse chaîne et m’en mit une des plus légères qu’il eût, que le comite choisit lui-même. Il ordonna ensuite à l’argousin de m’aller enchaîner à son banc à lui, comite.
Il faut savoir que le comite mange et couche à un banc de la galère, sur une table qu’on dresse sur quatre petits piliers de fer avec des traverses, et cette table est assez longue pour y prendre ses repas et pour servir à dresser son lit, entouré d’un pavillon de grosse toile de coton, si bien que les forçats dudit banc sont sous cette table qui s’ôte facilement lorsqu’il faut ramer ou faire quelque autre manœuvre. Les six forçats de ce banc forment le domestique du comite. Chacun a son emploi pour le servir et lorsque le comite mange ou est assis sur sa table (car c’est son appartement et sa résidence), tous les forçats dudit banc et des bancs à chaque côté se tiennent toujours debout, la tête nue par respect. Tous les forçats de la galère ambitionnent extrêmement d’être au banc du comite et sous-comite, non seulement parce qu’ils mangent les restes de leurs tables, mais principalement à cause qu’il ne s’y donne jamais aucun coup de corde pendant qu’on rame ou fait d’autres manœuvres et on nomme ces bancs, les « bancs respectés », et c’est un office[34] que d’être d’un tel banc. J’eus donc cet office, qui ne dura pas longtemps par ma propre faute, parce que, me sentant encore d’un reste de vanité mondaine, je ne pus gagner sur moi de faire le pied de grue comme les autres. Car lorsque le comite était à sa table, je me couchais ou lui tournais le dos, mon bonnet sur la tête, faisant semblant de regarder la mer. Les forçats du banc me disaient souvent qu’il m’en prendrait mal, mais je les laissais dire et allais toujours mon train, me contentant d’être esclave du roi, sans être encore celui du comite. Je courais cependant risque de tomber dans sa disgrâce, ce qui est le plus grand malheur qu’un forçat puisse avoir. Il ne m’arriva pas cependant ainsi, car ce comite, tout diable qu’on me l’avait fait, était très raisonnable. Il s’informa des forçats de son banc si je mangeais avec eux les restes de sa table, et, ayant appris que je n’en avais jamais voulu goûter : « Il a, dit-il, encore les poulets dans le ventre. Laissez-le faire. » Un soir après qu’il se fut couché dans son pavillon, il me fit appeler auprès de son lit, et me parlant doucement pour que les autres ne l’entendissent pas, il me dit qu’il voyait bien que je n’avais pas été élevé dans la crapule, et que je ne pouvais m’assujettir à ramper comme les autres, qu’il ne m’en estimait pas moins, mais que pour l’exemple il me ferait mettre dans un autre banc et que je pouvais compter que dans le travail de la galère je ne recevrais jamais un coup de lui ni de ses sous-comites. Je le remerciai de sa bonté de mon mieux, et je puis dire qu’il tint sa parole, ce qui est beaucoup, car lorsque nous naviguions ou dans d’autres manœuvres, il n’aurait pas connu son propre père et l’aurait rossé comme les autres. En un mot, c’était le plus cruel homme dans sa fonction que j’aie jamais vu, mais en même temps et hors de là très raisonnable et qui pensait toujours fort judicieusement.
Nous étions cinq réformés sur la galère, qu’il considérait tous également, et aucun des cinq n’a jamais reçu le moindre mauvais traitement de sa part. Au contraire, lorsque l’occasion s’en présentait, il nous rendait service. Le capitaine de notre galère, nommé le chevalier de Langeron Maulevrier, avait tous les sentiments jésuites. Il nous haïssait souverainement et il ne manquait pas, lorsque nous étions à ramer, le corps tout nu, sans chemise, comme c’était l’ordinaire, d’appeler le comite et de lui dire : « Va rafraîchir le dos des huguenots d’une salade de coups de corde. » Mais toujours quelque autre que nous les recevait. Ce capitaine était fort magnifique et faisait grosse dépense pour sa table, car cinq cents livres que le roi donne par mois à chaque capitaine de galère pour sa table, ne lui suffisaient pas pour la moitié de la dépense de la sienne. Les capitaines ont ordinairement à leur office ou chambre de provision, qui est pratiquée dans le fond de cale de la galère, un mousse ou gardien de cette chambre. C’est ordinairement un forçat qui a cet office. C’est un emploi fort favorable pour celui qui peut l’avoir ; car on est alors exempt de la rame et de toute autre fatigue, et l’on fait bonne chère de la cuisine du capitaine. Or, il arriva que le mousse d’office de M. de Langeron lui friponna cinquante ou soixante livres de café, que le maître d’hôtel trouva qui manquaient à l’office. Il le déclara au capitaine qui, sans autre forme de procès, ordonna sur-le-champ qu’on donnât cinquante coups de bastonnade à ce pauvre fripon de mousse et qu’on le mît au banc criminel, ce qui fut exécuté fort ponctuellement. Après quoi le capitaine ordonna au comite de lui chercher un mousse fidèle parmi les forçats de la galère. Le comite se récria sur ce mot fidèle disant qu’il lui était impossible de l’assurer de la fidélité d’aucun de ces malfaiteurs, mais qu’il savait un galérien déjà âgé et peu capable de la rame, de la fidélité duquel il pouvait lui répondre : « Mais, ajouta-t-il, je sais que vous ne le voudrez pas. — Pourquoi non, dit le capitaine, s’il est tel que tu le dis ? — C’est, dit le comite, qu’il est huguenot. » Le capitaine fronçant les sourcils, lui dit : « N’en as-tu pas d’autres à me proposer ? — Non, dit le comite, du moins dont je puisse vous répondre. — Eh bien, dit le capitaine, je l’éprouverai. Fais-le venir en ma présence. » Ce qui fut fait. C’était un nommé Bancilhon, vénérable vieillard, respectable par sa candeur et la probité qui était empreinte sur sa physionomie[35]. Le capitaine lui demanda s’il voulait bien le servir pour son mousse d’office. L’air et la prudence avec laquelle il lui répondit, charmèrent le capitaine qui le fit d’abord installer par son maître d’hôtel dans la chambre d’office. Le capitaine fut bientôt si content de son mousse qu’il n’aimait personne autant que lui, jusque-là qu’il lui confiait la bourse de sa dépense, et lorsque l’argent était fini, Bancilhon lui portait le mémoire de la dépense faite par le proviseur et le maître d’hôtel, lesquels lui rendaient compte, et le capitaine avait pris une telle confiance en lui qu’il déchirait ces mémoires en sa présence sans les lire et les jetait à la mer.
Cette grande confiance du capitaine à l’égard de Bancilhon et l’économie qu’exerçait celui-ci au profit de son maître lui firent bientôt des jaloux et des ennemis mortels. Le capitaine avait deux maîtres d’hôtels, un proviseur et un chef de cuisine, qui mangeaient à la seconde table. Ces messieurs voulaient souvent se régaler de vin de Champagne et d’autres délicatesses confiées à la garde de Bancilhon, lequel les leur refusait, lui étant défendu d’y toucher que pour la table du capitaine. Sur cela, ces messieurs conçurent une telle haine contre lui qu’ils résolurent de le perdre. Pour cela, ils projetèrent un jour que, lorsque le capitaine donnerait à manger et qu’il y aurait presse à l’office, ils détourneraient quelque pièce d’argenterie pour faire accuser Bancilhon de ce vol. La chose conclue entre eux quatre, l’un des maîtres d’hôtel, soit par bienveillance pour Bancilhon ou pour débusquer son camarade, fut en secret communiquer ce complot audit Bancilhon, lui disant qu’il leur soutiendrait la chose, si besoin en était. Bancilhon, informé de la haine de ces messieurs contre lui, résolut de n’attendre pas l’orage, qui tôt ou tard le perdrait, et conclut de retourner plutôt toute sa vie dans un banc que de rester ainsi exposé. Dans cette pensée, ses comptes à la main, il fut trouver un matin le capitaine à son lit et le pria instamment de le décharger du fardeau de garder sa chambre d’office, protestant que son âge, qui affaiblissait sa mémoire et sa vue, ne lui permettait plus de profiter de ses bontés. Le capitaine, fort surpris, lui dit qu’il fallait qu’il y eût quelque autre raison qui le portât à lui faire cette demande et qu’il voulait la savoir sur l’heure, sous peine de son indignation. Bancilhon, ne pouvant plus s’en défendre, lui avoua le fait, et lui dit que Moria, le second maître d’hôtel, lui avait découvert le complot. « Qu’on m’appelle ces messieurs, dit le capitaine, tout à l’heure. » Ce qui étant fait, il les menaça de les faire jeter à la mer sur-le-champ s’ils n’avouaient pas la vérité. Ils l’avouèrent en effet, en demandant mille fois pardon. « Eh bien, messieurs, dit-il, je ne vous veux faire d’autre punition que celle de vous déclarer que, dès ce moment, s’il se perd quoi que ce soit de ce que Bancilhon a en garde, vous en serez responsables tous trois. » Ils voulurent se récrier, disant que sur ce pied-là, Bancilhon pouvait les perdre à tout moment. « Il est honnête homme, leur dit le capitaine, et vous êtes des coquins qui mériteriez que je vous fisse raser et mettre à la chaîne. » Ces messieurs se retirèrent tout confus et ils ne tentèrent jamais depuis de faire pièce à Bancilhon, qui demeura le domestique favori de M. de Langeron. Cette bienveillance rejaillit sur les autres réformés. Le commandant recevait souvent les ordres de la Cour pour faire faire la recherche de l’argent, des livres de dévotion et lettres des réformés des galères. On tirait, à l’heure marquée, un coup de canon de la Grande Réale et aussitôt les bas officiers, qui avaient chacun leur réformé en vue, se jetaient sur eux à l’improviste et leur prenaient tout impunément, non sans coups de corde, car c’est toujours le premier et le dernier appareil. De cette manière, on nous surprenait souvent, mais M. de Langeron avertissait d’avance le frère Bancilhon en lui disant : « Bancilhon, mon ami, le coq a chanté. » Alors nous étions sur nos gardes et en nous fouillant, on ne trouvait jamais rien[36].
On a bien raison de dire, lorsqu’on se trouve dans quelque rude peine : « Je travaille comme un forçat à la rame », car c’est en effet le plus rude exercice qu’on puisse s’imaginer. Qu’on se représente, si on peut, six hommes enchaînés, assis sur leur banc, tenant la rame à la main, un pied sur la pédagne, grosse barre de bois attachée à la banquette ; et de l’autre pied, montant sur le banc de devant eux, et s’allongeant le corps, les bras roides pour pousser et avancer leur rame jusque sous le corps de ceux de devant qui sont occupés à faire le même mouvement ; et ayant avancé ainsi leur rame, ils relèvent pour la frapper dans la mer et du même temps se jettent, ou plutôt se précipitent en arrière, pour tomber assis sur leur banc, qui, à cause de cette rude chute, est garni d’une espèce de coussinet. Enfin, il faut l’avoir vu, pour croire que ces misérables rameurs puissent résister à un travail si rude ; et quiconque n’a jamais vu voguer une galère ne se pourrait jamais imaginer, en le voyant pour la première fois, que ces malheureux pussent y tenir une demi-heure, ce qui montre bien qu’on peut, par la force et la cruauté, faire faire pour ainsi dire l’impossible. Et il est vrai qu’une galère ne peut naviguer que par cette voie et qu’il faut nécessairement une chiourme d’esclaves, sur qui les comites puissent exercer la plus dure autorité, pour les faire voguer, non seulement une heure ou deux, mais même dix à douze heures de suite. Je me suis trouvé avoir ramé à toute force pendant vingt-quatre heures sans nous reposer un moment. Dans ces occasions, les comites et autres mariniers nous mettaient à la bouche un morceau de biscuit trempé dans du vin, sans que nous levassions les mains de la rame pour nous empêcher de tomber en défaillance. Pour lors, on n’entend que hurlements de ces malheureux, ruisselant de sang par les coups de corde meurtriers qu’on leur donne. On n’entend que claquer les cordes sur le dos de ces misérables. On n’entend que les injures ou les blasphèmes les plus affreux des comites, qui sont animés et écument de rage, lorsque leur galère ne tient pas son rang et ne marche pas si bien qu’une autre. On n’entend encore que le capitaine et les officiers majors crier aux comites, déjà las et harassés d’avoir violemment frappé, de redoubler leurs coups. Et lorsque quelqu’un de ces malheureux forçats crève sur la rame, comme il arrive souvent, on frappe sur lui tant qu’on lui voit la moindre vie, et lorsqu’il ne respire plus, on le jette à la mer comme une charogne, sans témoigner la moindre pitié.
Une chiourme d’hommes libres des plus robustes et des
mieux dressés au travail de la rame ne pourrait y tenir.
J’en ai vu l’expérience. En l’année 1703, on fit faire à Dunkerque quatre demi-galères pour les envoyer à Anvers
naviguer sur la rivière de l’Escaut. Ces demi-galères
étaient parfaitement proportionnées, et de même fabrique
que les grandes. Les rames avaient vingt-cinq pieds de
long et trois hommes par banc pour les ramer. On n’y
voulait mettre que des mariniers de rame, gens fort expérimentés
dans cet exercice, mais tous libres, car on ne
voulait pas risquer d’y mettre des gens de chaîne qui
auraient eu la facilité de se sauver à cause de la proximité
des frontières de l’ennemi, et par la crainte aussi de
quelque révolte dans les occasions des fréquents combats
qu’on se proposait avec ces demi-galères. On les arma
donc à Dunkerque pour aller de là à Ostende par mer, et
de là, par le canal de Bruges, jusqu’à Gand où passe
l’Escaut. Quand il fut question de mettre en mer, ce ne fut
qu’avec beaucoup de peine qu’on put mener ces quatre
demi-galères avec ces rameurs libres jusqu’à la rade de
Dunkerque. Le commandant fut d’obligation d’écrire au
ministre l’impossibilité qu’il y avait de naviguer sans
chiourme esclave. Sur quoi le ministre donna ordre de
mettre un vogue-avant esclave dans chaque banc, qui
ramerait avec deux hommes libres ; ce qui fut fait, et pour
lors on conduisit ces bâtiments à Ostende par mer, quoique
avec grand peine par la raison que le comite n’osait pas
exercer ses cruautés sur les gens libres. Ce qui confirme
ce que je viens de dire qu’on ne pourrait jamais naviguer
les galères sans chiourme d’esclaves, sur lesquels les
comites puissent exercer impunément leur impitoyable
cruauté, car il est à remarquer que, lorsqu’il manque un
comite sur une galère, et que le capitaine en cherche un,
il ne s’informe, par rapport à ceux qui se présentent pour
l’être, d’aucune autre capacité que celle d’être brutal et
impitoyable. S’il se trouve avoir ces qualités au suprême
degré, c’est alors le meilleur comite de France. M. de Langeron,
notre capitaine, ne les nommait guère que par le
nom de bourreaux, et lorsqu’il voulait donner quelques
ordres qui les regardaient : « Holà ! disait-il, qu’on m’appelle
le premier bourreau », parlant du premier comite, et
Le rembarquement à bord de la galère.
Gravure de E.-L.-D. Ciartres (Bibliothèque Nationale. Estampes.) ainsi du second et du troisième ; et lorsqu’il trouvait à propos de faire repaître la chiourme, c’était sa coutume de dire au comite : « Holà, bourreau, fais donner l’avoine aux chiens. » C’était pour faire distribuer les fèves à la chiourme. Je ne sais s’il tirait cette comparaison que les chiens ne peuvent manger l’avoine, de même que les forçats ne peuvent qu’avec grand’faim mâcher ces fèves qui sont très mal cuites et dures comme des cailloux, sans autre apprêt que le nom d’un peu d’huile et quelque peu de sel, dans une grande chaudière, qui contient cinquante petits seaux de cet exécrable bouillon. Pour moi, dans ma plus grande faim, j’aimais mieux tremper mon pain dans l’eau pure avec un peu de vinaigre, que de le manger avec ce bouillon, qui fait boucher le nez avec sa mauvaise odeur. C’est pourtant tout l’aliment qu’on donne aux forçats : du pain, de l’eau et ces fèves indigestes, dont chacun reçoit quatre onces, lorsqu’elles sont bien partagées et que le distributeur n’en vole pas[37].
En parlant de ce rude travail de la rame, il faut pourtant dire que ces occasions de forcer la chiourme n’arrivent pas fréquemment ; car si cela était, tous crèveraient bientôt. On épargne la chiourme lorsqu’on prévoit qu’on aura besoin de ses forces, tout comme un charretier épargne ses chevaux pour le besoin. Par exemple, lorsqu’on se trouve en mer avec un vent favorable, alors on fait voile et la chiourme se repose, car la manœuvre des voiles n’est que pour les matelots et gens libres. De même, lorsqu’une galère fait route d’un port à un autre et que la distance est de vingt-quatre heures ou plus, pour lors on fait ce qu’on appelle quartier, c’est-à-dire que la moitié de la galère rame une heure et demie, et l’autre moitié se repose pendant ce temps-là, et ainsi alternativement. On entend bien que cette moitié qui rame est la moitié des deux côtés de la galère, douze rames de chaque côté, depuis l’arrière jusqu’au milieu ou centre de la galère, et d’un seul coup de sifflet ces deux quartiers se relèvent dans un instant. On ne commande aucune manœuvre soit de voile ou de rame à la voix, et tout s’y fait au son du sifflet, que l’équipage et la chiourme entendent parfaitement. C’est un langage qui s’apprend par le long et fréquent usage. Ce sont les comites qui commandent tout par le sifflet après en avoir reçu l’ordre du capitaine. Toutes les manœuvres et tout le travail qu’il faut faire se nomment par les différents tons du sifflet. Ceux qui n’y comprennent rien, pensent entendre des rossignols ramager.
Il n’est pas étonnant de voir les comites des galères si cruels et si impitoyables contre la chiourme. C’est leur métier, à quoi ils sont élevés de jeunesse, et ils ne sauraient faire naviguer leur galère autrement, mais de voir les capitaines et officiers majors, qui sont tous gens de famille et bien élevés, s’acharner à cette cruauté et commander continuellement aux comites de frapper sans miséricorde, c’est ce qui se passe et qui paraîtra inouï à mes lecteurs. Il n’y a, cependant, rien de si vrai. Pour en donner un exemple, lorsque nous prîmes devant la Tamise cette frégate anglaise nommée le Rossignol, comme la nuit approchait et qu’on craignait de n’arriver pas assez tôt à ladite frégate, on fit extraordinairement forcer la rame. Notre lieutenant ordonnant au comite de redoubler les coups de corde sur la chiourme et le comite lui disant, que, quoiqu’il fît de son mieux, il ne voyait pas de moyen que nous prissions cette frégate à cause de la nuit qui s’avançait, le lieutenant lui répondit que, s’il ne voyait pas cette frégate en notre pouvoir, il se pendrait plutôt lui-même à l’antenne de la galère. « Redouble tes coups, bourreau, dit-il, pour animer et intimider ces chiens-là. Fais comme j’ai souvent vu faire aux galères de Malte. Coupe le bras d’un de ces chiens pour te servir de bâton et pour en battre les autres. » Et ce barbare lieutenant voulait forcer le comite à mettre cette cruauté en exécution. Mais le comite, plus humain que lui, n’en voulut rien faire et une demi-heure après, lorsque nous fûmes à bord de la frégate, la première décharge qu’elle nous tira tua ce cruel lieutenant sur le coursier. Il arriva même, comme si son cadavre ne méritait pas sépulture, que, quoiqu’on prît toutes les précautions possibles pour porter son corps à terre, et que nous ne fussions pas trois jours en mer après sa mort, ce cadavre s’empuantit si fort qu’il fut impossible de le souffrir plus longtemps et il fallut le jeter à la mer à la vue de Dunkerque.
Les officiers, non plus que le reste de l’équipage, ne se couchent jamais pour dormir lorsque la galère navigue, soit à la rame, soit à la voile, n’y ayant aucune place vide, ni exempte de manœuvre, pour que quelqu’un puisse reposer. Le fond de cale même est plein de vivres, voiles, cordages et autres apparaux de la galère et il n’y a que les mousses de chaque chambre qui y demeurent jour et nuit. Les soldats sont assis sur leur paquet de hardes à la bande ou galerie. Les matelots, mariniers et les bas-officiers s’asseyent comme ils peuvent sur la rambade[38] et autres lieux assez incommodes. Les officiers majors s’asseyent sur des chaises ou fauteuils dans la guérite ou chambre de poupe.
Mais lorsque la galère est à l’ancre ou dans un port, on
tend la tente, qui est faite d’une forte toile de coton et fil,
à bandes bleues et blanches. Cette tente règne d’un bout à
l’autre de la galère. On la lève par de grosses barres de
bois, qu’on appelle chèvres, mises de distance en distance,
et qui sont de longueur différente pour faire faire le dos
d’âne à cette tente, qui se trouve élevée à son bout du côté
de la poupe d’environ huit pieds, au centre ou milieu de
la galère, de vingt pieds, et à son bout à la proue, d’environ
six pieds. Le bas aboutit à l’aposti[39] au bord de la
galère, de chaque côté. Cette tente, bien tendue et attachée
audit aposti, couvre toute la galère, et par sa forme et tenture
est telle qu’aucune pluie, pour si forte qu’elle soit, ne peut la traverser. Ayant donc ainsi élevé cette tente, tout
le monde se repose et pendant le jour chacun s’occupe,
soit à prendre son repas ou à coudre et à tricoter des bas
de coton, que tous les galériens savent faire. Les matelots
et mariniers se divertissent et dansent au son du tambourin,
en quoi les Provençaux excellent. Un homme a ce
Brigantin ou demi-galère.
(Différents bâtiments de la Méditerranée par Guéroult du Pas.)
tambourin pendu à son cou, fait comme la caisse d’un tambour de guerre, mais plus long. D’une main, il frappe avec une baguette sur ce tambourin pour battre la mesure ou cadence. Il a une petite flûte dans l’autre main, dont il joue ; et c’est un vrai plaisir de voir danser et sauter ces mariniers provençaux au son de cet instrument[40].
La nuit venue, et après qu’on a soupé, à chaque banc destiné pour les officiers, les galériens dressent une table de la longueur de six pieds et de trois de large. Cette table se met sur deux traverses ou gros bâtons, les uns de bois, d’autres de fer. Ces traverses sont soutenues par quatre pivots, deux fichés dans un banc, et deux dans le banc prochain. Cette table, ainsi posée sur ces deux traverses, se trouve élevée au-dessus des bancs d’environ trois pieds. Les officiers ont de bons matelas de laine et de crin qu’on serre le jour dans le fond de cale. On dresse ces matelas sur ces tables, chacun à sa place. On y met un coussin ou traversin, qui est appuyé par une têtière de bois, ensuite les draps et couverture du lit. Puis, on l’entoure d’un pavillon de toile de coton très forte, la pointe duquel s’attache au haut de la tente à une corde et poulie destinées à cet usage. Ce pavillon ainsi élevé, sa pointe en haut, son bas, qui est fort ample, entoure le lit à l’égal du meilleur lit d’ange[41], et tous ces lits, avec leur pavillon à bandes bleues et blanches, et ainsi dressés de chaque côté du coursier, qui forme comme la rue ou le chemin, sont une assez belle perspective d’un bout à l’autre de la galère, qui est toujours bien illuminée par divers falots, qui pendent à la tente depuis la poupe jusqu’à la proue. Tout ce dressement de lit se fait en un instant. Après quoi, l’on ordonne la couchée à la chiourme par un coup de sifflet. Les officiers et équipages se couchent quand ils veulent, mais dès qu’on a ordonné à la chiourme de se coucher, pas un ne peut se tenir debout, ni parler, ni remuer le moins du monde ; et si quelqu’un de ladite chiourme est obligé d’aller à l’aposti, au bord de la galère, pour y faire les nécessités naturelles, il est obligé de crier « à la bande » ; et il n’y peut y aller que l’argousin ou pertuisanier, préposé à la garde de la chiourme, ne lui ait donné la permission par un cri de : « Va ! » si bien que toute la nuit un silence profond règne sur la galère, comme s’il n’y avait personne. Les mariniers dressent un pavillon de chaque côté de la rambade qui se trouve en dehors de la grande tente et ils couchent tous sous ces pavillons à l’abri de la pluie et de la fraîcheur de la nuit. Les soldats s’accroupissent le mieux qu’ils peuvent sur la bande et les galériens dans leur banc, assis sur la pédagne, et la tête appuyée contre le banc.
Voilà de quelle manière chacun se place pour dormir, lorsque la galère est armée. Mais en hiver que la galère est désarmée et que les officiers et équipages sont logés à terre, à la réserve des comites, argousins et pertuisaniers, qui ne bougent ni jour ni nuit de la galère, pour lors les galériens ayant plus de place, s’accommodent de quelques bouts de planches et se couchent plus commodément, quoique sur la dure, se couvrant de leurs capotes.
Une galère armée a toujours deux chaloupes, le caïque et le canot. Lorsqu’on part d’un port ou d’une rade, on embarque les deux chaloupes sur la galère, l’une à droite, l’autre à gauche avec des palans à poulie. Elles sont placées sur deux potences, qu’on nomme chevalets, élevées de six pieds au-dessus des bancs qu’elles couvrent, si bien qu’elles ne prennent aucune place et n’empêchent aucune manœuvre, car les rameurs rament aussi facilement sous ces chaloupes ainsi posées, que s’il n’y en avait pas. Lorsqu’en mer on veut aller parlementer avec quelque navire qu’on rencontre, on débarque dans un moment le canot avec beaucoup de facilité, et le caïque de même, si on en a besoin, et l’on les rembarque fort aisément lorsqu’on s’en est servi, et aussitôt qu’on mouille l’ancre, on les débarque tous les deux, les attachant au derrière de la galère, toujours avec bonne garde, de peur que les esclaves, principalement les Turcs, qui sont toujours déchaînés et n’ont qu’un anneau de fer à la jambe, nuit et jour, ne se sauvent par les moyens de ces chaloupes. On leur permet pourtant de même qu’à ceux de l’équipage d’y aller fumer ; car dans les galères il est défendu à qui ce soit de fumer sous peine d’avoir le nez et les oreilles coupés. Les officiers majors eux-mêmes, ni le capitaine, n’y oseraient fumer tant la défense en est rigoureuse de la part du roi, et cela à cause qu’une galère de France, il y a longues années, sauta en l’air, le feu s’étant mis à sa poudre, et on crut que cet accident avait été causé par un Turc qui fumait auprès de la soute à poudre.
L’ordre de la Cour pour désarmer les galères étant venu, ce qui est ordinairement vers la fin d’octobre, les galères avant d’entrer dans le port, débarquent leur poudre à canon ; car on ne pénètre jamais dans un port avec la poudre. Ensuite on entre les galères, et on les range le long du quai, selon le rang d’ancienneté du capitaine, le derrière de la galère contre le quai. On dresse un pont, qu’on nomme la planche, pour aller de la galère sur le quai. On met bas les mâts qu’on enferme dans le coursier, et leurs antennes tout du long sur les bancs. On décharge ensuite l’artillerie et les munitions de guerre et de bouche, voiles, cordages, ancres, etc. On congédie les matelots de rambade, qui ne sont pas entretenus, et les pilotes côtiers. Le reste de l’équipage, à Dunkerque, logeait dans les casernes de la ville. Les officiers majors y avaient leurs pavillons, mais ils n’y logeaient que rarement, la plupart allant passer leur quartier d’hiver à Paris, ou chez eux. Ceux qui restaient, pour se distinguer, louaient les plus belles maisons de la ville, car ces messieurs sont presque tous des premières maisons du royaume, la plus grande partie cadets de famille, lesquels, comme on sait, n’héritent de leur patrimoine que l’éducation et ne vivent que des bienfaits du roi. C’est pourquoi ils sont presque tous chevaliers de Malte qui, faisant entre autres le vœu de chasteté, ne se peuvent marier, et comme, après leur mort, tout ce qu’ils laissent va à la religion de Malte, ils ne s’attachent pas à laisser du bien après eux, mais vivent fort splendidement[42]. Ce qu’ils peuvent bien faire, car leurs appointements sont gros[43].
Enfin, la galère étant entièrement vide, la chiourme s’y trouve assez au large pour que chacun des galériens y établisse
son pauvre et chétif quartier d’hiver. Chaque banc
se procure quelque bout de planche, qu’ils mettent en travers
sur les bancs, et où ils font leur lit, mettant pour tout
matelas dessous leur corps une vieille serpillière et se couvrant
ou plutôt s’enveloppant dans leur capote. Les vogue-avant
qui sont les premiers de la rame, et, par conséquent
Caïque de Galère.
(Différents bâtiments de la Méditerranée, par Guéroult du Pas.)
les chefs du banc, se couchent mieux ayant la banquette pour eux, qui est le marchepied du banc, de la largeur de deux pieds, et assez longue pour s’y coucher de son long. Le second se couche aussi assez bien tout de son long dans le ramier, qui est l’endroit du banc sur le tillac, où la rame aboutit, et comme en hiver les rames en sont ôtées, cette place sert de lit au second rameur de la rame. Les autres quatre s’accommodent avec leur bout de planche ou à la bande.
Dès que le temps se met au froid, au lieu d’une tente, on en met deux l’une sur l’autre. Celle de dessous est ordinairement de gros bourras, de la même étoffe que les capotes, ce qui tient la galère assez chaude, au moins pour empêcher d’y mourir de froid, car ceux qui n’y sont pas accoutumés et qui se chauffent dans leur maison auprès d’un bon feu, n’y sauraient résister vingt-quatre heures sans périr, lorsqu’il gèle un peu fort. Si ces misérables galériens pouvaient avoir un peu de feu pour se chauffer et de la paille pour se coucher, ils s’estimeraient très heureux ; mais il n’en entre jamais sur les galères.
Dès la pointe du jour, les comites, qui couchent toujours dans la galère, de même que les argousins et pertuisaniers, pour la garde de la chiourme, font entendre leurs sifflets pour réveiller et faire lever la chiourme. Cela ne manque jamais à la même heure ; car la commandante des galères tire, le soir après le soleil couché et le matin à la pointe du jour, un coup de canon, qui est l’ordre pour le coucher et le lever des chiourmes, et si le matin quelqu’un est assez paresseux pour n’être pas d’abord sur pied au coup de sifflet du comite, les coups de corde ne lui manquent pas. La chiourme étant levée, le premier soin est de plier les lits et de mettre le banc en ordre, le balayer et y jeter plusieurs seaux d’eau pour le rafraîchir et le nettoyer. On élève la tente avec de gros bâtons, longs de vingt pieds, qu’on appelle boute-fort, et qu’on met de chaque côté de la galère pour donner l’air et la clarté. Mais quand il fait froid, on n’ouvre la tente que du côté qui est à l’abri du vent.
Cela étant fait, chacun s’assied dans le banc, travaillant de ses mains à son profit. Il faut savoir que personne, dans la chiourme, ne peut être sans rien faire. Les comites, qui sont tout le jour à observer la chiourme, s’ils en voient quelqu’un qui soit à rien faire, lui demandent, la corde à la main, d’où vient qu’il ne travaille pas. S’il dit qu’il ne sait point de métier, on lui fait donner du coton filé pour qu’il en broche des bas, et s’il ne sait pas brocher, on ordonne à un galérien de son banc de le lui enseigner. Ce métier est bientôt appris, mais comme il s’en trouve toujours qui, outre qu’ils sont fainéants, n’apprennent pas facilement ou s’opiniâtrent à ne pas apprendre, les comites ne manquent pas de le remarquer, et ils les rossent d’importance. S’ils voient qu’un tel paresseux ou entêté n’apprend pas du tout ce qu’on lui enseigne, alors ils lui donnent un boulet de canon à éclaircir, en le menaçant, que s’il ne l’a pas rendu clair comme de l’argent du matin au soir, il sera roué de coups. C’est une chose impossible que d’éclaircir un boulet de canon, et quand ce misérable y travaillerait toute sa vie, y aurait-il employé tout le sable qu’il pourrait trouver et tout le tripoli de l’univers, il n’en viendrait pas à bout. Ainsi il est immanquable qu’il sera rossé ; et tous les jours c’est à recommencer jusqu’à ce que ce malheureux se résolve enfin à apprendre à tricoter, car un comite n’en démord jamais.
Il y en a plusieurs parmi la chiourme qui savent des métiers, et qui les apprennent à d’autres, comme tailleur, cordonnier, perruquier[44], graveur, horloger, etc. Ceux-là sont heureux en comparaison de ceux qui ne savent que brocher ; car dans l’hiver, lorsque les galères sont désarmées, on leur permet de dresser de petites baraques de planches, sur le quai du port, chacun vis-à-vis de sa galère[45]. L’argousin les y enchaîne tous les matins et au soir il les renchaîne dans la galère. Cet argousin, pour sa peine et celle de veiller sur eux, a un sol par jour, que chacun d’eux paie exactement[46].
Les Turcs, pour la plupart, n’ont pas de métier, et on ne les oblige pas à tricoter, car, comme ils sont assez intrigants d’eux-mêmes, et qu’ils ne sont jamais enchaînés, en payant un sol par jour à l’argousin, ils vont rôder par la ville et travaillent chez les bourgeois qui les veulent occuper, soit à fendre du bois ou autres ouvrages pénibles et tous les soirs ils reviennent à la galère, n’ayant presque pas d’exemple qu’aucun tâche de se sauver. Aussi n’en ont-ils pas la facilité, tout libres qu’ils soient, car ils sont si reconnaissables par leur teint d’ordinaire brûlé et par leur langue franque, qui est un véritable baragouin, qu’ils ne seraient pas à une demi-lieue de la ville qu’on les ramènerait en galère, car il y a vingt écus de prime pour ceux de la ville ou de dehors qui ramènent un Turc ou un forçat qui s’est évadé ; et lorsqu’il arrive que quelqu’un de la chiourme s’évade, les galères ont la précaution de tirer un coup de canon, de distance à autre, pour avertir de cette évasion. Alors tous les paysans, principalement à Marseille, courent après cette curée avec leur fusil et leur chien de chasse, et il est comme impossible que ce pauvre fugitif ne tombe dans leurs mains. J’en ai vu divers exemples à Marseille. Pour ce qui est de Dunkerque, les Flamands avaient cette chasse en horreur, mais la soldatesque, dont tout était rempli à Dunkerque et aux environs, n’y regardait pas de si près pour gagner vingt écus. Il est arrivé à Marseille qu’un fils ramena son propre père aux galères, d’où il s’était sauvé. Il est vrai que l’intendant en eut tant d’horreur qu’après avoir fait compter les vingt écus, il le fit mettre à la chaîne comme forçat, sans dire pourquoi et sans sentence, si bien qu’il y resta toute sa vie, aussi bien que son malheureux père. Tant il est vrai que la nation provençale est généralement perfide, cruelle et inhumaine ! Il me souvient qu’en traversant la Provence pour aller à Marseille, étant enchaînés à la grande chaîne, nous tendions nos écuelles de bois à ceux qui se trouvaient sur notre passage dans les villages pour les supplier de nous y mettre un peu d’eau pour nous désaltérer. Mais ils avaient tous la cruauté de n’en vouloir rien faire. Les femmes même, auxquelles nous nous adressions plutôt, comme au sexe ordinairement le plus susceptible de compassion, nous disaient des injures en leur langage provençal, « Marche, marche, nous disaient-elles, là où tu vas, ne te manquera pas d’eau. »
On voit donc le long du quai où sont les galères, une longue rangée de ces baraques avec deux ou trois galériens dans chacune, exerçant leur métier ou leur industrie pour gagner quelques sols[47]. Je dis industrie, car il n’y en a, qui ne s’occupent qu’à dire ce qu’on appelle la bonne aventure, ou à tirer l’horoscope. D’autres vont plus loin, et contrefont les magiciens et toute leur magie consiste dans leur industrie.
De mon temps, à Marseille, il y avait sur la Grande-Réale, où j’étais, un vieux galérien nommé père Laviné. Cet homme avait le renom de ne jamais manquer à faire retrouver les choses perdues ou volées. Un jour, un marchand de Marseille avait oublié de serrer dans sa caisse vingt louis d’or qui étaient restés dans son comptoir sur son pupitre et qui furent éclipsés. Ce marchand, ayant fait toutes les recherches possibles, s’adresse à mon rusé magicien Laviné, qui l’assure que, quand ses louis seraient en enfer, il les lui ferait retrouver. Il accorde à un louis pour lui et prie le marchand de lui donner une liste de toutes les personnes qui composaient sa famille et son domestique, ce que le marchand fit. Il ordonne de plus que toutes ces personnes se trouveraient, le lendemain matin, dans la maison du marchand, sans qu’il en manquât une seule, ce qui fut fait. Ce même matin, Laviné fut chez le marchand, portant dans ses mains un coq tout noir et un vieux bouquin tout graisseux qu’il disait être son grimoire. D’entrée, il demanda au marchand si tous ceux de sa maison étaient là. Celui-ci répondant que oui, Laviné les fit tous assembler dans une chambre. Il y en avait une autre à l’opposite. Il pria le marchand de faire bien fermer ces deux chambres pour qu’elles fussent entièrement obscures. Alors, Laviné récita tout haut en un langage barbare et incompréhensible quelques passages de son grimoire. Ensuite il avertit tout haut le marchand qu’il savait que le voleur de ses louis était dans la chambre, qu’il l’allait bientôt connaître par le chant de son coq, qui ne manquait jamais, mais il pria de ne pas s’étonner si le diable emportait le voleur, « car, dit-il, c’est son dû, et le diable ne fait rien pour rien ». Il disait cela d’un air à imposer aux plus incrédules. Après quoi, dans l’obscurité, sans que personne ne le vît, il remplit le dessus du dos de son coq de noir de fumée et se tenant à la porte à l’opposite de celle où étaient tous ceux de la maison, il les appela tous par leurs noms, l’un après l’autre, leur ordonnant qu’en passant auprès de lui chacun mît la main sur le coq qu’il tenait par les pattes, en les assurant par son grimoire infaillible que le coq ne sentirait pas plus tôt la main du voleur sur son dos qu’il chanterait, et gare, disait-il, la griffe du diable qui l’emportera comme une mouche. Or, il arriva qu’une servante, qui avait fait le vol, se sentant coupable et cependant voulant passer par l’épreuve, plutôt que d’avouer le fait, s’avisa d’une ruse pour empêcher que, si le coq chantait sous sa main, le diable ne l’emportât. Elle résolut à la faveur de l’obscurité de passer sans toucher le coq. Chacun le fît hardiment à la réserve de la servante coupable qui passa la main à côté sans toucher le coq, si bien que cette revue ne produisit aucun chant de coq. Mais Laviné, ayant fait ouvrir tous les volets de cette chambre, ordonna à chacun de présenter sa main ouverte, et il ne se trouva que celle de la servante qui fût blanche, celles des autres étant toutes noircies par le noir de fumée, qui était sur le dos du coq. Laviné s’écria d’abord : « Voici la voleuse des louis. Je m’en vais appeler le diable pour l’emporter. » Cette servante eut tant de frayeur qu’elle demanda grâce à genoux, avoua le vol et rendit les louis. Je n’ai raconté ceci que pour donner un exemple de l’industrie des galériens pour attraper l’argent des bonnes gens.
Il y a aussi dans ces baraques des joueurs de gibecière, de faux joueurs à la jarretière, des escamoteurs qui, priant les passants de leur changer un écu, en touchant leur petite monnaie, la leur enlèvent ou escamotent sans qu’ils s’en aperçoivent le moins du monde ; et quand ils ont fait leur coup, ils changent d’avis sous quelque prétexte pour ne pas changer leur écu. Il y a aussi des écrivains, les meilleurs notaires du monde pour faire de faux testaments, de fausses attestations, de fausses lettres de mariage, de faux congés pour les soldats ; mais ce dernier leur est trop dangereux, car si cela vient à se découvrir, ils sont pendus sans rémission. Ces écrivains savent contrefaire toutes sortes d’écritures. Ils ont des sceaux et cachets de toutes les sortes, sceaux de villes, sceaux d’évêques, archevêques, cardinaux, etc. Ils ont aussi bonne provision de toutes sortes de caractères pour les contrefaire dans les occasions, toutes sortes de papiers de différentes marques, et sont très habiles pour effacer et enlever plusieurs lignes d’écriture d’un acte authentique, et pour en écrire d’autres du même caractère sans qu’il y paraisse. Enfin ce sont de très habiles fripons, et qui travaillent à très bon marché pour attirer des chalands.
Les gens de métiers, qui travaillent dans ces baraques ne sont pas moins fripons. Le tailleur vole l’étoffe ; le cordonnier fait des souliers dont la semelle, au lieu de cuir, est une petite planchette de bois, qu’il couvre d’une peau de stockfish, collée par-dessus, et où il fait des points artificiels, qui ressemblent parfaitement à la couture d’une semelle, et cette peau, ainsi collée, paraît de couleur et de force comme le meilleur cuir du monde. Le bon marché fait que quantité de lourdauds s’y attrapent. Si je voulais décrire tous leurs tours de friponnerie, je n’aurais jamais fait. Il y a aussi beaucoup de Turcs dans ces baraques, mais qui n’y travaillent pas ; ils n’y font que négocier. Les uns font les fripiers, les autres vendent du café, de l’eau-de-vie et semblables choses. Mais tous en général sont grands receleurs de toutes sortes de vols et s’ils y sont découverts, ils en sont quittes pour rendre.
Il n’en alla pourtant pas ainsi d’un Turc de la galère où
j’étais à Dunkerque. Ce qui lui arriva mérite par sa singularité
d’être rapporté. Deux voleurs volèrent un jour dans
la grande église de Dunkerque divers ornements, entre
autres la boîte d’argent des saintes huiles destinées à l’administration
du sacrement de l’extrême-onction. Ils portèrent
cette boîte à un Turc de notre galère, nommé Galafas,
qui était dans sa baraque et la lui vendirent. Galafas, après
l’avoir achetée, demanda à ces voleurs si cela n’était pas
robe santa, c’est-à-dire chose sacrée. Les voleurs le lui
avouèrent, ce qui intrigua[48] un peu Galafas, qui crut
devoir faire changer de forme cette boîte. Pour cet effet,
il sort l’huile avec le coton imbibé qui y était, en graisse
ses souliers pour mettre tout à profit et avec un marteau
aplatit la boîte. Ensuite il fait un trou dans la terre au
dedans de sa baraque et y enfouit cette boîte ainsi aplatie.
Mais par malheur, l’un de ces voleurs fut pris et convaincu
du vol. On lui demanda ce qu’il avait fait de cette
boîte aux saintes huiles. Il confessa l’avoir vendue au
Turc Galafas. On mène ce voleur à la baraque de Galafas,
qui avoua le fait ingénument. On lui demanda où était la
boîte. Il montra l’endroit où il l’avait enfouie. On en
avertit d’abord le curé de la ville, afin qu’il vînt lui-même
lever cette précieuse et sainte relique qu’aucun autre
qu’un prêtre n’avait le droit de toucher. Le curé, avec ses
prêtres, y accourt en surplis et avec la croix comme à une
procession. On fouille dans la terre à l’endroit que le Turc
L’armement des galères.
Dessiné et gravé par J. Rigaud (Bibliothèque Nationale. Estampes.) leur disait. On y trouve la boîte écrasée à coups de marteau et comme on ne voyait point d’huile répandue, on demande au Turc ce qu’il avait fait de l’huile qui était dans la boîte. « J’en ai graissé mes souliers, dit-il. Si j’avais eu de la salade, je l’en aurais garnie ; car j’ai goûté cette huile qui était très bonne. » Alors tous ces prêtres de crier : « À l’impiété ! au sacrilège, » et le Turc de rire et de se moquer d’eux. Cependant on lui fit déchausser ses souliers. Ce fut le curé lui-même qui le déchaussa, car quel autre que lui aurait osé porter ses mains profanes sur ces souliers sanctifiés par ces saintes huiles ? Ce fut enfin avec de grandes cérémonies et des battements de poitrine qu’on mit les souliers de Galafas, la boîte aplatie et toute la terre, qu’on jugea qui avait touché cette boîte, dans une nappe de l’autel, que quatre prêtres portaient tenant chacun un coin de la nappe, et chantant des hymnes d’affliction jusqu’à la grande église où le tout fut enterré sous l’autel. La baraque de Galafas fut démolie, et on en rendit la place hors d’aucun usage, en y amoncelant des pierres et des débris, comme un monument du sacrilège commis. On mit Galafas dans la galère, enchaîné de doubles chaînes et les menottes aux mains. Mais personne ne travaillait à son procès à cause d’un conflit de juridiction.
Le conseil de guerre des galères prétendait l’office et le clergé se le voulait approprier. Il y avait une autre raison pour laquelle le commandant ne pouvait livrer Galafas au pouvoir du clergé, qui est que la Cour avait réglé depuis maintes années qu’aucun tribunal de justice du royaume ne pourrait se saisir d’aucun forçat ou esclave des galères du roi, que préalablement un tel forçat ou esclave ne fût délivré, par une grâce du roi, du supplice des galères et que le forçat ou esclave n’eût de sa bonne et pure volonté accepté cette grâce, lui étant permis de l’accepter ou de la refuser et en ce dernier cas, il devait rester toute sa vie aux galères. Le clergé de Dunkerque, bien informé de ceci, sollicita la Cour pour obtenir cette grâce. À quoi il réussit facilement. Cependant, Galafas était enchaîné à double chaîne et s’attendait à passer fort mal son temps lorsqu’un jour le major des galères lui vint annoncer sa liberté, le félicitant de ce qu’au lieu de périr entre les mains de la justice, le roi, au contraire, lui faisait grâce. Galafas, qui ignorait le piège qu’on lui tendait, accepta sa grâce avec joie. Sur-le-champ, le major le fit déchaîner et, lui mettant sa lettre de grâce ou passeport dans la main, lui dit qu’il était libre. Galafas ne fit qu’un saut pour sortir de la galère ; mais le clergé, qui avait machiné cette affaire et qui n’avait d’autre crainte que celle que Galafas refusât sa grâce, avait si bien aposté les suppôts de la justice sur le quai aux avenues de la galère que le pauvre Turc n’en fut pas plus tôt descendu qu’il se vit arrêter et conduire aux prisons de la ville. Il eut beau crier que le roi lui avait fait grâce de tout le passé. On lui répondit que Sa Majesté ne la lui avait fait que de sa détention comme esclave et non du crime qu’il venait de commettre. Enfin, il en fallut passer par là. La Justice, à la requête du clergé, lui fit son procès dans les formes et ayant atteint et convaincu ledit Galafas de sacrilège au premier chef, le condamna à être brûlé vif et ses cendres jetées au vent. Galafas en appela au Parlement de Douai. On l’y transféra pour y faire confirmer sa sentence. Mais comme il se passa beaucoup de temps depuis sa détention et pendant qu’il était à Douai, les Turcs des galères de Dunkerque trouvèrent le moyen de faire tenir une lettre à Constantinople qui fut remise entre les mains du Grand-Seigneur, lequel aussitôt fît appeler l’ambassadeur de France et lui déclara que si on faisait mourir Galafas pour un fait de cette nature que les Turcs ignorent être un crime, lui, Grand-Seigneur, ferait mourir du même supplice cinq cents chrétiens, esclaves français. Sur cette déclaration, l’ambassadeur de France dépêcha un exprès à sa Cour, qui donna ses ordres au parlement de Douai, en vertu desquels Galafas en fut quitte pour avoir le fouet le long du quai de Dunkerque, et au lieu d’esclave qu’il était, il fut condamné aux galères perpétuelles, ce qui fit son bonheur, car peu de temps après il fut délivré à plein, soit par politique envers le Grand-Seigneur, ou en vertu de quatre cents livres qu’il donna pour sa délivrance.
Pendant qu’une partie des chiourmes s’occupe ainsi sur
le quai dans leurs baraques, le reste, qui fait le plus grand
nombre, est à la chaîne dans leurs bancs, à la réserve de
quelques-uns qui se font déchaîner pendant le jour,
moyennant un sol. Ceux-là peuvent se promener par toute
la galère et y faire leur négoce. La plupart de ces déferrés
font les vivandiers. Ils vendent du tabac (car l’hiver on
peut fumer), de l’eau-de-vie, etc… D’autres ont dans
leur banc une petite boutique de beurre, fromage,
poivre, vinaigre, du foie de bœuf et des tripes cuites qu’ils
vendent à la chiourme pour peu d’argent, car pour cinq ou
six deniers, qui font un demi-sol, on s’y pourvoit pour
faire son repas avec le pain que le roi donne. À l’exception
donc de ceux qui sont déchaînés en payant un sol par
jour, tous les autres sont assis dans leur banc, tricotant
des bas. On me demandera où ces galériens prennent le
coton pour travailler. Le voici : plusieurs Turcs, du moins
ceux qui ont de l’argent, font ce négoce, où ils ont un profit
visible et clair, principalement à Marseille. Ces marchands
livrent à ces Turcs autant de coton qu’ils en
veulent et les Turcs leur paient le coton en bas de coton.
Ces Turcs livrent tant de livres de coton filé aux forçats
pour le brocher et en faire des bas de toute grandeur, leur
étant indifférent de brocher de grands ou petits bas, parce
que le prix du brochage se fait par livre pesant, si bien que
le forçat qui a reçu, par exemple, dix livres de coton filé,
rend le même poids de coton broché en bas de la grandeur
qu’on lui a ordonnée, et le Turc lui paye pour la
façon des bas tant par livre, selon qu’ils en sont convenus,
mais c’est ordinairement un prix fixe. Il faut que le forçat
prenne bien garde de ne pas friponner le coton qu’on lui a
confié, car s’il en manque la moindre chose ou que le
forçat ait mis le coton dans un lieu humide pour lui faire
reprendre le poids qu’il en a détourné, on lui donne une
cruelle bastonnade. Cela arrive fréquemment, car les
forçats sont si adonnés à boire qu’un grand nombre
parmi eux pour se satisfaire à cet égard s’exposent à ce
cruel supplice, dont rien ne peut les garantir. Ils n’ont pas
Le Galérien perruquier.
Gravure de Corn. de Wael.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
même l’espérance de cacher leur friponnerie. Un voleur, un meurtrier, tous les autres criminels, se flattent toujours que leur crime ne viendra pas au jour, mais ceux-ci n’en peuvent concevoir la moindre espérance. Cependant il arrive très souvent que, lorsqu’ils ont reçu le coton de leur maître, ils le vendent au premier Turc d’une autre galère. Ayant reçu l’argent, ils se mettent trois ou quatre de compagnie pour boire tant que cet argent dure et souvent quand il est fini, les associés buveurs vendent aussi le coton qu’ils ont de leur maître ; et n’ayant plus rien, ils attendent, patiemment et en gaussant de leur future bastonnade, que leur maître vienne demander leur travail. J’oubliais de dire que la façon se paie d’avance, ce qui occasionne qu’ils vendent leur coton, car ils s’enivrent de l’argent de la façon et dans cet état ils bravent le péril inévitable. Lorsque le Turc vient demander l’ouvrage, ils lui disent effrontément : « Voilà de quoi te payer, » en frappant sur leur dos. Le Turc s’en plaint au comite et, le matin, à neuf heures, que le major vient régulièrement à l’ordre, tous les comites s’assemblent autour de lui et chacun lui rapporte ce qui se passe sur sa galère, et sans autre forme de procès, on fait dépouiller ces vendeurs de coton, et on leur donne la bastonnade, telle que je l’ai dépeinte plus haut, vingt-cinq, trente coups, ou, si c’est une récidive, cinquante. Ces derniers n’en reviennent guère.
J’en ai vu un sur notre galère qui, ayant reçu le travail de son maître, et ayant bu l’argent de la façon avec un de ses camarades nommé Saint-Maur, lui conseilla de vendre la laine, car c’étaient des bas de laine. L’autre en faisait quelque difficulté alléguant la bastonnade, mais Saint-Maur l’encouragea en lui disant : « Camarade, si tu reçois la bastonnade, je te ferai voir que je suis honnête homme, et que je veux la recevoir aussi bien que toi », comme si les coups de l’un adoucissaient ceux de l’autre. Enfin l’accord fut fait à cette condition. Ils burent à tire-larigot en chantant et se divertissant tant que l’argent de la laine dura et, lorsqu’il fallut rendre le travail au maître, ils montrèrent leur dos pour tout paiement. Le major vint faire donner la bastonnade au délinquant. Saint-Maur, pendant qu’on frappait son camarade, se dépouillait et se préparait à danser à son tour. Ses camarades de son banc avaient beau le dissuader de se faire donner la bastonnade de gaieté de cœur ! « Je suis honnête homme, disait-il, j’ai bu ma part de l’argent de la laine. Il est juste que je paye mon écot. » Après que le major eut fait bâtonner le vendeur de laine, il allait sortir de la galère, car il n’avait rien à faire avec Saint-Maur. Mais celui-ci l’appelant, le major vint voir ce qu’il avait à lui dire. « C’est, Monsieur, dit-il, que je vous supplie de me faire donner autant de coups de bastonnade que mon bon ami vient d’en recevoir », lui alléguant son honneur et sa parole donnée. Le major, indigné de la bravade de ce coquin, lui fit donner une telle bastonnade qu’il en mourut peu de jours après.
Concluons de là que le vice suit toujours ces misérables qui souffrent pour leurs crimes et qu’au lieu de s’amender par un châtiment si rigoureux, ils regimbent contre l’aiguillon, le bravent et même s’y endurcissent à un point qu’il semble qu’ils ont quitté tout sentiment d’hommes pour prendre toute la méchanceté du démon. On ne peut, en un mot, rien imaginer d’horrible en méchanceté que ces misérables ne possèdent au suprême degré. Les blasphèmes les plus exécrables, dont ils s’étudient à inventer de nouveaux formulaires, les crimes les plus affreux, qu’ils se vantent d’avoir commis et qu’ils désirent de pouvoir encore commettre, font hérisser les cheveux d’horreur. Cependant les aumôniers leur font faire de gré ou de force leur devoir de religion, tout au moins une fois l’an. Ils vont tous à confesse à Pâques et reçoivent l’hostie consacrée. Mais, bon Dieu, en quel état ces malheureux s’en approchent-ils ! Forcenés de rage, maudissant les aumôniers et comites, qui les y forcent, ils reçoivent enfin ce sacrement que les prêtres et les dévots de la religion romaine regardent comme la chose la plus auguste et la plus sainte, ils le reçoivent, dis-je, avec aussi peu d’apparence de contrition et aussi peu de dévotion que s’ils étaient dans un cabaret à boire bouteille. Les aumôniers n’y prennent pas autrement garde. Pourvu qu’ils les obligent à faire cet acte de catholicité, ils ne s’informent pas du reste.
Il faut pourtant avouer que tous les galériens de la chiourme, condamnés pour leurs crimes, ne sont pas également méchants et scélérats. J’en ai connu de très honnêtes gens et qui vivaient moralement bien. Il y en avait, qui étaient condamnés pour désertion, parmi lesquels se trouvaient de bons paysans et artisans, qu’on avait enrôlés de force ou par surprise, d’autres pour avoir fait la contrebande, d’autres qui, quoique condamnés pour meurtre, n’avaient tué qu’à leur corps défendant ; quelques-uns aussi — et j’en ai connu de tels — qui étaient innocents du crime pour lequel on les avait condamnés et qui ont vérifié leur innocence dans la suite. Tous ces gens-là, du moins la plus grande partie, se distinguaient par leur manière de vivre et se montraient tout autres que ces infâmes scélérats, nourris et accoutumés à exercer les crimes les plus terribles. Cependant, tous ces scélérats, quelque méchants qu’ils fussent, témoignaient toujours beaucoup d’égards pour nous autres réformés. Ils ne nous appelaient jamais que Monsieur et n’auraient jamais passé devant nous sans nous saluer. J’en avais cinq dans mon banc à Dunkerque, un condamné pour meurtre et assassinat, un autre pour viol et meurtre, le troisième pour vol de grand chemin, le quatrième aussi pour vol. Pour le cinquième, c’était un Turc esclave. Mais je puis dire en bonne vérité, que ces gens-là, tout vicieux qu’ils étaient, me portaient une vraie révérence et c’était à qui serait le premier à me rendre de petits services. Lorsque les plus méchants parlaient de nous, ils ne balançaient pas à dire : « Ces messieurs sont respectables en ce qu’ils n’ont point fait de mal qui mérite ce qu’ils souffrent et qu’ils vivent comme d’honnêtes gens qu’ils sont. »
Les officiers mêmes, du moins la plupart, aussi bien que l’équipage, nous considéraient et s’il se trouvait qu’il y eût dispute ou quelque différend entre les autres galériens et qu’un réformé se trouvât à portée d’en décider ou de rendre témoignage de la vérité du fait, on en passait toujours par sa décision.
J’ai dit que la chiourme était toujours occupée, tant dans les baraques que sur les galères, à gagner quelques sols pour s’aider à vivre. Les comites y donnent de grands soins, et c’est leur intérêt, car faisant vendre le vin à leur taverne à leur profit, tout le gain de la chiourme, du moins la majeure partie, entre par ce moyen dans leur bourse. Une autre raison, c’est qu’il paraît impossible que la chiourme puisse vivre avec le pain et l’eau que le roi lui donne. Ajoutez à cela que l’occupation de ces malheureux pour gagner leur vie les empêche de porter toutes leurs pensées à se sauver de la galère. Outre l’occupation des galériens pour travailler à gagner quelque chose, ils ont celle du service de la galère au dehors et au dedans.
Le service du dehors consiste en ceci : c’est que tous les
jours, vingt ou vingt-quatre galériens par galère sont commandés
pour aller ce qu’on nomme à la fatigue. C’est
Le repos des Galériens.
Gravure de Corn. de Wael.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
ordinairement à l’arsenal de la marine qu’on les fait travailler à visiter les agrès, apparaux et ustensiles des galères et navires du roi, changer de place, souvent sans nécessité, les mâtures, ancres, artillerie, etc…, ce qui est un rude travail. Voici comme on y conduit ces galériens. On les enchaîne deux à deux à la jambe, et chacun a une ceinture autour des reins où pend un croc de fer, auquel chacun des deux accroche sa chaîne qui leur vient ainsi jusqu’aux genoux, si bien que ce sont leurs reins qui supportent la pesanteur de la chaîne, laquelle, sans l’aide de ce croc, les empêcherait de marcher et d’agir. Ces deux hommes, ainsi enchaînés, se nomment un couple. Les dix ou douze couples par galère s’assemblent tous devant la galère commandante. Chaque galère fait conduire ses couples par un seul pertuisanier et un comite, ou sous-comite, qu’on commande chacun à son tour, les accompagne de là à l’arsenal et fait travailler ces galériens aux ouvrages qui leur sont ordonnés, ayant le gourdin ou la corde à la main, et le soir tous ces couples sont ramenés chacun à sa galère. Les Turcs n’en sont pas exempts. Pour moi, je n’ai jamais été à cette fatigue ; en donnant trois ou quatre sols à un galérien qui y allait pour moi, j’en étais quitte. Chacun a la liberté d’en faire de même.
Le service du dedans de la galère n’est pas moins pénible. On y fait la bourrasque, au moins deux fois par semaine ; et certaines galères, dont les comites sont plus exacts, ou pour mieux dire, plus méchants, la font faire tous les jours. Cette bourrasque ou veresque est le nettoiement de la galère. Quand on veut le faire, le premier comite donne un coup de sifflet qui le désigne. Les deux sous-comites s’arment de leur gourdin sur le coursier, courant de banc en banc pour dégourdir les paresseux. Chaque banc se démonte pièce à pièce. Il faut racler avec une racle de fer — chaque banc en a une — toutes les pièces du banc, qui sont le banc, la banquette, le pedagne, contre-pedagne et les quartiers ou planches. Cela étant fait, les comites examinent de banc en banc, si le tout est bien blanc et bien raclé. Pendant cet examen, le gourdin tombe sur le dos nu des galériens, comme la pluie. Le raclement étant fini, on leur fait laver le tillac à force de seaux d’eau qu’on puise à la mer. Ce qui étant fait, et le tout au son du sifflet, et le corps nu comme la main, de la ceinture en haut, on remet chaque chose à sa place, et on range le banc. Cet exercice dure trois bonnes heures.
Outre cet exercice et les occupations journalières pendant
tout l’hiver, il en arrive très souvent d’extraordinaires.
C’est lorsqu’il se trouve en ville des étrangers de distinction.
Quelquefois le gouverneur leur donne le plaisir de
monter sur les galères pour y voir faire l’exercice, dont je
viens de parler. D’autrefois c’est l’intendant ou le commissaire de la marine, mais très souvent ce sont les capitaines
et lieutenants des galères qui donnent ces fêtes à leurs
amis, en les régalant de collations, et même de repas splendides
sur leurs galères. Nous étions sur la nôtre, qui était
la commandante, presque toujours chargés de cette fatigue
extraordinaire, à cause que notre commandant, qui était
très magnifique, y entretenait une belle symphonie de
douze joueurs de divers instruments, tous galériens, distingués
par des habits rouges et des bonnets de velours à la
polaque, galonnés d’or, et leurs habits galonnés de jaune,
qui était sa livrée. Le chef de cette symphonie, et qui
l’avait formée, était un nommé Gondi, un des vingt-quatre
symphonistes du roi qui, par débauche et libertinage, avait
été chassé de la Cour et, s’étant enrôlé dans les troupes, en
avait déserté. Ayant été repris, il fut condamné aux
galères et mené sur la commandante de celles de Dunkerque.
C’était un des plus habiles musiciens de France, et
il jouait de toutes sortes d’instruments. Sa symphonie nous
attirait donc souvent beaucoup de visites fatigantes et
voici en quoi cette fatigue consistait. On avertissait le
comite de faire tout préparer pour recevoir la visite. On
commençait par faire d’extraordinaire une bourrasque.
On faisait raser tête et barbe à la chiourme, changer de
linge et revêtir leur casaque rouge et bonnet de la même
couleur. Cela étant fait, qu’on se représente toute la
chiourme, qui s’assied dans leurs bancs sur le pédagne, de
sorte qu’il ne paraît d’un bout de la galère à l’autre que des
têtes d’hommes en bonnet rouge. Dans cette attitude, on
attend les seigneurs et dames qui, entrant un à un dans la
galère, reçoivent le salut de la chiourme par un cri rauque
et lugubre de hau. Ce cri se fait par tous les galériens
ensemble sur un coup de sifflet, de sorte qu’on n’entend
qu’une voix. Chaque seigneur et dame reçoit un hau pour
salut, à moins que leur qualité ou leur caractère ne demande
une distinction. Alors on crie deux fois hau, hau.
Si c’est un général ou un duc et pair de France, on crie
trois fois, hau, hau, hau, mais c’est le plus. Le roi même
n’en aurait pas davantage. Aussi nomme-t-on ce dernier salut le salut du roi. Pendant ce salut, les tambours appellent ou battent aux champs suivant le salut et les soldats
fort propres sont arrangés à la bande des deux côtés
de la galère, le fusil sur l’épaule. Et comme dans ces occasions on dresse les mâts, et souvent on met les rames, les
pavillons de toutes couleurs et les banderoles, et que les
grandes flammes rouges, et à fleurs de lys jaunes sans
nombre, y sont pendues et déployées au vent, le tout ensemble
fait un très beau coup d’œil. La guérite ou chambre
de poupe, qui est faite en berceau, sans autre couverture
qu’une forte toile cirée, est aussi, dans ces occasions de
visites de distinction, couverte d’une banderole de velours
cramoisi, où pend une riche frange d’or tout à l’entour.
Joignez à cette magnificence les ornements en sculpture de
la poupe, tous dorés jusqu’à fleur d’eau, les rames abaissées
dans les bancs et élevées en dehors en forme d’ailes,
toutes peintes de diverses couleurs. Une galère, ainsi parée
de tous ses ornements, offre à la vue un spectacle qui
frappe d’admiration ceux qui n’en voient que l’extérieur.
Mais ceux qui portent leur imagination sur la misère de
trois cents galériens qui composent la chiourme, rongés
de vermine, le dos labouré de coups de corde, maigres et
basanés par la rigueur des éléments et le manque de nourriture,
enchaînés jour et nuit, et remis à la direction de
trois cruels comites qui les traitent plus mal que les bêtes
les plus viles ; ceux, dis-je, qui font ces considérations,
diminuent infiniment leur admiration pour ce superbe extérieur.
Les seigneurs et dames ayant parcouru la galère
d’un bout à l’autre sur le coursier, reviennent à la poupe,
s’asseyent sur des fauteuils, et le comite ayant reçu l’ordre
du capitaine, commande l’exercice à la chiourme au son
du sifflet. Au premier temps ou coup de sifflet, chacun
ôte son bonnet de dessus la tête ; au second, la casaque ;
au troisième, la chemise. On ne voit alors que des corps
nus. Ensuite, on leur fait faire ce qu’on appelle en provençal
la monine ou les singes. On les fait coucher tout à coup
dans leurs bancs. Alors tous ces hommes se perdent à la
vue. Après, on leur fait lever le doigt indice ; on ne voit
L’espalmage de la Galère.
Gravure de Corn. de Wael.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
que des doigts ; puis le bras, puis la tête, puis une jambe, puis les deux jambes, ensuite tout droit sur leurs pieds ; puis on leur fait à tous ouvrir la bouche, puis tousser tous ensemble, s’embrasser, se jeter l’un l’autre à bas, et encore diverses autres postures indécentes et ridicules, et qui, au lieu de divertir les spectateurs, font concevoir aux honnêtes gens de l’horreur pour cet exercice, où l’on traite des hommes, et qui plus est, des hommes chrétiens, comme s’ils étaient des bêtes brutes. Ces sortes d’exercices, comme j’ai dit, arrivent fréquemment dans l’hiver comme dans l’été.
Lorsque le mois de mars vient, ces occupations se multiplient chaque jour par de nouvelles fatigues. On ôte du fond de cale toute la saure : c’est le lest ou ballast de la galère, qui est tout de petits cailloux gros comme des œufs de pigeon. Tous ces cailloux se montent du fond de cale en haut par les écoutilles, dans des mannequins d’osier, lesquels on passe de main en main remplis de ces cailloux jusque sur le quai devant la galère, où deux hommes sont commandés par banc, avec des seaux pour puiser de l’eau de la mer à force, pour laver cet affreux monceau de cailloux et les rendre nets comme des perles. Quand ils sont secs, on les rentre dans la galère. Cette fatigue dure sept à huit jours, y compris le temps qu’on emploie, pendant que la saure est à terre, à caréner la galère, pour la radouber et calfater, ce qui occasionne aussi une grande fatigue aux galériens. La galère étant redressée, chaque jour jusqu’à ce qu’on l’arme produit nouvelle occupation. Premièrement, on visite les câbles des ancres dans la galère ; ensuite tout le cordage neuf s’approprie, et on le passe ou tiraille autour de la galère à force de bras pour le rendre souple et plus maniable. Cette occupation dure plusieurs jours. Vient ensuite la visite des voiles ; et, s’il en faut faire de neuves, c’est le maître comite qui les coupe, et les forçats les cousent, car il n’y a point de voilier sur les galères. Il faut aussi coudre les tentes neuves, raccommoder les vieilles, de même que les pavillons de rambade et ceux qui servent aux lits des officiers, et enfin tant d’autres ouvrages qu’il m’est impossible de les tous particulariser. Cela dure jusqu’au commencement d’avril, qui est d’ordinaire le temps où la Cour envoie ses ordres pour armer les galères.
Cet armement commence par espalmer les galères[49]. Pour cet effet, on renverse une galère sur une autre qui la soutient, tant que la quille ou carène de cette galère renversée se découvre hors de l’eau. Alors on frotte tout ce côté de la galère, depuis sa quille jusqu’en haut, de suif fondu. Après quoi, on la renverse de l’autre côté et on la frotte de même. Voilà ce qu’on appelle l’espalmage, qui est la plus rude de toutes les fatigues, à la vogue près.
Ensuite, on arme la galère de son artillerie, mâts, ancres, cordages, vivres et munitions et tout ce rude ouvrage se fait par la chiourme, qui s’en trouve si harassée qu’on est obligé souvent d’attendre quelques jours pour mettre en mer, afin de lui donner le temps de se refaire.
L’année 1703 se passa sans que nous fissions rien que d’aller alarmer à coups de canon les côtes de l’Angleterre dans la Manche, et cela lorsque le temps le permettait, car il faut du calme pour les galères et tous les hivers nous allions désarmer à Dunkerque. En l’année 1704, nous fûmes dans le port d’Ostende pour y observer une escadre hollandaise, qui croisait à la hauteur de ce port, et lorsqu’il faisait calme, nous allions harceler leurs navires à grands coups de canon hors de la portée de leur artillerie, qui ne portait pas à beaucoup près aussi loin que celle des galères, lesdits navires ne pouvant se remuer à cause du calme, que nous choisissions pour ces sortes d’expéditions, et d’abord qu’il s’élevait un peu de vent, nous nous retirions dans Ostende.
Un jour que le vice-amiral Almonde croisait avec cinq
vaisseaux de guerre hollandais à la hauteur de Blankenberghe[50], il fit rencontre d’un pêcheur de cette côte,
auquel il donna quelques ducats, afin qu’il allât avec sa
barque dans le port d’Ostende, pour avertir le commandant
des galères, qu’il avait fait rencontre de cinq gros navires
hollandais, revenant des Indes orientales, si pesamment
chargés et leurs équipages si malades qu’ils ne pouvaient
faire la manœuvre pour gagner quelque port de Hollande.
Ce pêcheur, suivant ses instructions, vint dans le port
d’Ostende faire son rapport à notre commandant, l’accompagnant
de plusieurs circonstances qui paraissaient plausibles.
Il disait entre autres choses qu’il avait été à bord de
ces navires et y avait fait un bon négoce, leur ayant vendu
tout son poisson. On croit facilement ce qu’on souhaite.
Notre commandant donna dans le panneau et, à la marée
montante, sur les dix heures du soir, nos six galères mirent en mer pour aller chercher ce riche butin. Il faisait
un petit vent d’est assez frais. Nous voguâmes toute la nuit,
et le matin à la pointe du jour, nous vîmes nos cinq prétendus
vaisseaux indiens qui, d’abord qu’ils nous aperçurent,
firent mine de forcer de voiles et se mirent tous les
cinq à la file les uns des autres, de sorte que nous ne pouvions
bien voir que celui qui formait l’arrière-garde et qui
était l’amiral. Ces navires étaient si bien masqués, leurs
ornements de poupe couverts, les sabords de leurs canons
fermés, leurs voiles de hunes amenées ; enfin ils étaient si
bien déguisés en navires marchands, qui viennent d’un
voyage de long cours, qu’ils nous donnèrent le change, et
nous les prîmes effectivement pour cinq navires qui revenaient
des Indes. Tous nos officiers, matelots et soldats,
ne se sentaient pas de joie dans la ferme espérance de
s’enrichir de ce gros butin. Cependant nous avancions toujours
et approchions à vue d’œil de cette flotte, qui ne forçait
ses voiles, que pour mieux nous faire croire qu’ils
avaient peur et pour nous attirer plus en assurance à leur
portée dans le dessein de nous bien recevoir, car quoi
qu’ils forçassent de voiles, ils trouvaient le moyen de ne
pas avancer à l’aide d’un gros câble en double qu’ils laissaient
traîner dans la mer au derrière de leurs vaisseaux.
Nos six galères voguèrent donc de toute leur force, en
front de bataille, et avec une grande confiance que c’étaient
des Indiens si pesants et si sales dans leur carène qu’ils ne
pouvaient pas avancer. Étant à la portée du canon, nous
fîmes une décharge de notre artillerie sur eux. Le vaisseau,
qui faisait l’arrière-garde, nous répondit par un coup
d’un petit canon de dessus son château de derrière, qui ne
portait pas à mi-chemin de nous, ce qui nous encourageait
de plus en plus. Nous avancions toujours, faisant un feu horrible
de notre artillerie qu’ils souffrirent constamment. Enfin,
nous nous trouvâmes si près de leur navire d’arrière-garde
que nous commencions déjà à nous préparer pour l’abordage,
la hache d’armes et le sabre à la main, lorsque tout à
coup leur amiral fit un signal. Incontinent après, leur
avant-garde vira de bord sur nous, et les autres de même,
Portrait peint d’après nature.
Par Hyacinthe Rigaud, gravé par Perrot.
(Bibliothèque Nationale. Estampes) si bien que dans un moment nous fûmes environnés de ces cinq gros navires qui, ayant eu tout le temps de préparer leur artillerie, ouvrirent leurs sabords et firent sur nous un feu épouvantable qui abattit la plupart de nos mâtures et agrès, avec grande tuerie de nos équipages. Pour lors, nous nous aperçûmes que ces prétendus Indiens n’étaient rien moins que de bons et formidables navires de guerre, qui nous avaient donné le change par leur stratagème, pour nous attirer au delà du banc de sable qui règne à deux ou trois lieues de cette côte, et que les gros navires, comme calant trop profond, ne sauraient passer, pendant que les galères, comme ayant moins de calage, y passent facilement. Enfin, nous voyant tout à coup si maltraités, et craignant pis, notre commandant fit le signal du sauve-qui-peut vers le banc que les ennemis ne pouvaient empêcher de gagner. Mais ils nous escortèrent en se rangeant en bataille, avec un feu si terrible sur nous, que nous courûmes le plus grand péril du monde d’être tous coulés à fond. Enfin la proximité du banc de sable nous sauva. Nous regagnâmes Ostende à force de rames, tout délabrés, ayant eu plus de deux cent-cinquante hommes tués dans ce combat et un grand nombre de blessés.
Arrivés à Ostende, le premier soin fut de chercher le pêcheur qui nous avait si bien trompés. Si on l’eût trouvé, on l’aurait pendu dans le moment, mais il n’avait pas été si sot que de nous attendre. Notre commandant ne fut pas fort loué de la Cour et tout le monde fut bientôt instruit de sa crédulité, mais surtout de son imprudence à risquer de faire perdre au roi ses six galères avec trois mille âmes, car les galères ont cinq cents hommes chacune. Je dis son imprudence, car lorsque nous étions en vue des ennemis, et que, tenant conseil de guerre avec les cinq autres capitaines, il fit prévaloir son opinion et conclut que c’étaient des Indiens, l’un des capitaines, nommé M. de Fontête, opina fortement que ce pourrait bien être une tromperie et qu’il croyait qu’il serait bon de s’en assurer, en envoyant notre brigantin pour reconnaître cette flotte. Mais le commandant lui disant que c’était la peur des coups qui le faisait ainsi opiner, M. de Fontête répliqua sans plus hésiter : « Allons, messieurs, aux ennemis ! On verra si j’ai peur », paroles qui nous coûtèrent beaucoup de sang, du moins à la galère du commandant, car, ayant fait le signal du sauve-qui-peut, comme je l’ai dit, M. de Fontête, piqué du reproche que le commandant lui avait fait au conseil de guerre, s’obstina à ne pas se retirer du combat, agissant comme s’il n’avait pas vu le signal de retraite, et les cinq galères s’étant retirées par-dessus le banc, le commandant voyant cette galère en danger d’être coulée à fond, s’écria : « Fontête veut-il me défier d’être si brave que lui ? Allons, dit-il à son comite, fais voguer avant tout aux ennemis. » Le comite, qui sentait apparemment sa mort, se mit à genoux devant lui, le suppliant de n’y point aller ; mais le commandant, le pistolet à la main, l’ayant menacé de lui casser la tête s’il ne faisait exécuter ses ordres sur-le-champ, ce pauvre comite obéit et fît faire avant tout, pour aller porter l’ordre à M. de Fontête de se retirer. Le commandant vint donc se mettre encore une fois au milieu du feu des ennemis, et le premier boulet qui donna sur cette galère emporta la tête du pauvre comite. Le commandant, étant à portée de se faire entendre de M. de Fontête, lui cria de se retirer, ce qu’il fît aussitôt, et à la faveur du banc de sable il échappa, ainsi que la commandante, à la poursuite des Hollandais.
Pendant le reste de cette campagne, nous n’eûmes plus envie de recommencer de nouvelles expéditions. Celle des cinq navires prétendus indiens nous avait tellement abattu le courage et nous craignions si fort le vice-amiral Almonde que nous nous imaginions qu’il était partout avec ses feintes et ses stratagèmes de guerre. Ce fut pendant la campagne suivante que les alliés firent le siège d’Ostende. Nos six galères étaient armées dans le port de Dunkerque, et M. le chevalier de Langeron, mon capitaine, en fut fait chef d’escadre, son prédécesseur, le chevalier de la Pailletrie, étant allé prendre possession de la dignité de grand-baillif de Malte, pour laquelle cette religion l’avait choisi. Notre nouveau commandant reçut un soir un paquet de la Cour, avec ordre d’aller au plus tôt avec ses six galères à Ostende, pour en fortifier la garnison, cette ville étant menacée d’un siège. Nous partîmes sur le champ pour y aller, et avant vogué toute la nuit, le matin nous nous trouvâmes devant Nieupoort, à trois lieues d’Ostende. Nous aperçûmes sur la côte quantité de monde avec des charrettes et des chevaux chargés qui se sauvaient d’Ostende. Nous envoyâmes la chaloupe à la côte pour prendre langue avec de ces gens-là, qui rapportèrent que l’armée des alliés était en vue d’Ostende et que cette place serait certainement investie ce jour-là. Peu après, nous vîmes une armée navale extrêmement nombreuse, qui venait par notre nord, et forçait de voiles pour nous couper la base du banc de sable, qui est entre Ostende et Nieupoort, par où elle devait entrer dans la rade d’Ostende. Nous avions plus d’une heure d’avance et nous pouvions facilement entrer dans Ostende, avant que la flotte y fût arrivée. Mais notre commandant, considérant le péril extrême où nous serions dans ce port, qui n’est à couvert de l’armée de terre que d’un côté, joint à ce qu’il était facile à l’armée de mer de nous envoyer des brûlots, qui auraient pu nous être funestes, et que d’ailleurs les alliés, prenant la ville, prendraient aussi les galères, ce qui chagrinerait extrêmement le roi, tout considéré et ayant tenu conseil de guerre, il fut résolu de s’en retourner à Dunkerque, ce que nous fîmes au plus vite et à force de rames. Le chevalier de Langeron fut loué et récompensé de la Cour parce qu’il n’avait pas exécuté ses ordres, Ostende étant assiégé par mer et par terre et ayant été obligé de se rendre au bout de trois jours, non faute de garnison, mais pour en avoir trop, car le comte de la Motte, qui était près de là avec un camp volant de vingt-deux bataillons et quelques escadrons, se jeta avec toute sa troupe dans cette ville, ce qui fut une grande bévue, car les alliés, n’ayant attaqué cette place que par le feu de bombes, boulets rouges et carcasses, et tant de monde les uns sur les autres dans cette petite ville ne pouvant s’y remuer, ni se mettre à couvert de ces machines infernales, qui leur pleuvaient sur le corps, ils furent obligés de se rendre, à condition qu’ils sortiraient le bâton à la main et qu’ils ne serviraient d’un an[51].
Pendant les trois jours qu’on bombardait cette ville, nous allions, la nuit, sans feu ni lumière, nous fourrer avec nos six galères parmi la flotte des alliés, pour tâcher d’enlever quelque navire de transport ou galiote à bombe, mais il n’y eut pas moyen d’y réussir. Nous n’eûmes que le plaisir de voir le plus beau feu qu’on ait jamais vu. Il ne nous restait plus de retraite que le port de Dunkerque. Aussi y passâmes-nous tout l’été, n’osant en sortir que par un temps calme, ou avec le vent d’est, nord ou nord-est ; car si le vent d’ouest ou sud-ouest nous eût pris en mer, nous n’eussions su où courir, si nous avions été sous le vent de Dunkerque, ce qui nous procura un peu de repos, ne faisant rien dans ce port.
L’année suivante 1707, nous eûmes beaucoup de fatigues à essuyer, à cause que le vent d’est régna beaucoup, car pour lors nous allions patrouiller toute la Manche. Nous y prîmes un petit capre[52] anglais, et en brûlâmes un d’Ostende à la côte d’Angleterre. Nous fûmes un jour dans un très grand péril de périr avec deux galères. Étant dans le port de Dunkerque par le plus beau temps du monde, sans qu’il parût aucun nuage, M. de Langeron, qui était impatient d’aller visiter la côte d’Angleterre, appela tous ses pilotes hauturiers[53] et ceux des côtes, pour leur demander leurs avis sur le temps et s’il y avait apparence qu’il changeât bientôt. Ils furent tous d’accord que le vent du nord-est nous promettait un temps certain. Nous avions à bord de notre galère un pilote côtier, qui était un pêcheur de Dunkerque, nommé Pieter Bart. Il était propre frère du fameux Jean Bart, amiral du Nord, mais ce Pieter Bart n’était qu’un pauvre pêcheur, s’étant toujours adonné à la crapule et à l’ivrognerie du genièvre, qu’il buvait comme de l’eau, mais d’ailleurs habile connaisseur des côtes, et grand observateur du temps, car je n’ai jamais vu qu’il se soit trompé à pronostiquer quel vent et quel temps nous aurions deux ou trois jours à l’avance. Ce pilote, cependant, tel que je le dépeins, ne trouvait pas beaucoup de croyance chez les autres pilotes, ni auprès du commandant, parce qu’il était presque toujours ivre. On l’appela, cependant, à ce conseil pour dire son avis. Il parlait un très mauvais français et disait toujours toi à tout le monde. Il dit donc son sentiment tout opposé à ceux des autres pilotes. « Tu veux aller en mer ? dit-il à notre capitaine. Je te promets demain matin un bon bouillon. » On se moqua de son avis, et quelque instance qu’il fit pour qu’on le mît à terre, le commandant n’y voulut jamais consentir. Enfin, nous mîmes en mer, notre galère et celle de M. de Fontête, avec un temps si beau et si calme, qu’on aurait tenu une bougie allumée au bout du mât. Nous fûmes aux côtes de Douvres, faire ronfler notre artillerie dans le sable des dunes une bonne partie de la nuit. Après quoi nous revînmes sur les côtes de France à la rade d’Ambleteuse, village situé entre Calais et Boulogne. Il y avait dans cet endroit une anse entre deux montagnes qui mettait à l’abri du vent d’est et nord-ouest les navires qui y ancraient. Je ne sais par quelle fantaisie notre commandant voulut aller mouiller l’ancre dans cette anse. M. de Fontête fut plus sage ; il resta dans la grande rade. D’abord que Pieter Bart vit la manœuvre que nous faisions pour aller mouiller dans cette anse, il cria comme un perdu de s’en bien garder. On lui en demanda la raison. Il assura qu’au soleil levé nous aurions la plus grande tempête du vent de sud-ouest que de vie d’homme on eût jamais vue et que l’entrée de cette anse étant exposée à ce vent, nous ne pourrions en sortir ni éviter de tomber sur les roches sous eau, dont cette anse est remplie et où la galère se briserait et qu’il ne s’en sauverait pas un chat. On se moqua de lui et de son avis et nous entrâmes dans cette fatale anse un peu avant le jour. Nous y jetâmes deux ancres et chacun songea à prendre un peu de repos.
Cependant Pieter Bart pleurait et soupirait, se disant à l’approche d’une mort inévitable. Enfin le jour parut. Le vent se mit au sud-ouest, mais si faible qu’on y prenait pas garde. Mais à mesure que le soleil se levait, il se renforçait, ce qui réveilla l’attention sur le pronostic de Pieter Bart. On se mit en l’état de sortir de l’anse ; mais une tempête des plus furieuses s’éleva si subitement qu’au lieu de lever nos ancres, il fallut en jeter deux autres pour nous soutenir contre la violence du vent et des vagues, qui nous jetaient sur les écueils, et ce qu’il y avait de plus fâcheux, c’est que l’ancrage de cette anse ne valait rien, et que les quatre ancres que nous avions mouillées à la proue de la galère labouraient et ne pouvaient tenir fond, nous acculions à vue d’œil sur les rochers. Le commandant et tous nos pilotes, voyant que nos ancres ne pouvaient tenir, trouvèrent à propos de faire ramer sur nos ancres pour les soulager, mais aussitôt qu’on trempait les rames à la mer pour ramer, les épouvantables vagues les emportaient bien loin de là. Alors tout le monde connut le naufrage inévitable. Chacun pleurait, gémissait et faisait sa prière. L’aumônier exposa le Saint-Sacrement, donna la bénédiction et l’absolution à ceux qui se sentaient une véritable contrition, n’y ayant ni le temps ni l’occasion d’aller à confesse. Ce qu’il y avait de singulier dans une si grande désolation, c’était d’entendre ces malheureux forçats condamnés pour leurs crimes crier hautement au commandant et aux officiers : « Allez, messieurs, nous allons bientôt être tous égaux : car nous ne tarderons pas à boire dans un même verre. » Jugez de la contrition et de la repentance qu’ils avaient de leurs crimes.
Enfin, dans cette horrible extrémité, où tout le monde
n’attendait qu’une mort prochaine, le commandant vit
Pieter Bart qui s’affligeait et se lamentait : « Mon cher
Pieter, lui dit-il, si je t’avais cru, nous ne serions pas dans
cette grande angoisse. N’as-tu pas quelque expédient pour nous sauver de cet inévitable péril ? — Que sert, lui répondit
Pieter, que je conseille ou que j’agisse si je ne suis pas
écouté !… Oui, dit-il, j’ai un moyen avec la grâce de Dieu
pour sortir de ce mauvais pas ; mais je te déclare, continua-t-il,
dans son méchant français, que si ma vie n’y était
pas intéressée, je vous laisserais tous noyer comme des
cochons que vous êtes. » Cette impertinence lui fut facilement
pardonnée en faveur de sa rusticité naïve et de l’espérance
qu’on avait qu’il nous sauverait la vie. « Mais,
ajouta-t-il, je ne prétends pas être contrarié dans ma
manœuvre qui vous paraîtra d’abord ridicule. Il faut qu’on
obéisse à mon commandement. Sans quoi nous périrons
tous. » Le commandant fît aussitôt battre un ban par le
tambour, avec ordre sous peine de la vie d’obéir à Pieter
Bart en tout ce qu’il ordonnerait. Après quoi Pieter
demanda au commandant s’il avait une bourse d’or. « Oui,
dit le commandant, la voilà ; disposes-en comme de la
tienne. » Et il lui donna sa bourse. Pieter, après en avoir
tiré quatre louis d’or, la lui rendit. Ensuite il demanda aux
matelots de la galère s’il y en avait quatre parmi eux bien
résolus à faire ce qu’il leur ordonnerait et que chacun
aurait un louis d’or pour boire. Il s’en présenta plus de
vingt. Il en choisit quatre des plus déterminés qu’il fit
mettre dans le caïque. Il leur fit mettre une ancre, que
nous avions encore sur la galère, dans cette chaloupe,
mais le câble restait sur la galère pour le laisser filer à
mesure qu’ils s’éloigneraient. Ce qu’étant fait, il fit descendre
la chaloupe à la mer, par les palans à poulies, avec
ces quatre hommes et l’ancre et leur ordonna d’aller porter
cette ancre sur le derrière de la galère contre le rocher sur
lequel nous acculions, et de la jeter là. À cet ordre, tout
le monde levait les épaules, ne pouvant concevoir ce que
cette ancre pouvait faire sur le derrière de la galère,
puisque c’était sur son devant qu’il fallait la retenir. Le
commandant même ne put s’empêcher de lui demander à
quoi servirait cette ancre. Pieter lui répondit : « Tu le
verras, s’il plaît à Dieu. » Ces quatre matelots réussirent
quoique avec grande peine et péril d’être submergés, et portèrent l’ancre sur le rocher. Alors Pieter, frappant dans la
main du commandant, lui dit : « Nous sommes sauvés,
grâce à Dieu. » Mais on ne comprenait rien encore à sa
manœuvre. Ensuite Pieter fit descendre l’antenne en bas,
Galériens à l’aiguade.
Gravure de Corn de Wael.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
y fit attacher la grande voile ; et, pliant cette voile en rouleau, l’attacha avec des joncs marins, afin qu’en tirant l’écoute de la voile, ces joncs cassant, la voile se trouvât tendue. Il fait ensuite rehisser l’antenne, la guide à sa fantaisie, charge quatre hommes avec des haches de couper les quatre câbles des ancres sur le devant de la galère, lorsqu’il l’ordonnerait ; puis fait tirer et roidir le câble de l’ancre qu’il avait fait mettre sur le derrière contre le rocher, et plaça un homme avec une hache pour le couper à son ordre. Cela fait, et le tout préparé de la manière que je viens de dire, il ordonna aux quatre hommes sur le devant de couper les câbles des quatre ancres. Aussitôt que la galère se sentit détachée sur le devant, elle commença à tourner, parce qu’elle était assujettie sur le derrière, et aurait, si on lui en avait donné le temps, tourné de la proue à la poupe, car l’endroit d’un bâtiment, qui est attaché, tourne toujours contre le vent. Lorsque Pieter vit que la galère avait assez tourné pour pouvoir prendre son quart de vent dans la voile, il fit tirer l’écoute de la voile. Aussitôt les joncs se cassèrent, et dans un clin d’œil la voile fut tendue et prit son quart de vent. Au même moment il fait couper le câble de l’ancre de derrière et lui-même tenant le gouvernail fit sortir la galère de cette fatale anse, comme un trait d’arbalète.
Nous fûmes donc, par l’habileté de Pieter Bart, sauvés de ce grand et manifeste péril d’être brisés sur l’écueil de cette anse, et nous nous revîmes en pleine mer. Il s’agissait alors de courir dans le premier port pour nous mettre à l’abri de cette furieuse tempête, qui continuait avec plus de force que jamais. Dunkerque était le seul que nous eussions sous le vent. La difficulté d’y aller ne nous inquiétait pas. Nous n’en étions qu’à douze lieues et le vent furieux qui soufflait et qui, étant du sud-ouest, nous était vent arrière, nous y porta en moins de trois heures, sans autre voile qu’un petit perroquet pour pouvoir gouverner. Mais nous étions, du moins nos officiers, dans la plus grande angoisse du monde, par la crainte que la tempête ne nous poussât au point de nous faire passer Dunkerque. Alors il nous aurait fallu courir au nord, et à cause du mauvais temps nous aurions été contraints d’échouer sur les côtes de Hollande. C’était ce que les forçats souhaitaient, mais ce que les officiers et le reste de l’équipage craignaient. Nous courûmes donc à Dunkerque et nous arrivâmes à la rade de ce port. Notre galère avait laissé toutes ses ancres dans l’anse d’Ambleteuse ; mais M. de Fontête, qui nous suivait, nous en donna deux, que nous mouillâmes dans cette rade, où l’ancrage par bonheur est fort bon et tenable. Il nous fallut y rester six heures pour attendre la marée haute, afin de pouvoir entrer dans le port. Pendant ces six heures, nous fûmes toujours entre la vie et la mort. Les vagues comme des montagnes nous couvraient continuellement. On eut grand soin de tenir les écoutilles bien fermées, sans quoi le fond de cale aurait été dans un moment plein d’eau, et nous aurions coulé à fond. Tout le monde était en prière, tant sur nos galères que dans la ville de Dunkerque, dont les habitants nous voyaient dans ce grand danger. On y exposa le Saint-Sacrement dans toutes les églises et on y ordonna des prières publiques. C’est tout ce qu’ils pouvaient faire pour nous aider, car aucun bâtiment, ni grand ni petit, ne pouvait sortir du port pour nous secourir. Il fallut donc patienter pendant ces six heures que, la marée étant haute, il était question de lever nos ancres ou de laisser filer les câbles pour entrer dans le port. Mais autre difficulté. Il faut savoir que le port de Dunkerque est construit par deux puissantes digues qu’on nomme jetées, qui s’avancent presque une demi-lieue dans la mer. La tête de ces jetées forme l’embouchure ou entrée du port. Cette entrée est difficile pour les bâtiments qui sont obligés d’y entrer par le sud, à cause d’un banc de sable qui se trouve à l’entrée de cette embouchure, ce qui fait que pour y entrer il faut raser la côte du sud et observer, en gouvernant juste, de tourner court entre ces deux têtes de jetées, dont l’entrée est étroite et par conséquent très difficile dans un gros temps, surtout pour des galères qui sont d’une extrême longueur et qu’on ne peut faire tourner facilement. Tous nos pilotes y perdaient leur latin. On fut éveiller Pieter Bart qui dormait tranquillement dans un banc, tout mouillé qu’il était des vagues qui nous passaient sur le corps. Il avait donné ordre qu’on l’éveillât lorsque la marée serait haute, ce qu’on fit. Notre commandant lui demanda s’il ne savait pas quelque moyen d’entrer dans le port sans périr. « Oui, dit-il, je vous entrerai de la manière que j’entre avec ma barque, quand je reviens de la pêche, avec toutes mes voiles au vent. — Bon Dieu ! s’écria le commandant, entrer à la voile ! Nous y périrons infailliblement. — Mais, lui dit Pieter, tu ne peux faire ramer à cause de la grosse mer. Laisse-moi faire, tout ira bien. »
Cependant nous étions tous plus morts que vifs, mouillés jusqu’aux os, n’ayant ni mangé ni bu depuis deux jours, parce qu’on ne pouvait avoir ni pain, ni vin, ni eau-de-vie, en un mot aucun vivre, n’osant ouvrir les écoutilles de peur que la galère ne se remplît d’eau. Outre cela, l’appréhension du péril prochain nous abattit le peu de courage qui nous restait en considérant qu’il fallait entrer par l’étroite embouchure entre ces deux têtes de jetée, et que, si malheureusement la galère y touchait tant soit peu, elle se briserait en mille pièces, et pas un chat ne se sauverait. Il n’y avait que Pieter Bart qui témoignait n’avoir aucune crainte et qui se moquait de la terreur panique qui nous avait tous saisis, tant officiers que les autres, nous reprochant que nous étions des poules mouillées. Il dit cependant au commandant qu’il ne pouvait éviter que la galère ne s’allât casser la proue au quai de la Poissonnerie, qui était le cul-de-sac où aboutissait le port, à cause qu’entrant avec toutes les voiles au vent, on ne pourrait arrêter ladite galère. « Qu’importe, dit M. de Langeron, ce n’est que du bois, et le travail des charpentiers réparera le dommage. » Pieter donc prépare sa manœuvre, laisse filer les câbles des ancres à la mer, range les voiles, et, ordonnant un grand silence, il rase la côte du sud jusqu’à l’embouchure et gouverna si habilement qu’il tourna tout court dans ladite entrée des jetées. Il amena d’abord ses voiles, mais la galère était si abreuvée de son cours rapide que plus de deux ou trois mille matelots ou autres gens de mer que l’intendant de la ville avait envoyés sur les jetées pour nous secourir et qui nous jetaient à tout moment des cordages pour nous arrêter, n’en purent venir à bout. Les plus grosses cordes se cassèrent comme un fil, et enfin la galère s’alla casser le nez contre le quai de la Poissonnerie, comme Pieter l’avait bien prévu. La galère de M. de Fontête fit la même manœuvre que nous et entra aussi heureusement dans le port, où Pieter Bart prit son congé du commandant qui voulait à toute force le retenir sur son bord en lui promettant double gage. « Non pas, lui dit Pieter, quand tu me donnerais mille livres par mois, j’en suis saoûl et on ne m’y rattrapera jamais » et il s’en alla.
Nous ne sortîmes presque plus du port de Dunkerque de tout l’été et nous désarmâmes de bonne heure pour hiverner.
L’année 1708, au mois d’avril, nous réarmâmes et de
toute la campagne nous ne fîmes que courir sur les côtes
Galère à la Rame.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
d’Angleterre, sans aucune autre expédition que d’alarmer cette côte pour y tenir les troupes alertes ; mais aussitôt que quelque gros navire garde-côte paraissait, nous nous sauvions au plus vite sur les côtes de France, dans quelque port, rade ou plage. Ce manège dura jusqu’au 5 septembre, jour que je n’oublierai jamais par l’événement que nous eûmes et dont je porte les marques par trois grandes blessures que j’y reçus.
La reine d’Angleterre, parmi un grand nombre de navires qu’elle envoya en mer de tous côtés, avait un vaisseau garde-côte de 70 canons, qui était commandé par un papiste caché, très mal intentionné pour sa patrie. Ce capitaine se nommait Smit. N’étant d’aucune escadre, mais seul et en liberté d’exécuter sa trahison, il fit voile à Gothenbourg, en Suède. Là il vendit le navire : si ce fut au roi de Suède ou à des particuliers, c’est ce que je ne sais pas. Quoi qu’il en soit, il le vendit. Il reçut l’argent et, ayant congédié l’équipage, il fut en personne à la Cour de France, offrir ses services au roi contre l’Angleterre. Le roi le reçut fort bien et lui promit que la première place de capitaine de haut bord qui vaquerait, il en serait pourvu, mais qu’il lui conseillait en attendant d’aller à Dunkerque servir en qualité de volontaire sur la galère du chevalier de Langeron et qu’il ordonnerait qu’il y fût honoré et respecté. Le capitaine Smit vit bien que c’était un ordre tacite de Sa Majesté. Il y obéit et fut reçu fort poliment du chevalier de Langeron, et entretenu à ses dépens.
Le capitaine Smit était de toutes les corvées que nous faisions aux côtes d’Angleterre. Il avait fort voulu que nous y fissions souvent descente, afin de s’y distinguer en y brûlant quelques villages, mais il était dangereux de s’y frotter. Il y avait tout le long des côtes des corps de garde, et, de distance en distance, des corps de troupes de terre que les gens de mer craignent comme le feu. Le capitaine Smit, brûlant de haine contre sa patrie, avait toujours la tête pleine de projets pour nuire aux Anglais. Il en envoya un, entre autre, à la Cour, pour brûler et piller la petite ville de Harwich,[54] située à l’embouchure de la Tamise, moyennant que les six galères de Dunkerque fussent à ses ordres. Le roi approuva ce projet et donna ordre à M. de Langeron, notre commandant, de suivre les ordres du capitaine Smit pour cette expédition et à l’intendant de la Marine de lui fournir tout ce dont il aurait besoin. M. de Langeron, quoique avec répugnance de se voir contraint d’être aux ordres d’un étranger qui n’était revêtu d’aucun caractère, obéit en apparence de bonne grâce et dit à Smit qu’il n’avait qu’à ordonner les préparatifs et le départ des galères pour cette expédition. Smit fit embarquer tout ce qu’il demanda à l’intendant, comme matières combustibles, enfin tout ce qui était nécessaire pour mettre à sac la ville de Harwich, outre un renfort de soldats pour soutenir la descente.
Tout étant préparé, un beau matin, 5 septembre, nous mîmes en mer, avec un temps à souhait pour les galères. Un petit vent de nord-est nous favorisa si bien qu’à petites voiles nous arrivâmes à l’embouchure de la Tamise, sans ramer, à environ cinq heures du soir. Mais Smit, jugeant qu’il était de trop bonne heure et qu’on pourrait nous découvrir, ce qui gâterait tout, ordonna de nous retirer plus haut en mer pour attendre la nuit, afin de faire sa descente. Nous n’eûmes pas resté un quart d’heure à la cape que la sentinelle, que nous avions à la découverte en haut de notre grand mât, cria : « Navire. — Et où ? lui demanda-t-on. — Au nord. — Quelle route ? — À l’ouest, dit-il. — De quelle fabrique ? — Trente-cinq navires marchands et une frégate d’environ trente-six canons, qui paraît leur servir d’escorte », répondit la sentinelle. En effet, c’était une flotte marchande, sortie du Texel, faisant route pour la Tamise. Notre commandant tint d’abord conseil de guerre, où il fut conclu que, sans s’arrêter à l’expédition de Harwich, on tâcherait de se rendre maître de cette flotte, qui était plus intéressante pour le roi que de brûler Harwich. Il ne se présentait pas tous les jours une occasion de faire un si riche butin, mais tous les jours on pourrait entreprendre l’expédition de Harwich. Le commandant alléguait toutes ces raisons au capitaine Smit, lequel pestait et protestait contre la conclusion du conseil de guerre. Le conseil de guerre tint ferme dans sa résolution, étant secrètement bien aise qu’il y eût une occasion de faire échouer l’expédition de Harwich par la jalousie qu’ils avaient de suivre les ordres de Smit. Après l’issue du conseil où chaque capitaine des galères reçut les ordres du commandant pour l’attaque de cette flotte, nous fîmes force de voiles et de rames pour aller à sa rencontre, et comme elle venait à nous, et nous à elle, nous fûmes bientôt tout près les uns des autres. Notre commandant avait ordonné de telle sorte sa division que quatre galères devaient investir, autant que possible, les navires marchands, et ne s’attacher qu’à eux afin de s’en rendre maîtres, pendant que notre galère, qui était la commandante, s’attacherait, avec celle du chevalier de Mauvilliers à attaquer et à se rendre maître de la frégate qui servait de convoi. Suivant ces dispositions, les quatre galères prirent leur route pour entourer les vaisseaux marchands, et leur couper l’embouchure de la Tamise et nous avec notre conserve allâmes droit à la frégate. Cette frégate, voyant notre manœuvre, conçut bien que la flotte était en grand danger ou du moins la plus grande partie. Cette frégate était anglaise, et le capitaine qui la montait un des plus prudents et braves de son temps, ce qu’il fit bien connaître dans cette occasion, car ayant donné ordre aux vaisseaux marchands de forcer la voile pour gagner le plus promptement qu’il serait possible l’embouchure de la Tamise et de faire en sorte de ne point tomber au pouvoir des Français, et ayant ajouté que quant à lui, il comptait donner tant d’ouvrage aux six galères qu’il espérait de les sauver tous, et qu’en un mot il s’allait sacrifier pour eux, il mit toutes ses voiles au vent et cingla sur nos deux galères qui allaient l’attaquer, comme s’il venait nous attaquer lui-même.
Il faut savoir que la galère qui nous servait de conserve
était restée plus d’une lieue derrière la nôtre, soit qu’elle
ne marchât pas si bien, ou que le capitaine qui la commandait
eût dessein de nous laisser essuyer les premiers
coups. Notre commandant, que l’approche de la frégate
n’inquiétait pas beaucoup, croyait qu’avec sa galère il était
assez fort pour s’en rendre maître. Nous fîmes une
décharge sur la frégate qui ne nous répondit pas un seul
coup, ce qui fit dire à notre commandant, par gasconnade,
que le capitaine de cette frégate était sans doute las d’être
Anglais et se venait rendre à nous sans combat. Nous
avancions si vigoureusement l’un contre l’autre que notre
galère fut en peu de temps à la portée du fusil, et déjà
notre mousqueterie commençait à jouer sur la frégate,
lorsque tout à coup elle revira de bord, comme si elle eût
voulu s’enfuir. La fuite de l’ennemi augmente
Galères dans un combat naval.
Gravure anonyme.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.) généralement le courage. Celle de la frégate augmenta celui de notre équipage, qui se mit à crier aux gens qui la montaient qu’ils étaient des lâches d’éviter le combat, mais qu’il n’était plus temps, et que, s’ils n’amenaient pas leur pavillon pour se rendre, on les allait couler à fond. L’Anglais ne répondit rien, mais se préparait à nous donner une sanglante tragédie. La frégate, qui feignait de prendre la fuite, nous tournait le derrière et nous la donnait belle pour sauter à l’abordage : car la manœuvre d’une galère qui veut attaquer un navire et s’en emparer est de porter sur le derrière du navire (qui est le côté le plus faible) son devant où elle a toute sa force et son artillerie. Elle fait en sorte d’y enfoncer sa proue, fait feu ; de ses cinq pièces de canon, et aussitôt on monte à l’abordage. Le commandant de la galère ordonna d’abord cet abordage, croyant en faire de même avec cette frégate, et recommanda à celui qui était au gouvernail de viser droit à elle pour l’enfoncer de notre éperon. Tous les soldats et matelots, destinés pour sauter à bord, se tenaient prêts avec le sabre nu et la hache d’armes à la main lorsque la frégate, qui avait prévu notre manœuvre, esquiva d’un coup de gouvernail notre éperon qui était prêt d’enfoncer sa poupe. Mais la hardiesse du capitaine anglais fut admirable, comme il avait prévu cet événement, il s’était tenu tout prêt avec ses grappins, au moyen desquels il nous accrocha et nous attacha contre son bord. Ce fut alors qu’il nous régala de son artillerie. Tous ses canons étaient chargés à mitraille. Tout le monde était à découvert sur la galère comme un pont ou radeau. Pas un coup de son artillerie qu’il nous tirait à brûle-pourpoint ne se perdait, mais faisait un carnage épouvantable. De plus, ce capitaine avait sur les hunes de ses mâts plusieurs de son monde, avec des barils pleins de grenades, qui nous les faisaient pleuvoir comme de la grêle sur le corps, si bien que dans un instant tout notre équipage fut mis hors d’état non seulement d’attaquer, mais même de faire aucune défense. Ceux qui n’étaient ni morts ni blessés s’étaient couchés tout à plat pour le contrefaire et la terreur était si grande, tant parmi les officiers que l’équipage, que tous tendaient la gorge à l’ennemi qui, voyant notre terreur, fit pour surcroît une sortie de quarante ou cinquante hommes de son bord, qui descendirent sur la galère le sabre à la main et hachaient en pièces tout ce qui se trouvait devant eux de l’équipage, en épargnant cependant les forçats, qui ne faisaient aucun mouvement de défense. Après donc qu’ils eurent haché comme des bouchers, ils rentrèrent dans leur frégate, continuant de nous canarder avec leurs mousqueterie et grenades.
Il se rencontra que notre banc, dans lequel nous étions cinq forçats et un esclave turc, se trouva vis-à-vis d’un canon de la frégate, que je voyais bien qui était chargé. Nos bords se touchaient. Par conséquent ce canon était si près de nous qu’en m’élevant un peu, je l’eusse pu toucher avec la main. Ce vilain voisin nous fit tous frémir. Mes camarades de banc se couchèrent tout plat, croyant échapper à son coup. En examinant ce canon, je m’aperçus qu’il était pointé ce qu’on appelle à couler bas et que, comme la frégate était plus haute du bord que la galère, le coup porterait à plomb dans le banc et qu’étant couchés, nous le recevrions tous sur nos corps. Ayant fait cette réflexion, je me déterminai à me tenir tout droit dans le banc. Je n’en pouvais sortir, j’y étais enchaîné, que faire ? Il fallut se résoudre à passer par le feu de ce canon et, comme j’étais attentif à ce qui se passait dans la frégate, je vis le canonnier avec sa mèche allumée à la main, qui commençait à mettre le feu au canon sur le devant de la frégate et, de canon en canon, venait vers celui donnant sur notre banc. J’élevai alors mon cœur à Dieu et fis une courte prière, mais fervente, comme un homme qui attend le coup de la mort. Je ne pouvais distraire mes yeux de ce canonnier, qui s’approchait toujours de notre canon à mesure qu’il tirait les autres. Il vint donc à ce canon fatal. J’eus la constance de lui voir mettre le feu, me tenant toujours droit, en recommandant mon âme à Dieu.
Le canon tira et je fus étourdi tout à coup et couché non dans le banc, mais sur le coursier de la galère, car le coup de canon m’avait jeté aussi loin que ma chaîne pouvait s’étendre.
Je restai sur ce coursier, à travers le corps du lieutenant de la galère qui avait été tué, je ne sais combien de temps, étourdi et sans connaissance. À la fin, cependant, je repris mes sens. Je me levai de dessus le corps du lieutenant, rentrant dans mon banc. Il était nuit, et je ne voyais ni le sang, ni le carnage qui étaient dans mon banc, à cause de l’obscurité. Je crus d’abord que mes camarades de banc se tenaient couchés par la crainte du canon. Moi qui ne savais pas que je fusse blessé, ne sentant aucun mal, je dis à mes camarades : « Levez-vous, mes enfants, le danger est passé. » Mais je n’eus d’eux aucune réponse. Le Turc du banc qui avait été janissaire, et qui se vantait de n’avoir jamais eu peur, restant couché comme les autres, me fit prendre un ton railleur : « Quoi, lui dis-je, Isouf ? Voilà donc la première fois que tu as peur. Allons, lève-toi. » Et en même temps je voulus le prendre par le bras pour l’aider. Mais, ô horreur, qui me fait frémir encore quand j’y pense, son bras détaché de son corps me reste à la main. Je rejette avec horreur ce bras sur le corps de ce pauvre misérable, et je m’aperçus bientôt que lui, comme les quatre autres, étaient hachés comme chair à pâté, car toute la mitraille de ce canon leur était tombée dessus.
Je m’assis dans le banc. Je ne fus pas longtemps dans cette attitude que je sentis couler sur mon corps, qui était nu, quelque chose de froid et d’humide. J’y portai la main et je sentais bien qu’elle était mouillée, mais dans l’obscurité je ne pouvais distinguer si c’était du sang. Je m’en doutai cependant, et suivant avec le doigt ce sang qui coulait à gros bouillon de mon épaule gauche, proche la clavicule, je trouvai une grande blessure qui me perçait l’épaule de part en part. J’en sentis aussi une autre à la jambe gauche, au-dessous du genou, qui perçait aussi d’outre en outre, plus une troisième, qui, je crois, avait été faite par un éclat de bois, qui m’avait emporté la peau du ventre de la longueur d’un pied et de quatre pouces de largeur. Je perdais une infinité de sang, sans pouvoir être aidé de personne, tout étant mort, tant à mon banc qu’à celui d’au-dessous et à celui d’au-dessus, si bien que, de dix-huit personnes que nous étions dans ces trois bancs, il n’en réchappa que moi, avec mes trois blessures, et cela de la mitraille de ce seul canon. On le comprendra aisément si on se représente que ces canons étaient chargés jusqu’à la gueule ; premièrement la cartouche de poudre, ensuite une longue boîte de fer-blanc, suivant le calibre du canon, remplie de grosses balles à mousquet, et le reste du vide avec de vieilles ferrailles, et lorsqu’on tire ces canons, la boîte se brise, les balles et la mitraille s’épanchent d’une manière incompréhensible et font un carnage affreux.
Il fallait que j’attendisse pour être secouru, que le combat fût fini, car tout était sur la galère dans un désordre effroyable. On ne savait qui était mort, blessé ou en vie, on n’entendait que les cris lugubres des blessés qui étaient en grand nombre. Le coursier était si jonché de corps morts qu’on n’y pouvait passer. Les bancs des rameurs étaient pareillement pour la plupart pleins non seulement de forçats, mais de matelots, de soldats, d’officiers morts ou blessés, tellement que les vivants ne pouvaient se remuer, ni agir pour jeter les morts à la mer, ni secourir les blessés. Joignez à cela l’obscurité de la nuit et que nous n’osions allumer ni falots ni lanternes, à cause qu’on craignait d’être vu de la côte et que les navires de guerre qui étaient dans la Tamise ne courussent sur nous. M. de Langeron, notre commandant, ne voyant personne sur pied sur la galère que lui, craignant d’ailleurs quelque événement plus funeste, hissa lui-même le pavillon de secours, appelant par là toutes les galères de son escadre. Notre conserve fut bientôt avec nous, et les quatre qui avaient déjà attaqué et fait amener les voiles de la plupart des bâtiments marchands voyant ce signal et le péril de leur commandant, quittèrent prise pour le venir secourir, et abandonnèrent la Tamise, si bien que toute cette flotte, rehaussant ses voiles, se sauva dans la rivière. Toutes les galères voguèrent avec tant de vitesse que dans moins d’une demi-heure toutes les six entourèrent la frégate, qui se vit bientôt hors d’état de tirer ni canon, ni mousqueterie, et personne de l’équipage de la frégate ne paraissait sur le tillac. On commanda d’abord vingt-cinq grenadiers par galère pour aller à l’abordage de la frégate : ils n’eurent pas beaucoup de peine à y monter, n’y ayant personne qui leur disputât l’abord, mais lorsqu’ils furent sur le pont ou tillac, ils trouvèrent à qui parler. Les officiers s’étaient retranchés sous le château de derrière et tiraient à mitraille des fauconneaux sur ces grenadiers. Mais le pire de tout était que ce tillac était ce qu’on appelle en caillebotis[55]. La plupart de l’équipage de la frégate se tenait entre les deux ponts, sous ce grillage, et, à travers les trous de la grille, donnait avec des piques dans les jambes de ces grenadiers tant qu’il les contraignirent de ressauter sur leurs galères, ne pouvant plus résister sur le tillac. On commanda un autre détachement qui monta à l’abordage, mais qui en descendit plus vite qu’il n’y était monté. Il fallut enfin rompre ce grillage, avec des pieds de porc[56] et autres instruments, pour faire une ouverture au tillac, afin d’en dénicher l’équipage de la frégate et se rendre maître de l’entrepont, ce qui fut exécuté, malgré les coups de fauconneaux et de piques, qui en tuèrent et blessèrent un grand nombre. À force de monde, on fit sortir l’équipage d’entre les deux ponts et on le fit prisonnier. Mais les officiers de la frégate étaient toujours retranchés sous le château d’arrière, faisant grand feu de leurs fauconneaux. Il fallut aussi les y forcer, non sans perte.
Voilà donc tout l’équipage de la frégate rendu, excepté le capitaine qui s’enferma dans sa chambre de poupe, faisant feu de divers fusils et pistolets qu’il avait avec lui et jurant comme un perdu qu’il ne se rendrait pas, tant qu’il lui resterait quelque mouvement de vie. On commanda un sergent avec douze grenadiers, la baïonnette au bout du fusil, pour aller enfoncer la porte de cette chambre et forcer le capitaine à se rendre. Le sergent, à la tête de son détachement, eut bientôt enfoncé cette porte, mais le capitaine, qui l’attendait là, le pistolet à la main, lui cassa la tête et le renversa roide mort. Les douze grenadiers, voyant cela et craignant le même sort, s’enfuirent et il ne fut possible aux officiers d’y faire avancer aucun autre soldat, car ils disaient pour leur défense que, ne pouvant entrer qu’un à un dans cette chambre, le capitaine les tuerait tous l’un après l’autre. Il fallut encore tenter la voie de la douceur pour l’avoir. Alors ce capitaine, qui n’avait tant résisté que pour amuser les galères et donner le temps à sa flotte d’entrer dans la Tamise, s’apercevant aux fanaux que portaient les navires qu’elle y était toute entrée, ne se fit plus tirer l’oreille pour se rendre. Mais pour donner surabondance de temps à quelques traîneurs de la flotte et pour que la nuit les dérobât entièrement à la poursuite des Français, il prétexta encore un délai, disant qu’il ne remettrait son épée qu’entre les mains du commandant des galères, qui devait venir la prendre à son bord. On établit une trêve pour en aller faire le rapport au commandant qui envoya son second à ce capitaine, pour lui représenter qu’il n’était pas du devoir d’un commandant de quitter son poste. Ce capitaine, n’ayant plus rien à faire pour mettre sa flotte en sûreté, rendit son épée. On le descendit dans la galère auprès du commandant, qui fut surpris de voir un homme tout contrefait, bossu devant et derrière. Notre commandant lui fit compliment lui disant que c’était le sort des armes et qu’il aurait lieu de se consoler de la perte de son navire, par le bon traitement qu’il lui ferait. « Je n’ai aucun regret, lui répondit-il, de la perte de ma frégate, puisque je suis venu à bout de mon dessein qui était de sauver la flotte qui m’avait été confiée et que d’ailleurs j’avais pris la résolution, dès que je vous ai aperçu, de sacrifier mon vaisseau et ma propre personne pour la conservation du bien qui était sous ma défense. Vous trouverez encore, ajouta-t-il parlant au commandant, quelque peu de plomb et de poudre que je n’ai pas eu le temps de vous donner. Voilà tout ce que vous trouverez de plus précieux sur la frégate. Au reste, si vous me traitez en homme d’honneur, moi ou quelque autre de ma nation aurons quelque jour l’occasion de rendre la pareille. » Cette noble fierté charma M. de Langeron, qui en lui rendant son épée, lui dit fort civilement : « Reprenez cette épée, monsieur, vous méritez trop bien de la porter et vous n’êtes mon prisonnier que de nom. »
La première chose, que l’on fit sur notre galère, fut de
jeter les morts à la mer et porter les blessés dans le fond
de cale. Mais Dieu sait combien de malheureux furent
jetés à la mer pour morts, qui ne l’étaient pas, car dans
cette confusion et dans l’obscurité on prenait pour mort
tel qui n’était qu’évanoui, ou de peur, ou par la perte que
faisaient les blessés de leur sang. Je me trouvai dans cette
extrémité, car lorsque les argousins vinrent dans mon
banc pour y déchaîner les morts et les blessés, j’étais
tombé évanoui parmi les autres, vautré dans leur sang et
le mien qui coulait en abondance de mes blessures. Ces
argousins conclurent d’abord que tous ceux du banc étaient
morts. On ne faisait que déchaîner et jeter à la mer, sans
examiner de plus près si on était mort ou en vie et il suffisait
pour eux de n’entendre ni crier ni parler. Ces funérailles
d’abord se faisaient si précipitamment que dans un
moment ils avaient vidé un banc. Mes pauvres camarades
ne furent pas sujets à cette équivoque. On les jeta par
pièces et lambeaux dans la mer. Il n’y avait que moi qui
étais entier, mais couché et confondu dans ce carnage. On
me déchaîna pour me jeter dans la mer. L’argousin prit
ma jambe gauche blessée à pleine main pour me la tenir
sur l’enclume, pendant qu’un autre faisait sortir la goupille
de l’anneau de fer qui tenait la chaîne. Cet homme appuya
par hasard, et pour mon bonheur, le pouce bien fort sur la
plaie, ce qui me causa une si grande douleur, que je fis un
grand cri, et j’entendis que l’argousin disait : « Cet homme
n’est pas mort, » et m’imaginant de quoi il s’agissait et
qu’on me voulait jeter dans la mer, je m’écriai aussitôt. Si
bien qu’on m’emporta à fond de cale parmi les autres
blessés et on me jeta sur un câble. Nous étions, tous les
Le coup du départ et l’embarquement sur les galères.
Dessiné et gravé par J. Rigaud.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.) blessés, dans ce fond de cale, pêle-mêle, matelots, soldats, les officiers et forçats, sans distinction, couchés sur la dure et sans être secourus en rien ; car à cause du grand nombre de blessés que nous étions, les chirurgiens ne pouvaient y subvenir pour nous panser. Quant à moi, je fus trois jours dans cet affreux fond de cale, sans être pansé qu’avec un peu d’eau-de-vie camphrée, que l’on mit sur une compresse pour arrêter le sang, sans aucun bandage ni médicament.
Les blessés mouraient comme des mouches dans ce fond de cale, où il faisait une chaleur à étouffer et une puanteur horrible, ce qui causait une si grande corruption dans nos plaies que la gangrène s’y mit partout. Dans cet état déplorable, nous arrivâmes, trois jours après le combat, à la rade de Dunkerque. On y débarqua d’abord les blessés pour les porter à l’hôpital de la marine. On me sortit de ce fond de cale, de même que plusieurs autres, avec le palan à poulie, comme des bêtes. On nous porta à l’hôpital plus morts que vifs. On mit tous les forçats, séparément des personnes libres, dans deux grandes chambres à quarante lits chacune, bien enchaînés au pied du lit. À une heure de l’après-midi, le chirurgien-major de l’hôpital vint pour visiter et panser nos blessures, accompagné de tous les chirurgiens des navires et des galères qui se trouvaient dans le port. Je venais d’être fortement recommandé au chirurgien-major. Depuis l’année 1702 que je fus mené sur les galères à Dunkerque, je fus recommandé par mes parents de Bordeaux, de Bergerac et d’Amsterdam, à un riche banquier, M. Piécourt, qui avait maison à Dunkerque. Il arriva donc qu’ayant entendu que notre galère avait perdu beaucoup de monde, à la prise que nous avions faite de cette frégate anglaise, il courut au port pour s’informer de moi. Il apprit que j’étais fort blessé et qu’on m’avait déjà porté à l’hôpital. Il fut de ce pas chez le chirurgien-major de cet hôpital, qui était son ami, et me recommanda à ses soins aussi fortement que si j’avais été son propre fils. Aussi puis-je dire qu’après Dieu je dois la vie à ce chirurgien-major, qui prit tâche, contre sa coutume, de me panser lui-même. À la première visite qu’il fit dans notre chambre, il tira ses tablettes de sa poche, et demanda qui se nommait Jean Marteilhe. Je lui dis que c’était moi. Il s’approcha de mon lit et me demanda si je connaissais M. Piécourt. Je lui dis que oui et qu’il avait la bonté de me procurer autant de soulagement qu’il pouvait, depuis six ou sept années que j’étais en galère. « La manière, me dit-il, dont il vous a recommandé à mes soins, me prouve assez ce que vous me dites. Voyons vos plaies. » La principale était celle de l’épaule, très dangereuse par sa situation. D’abord qu’il eut levé le premier et l’unique appareil que le chirurgien de la galère m’avait mis, qui n’était qu’une compresse trempée d’eau-de-vie, et qu’il vit que cette négligence était cause que la gangrène était à ma plaie, il appela le chirurgien de la galère, lui reprocha qu’il était un bourreau de m’avoir traité ainsi, et que si j’en mourais, comme il était à craindre, il aurait à se reprocher d’être mon meurtrier. Notre chirurgien s’excusa du mieux qu’il put et pria le chirurgien-major de permettre qu’il me pansât. Le chirurgien-major refusa et déclara à tous les autres que j’étais son blessé et qu’il ne prétendait pas que qui que ce soit me pansât que lui. En effet, il prit un si grand soin de moi et usa de tant de précautions pour que la gangrène, qui était dans toutes mes plaies, ne gagnât le dessus, que je puis dire qu’il me sauva la vie.
Il mourut bien les trois quarts de nos blessés, dont la plupart ne l’étaient pas si dangereusement que moi. Dans les hôpitaux, comme celui où nous étions, il s’y trouvait quarante à cinquante chirurgiens aux pansements. Chacun indifféremment pansait le premier qui lui tombait sous la main, ce qui faisait qu’il était rare qu’un seul chirurgien pansât deux fois le même blessé. Il n’en fut pas de même à mon égard, car je fus toujours pansé par le chirurgien-major, qui consolida mes plaies dans moins de deux mois ; mais il me fit rester encore un mois en convalescence pour me bien refaire et reprendre mes forces. Le directeur de l’hôpital, à qui j’étais aussi recommandé, ayant ordonné aux frères de l’ordre de Saint-François, qui servent cet hôpital, de me donner tout ce que je demanderais, j’étais nourri et soigné comme un prince. Au bout de trois mois d’hôpital, je me trouvai gros et gras comme un moine, et le chirurgien-major m’ayant donné une attestation de sa main, comme quoi j’étais, par mes blessures, rendu incapable de la rame et autre travail des galères, je fus renvoyé sur la galère dans mon banc ordinaire.
La campagne d’ensuite, en l’année 1709, au mois d’avril, les galères armèrent. Le comite fit la classe de ses forçats chacun dans leur banc. Il y a six forçats à chaque rame. Le plus fort et vigoureux est toujours vogue-avant, c’est-à-dire le premier de la rame et qui a le plus de peine. Celui-là est de la classe première. Le second de la rame est de la deuxième classe, et ainsi du reste jusqu’à la classe sixième. Ce dernier n’a presque pas de peine ; aussi y met-on le plus chétif, le plus malingre du banc. Or, il faut savoir que, lorsque je fus blessé, j’étais de la première classe, et le comite, soit par mégarde ou autrement, m’avait laissé sur son rôle à cette classe que je ne pouvais remplir à cause de la faiblesse de mon bras, étant presque estropié et ne pouvant porter la main à la bouche. Je me mis donc moi-même à la sixième classe, m’attendant bien de passer par l’épreuve. Cette épreuve est terrible, car à la première sortie qu’on fait en mer, le comite, pour voir si on ne fait pas l’estropié exprès et à dessein de s’exempter du fort travail de la rame, accable de coups de corde un malheureux jusqu’à le laisser mort. Il arriva donc que nous sortîmes du port pour la première fois de cette année, et après que le comite eut fait sortir la galère, il fit visite de chaque banc pour voir si la vogue était bien classée. Il tenait une grosse corde à la main, rossant indifféremment ceux qui ne voguaient pas bien à sa fantaisie. J’étais au sixième banc de l’arrière de la galère, et, comme il avait commencé sa revue à la proue et qu’il s’était animé à frapper avant qu’il fût à mon banc, je m’attendais avec la plus grande angoisse du monde qu’il me traiterait impitoyablement. Il arrive, enfin, à notre banc, et s’arrêtant, il ordonna, d’un air féroce, au vogue-avant de cesser de ramer. Ensuite m’adressant la parole : « Chien de huguenot, me dit-il, viens ici. » Je tirai ma chaîne pour m’approcher du coursier où il était, le cœur serré de crainte, et croyant fermement qu’il ne me faisait approcher de lui que pour être à portée de me mieux étriller. Je m’approchai donc de lui, mon bonnet à la main, en posture de suppliant. « Qui t’a ordonné, me dit-il, de ramer : » Je lui répondis qu’étant estropié, comme il pouvait le voir à mes cicatrices, et que ne pouvant m’aider que d’un bras, je l’employais de mon mieux à aider mes camarades du banc. « Ce n’est pas ce que je te demande, répliqua-t-il. Je te demande, qui t’a ordonné de ramer. — Mon devoir, lui dis-je. — Et moi, dit-il, je ne prétends pas que tu rames, ni qui que ce soit de ma chiourme en pareil cas, car, continua-t-il, si on ne délivre pas ceux qui auront été blessés dans un combat, comme c’est la loi, je ne souffrirai pas du moins qu’ils rament[57]. » Après avoir tenu ce discours, il appela l’argousin et lui dit : « Déchaîne ce chien de giffe[58] et mets-le au paillot. » Le paillot est la chambre aux vivres à fond de cale. L’argousin me déchaîna donc de ce banc fatal, où j’ai tant sué pendant sept années et me fit descendre au paillot.
Les galères furent, ce jour-là et la nuit suivante, faire une course dans la Manche. Après quoi, elles revinrent à la rade de Dunkerque. D’abord que nous y eûmes mouillé l’ancre et tendu la tente, le comite, assis sur la table de son banc, me fit appeler. Je fus à lui. « Vous avez vu, me dit-il, ce que j’ai fait pour votre soulagement. Je suis ravi d’avoir trouvé cette occasion pour vous témoigner combien je vous considère, et tous ceux de votre religion, car vous n’avez fait mal à personne, et je considère que, si votre religion vous damne, vous serez assez punis dans l’autre monde. » Je le remerciai de mon mieux des bontés qu’il me témoignait. Il continua ainsi : « Je suis assez embarrassé comment je me comporterai dans cette affaire pour n’avoir pas à dos l’aumônier, qui ne souffrira pas impunément que je favorise un huguenot. Je pense cependant à un moyen qui réussira, j’espère, continua-t-il. L’écrivain de M. de Langeron, notre commandant, est mort et il est en peine d’en avoir un autre. Je m’en vais lui proposer de vous prendre et je le ferai d’une manière que je suis persuadé qu’il le fera. Vous serez par là non seulement exempt du travail, mais même respecté d’un chacun et moi à l’abri de la censure de l’aumônier. Allez-vous en au paillot, me dit-il. On vous fera bientôt appeler. » Le comite fut sur-le-champ parler à M. de Langeron. Il lui fit valoir qu’il y avait un homme dans le sixième banc, se disant estropié d’un bras, et que lui qui parlait l’avait fait passer par l’épreuve à force de coups de corde, mais que, n’en pouvant rien tirer, il l’avait fait ôter du banc à cause qu’il embarrassait et empêchait ses camarades de voguer. Là-dessus M. de Langeron lui demanda par quel sort j’avais été estropié. « Par les blessures, répondit le comite qu’il a reçues à la prise du Rossignol, devant la Tamise. — Eh ! d’où vient, dit le commandant, qu’il n’a pas été délivré comme les autres ? — C’est, dit le comite, qu’il est huguenot. Mais, ajouta le comite, ce garçon sait écrire et se comporte très bien ; et je crois, puisqu’il vous manque un écrivain, qu’il serait votre fait. — Qu’on l’appelle ! » dit le commandant. On m’appela sur-le-champ. D’abord qu’il me vit, il me demanda si je n’étais pas ami de M. Piécourt. Je lui dis que oui. « Eh bien ! vous serez mon écrivain, dit-il. Qu’on le mette au paillot et que personne n’ait rien à lui commander que moi. »
Me voilà donc installé écrivain du commandant. Je savais qu’il aimait la propreté. Je me fis faire un petit habit rouge[59] ; je me fis faire du linge un peu fin. J’eus la permission de laisser croître mes cheveux ; j’achetai un bonnet d’écarlate et, ainsi décrassé et assez propre, je me présentai au commandant, qui fut charmé de me voir dans cet équipage que j’avais fait à mes dépens[60]. Il ordonna à son maître d’hôtel qu’on me portât à chaque repas un plat de sa table et une bouteille de vin par jour, ce qu’on fit pendant la campagne de 1709, et je puis dire qu’il ne me manquait rien que la liberté.
J’étais sans chaîne nuit et jour, ayant seulement un anneau au pied. J’étais bien couché et en repos, pendant que tout le monde était au travail de la navigation. J’étais bien nourri, honoré et respecté des officiers et de l’équipage, et par-dessus tout aimé et chéri du commandant et du major des six galères, son neveu, de qui j’étais secrétaire. J’avais à la vérité, dans certains temps, beaucoup à écrire, et j’y étais si exact que j’y passais les nuits entières pour rendre mes écritures plus tôt même que le commandant ne s’y attendait.
Je ne dirai rien ici des années 1710, 1711 et de la plus
grande partie de 1712 que les galères restèrent désarmées
dans le port de Dunkerque, la France étant si dénuée de tout
dans sa marine, qu’on ne pouvait armer une chaloupe, si
bien que nous n’eûmes aucun événement extraordinaire et
digne de curiosité, jusqu’au mois d’octobre 1712 que nos
grandes tribulations et celles de notre société souffrante
arrivèrent. Il faut savoir que nos frères des Églises françaises
des Provinces-Unies envoyaient de temps en temps
une subvention d’argent aux réformés qui souffraient sur
les galères de France[61]. Cet argent passait ordinairement
par Amsterdam, d’où un négociant le faisait tenir par un
de ses correspondants aux lieux où étaient les galères. Un
de mes parents d’Amsterdam, Ancien de l’Église wallonne,
crut me distinguer en me chargeant de la commission de
le recevoir. Cet emploi est très périlleux, car si on s’en
aperçoit, vous risquez qu’on vous donne la bastonnade
jusqu’à la mort, à moins de déclarer le marchand qui a
compté l’argent, et en ce cas un tel marchand serait ruiné
de fond en comble. Par un effet de la divine Providence,
j’avais été, sans aucun danger, le distributeur des subventions
que me remettait M. Piécourt. Pour m’aider dans ce
soin, j’avais fait le choix d’un Turc nommé Aly, un des plus
honnêtes hommes et des plus fidèles que j’aie jamais vus.
Je savais à peu près le temps qu’on envoyait la subvention,
et j’envoyais seulement Aly (car les Turcs vont partout sans
garde) chez M. Piécourt, qui lui donnait l’argent pour me
le remettre, avec une quittance pour me faire signer[62],
Galère réale.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
que lui reportait Aly avec mes lettres pour la Hollande. Mais il arriva que M. Piécourt eut le malheur d’être dérangé dans ses affaires. Ce contretemps fut cause que la correspondance pour nos subventions fut commise à un autre négociant de Dunkerque, nommé M. Pénétrau[63]. Ce dernier s’en était acquitté deux ou trois fois avec assez de ponctualité et de précaution et l’avait fait avec d’autant
plus de sûreté et de facilité que mon Turc s’entendait fort bien à faire les commissions dont je le chargeais et que nous avions, d’ailleurs, sur la galère un aumônier qui était fort raisonnable à notre égard.
Aux mauvais traitements, que nous avions d’abord eu à essuyer, succédèrent des procédés obligeants pour nous tous, et particulièrement pour moi, surtout depuis que je fus devenu écrivain de M. de Langeron, emploi qui me fournissait souvent l’occasion de converser avec lui. Pendant les trois dernières années que je restai à Dunkerque, où les galères furent toujours désarmées, il ne se passait presque point de jour qu’il ne vînt sur la galère, où nous passions une heure ou deux ensemble, sans parler de religion, du moins fort peu. C’était un homme savant et bon prédicateur ; et, comme par le moyen de mes amis, je recevais souvent des livres de piété de la Hollande, entre autres divers tomes des sermons de feu M. Saurin[64], il me demanda un jour si je n’avais pas quelques sermons de nos auteurs à lui prêter. Quoique cette demande me parût suspecte, je hasardai cependant de lui en prêter et je débutai par un tome des ouvrages de M. Saurin, qu’il me rendit ponctuellement. Il y trouva tant de goût qu’ensuite je lui prêtais tous les livres que j’avais, même les Préjugés légitimes contre le papisme, de M. Jurieu[65]. Un jour, dans la conversation, il me demanda, si nous autres réformés, ne recevions pas de l’argent de Hollande. Je jugeai à propos de lui parler négativement sur cet article par la crainte que j’avais des conséquences. M. Pénétrau pensa un jour me perdre. Il reçut ordre d’Amsterdam de me compter cent écus, et il en avait, sous son couvert, la lettre d’avis pour me remettre. Il se trouva que ledit sieur était dérangé dans ses affaires, et pour ne pas montrer la corde à son correspondant d’Amsterdam, il voulut chercher un motif plausible pour se défendre de compter cette somme. Quoiqu’il sût qu’il allait me sacrifier pour soutenir son crédit, il fut chez notre aumônier et lui déclara qu’il avait ordre de la Hollande de me compter cent écus, mais que, comme les défenses de la Cour lui faisaient craindre de s’attirer des affaires, il voulait premièrement lui en demander la permission. Il s’imaginait que l’aumônier, bien loin de la lui accorder, le lui défendrait absolument. Par ce moyen, il aurait été tiré d’embarras, et moi j’aurais été exposé à un grand examen, qui ne se serait pas fait sans une furieuse bastonnade pour me faire avouer qui étaient les négociants qui ci-devant m’avaient escompté de l’argent. L’aumônier comprit d’abord les suites que pourrait avoir cette affaire et, regardant fixement M. Pénétrau, lui dit : « Je suis sûr, Monsieur, que ce n’est pas la première fois que vous avez fait de pareils paiements sans en demander la permission et que MM. vos correspondants de Hollande ne sont pas si imprudents que de vous confier une pareille commission à la volée et sans être bien certains par expérience que vous vous en acquittez. Mais, quoi qu’il en soit, puisqu’il ne tient qu’à ma permission, je vous la donne très volontiers. » Pénétrau fut fort décontenancé par cette réponse à laquelle il ne s’était pas attendu. Il répliqua à l’aumônier que sa permission ne le rassurait pas sur le danger et qu’il verrait l’intendant pour lui demander la sienne. L’aumônier fut choqué de cette réponse et lui dit brusquement : « Quoi ! Monsieur, après que vous m’avez fait connaître que mon consentement vous déterminerait, vous osez me dire que vous vous adresserez à l’intendant. Vous en ferez comme il vous plaira : mais sachez que, si vous en parlez le moins du monde à l’intendant ou à qui que ce soit, j’ai le bras long, et que je saurai vous atteindre pour vous en faire repentir. » Pénétrau, au bout de son latin et ne sachant que faire de mieux, lui avoua qu’il était un peu obéré, et que, quoique cent écus ne pussent pas le mettre dans la dernière extrémité, cependant il ne les avait pas pour le présent, mais que, si je voulais attendre quinze jours, sans donner avis en Hollande que je n’eusse pas reçu cette somme, il me payerait sans faute au bout de ce terme. L’aumônier lui dit qu’il faisait bien de s’ouvrir à lui et qu’il lui pardonnait l’irrégularité qu’il avait commise à son égard : « Mais, continua-t-il, comme je ne veux courir les risques d’être votre dupe, pour m’assurer de votre ponctualité faites-moi un billet au porteur de cent écus, valeur de moi, payable dans quinze jours, lequel argent je remettrai à celui à qui vous auriez dû le payer, et je vous en procurerai quittance ; vous pouvez être tranquille à l’égard de ce forçat et je vous donne ma parole qu’il n’écrira pas à Amsterdam avant l’échéance de votre billet. » Pénétrau, charmé que sa démarche eût pris cette tournure, fit avec plaisir ce billet, et en même temps remit à l’aumônier la lettre qu’il avait pour moi. Tout cela se passait à mon insu.
Le même jour, l’aumônier vint sur la galère et me fit appeler dans la chambre de poupe. Il me dit d’un air sérieux : « Je suis surpris qu’un confesseur de la vérité ose mentir à un homme de mon caractère. » Je restai fort interdit à ce début et je lui dis que je ne savais pas ce qu’il voulait dire. « Ne m’avez-vous pas assuré que vous ne receviez pas d’argent de la Hollande ni d’aucun autre endroit ? J’ai en main de quoi vous convaincre de mensonge. » Et en même temps il me raconta ce qui s’était passé entre Pénétrau et lui et me remit la lettre d’avis, en me reprochant encore que je lui avais menti. Je pris la liberté de lui dire qu’il était plus coupable que moi ; puisque, sachant bien que ce n’était pas une chose que je pusse avouer, il m’avait obligé à la nier, en me la demandant. Il en tomba d’accord, et me dit que je n’avais qu’à me tranquilliser, que dans quinze jours il m’apporterait les cent écus, ce qu’il fit au jour précis et en me les comptant il m’offrit ses services. « Écrivez, me dit-il, à vos amis de Hollande qu’ils peuvent m’adresser leurs remises et soyez persuadé que je vous les paierai ponctuellement ; et par ce moyen vous serez hors de tout risque. » Je le remerciai de sa bonne volonté, dont je ne crus pas cependant faire usage. Cette retenue de ma part n’empêcha pas que nous ne fussions bons amis. Nous étions cinq réformés sur notre galère, qu’il ne chagrinait jamais. Au contraire, il nous faisait mille amitiés.
Chacun sait qu’en cette année-là la reine d’Angleterre
fit sa paix particulière avec la France et qu’entre autres
articles, il y fut stipulé que les Anglais prendraient possession
Galère sensile dans le port.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
de la ville, fortifications et port de Dunkerque, jusqu’à sa démolition et comblement du port. En conséquence, les Anglais vinrent à Dunkerque au mois de septembre, avec quatre à cinq mille hommes, s’emparèrent de la ville, forts et citadelle, que la garnison française évacua. Mais la marine de France était si dénuée qu’on ne pouvait armer les galères pour se mettre en mer[66]. Ainsi la France convint avec la reine d’Angleterre que les galères, avec leurs équipages et chiourmes, resteraient dans le port jusqu’à ce qu’on commençât à le combler, ce qui ne pouvait se faire qu’après l’hiver. Il fut aussi arrêté que rien ne sortirait du port, soit bâtiments, équipages ou chiourmes qu’avec la permission expresse de Sa Majesté la reine d’Angleterre. Les Anglais n’eurent pas plus tôt pris possession des postes et établi la garnison dans la ville et la citadelle, qu’ils accoururent en foule sur les galères pour satisfaire leur curiosité de voir des bâtiments que la plupart n’avaient jamais vus. Entre autres officiers, plusieurs qui étaient Français réfugiés, ayant appris qu’on tenait en galère des réformés pour le sujet de leur religion, s’informèrent d’abord s’il y en avait sur lesdites galères et apprirent que nous étions 22[67]. Ces officiers témoignèrent leur zèle pour leur religion dans cette occasion, en venant nous embrasser, gémir et pleurer avec nous dans nos bancs. Leur exemple attira grand nombre d’officiers anglais des plus qualifiés qui témoignèrent leur piété par des actions dignes de vrais protestants. La soldatesque y accourut aussi en foule et, selon leur manière d’exprimer leur zèle, jurait que si on ne nous délivrait pas de bonne grâce, ils le feraient le sabre à la main. Dans ces entrefaites, un colonel anglais, dont j’ai oublié le nom, vint me parler et me dit que milord Hill, qui était gouverneur de Dunkerque pour la reine d’Angleterre, pouvait ignorer notre détention et la cause de notre esclavage, et me conseilla de lui adresser un placet pour l’en informer et implorer sa bonté pour notre délivrance. Je fis ce placet le mieux qu’il me fut possible et le colonel s’en chargea et le remit à milord Hill.
Le lendemain, ce milord m’envoya son secrétaire pour me dire de sa part qu’il s’emploierait avec zèle pour notre délivrance, mais que, n’en étant pas le maître, il allait en écrire à la reine, et que ses ordres, qu’il s’assurait qui nous seraient favorables, détermineraient son action ; qu’il nous priait, en attendant, de prendre patience encore pendant quinze jours. Ce secrétaire ajouta que milord Hill nous offrait sa bourse, si nous avions besoin d’argent. Je lui répondis que nous n’avions besoin de rien que de la protection de milord et que j’étais très reconnaissant de la réponse qu’il faisait à mon placet et du zèle qu’il témoignait avoir pour nous rendre service. Je fis savoir cette réponse à nos frères, qui étaient sur les six galères, en les exhortant en même temps d’être circonspects avec les soldats anglais et d’éviter tout discours qui pourrait les animer à user de violence pour nous procurer notre liberté. Dès lors, tout se tint tranquille et chacun de nous attendit avec patience des nouvelles d’Angleterre.
Pendant les quinze jours que le gouverneur nous avait demandés, soit qu’il eût écrit à la reine ou non, il se rendit grand ami de M. de Langeron, notre commandant. Un jour, milord lui dit qu’il ne comprenait pas comment la Cour de France avait pu faire la bévue de ne pas nous faire sortir de Dunkerque avant qu’ils y fussent entrés, que cette cour ne pouvait pas ignorer que la nation anglaise regardait avec horreur les mauvais traitements qu’on faisait aux protestants pour cause de religion et que même, dans toutes les églises en Angleterre, on priait Dieu tous les jours pour la délivrance des réformés qui souffraient sur les galères de France ; qu’en un mot, la Cour de France aurait dû prévoir que, les Anglais étant les maîtres de Dunkerque, et ces 22 protestants, qui gémissaient dans les fers pour leur religion, étant sous les étendards et à la vue de la garnison anglaise, la reine ne pouvait manquer à les faire délivrer, ne fût-ce que pour éviter le désagrément d’obéir en quelque sorte à la soldatesque, qui menaçait déjà de faire violence, si on ne délivrait ces gens-là. M. de Langeron ne put s’empêcher de convenir qu’effectivement sa Cour avait fait faute en cela et le pria d’user de prudence dans cette occasion et de lui communiquer son avis sur ce qu’il y aurait à faire pour prévenir tout accident, ajoutant qu’il savait que le roi son maître ne donnerait jamais son consentement pour la délivrance de ces réformés. Milord Hill lui dit qu’il savait un moyen pour prévenir tout fâcheux événement : « Écrivez, lui dit-il, au ministre de votre Cour qu’il vous ordonne de les faire sortir secrètement de Dunkerque par mer. J’y donnerai les mains et la chose sera facile et sans danger. » M. de Langeron ne manqua pas de suivre ce conseil et bientôt il reçut ordre d’agir de concert avec milord Hill[68].
Le 1er octobre, fête de saint Rémy, nous vîmes une
barque de pêcheur enchaînée à notre galère. On fit courir
le bruit que cette barque était confisquée pour avoir fait
la contrebande, et les Anglais, comme les autres, prirent
cela comme argent comptant. Le soir, on battit la retraite
comme à l’ordinaire et chacun fut se coucher. J’étais dans
mon paillot, dormant tranquillement, lorsque je fus éveillé
tout à coup par notre major, armé d’un pistolet et accompagné
de deux soldats de galère qui me mirent la baïonnette
à la gorge en me menaçant que, si je faisais le
moindre cri, c’était fait de moi. Le major, qui était de mes
amis, m’exhorta aimablement à ne faire aucune résistance,
sinon qu’il exécuterait les ordres qu’il avait de me tuer.
« Hélas ! lui dis-je, M. le major, qu’ai-je fait, et que va-t-on
faire de moi ? — Tu n’as rien fait, me dit-il, et on ne te fera
aucun mal, pourvu que tu sois docile. » Il me fit ensuite promptement descendre dans la barque dont j’ai parlé, et
cela sans feu ni lumière, et avec grand silence de peur
d’être aperçus de la sentinelle anglaise de la citadelle, dont
nous n’étions pas fort éloignés. En entrant dans cette
Galère patronne à la voile.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
barque, j’y trouvai nos autres 21 frères, que l’on avait enlevés dans leurs bancs, de la même manière que moi. On nous enchaîna tous dans le fond de la cale en observant un grand silence et, quoiqu’on nous eût fait coucher sur le dos comme des bêtes que l’on va immoler, chacun de nous avait un soldat de galère, qui nous tenait la baïonnette à la gorge pour nous empêcher de crier ni même de proférer aucune parole. Ensuite la barque démarra pour sortir du port. Il fallait passer près d’un navire anglais, qui se tenait toujours au milieu du port pour empêcher que rien n’en sortît. Ce navire fit venir cette barque à son bord, lui demandant où elle allait. Le maître de la barque, qui était anglais, lui répondit en cette langue qu’il allait à la pêche pour la maison de milord Hill dont il montra un billet. Le capitaine dudit navire prit le billet et y lut ceci écrit et signé de la main de milord Hill : « Laissez sortir cette barque qui va à la pêche pour ma maison. » Ce capitaine, ayant lu ce billet, le visa et laissa aller la barque. Tous ceux qui commandaient les forts, tant du port que des jetées, en firent de même, et enfin nous nous trouvâmes en pleine mer.
Pour lors, les soldats nous quittèrent, montèrent sur le tillac de la barque et fermèrent les écoutilles sur nous et par là nous eûmes la liberté de nous arranger plus commodément sur le sable qui servait de lest à cette barque. Nous savions qu’on ne sortait jamais en mer sans avoir provision, quand ce ne serait que du pain et de l’eau. Comme nous n’en avions vu aucune en entrant dans la barque, nous nous imaginâmes tous fortement qu’on allait nous couler à fond et que les soldats se sauveraient à terre dans la chaloupe qui était attachée à la barque. Nous sentions bien que notre barque allait à la voile, mais nous ne savions pas quel air de vent nous tenions. Lorsqu’il fut jour, on ouvrit l’écoutille, et, comme je me trouvais dessous et qu’en me tenant sur les pieds, je pouvais voir sur le tillac, je me levai promptement tout droit, et la première personne que j’aperçus fut notre capitaine d’armes, qui est ordinairement le premier sergent des quatre qu’il y a dans les compagnies de marine. Il était fort de mes amis, et il n’y avait pas longtemps que je lui avais rendu service auprès de notre capitaine. « Hé ! vous voilà, monsieur Praire ? lui dis-je. — Oui, mon ami, me dit-il d’un air riant ; je crois que vous n’avez pas trop bien reposé cette nuit. — Mais où nous menez-vous ? — Tenez, me dit-il, voilà Calais, en me montrant la ville devant laquelle nous étions. Nous allons vous y débarquer », ajoutant que nous n’y ferions pas un long séjour et que nous n’avions qu’à préparer nos jambes. « Mais, monsieur, lui dis-je, vous n’êtes pas capable, ni tous les hommes du monde, de faire marcher des gens décrépits de vieillesse ou qui sont impotents ou malades comme moi. (J’avais pour lors la fièvre tierce). En ce cas le roi, qui ne demande jamais l’impossible, fait fournir des chariots aux infirmes, et je suis certain qu’on a joint à votre route un ordre de nous en faire donner. — Tenez, dit-il en me la montrant, voyez s’il y a plus d’un chariot ordonné pour les chaînes de rechange et le bagage. » Comme je voulais voir notre destination qu’il ne m’avait pas voulu dire, au lieu de jeter les yeux sur le commencement, je regardai à la fin et j’y lus ces lignes : « Au Hâvre-de-Grâce, où ils seront remis à l’intendant jusqu’à nouveaux ordres. » J’en avais assez vu pour satisfaire la curiosité de nos frères, à qui je dis notre destination le plus doucement qu’il me fut possible, de crainte que le capitaine d’armes ne s’en aperçût.
On nous débarqua donc à Calais. Nous fûmes conduits en prison, chargés de nos chaînes, et nous reçûmes l’étape sur le pied des soldats de recrue. Le lendemain matin, l’argousin de la chaîne nous enchaîna deux à deux, chacun par une jambe, et ensuite fit passer une longue chaîne dans les anneaux ronds des chaînes qui nous accouplaient, de sorte que les onze couples, que nous étions, étaient tous enchaînés ensemble. Or, il faut savoir que parmi nous il y avait de vieilles gens qui, par la faiblesse de leur âge et par leurs infirmités, ne pouvaient pas marcher un quart de lieue, quand même ils n’auraient pas été chargés de chaînes. Nous avions aussi des malades et des gens usés de misère et de fatigue et, outre cela, nous n’avions pas marché depuis fort longtemps. Il nous était donc impossible de faire quatre ou cinq lieues par jour, comme notre route le portait. Après qu’on nous eut enchaînés, j’appelai notre capitaine d’armes. « Voyez, Monsieur, lui dis-je, s’il est possible que nous marchions dans l’état où vous nous voyez. Croyez-moi, ajoutai-je, faites-nous fournir un ou deux chariots pour porter les infirmes. Vous êtes en droit de les exiger partout où vous passerez. — Je sais mes ordres, me dit-il, et je les observerai. » Je me tus, et nous partîmes.
Nous n’eûmes pas fait un quart de lieue qu’une petite montagne se présentant il nous fut impossible de la monter, car trois ou quatre de nos vieillards tombèrent à terre, ne pouvant plus faire un seul pas, et comme nous tenions tous à une même chaîne, nous ne pouvions plus avancer, à moins que nous n’eussions eu assez de force pour les traîner. Notre capitaine d’armes, avec les soldats qu’il commandait pour notre escorte, nous exhortèrent par de belles paroles à prendre courage et à redoubler nos efforts, mais contre l’impossible nul ne peut. Le capitaine était fort embarrassé et ne savait quel parti prendre. Nous nous assîmes tous par terre pour donner le temps de se reposer à ceux qui étaient tombés et reprendre ensuite la marche, si cela se pouvait. Ce moyen ne put nous aider, quoique nous pût dire le capitaine, qui ne savait comment faire pour sortir d’embarras. Je l’appelai et lui dis que, dans l’extrémité où nous étions, il fallait que, des deux conseils que j’allais lui donner, il en prît un. « Faites-nous canarder à coups de fusil, lui dis-je, ou, comme je vous l’ai déjà dit, faites-nous fournir des chariots pour nous conduire. Vous me permettrez de vous faire observer, que n’ayant jamais servi que sur mer, vous ne pouvez savoir ce que c’est qu’une route que le roi ordonne par terre. Dans les ordres qu’il donne pour la marche, soit de soldats, soit de recrues, soit de criminels, il est sous-entendu que, lorsque ceux qui sont conduits ne peuvent absolument marcher, leurs conducteurs doivent leur faire donner des voitures, qu’ils prennent de la part du roi dans les bourgs, villes ou villages où ils se trouvent. Vous êtes dans ce cas, Monsieur, continuai-je. Envoyez un détachement de vos soldats au premier village enlever autant de chariots que vous en avez besoin pour porter les infirmes, et pour vous faire voir notre soumission pour les ordres de Sa Majesté, à l’égard de la route qu’elle nous fait faire, nous vous donnerons six livres par jour pour le louage d’un chariot, ce qui sera pour vous un profit réel, car de la part du roi pouvant avoir des chariots gratis, ces six livres vous demeureront. » Le capitaine m’écouta et quelques-uns de ses soldats, qui en savaient plus que lui, confirmèrent ce que je venais de lui dire, ce qui le détermina à prendre le parti que je lui conseillais. Les paysans lui fournirent deux chariots jusqu’à la première couchée et ainsi jusqu’au Hâvre-de-Grâce.
Ce capitaine d’armes était un bon homme, qui n’avait pas inventé la poudre. On lui avait fait faire serment à Dunkerque de ne point déclarer, ni à nous ni à qui que ce soit, l’endroit où il avait ordre de nous rendre. La crainte que quelque parti de la garnison d’Aire, qui faisait des courses jusqu’à Calais et à Boulogne, ne nous enlevât, avait fait prendre cette précaution. Or, un jour, étant en chemin, ce capitaine, qui allait toujours à cheval, s’approcha du chariot où j’étais et lia conversation avec moi. En parlant de choses indifférentes, je lui demandai le lieu de notre destination. Voyant qu’il faisait le réservé, je lui dis que cela était inutile, puisque je le savais aussi bien que lui. Il me défia de le lui dire, ce que je fis sur-le-champ, en lui récitant ce que j’avais vu et lu à la fin de la route qu’il m’avait montrée avant de débarquer à Calais. Ce bon homme, n’ayant point fait attention au coup d’œil que j’avais alors jeté sur le dernier article, fut si étonné de me voir aussi savant que lui sur ce sujet, n’ayant personne de sa troupe qui sût son secret, qu’il me demanda naïvement si j’étais sorcier ou prophète. Je lui dis que j’étais trop honnête homme pour être sorcier et trop grand pécheur pour être prophète. « D’ailleurs, lui dis-je, il n’y a personne de nous qui n’en sache autant que moi à cet égard et vous faites un grand secret d’une chose qui est publique parmi nous. » Je le raillai un peu sur sa prétendue circonspection et je remarquai, par les précautions qu’il prenait tous les jours, qu’il croyait sérieusement qu’il y avait en nous du surnaturel. Nous n’eûmes cependant pas lieu de nous plaindre de lui pendant la route, étant au contraire fort exact à nous faire donner l’étape à chaque logement comme aux soldats de recrue ; mais, ne pouvant agir outre ses ordres, il ne pouvait nous donner pour logement que des prisons ou des écuries, s’il ne se trouvait pas de prison dans l’endroit où nous arrivions. Enfin, nous parvînmes au Hâvre-de-Grâce, où nous eûmes un logement plus distingué et plus commode que ceux que nous avions sur la route. On nous fit descendre devant l’Arsenal du Roi, où l’intendant[69] nous avait fait préparer une grande chambre appartenant à la Corderie[70] et y avait fait mettre des paillasses, matelas et couvertures pour coucher. En entrant dans cette chambre qui était de plain-pied, nous y trouvâmes l’intendant et nos protecteurs, nouveaux convertis qui, malgré leur chute forcée, étaient toujours fort zélés pour la religion réformée. Ces messieurs, les plus riches négociants de la ville, nous firent de grands embrassements, les larmes aux yeux, sans craindre de se commettre en la présence de l’intendant qui en parut tout attendri. Le beau de l’affaire est que, pendant que ces messieurs nous caressaient, les commis de la douane arrivèrent et demandèrent à l’intendant la permission de nous fouiller. Il la leur accorda en haussant les épaules et leur dit que selon les apparences, ils prendraient plus de poux que de butin. Cependant, ils nous fouillèrent partout, et comme on peut juger sans rien trouver. Mais, voyant parmi nos hardes une petite caisse fermée à clef, où nous avions tous nos livres de dévotion, ils demandèrent à la visiter. J’avais la clef de cette caisse et je ne voulais pas la donner, craignant le feu pour notre petite bibliothèque. L’intendant s’en aperçut et me dit : « Mon ami, donnez cette clef sans craindre. Ces messieurs doivent faire leur devoir. » L’ayant donnée en tremblant, un des commis l’ouvrit et ne voyant que des livres, il s’écria : « Voici la bibliothèque de Calvin ! Au feu, au feu ! » Ce que voyant, l’intendant lui dit : « Coquin, de quoi te mêles-tu ? Fais ton devoir et ne passe pas outre, ou je t’apprendrai à chercher ce que tu dois chercher. »
Le commis ne demanda pas son reste, referma la caisse et passa la porte.
Dès que nous fûmes installés dans notre nouvelle habitation, l’on nous ôta la grande chaîne qui nous tenait tous ensemble, nous laissant seulement celle qui nous accouplait deux à deux. L’intendant était tellement prévenu en notre faveur qu’il eut l’attention de nous demander si nous étions contents de nos gardes. Nous lui dîmes que nous n’avions reçu d’eux pendant la route que tout le bon traitement qu’ils avaient pu nous donner. « Eh bien, dit-il, je vous les laisse. » Et en même temps, il établit leur corps de garde dans une chambre qui était vis-à-vis la nôtre et nous fit apporter du pain de sa table, nous disant que c’était là le pain de munition qu’il nous destinait. Nos protecteurs lui dirent que dorénavant, avec sa permission, ils prendraient soin de nous fournir la nourriture et lui demandèrent avec instance qu’il leur fût permis de nous venir voir de temps en temps. Là-dessus l’intendant appela le capitaine d’armes et lui ordonna de laisser entrer tous les jours dans notre chambre indifféremment tous ceux qui se présenteraient depuis neuf heures du matin jusqu’à huit heures du soir et de n’empêcher aucun de nos exercices de piété. Le capitaine d’armes se conforma à ces ordres et, dès lors, notre chambre ne désemplissait pas de personnes de tout sexe et de tout âge. Nous faisions la prière soir et matin et après avoir lu de bons sermons que nous avions avec nous, nous chantions des psaumes, de sorte que notre prison n’avait pas mal l’air d’une petite église[71].
Le quinzième jour de notre résidence au Havre, sur les 9 heures du soir, comme nous commencions à souper et que nos gardes en faisaient autant, je me sentis frapper sur l’épaule. En tournant la tête pour voir qui c’était, je vis une jeune demoiselle de considération, fille d’un des premiers banquiers de la ville, à qui j’avais prêté quelques jours auparavant un tome de sermons. Elle était enveloppée d’une écharpe qu’elle ouvrit pour me dire fort précipitamment et tout en pleurs : « Tenez, cher frère. Voilà votre livre que je vous rends. Dieu soit avec vous dans toutes vos épreuves ! On vous enlève, continua-t-elle, cette nuit à 12 heures. Quatre chariots sont ordonnés à cet effet, et la Porte Blanche restera ouverte pour votre sortie de la ville. » Je la remerciai de la peine qu’elle avait voulu prendre de venir, elle-même, nous donner cet avis à une heure si indue et lui demandai comment elle avait pu s’introduire dans notre chambre. « Ce détail, me dit-elle, ne vous touche en rien. Il est plus expédient de vous dire, cher confesseur, qu’on va vous conduire à Paris dans l’affreuse prison de la Tournelle, pour vous joindre à la grande chaîne qui se rend de cette ville tous les ans à Marseille. J’ai voulu, continua-t-elle, vous annoncer cette triste nouvelle, afin que vous n’ayez pas d’inquiétude sur votre destinée et que vous vous prépariez à souffrir constamment cette nouvelle épreuve. » Cela dit, elle s’en alla aussi invisiblement qu’elle était entrée[72].
Nous continuâmes à souper fort tranquillement. Après
quoi, au lieu d’étendre nos matelas pour nous coucher à
l’ordinaire, nous nous mîmes à plier notre petit bagage.
Pendant que nous étions dans cette occupation, notre capitaine,
suivant sa coutume, passa dans notre chambre pour
discourir une heure avec nous en fumant sa pipe et nous
voyant ramasser notre bagage, au lieu de préparer nos lits,
il nous demanda ce que nous faisions. « Nous nous préparons à partir à minuit, Monsieur, lui dis-je, et vous n’avez
qu’à en faire autant. — Vous êtes fou, me dit-il. D’où vous
vient cette frénésie ? — Je vous dis, répliquai-je, qu’à minuit
précis, quatre chariots se trouveront à la Porte de
l’Arsenal pour
Portrait peint par W. Vaillant,
gravé par L. Visscher.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
nous faire sortir
par la Porte Blanche,
qui restera
ouverte à cet effet
et vous continuerez
à nous conduire
jusqu’à Paris
et nous livrerez
aux prisons
de la Tournelle
pour y joindre la
grande chaîne de
Marseille. — Je
vous dis, repartit-il,
que vous êtes
fou et qu’il n’y a
rien de tout ce
que vous venez
de dire. J’ai été
prendre les ordres
de l’intendant
à huit heures,
comme j’ai
coutume de faire,
et il m’a dit qu’il
n’y avait rien de nouveau. — Eh bien, Monsieur, lui dis-je,
vous le verrez. »
Comme nous finissions ce discours, le laquais de l’intendant entra pour lui dire d’aller sur l’heure lui parler. Il ne tarda pas à revenir et entra dans notre chambre en faisant des exclamations et joignant les mains. « Au nom de Dieu, me dit-il, dites-moi si vous êtes sorciers ou prophètes. Je crois, cependant, que c’est Dieu qui vous favorise, car vous êtes trop dévots et trop honnêtes gens pour implorer le secours du diable. — Non, lui dis-je, Monsieur, nous ne sommes ni l’un ni l’autre et il n’y a rien que de très naturel dans ce qui cause votre surprise. — Je n’y comprends rien, dit le capitaine, car j’ai appris de la bouche de l’intendant que personne dans la ville ne sait rien de votre départ que lui et moi, et quoi que vous puissiez dire, on ne m’ôtera jamais de l’esprit que Dieu est avec vous autres. — Je l’espère », lui dis-je.
À minuit, les quatre chariots ne manquèrent pas de venir nous prendre. Nous riions en nous-même du secret mystérieux qu’on observa pour nous enlever. Les roues des chariots, ainsi que les chevaux qui les tiraient, étaient déferrés afin que l’on ne nous entendît pas passer dans la rue. On couvrit chaque chariot d’une voile, comme s’ils n’eussent contenu que des balles ou des paquets de marchandise et, sans lanternes ni fanaux, l’on nous fît sortir de la ville.
Il ne nous arriva rien de remarquable jusqu’à Rouen. En y arrivant, nous fûmes conduits devant la maison de ville pour recevoir du magistrat l’ordre pour notre logement, qui fut à l’ordinaire une prison. Mais nous fûmes bien surpris de nous voir refusés par le geôlier de celle où l’on nous mena. Le capitaine d’armes lui montra l’ordre du magistrat, lui faisant des instances pour l’engager à nous recevoir, ce que le geôlier refusa constamment de faire, disant qu’il aimait mieux quitter son office que de nous prendre sous sa garde. On nous envoya à un autre, où il en fut de même. Finalement, on nous mit dans une tour destinée pour les insignes criminels. Le geôlier, qui ne nous reçut qu’à son corps défendant, nous fit entrer dans un cachot affreux et, à l’aide de cinq ou six guichetiers, qui avaient le sabre à la main, il nous enferra les pieds sur de grosses poutres de manière que nous ne pouvions nous remuer et sans nous donner ni lumière, ni pain, ni quoi que ce fût, il referma le cachot et s’en alla avec ses guichetiers. Nous avions faim et soif et nous criâmes à tue-tête plus de deux heures pour qu’on nous apportât quelque nourriture pour notre argent. Enfin, quelqu’un vint au guichet et nous entendîmes que l’on disait : « Ces gens-là parlent bon français. » Ce discours nous fit juger qu’il y avait quelque malentendu et quelque mystère dans la conduite que l’on tenait à notre égard. Nous nous mîmes encore à crier et à prier qu’on nous aidât pour notre argent que nous étions prêts à donner d’avance. Là-dessus, le geôlier ouvrit la porte et entra accompagné de ses six guichetiers et, après nous avoir examinés les uns après les autres, il nous demanda si nous étions Français de nation. Nous lui dîmes que oui. « Mais pourquoi donc n’êtes-vous pas chrétiens, nous dit-il, et adorez-vous le diable, qui vous rend plus méchants que lui ? » Nous lui répondîmes qu’il voulait apparemment badiner et qu’il nous ferait plus de plaisir de nous donner à boire et à manger. Et en même temps je lui remis un louis d’or, le priant instamment de nous fournir pour cet argent ce qui nous était nécessaire, et ajoutant que, s’il n’y en avait pas assez, je lui en donnerais d’autre. « Vraiment, dit le geôlier, vous ne me paraissez pas tels qu’on vous a dépeints. Dites-moi donc franchement ce que vous êtes, car depuis huit jours que l’on vous attend ici, on ne fait que parler de vous comme de gens du pays du Nord, tous sorciers et si méchants qu’on n’a jamais pu vous vaincre sur les galères de Dunkerque et qu’on envoie à Marseille pour mettre à la raison, ce qui a été la cause que je vous ai reçus avec tant de répugnance dans cette prison. »
Sur ce propos, notre capitaine d’armes arriva dans le cachot pour nous faire donner notre étape. Le geôlier le tira à part et lui demanda si nous étions aussi dociles que nous le paraissions. « Oui certainement, dit le capitaine, j’entreprendrais de les conduire, moi seul, par toute la France et tout leur crime est d’être huguenots. — N’y a-t-il que cela ? dit le geôlier. Les plus honnêtes gens de Rouen sont de cette religion. Je ne l’aime pas, ajouta-t-il, mais j’aime les personnes qui en sont, car ce sont de braves gens. » Et, s’adressant à nous, il nous dit : « Vous séjournerez ici demain, j’aurai soin d’avertir divers de vos gens, qui ne manqueront pas de vous venir voir, et mes portes leur seront toujours ouvertes. » Il ordonna ensuite à ses guichetiers de nous déferrer et de nous laisser seulement nos chaînes ordinaires pendant qu’il nous allait chercher des rafraîchissements. Le lendemain, il nous tint parole et nous amena plusieurs personnes de la religion réformée, qui bientôt rendirent publique la nouvelle de notre arrivée, de sorte que, ce jour-là, notre cachot, qui était assez grand, ne désemplit pas. Leur ardeur fut si grande qu’une partie de ces messieurs voulaient absolument — après en avoir demandé la permission au capitaine d’armes — nous conduire publiquement à notre départ, jusqu’à une lieue de la ville, pour nous aider à porter nos chaînes sur leurs épaules, ce que nous ne voulûmes jamais souffrir tant par l’humilité dont nous faisions profession que pour leur épargner de s’attirer de mauvaises affaires.
Nous partîmes donc de Rouen, toujours en chariot. Je ne puis assez exprimer les bontés que nous témoigna notre capitaine pendant cette route, car, outre les gratifications qu’il reçut à Rouen de nos amis, il se persuadait fermement que nous étions des saints favorisés de Dieu et que nous avions le don de prophétie. Lorsque l’argousin prenait ses précautions ordinaires, soit en visitant nos chaînes ou autrement, il lui disait qu’il prenait des soins inutiles, et que nous voulions bien aller volontairement où le roi voulait, qu’autrement ni ses précautions ni toutes celles des hommes ne nous sauraient tenir. Nous avions beau vouloir le désabuser de cette opinion, nous ne pouvions le dissuader qu’il y avait en nous du surnaturel.
III
Les Galères de Marseille.
e
fut le 17 novembre 1712, sur les trois heures
de l’après-midi, que nous arrivâmes à Paris.
Nous descendîmes devant le château de la
Tournelle, qui était autrefois une maison de
plaisance de nos rois, et qui sert présentement
de lieu d’entrepôt aux malheureux condamnés aux galères
pour toute sorte de crimes. On nous fit entrer dans le vaste,
mais lugubre cachot de la grande chaîne. Le spectacle
affreux, qui s’y présenta à nos yeux, nous fit frémir, d’autant
plus qu’on nous allait joindre aux acteurs qui le
représentaient. J’avoue que, tout accoutumé que j’étais aux
cachots, entraves, chaînes et autres instruments que la
tyrannie ou le crime ont inventés, je n’eus pas la force de
résister au tremblement qui me saisit et à la frayeur dont
je fus frappé, en considérant cet endroit.
C’est un grand cachot, ou pour mieux dire, une spacieuse cave, garnie de grosses poutres de bois de chêne, posées à la distance, les unes des autres, d’environ trois pieds. Ces poutres sont épaisses de deux pieds et demi et sont rangées et attachées de telle sorte au plancher qu’on les prendrait à première vue pour des bancs, mais elles ont un usage beaucoup plus incommode. Sur ces poutres sont attachées de grosses chaînes de fer, de la longueur d’un pied et demi, et à la distance les unes des autres de deux pieds, et au bout de ces chaînes est un collier de même métal. Lors donc que les malheureux galériens arrivent dans ce cachot, on les fait coucher à demi, pour que la tête appuie sur la poutre. Alors on leur met ce collier au col. On le ferme, et on le rive sur une enclume à grands coups de marteau. Comme ces chaînes à collier sont distantes les unes des autres de deux pieds et que les poutres en ont, la plupart, quarante de longueur, on y enchaîne vingt hommes à la file. Cette cave faite en rond est si grande qu’on peut y enchaîner, de la manière susdite, jusqu’à cinq cents hommes. Il n’y a rien de si affreux que de voir l’attitude et la posture de ces malheureux ainsi enchaînés. Car figurez-vous qu’un homme, ainsi attaché, ne peut se coucher de son long, la poutre sur laquelle il a la tête étant trop élevée, ni s’asseoir et se tenir droit, cette poutre étant trop basse, si bien que je ne puis mieux dépeindre la posture d’un tel homme qu’en disant qu’il est à demi couché et à demi assis, partie de son corps sur les carreaux et l’autre partie sur cette poutre. Ce fut aussi de cette manière qu’on nous enchaîna, et, tout endurci que nous étions aux peines, fatigues et douleurs, trois jours et trois nuits, que nous fûmes obligés de passer dans cette cruelle situation, nous avaient tellement roué le corps et tous nos membres que nous n’en pouvions plus, surtout nos pauvres vieillards, qui s’écriaient à tout moment qu’ils n’avaient plus la force de supporter un pareil supplice. On n’entend dans cet antre horrible que plaintes lugubres, capables d’attendrir tout autre que les gens féroces commis pour la garde de ce terrible lieu. Les plaintes sont un soulagement pour les malheureux, mais on ôte encore cette douceur aux esclaves, dignes de pitié, qui y sont enfermés, car toutes les nuits cinq ou six bourreaux de guichetiers font la garde dans ce cachot et se ruent sans miséricorde sur ceux qui parlent, crient, gémissent et se plaignent, les assommant avec barbarie à coups de nerfs de bœuf.
À l’égard de la nourriture, ils l’ont assez bonne. Des espèces de béguines, que l’on nomme sœurs grises[73], y apportent tous les jours à midi de la soupe, de la viande et du bon pain qu’on leur donne suffisamment. La mère supérieure, qui venait tous les jours dans notre cachot distribuer la soupe aux galériens, s’arrêtait toujours un quart d’heure avec moi et me donnait plus à manger que je n’en avais besoin. Les autres galériens m’en raillaient souvent, m’appelant le favori de la mère abbesse. Un jour, après m’avoir donné ma portion, elle me dit entre autres choses, que c’était bien dommage que nous ne fussions pas chrétiens. « Qui vous l’a dit, ma bonne mère ? Nous sommes chrétiens par la grâce de Dieu. — Eh ! oui, dit-elle, vous l’êtes, mais vous croyez à Moïse. — Ne croyez-vous pas, lui demandai-je, que Moïse était un grand prophète ? — Moi, dit-elle, croire à cet imposteur, à ce faux prophète qui a séduit tant de Juifs, comme Mahomet a séduit tant de Turcs. Moi croire à Moïse, oh ! que non ! Grâce au Seigneur je ne suis pas coupable d’une pareille hérésie. » Je haussai les épaules à un discours aussi ridicule et me contentai de lui dire que ce n’était pas le lieu ni le temps de discuter cette matière, mais que je la priais seulement de se confesser de ce qu’elle venait de dire et qu’elle verrait que son confesseur lui dirait certainement, s’il était plus savant qu’elle, que ce qu’elle avait dit de Moïse était un très grand péché.
Dans la Tournelle, nous ne restâmes que trois jours et trois nuits enchaînés sur les poutres. Voici comment nous en fûmes délivrés sitôt. Un bon protestant de Paris, nommé M. Girardot de Chancour, riche négociant[74], ayant appris notre arrivée à la Tournelle, fut prier le gouverneur de ce château de lui permettre de nous voir et de nous assister dans nos besoins. Le gouverneur, tout son ami qu’il était, ne voulut jamais lui permettre d’entrer dans le cachot pour nous parler, car on n’y laisse jamais entrer que des ecclésiastiques. M. Girardot donc ne put obtenir de nous voir de plus près que dans la cour de ce château, au travers d’un double grillage de fer dont les croisées du cachot étaient garnies. Il ne put même nous parler, la distance qu’il y avait de lui à nous étant trop grande et ce n’était qu’avec peine qu’il pouvait entrevoir quelqu’un de nous, qu’il ne distinguait que par notre casaque rouge. Mais nous voyant dans l’attitude affreuse où nous étions, la tête clouée sur ces poutres, il demanda au gouverneur s’il n’y aurait pas moyen de nous enchaîner par la jambe comme quelques-uns des autres galériens qu’il voyait près des grillages des croisées en-dedans du cachot. Le gouverneur lui dit que ceux qu’il voyait ainsi payaient pour cela par mois un certain prix fait. « Si vous vouliez, Monsieur, lui dit M. Girardot, mettre ces pauvres gens dans cette liberté, et faire le prix avec eux, je vous le paierais à leur défaut. » Le gouverneur lui dit qu’il verrait s’il y avait place au grillage et qu’en ce cas il le ferait. Sur quoi M. Girardot se retira. Le lendemain au matin, le gouverneur entra dans le cachot et demanda au premier de nous qui s’offrit à sa vue qui était celui qui était chargé de la dépense. On me montra. Le gouverneur vint à moi et me demanda si nous serions bien aise d’être à la grille, la chaîne au pied. Je lui dis que nous ne demandions pas mieux et enfin nous convînmes de lui payer cinquante écus pour le temps que la chaîne resterait à la Tournelle. Je payai sur-le-champ cette somme de la bourse commune dont j’étais le trésorier. Aussitôt le gouverneur nous fit décramponner de ces affreuses poutres et nous fit mettre le plus proche possible de la grille qu’il put, la chaîne au pied. Depuis plusieurs années, nous étions accoutumés à cette dernière espèce d’enchaînure ; c’est pourquoi nous nous trouvâmes fort soulagés. Notre chaîne, qui était attachée au plancher et qui nous tenait à un pied, était de la longueur de deux aunes de sorte que nous pouvions être droits sur nos pieds, assis ou couchés tout de notre long. M. Girardot nous vint visiter et nous parla avec beaucoup de facilité, au travers du grillage, mais avec prudence et circonspection à cause des autres galériens qui nous environnaient.
Nous ne jouîmes de ce repos qu’un mois, au bout duquel
Le château de la Tournelle.
Dessin de Nousveaux, d’après Pernet. (Bibliothèque Nationale. Estampes.) nous partîmes avec la chaîne le 17 décembre. À neuf heures du matin, on nous fit tous sortir du cachot et entrer dans une spacieuse cour devant le château. On nous enchaîna par le cou, deux à deux, avec une grosse chaîne de la longueur de trois pieds, au milieu de laquelle il y avait un anneau rond. Après nous avoir ainsi enchaînés, on nous fit mettre tous à la file, couple devant couple et alors on passa une longue et grosse chaîne dans tous ces anneaux, si bien que nous nous trouvâmes tous enchaînés ensemble. Notre chaîne faisait une très longue file, car nous étions environ quatre cents. Ensuite on nous fit tous asseoir par terre, en attendant que le procureur général du Parlement[75] vînt pour nous expédier entre les mains du capitaine de chaîne. C’était pour lors un nommé Langlade, exempt du guet[76]. Sur le midi, le procureur général et trois conseillers du Parlement vinrent à la Tournelle, nous appelèrent tous par nos noms, nous lurent à chacun le précis de notre arrêt de condamnation et les remirent tous en mains du capitaine de la chaîne. Cette formalité nous arrêta trois bonnes heures dans la cour, pendant lesquelles M. Girardot, qui ne s’endormait pas à notre égard, fit supplier M. d’Argenson de nous recommander au capitaine de la chaîne, ce qu’il fit fortement, ordonnant audit capitaine de nous distinguer des autres, de nous procurer tous les soulagements qui dépendraient de lui, et de lui rapporter, après son retour de Marseille, un certificat par lequel nous attesterions que nous étions contents de lui. Il lui ordonna de plus de régler avec M. Girardot ce qui concernait notre soulagement durant la route. Pour cet effet, M. Girardot vint dans la cour de la Tournelle, alla saluer le procureur général et le pria d’avoir la bonté qu’il entretînt et assistât les 22 réformés qui étaient à la chaîne, ce que le procureur général lui accorda avec beaucoup de douceur. Il vint nous embrasser tous, avec une affection digne des sentiments de christianisme qui le faisaient agir. Ensuite il s’entretint avec le capitaine qui lui dit qu’il était nécessaire de lui remettre l’argent que nous pourrions avoir parce qu’au premier logement où la chaîne s’arrêtait, on la fouillait et qu’alors l’argent que l’on trouve aux galériens est perdu pour eux. M. Girardot nous demanda si nous voulions confier au capitaine l’argent que nous avions. Nous lui dîmes que nous ne demandions pas mieux et comme notre argent était dans une bourse commune que je gardais, je la remis sur-le-champ à M. Girardot, qui compta au capitaine cet argent, lequel consistait en sept ou huit cents livres. Après cela, le capitaine dit à M. Girardot qu’y ayant parmi nous des malades et des infirmes, il était de toute nécessité que nous fussions pourvus d’un ou deux chariots suivant le besoin que nous pourrions en avoir pendant la route. Il ajouta qu’il ne pouvait faire à ses frais cette dépense qu’après avoir chargé de coups de bâton ceux qui ne pouvaient marcher, pour s’assurer qu’ils ne faisaient pas le malade exprès pour se faire voiturer. M. Girardot comprit d’abord ce que ce discours signifiait et aussitôt accorda que nous paierions audit capitaine cent écus, et cela sur-le-champ, afin que, lorsque nous nous plaindrions de ne pouvoir marcher, on nous mît sur des chariots sans nous donner de coups ou faire d’autres mauvais traitements, de sorte qu’à proprement parler les cent écus qu’il prit de notre bourse commune étaient pour nous racheter des coups de bâton pendant la route. Pour notre sûreté, M. Girardot fit signer un reçu au capitaine avec promesse qu’en nous remettant notre argent et la caisse de nos livres, il rapporterait quittance de tout avec notre attestation que nous étions contents de lui. Cela fait, et le capitaine ayant reçu ses ordres et ses expéditions pour le départ de la chaîne, sur les trois heures de l’après-midi, on nous fit sortir des Tournelles et traverser une partie de la ville de Paris, pour aller à Charenton. Une grande quantité de gens de la religion réformée se tenaient dans les rues par où la chaîne passait et, malgré les bourrades que nos brutaux d’archers leur portaient pour les empêcher de nous approcher, ils se jetaient sur nous pour nous embrasser, car nous étions reconnaissables à nos casaques rouges. D’ailleurs, nous vingt et deux, étions tous ensemble à la queue de la chaîne. Quatre messieurs, gros marchands de Paris, nous accompagnèrent jusqu’à Charenton, avec la permission du capitaine, grand ami de l’un d’eux, et firent promettre audit capitaine de leur permettre de nous donner à souper à Charenton et qu’il nous détacherait de la grande chaîne, pour pouvoir être en particulier avec ces messieurs dans une chambre de l’hôtellerie où la chaîne logerait.
Nous arrivâmes à Charenton sur les six heures du soir au clair de la lune. Il gelait à pierre fendre. La peine que nous avions à marcher et l’excessive pesanteur de nos chaînes (qui était de 150 livres pesant pour chacun, suivant le dire du capitaine même) nous avaient réchauffés du grand froid que nous avions enduré dans la cour de la Tournelle à tel point qu’arrivant à Charenton nous étions en sueur, comme si on nous avait plongés dans l’eau. On nous logea dans l’écurie d’une hôtellerie, la chaîne était clouée au râtelier, de manière que nous ne pouvions nous coucher ni même nous asseoir que difficilement sur le fumier et les immondices des chevaux. On nous laissa donc reposer (si tant est que ce repos ne soit pire que la fatigue que nous avions eue) jusque sur les neuf heures du soir. Cependant, nos quatre messieurs de Paris, qui nous avaient suivis jusqu’à Charenton, logèrent dans la même hôtellerie où était la chaîne, y arrêtèrent la plus grande chambre et ordonnèrent le souper pour trente personnes, pour nous régaler.
À neuf heures du soir, qu’il faisait un grand clair de lune
et une gelée, par un vent de bise, on décramponna la
chaîne et on nous fit tous sortir de l’écurie dans une spacieuse
cour, close d’une muraille. On fit arranger la chaîne
à un bout de cette cour. Ensuite on nous ordonna, le nerf
de bœuf à la main, qui tombait comme grêle sur les paresseux,
de nous dépouiller entièrement de tous nos habits
et de les mettre à nos pieds. Il fallut obéir et nous vingt et
La construction des Galères.
Dessin et gravure de J. Rigaud. (Bibliothèque Nationale. Estampes.) deux, ni plus ni moins que toute la chaîne, nous subîmes ce cruel traitement. Après donc que nous fûmes dépouillés nus comme la main, on ordonna à la chaîne de marcher de front jusqu’à l’autre bout de la cour, où nous fûmes exposés au vent de bise pendant deux grosses heures ; pendant lequel temps, les archers fouillèrent et visitèrent nos habits, sous prétexte d’y chercher couteaux, limes, et autres instruments propres à couper ou rompre les chaînes. On peut juger si l’argent qui se trouva échappa des mains de ces harpies. Ils prirent tout ce qui les accommodait, mouchoirs, linge, tabatières, ciseaux, etc., et gardèrent tout sans jamais en avoir rien rendu, et lorsque ces pauvres misérables leur demandaient ce qu’on leur avait enlevé, ils étaient accablés de coups de bourrade de leurs mousquetons et de coups de bâton. La visite de nos hardes étant faite, on ordonna à la chaîne de marcher de front jusqu’à la place où nous avions quitté nos habits. Mais, ô spectacle cruel ! la plupart étaient si raides du grand froid que nous avions souffert qu’il nous était impossible de marcher, quelque petit espace qu’il y eût de l’endroit où nous étions jusques à nos habits. Ce fut alors que les coups de bâton et de nerf de bœuf plurent, et ce traitement horrible ne pouvant animer ces pauvres corps pour ainsi dire tous gelés et couchés, les uns raides morts, les autres mourants, ces barbares archers les traînaient par la chaîne du col, comme des charognes, leurs corps ruisselant du sang des coups qu’ils avaient reçus. Il en mourut ce soir-là ou le lendemain dix-huit[77]. Pour nous vingt-deux, on ne nous frappa ni traîna grâce à Dieu et à nos cent écus, que nous éprouvâmes dans cette occasion avoir été bien employés. Les archers nous aidèrent à marcher et emportèrent même quelques-uns entre leurs bras, jusques où étaient nos habits, et par une espèce de miracle, il n’y eut aucun de nous qui y périt, ni pendant la route où on nous fit encore trois fois cette barbare visite en pleine campagne, avec un froid aussi grand et même plus rude qu’il n’était à Charenton. Pendant qu’on nous fit ce cruel traitement, ces quatre messieurs de Paris le voyaient des fenêtres de leur chambre qui donnait dans cette cour. Ils criaient et se lamentaient, demandant au capitaine, les mains jointes, de nous épargner, mais il ne les écoutait pas, et depuis nous ne les avons jamais revus, car on nous recloua nos chaînes au râtelier de l’écurie comme auparavant. Jugez, je vous prie, si ces messieurs eurent l’appétit et le courage de se régaler du grand souper qu’ils avaient fait préparer pour nous. Le capitaine ne voulut même jamais permettre qu’ils entrassent dans l’écurie pour nous voir et nous secourir dans l’accablant état où nous étions ni qu’on nous apportât le moindre rafraîchissement, et il fallut nous contenter d’un morceau de pain, d’une once de fromage et d’un demi-setier de mauvais vin pour chacun, que le capitaine fit distribuer. Ce qui nous aida le plus à nous réchauffer et qui vraisemblablement, après Dieu, nous sauva la vie, ce fut le fumier des chevaux de cette écurie, sur lequel nous étions assis ou à demi couchés. Pour moi, je me souviens que j’eus la facilité de m’y enterrer entièrement. Ceux qui purent le faire s’en trouvèrent bien, se réchauffèrent, et se remirent bientôt. Tout extrême et vilain que fût ce remède, nous rendîmes grâces à Dieu de nous l’avoir procuré.
Le lendemain au matin, nous partîmes de Charenton. On
mit sur les chariots quelques-uns de nous vingt-deux qui
le requirent, sans qu’on les maltraitât le moins du monde,
mais les autres malheureux, accablés de leurs souffrances
du soir précédent, et quelques-uns à l’article de la mort,
ne purent obtenir cette faveur qu’après avoir passé par
l’épreuve du nerf de bœuf et, pour les mettre sur les chariots,
on les détachait de la grande chaîne, et on les traînait
par celle qu’ils avaient au col, comme des bêtes mortes
jusqu’au chariot, où on les jetait comme des chiens, leurs jambes nues pendant hors du chariot, où dans peu elles
se gelaient et leur faisaient souffrir des tourments inexprimables,
et, qui pis est, ceux qui se plaignaient ou lamentaient
sur ces chariots des maux qu’ils souffraient, on
les achevait de tuer à grands coups de bâton. On demandera
ici pourquoi le capitaine de chaîne n’épargnait pas
leur vie, puisqu’il recevait vingt écus par tête pour ceux
qu’il livrait vivants à Marseille, et rien pour ceux qui mouraient
en chemin. La raison en est claire. C’est que le
capitaine devant les faire voiturer à ses frais, et les voitures
étant chères, il ne trouvait pas à beaucoup près son
compte à les faire charrier, car à faire charrier, par
exemple, un homme jusqu’à Marseille, il lui en aurait
coûté plus de quarante écus sans la nourriture, ce qui fait
voir qu’il lui était plus profitable de les tuer que de les
faire voiturer. Il en était quitte, d’ailleurs, en laissant, au
curé du premier village qui se présenterait, le soin d’enterrer les corps morts et en prenant une attestation dudit curé.
Enfin, nous traversâmes l’Île-de-France, la Bourgogne et
le Mâconnais jusqu’à Lyon, faisant tous les jours trois à
quatre lieues, ce qui est beaucoup, chargés de chaînes
comme nous étions, couchant tous les soirs dans les écuries
sur le fumier, mal nourris, et, quand le dégel vint,
toujours dans la boue jusqu’à mi-jambes, et souvent la
pluie sur le corps, qui ne séchait qu’avec le temps sur nos
corps même, sans compter les poux et la gale, inséparables
d’une misère pareille. Nous n’ôtions cette vermine
de nos corps qu’à pleines mains, mais pour la gale, dont
tous ces misérables de la chaîne étaient ulcérés, nous 22
en fûmes exempts, et pas un de nous ne la gagna, quoique
pendant la route nous eussions été séparés les uns des
autres et que plusieurs de nous fussent accouplés avec
quelques-uns de ces malheureux. Pour moi, je l’étais avec
un qui était condamné pour désertion. C’était un bon
enfant. On l’accoupla avec moi à Dijon en Bourgogne,
parce que le réformé, qui était avec moi, était incommodé
d’un pied et qu’il fut mis sur un chariot. Ce pauvre déserteur
était donc si infecté de la gale que tous les matins
Galériens à la fontaine.
Gravure de Corn. de Wael. (Bibliothèque Nationale. Estampes.)
c’était un mystère pour me dépêtrer d’avec lui, car, comme le pauvre misérable n’avait qu’une chemise à demi pourrie sur son corps, que le pus de la gale traversait sa chemise, et que je ne pouvais m’éloigner de lui tant soit peu, il se collait tellement à ma casaque qu’il criait comme un perdu lorsqu’il fallait nous lever pour partir et qu’il me priait, par grâce, de lui aider à se décoller d’avec moi. Cependant je ne gagnai pas cette incommode maladie qui se prend si facilement.
En arrivant à Lyon, on mit toute la chaîne dans de grands bateaux plats pour descendre le Rhône jusqu’à Pont-saint-Esprit ; de là par terre à Avignon, et d’Avignon à Marseille, où nous arrivâmes le 17 janvier 1713, tous vingt-deux, grâces à Dieu, en bonne santé. Des autres, il en était mort beaucoup en chemin, et il y en avait très peu qui ne fussent malades, dont divers moururent à l’hôpital de Marseille.[78] On nous mit tous les 22 sur la galère nommée la Grande Réale, qui servait d’entrepôt aux nouveaux venus et infirmes des trente-cinq galères, qui étaient pour lors dans le port de Marseille. Ces nouveaux venus n’y restent que peu. On les partage bientôt sur les autres galères, mais nous 22 ne fûmes pas partagés, parce qu’on comptait que les six chiourmes de Dunkerque reviendraient à Marseille et qu’on nous remettrait alors chacun sur les galères d’où nous étions sortis. Nous grossîmes donc le nombre de nos frères qui se trouvaient sur cette Grande Réale, si bien que nous y étions au delà de quarante réformés. Ces chers frères nous reçurent avec embrassements et larmes de joie et de douleur tout ensemble.
Deux ou trois mois se passèrent depuis notre arrivée à Marseille sans qu’il nous arrivât rien de particulier. Pendant le Congrès d’Utrecht pour la paix générale, nous vivions en espérance que cette paix nous procurerait notre délivrance. Nous savions que les puissances protestantes s’y intéressaient fortement. Mais la France n’en voulant point entendre parler, la paix se conclut sans faire mention de nous. Le marquis de Rochegude[79], gentilhomme français, réfugié chez les louables cantons suisses, et qui avait été envoyé de la part desdits cantons à Utrecht, pour solliciter la faveur des pauvres confesseurs sur les galères de France, voulut tenter de frapper un dernier coup. Avec des peines et des fatigues surnaturelles à son grand âge, il part d’Utrecht pour le Nord, obtient du roi de Suède, Charles XII, une lettre de recommandation à la reine d’Angleterre, une de même des rois de Danemark, de Prusse et de divers princes protestants, des États généraux des Provinces-Unies, des cantons suisses protestants, et enfin de toutes les puissances de la même religion, nous recommandant à la puissante intercession de Sa Majesté Britannique pour notre délivrance. Le marquis repassa la mer, demanda à milord Oxford[80], pour lors grand trésorier d’Angleterre, qu’il lui procurât audience de Sa Majesté. Milord lui demanda quelle affaire il avait à proposer à la reine. « J’ai, dit le marquis, toutes ces lettres à présenter à Sa Majesté », en les lui nommant toutes. « Donnez-les moi, répondit milord, je les appuierai fortement. — Je ne le puis, dit le marquis, car j’ai ordre de toutes ces puissances de les remettre en mains propres à Sa Majesté, sinon de les rapporter incessamment. » Sur quoi, milord Oxford lui procura l’audience demandée. Il remit donc toutes ces lettres à Sa Majesté, en lui disant de la part de qui elles venaient. La reine les fit recevoir par le secrétaire d’État et dit au marquis qu’elle les ferait examiner et lui ferait donner réponse. Sur quoi, le marquis se retira. Il se passa bien quinze jours que le marquis n’entendait parler de rien. Au bout de ce temps, ayant appris que la reine devait aller faire un tour de promenade au parc de Saint-James, il s’y rendit pour se faire voir de Sa Majesté, ce qui réussit, car la reine l’ayant aperçu, le fit appeler et lui dit : « Monsieur de Rochegude, je vous prie de faire savoir à ces pauvres gens sur les galères de France qu’ils seront délivrés incessamment. » Cette pieuse et favorable réponse ne souffrait aucune équivoque. Aussi le marquis ne manqua-t-il pas de nous la faire savoir par la voie de Genève. Nous reprîmes alors l’espérance que nous avions tout à fait perdue du côté des hommes et louâmes Dieu de cet heureux événement.
Peu après, il vint un ordre de la Cour à l’intendant de Marseille d’envoyer en Cour une liste de tous les protestants qui étaient sur les galères, ce qui fut exécuté et, peu de jours après, vers la fin de mai, l’ordre vint audit intendant de faire délivrer 136 de ces protestants dont on envoya la liste nom par nom[81]. On ne sait pas par quelle politique la Cour ne fit pas délivrer tout, car nous étions au-delà de 300 souffrant pour la même cause. Cependant, les autres ne furent délivrés qu’un an après. L’intendant, d’ailleurs, tint secret l’ordre qu’il avait de délivrer ces 136 protestants, mais, dès le lendemain, nous en fûmes informés secrètement par un homme de l’intendant, qui nous fit tenir sur la Grande Réale à diverses reprises les noms de ceux qui étaient sur la liste. Je fis du mauvais sang dans ce temps-là ; j’étais le dernier nommé et, comme on nous envoya cette liste par lambeaux, je fus trois jours dans la plus grande inquiétude du monde, ignorant si j’y étais ou non. Enfin, je fus consolé comme les autres participants de cette faveur, mais jugez de l’affliction de nos autres frères qui ne s’y trouvaient pas. Ils se consolaient cependant, en quelque manière, dans l’espérance que leur tour viendrait, puisque la reine d’Angleterre nous avait tous demandés et obtenus. Mais que ne souffre-t-on pas entre la crainte et l’espérance !
Nous fûmes pendant trois semaines dans le même cas, nous 136, c’est-à-dire entre la crainte et l’espérance, car
celui qui nous avait envoyé la liste nous fit savoir en
même temps que les missionnaires avaient écrit en Cour
pour tâcher de faire retirer ces ordres et empêcher
La fête des Galères dans le port de Marseille.
Dessiné et gravé par J. Rigaud. (Bibliothèque Nationale. Estampes.) notre délivrance[82]. Nous savions par plus d’une expérience que ces messieurs avaient les mains longues et qu’on les écoutait au point de ne leur rien refuser. L’exprès du missionnaire arriva enfin à Marseille, mais au grand étonnement de ces messieurs, il n’apporta aucune réponse ni bonne ni mauvaise, ce qui fit juger à l’intendant que le roi voulait qu’on exécutât ses ordres. Cependant, les missionnaires, ne perdant pas toute espérance, demandèrent à l’intendant encore huit jours pour attendre un autre exprès qu’ils avaient envoyé après le premier. Cet exprès arriva avec le même silence de la Cour. Comme pendant ce temps-là, nous n’avions pu tenir secret l’ordre qui était venu d’en délivrer 136, les missionnaires qui se flattaient de le faire contremander, venaient nous trouver sur les galères, nous disant à chaque instant que nous étions bien loin de notre compte et que certainement nous ne serions pas délivrés. Après l’arrivée de ce dernier exprès, ils furent confondus et n’en déployèrent pas moins leur malice pour s’opposer à notre délivrance. Ils demandèrent à l’intendant de quelle manière il voulait nous délivrer. L’intendant leur ayant répondu : « Liberté entière pour aller où bon nous semblerait », ils se récrièrent si fort sur cet article et soutinrent si vivement que des hérétiques comme nous, se répandant dans tout le royaume, pervertiraient non seulement les nouveaux convertis, même les bons catholiques, qu’ils portèrent l’intendant à déclarer que c’était à condition de sortir sur-le-champ, par mer, hors du royaume pour n’y plus rentrer, sous peine d’être remis aux galères perpétuelles. C’était encore une maligne et fine politique ; car comment sortir par mer ? Il n’y avait pas de navire dans le port pour nous porter en Hollande ou en Angleterre. Nous n’avions pas le moyen d’en fréter un suffisant pour tant de gens, car cela aurait coûté une somme considérable que nous n’avions pas. C’était aussi ce que les missionnaires prévoyaient et qui leur semblait ne nous laisser aucune ressource.
C’est l’ordinaire que, quand on veut délivrer un galérien, on lui annonce quelques jours à l’avance. Un jour donc, les argousins des galères reçurent l’ordre de l’intendant de nous conduire, nous 136, à l’arsenal de Marseille, ce qui fut fait. Et l’intendant, nous ayant appelés chacun par nos noms, nous déclara que le roi nous accordait notre délivrance à la sollicitation de la reine d’Angleterre à condition de sortir du royaume par mer à nos frais. Nous représentâmes à l’intendant que cette condition nous était très onéreuse et même presque impossible à effectuer, n’ayant pas de quoi fréter des navires pour nous transporter. « Ce sont vos affaires, dit-il. Le roi ne veut pas dépenser un sou pour vous. — Cela étant, lui dîmes-nous, Monseigneur, ordonnez, s’il vous plaît, que nous puissions vaquer à chercher quelque voie pour sortir par mer — Cela est juste », dit-il. Et, sur-le-champ, il donna ordre aux argousins de nous laisser aller par tout le long du port avec un garde pour chercher un fret toutefois et quand nous le souhaiterions. Cependant les missionnaires, pour porter plus d’obstacles à notre délivrance, inventèrent un autre projet. Ce fut de nous faire déclarer à tous où nous voulions aller, et voici leur vue. Ils savaient que nous avions chacun nos parents ou nos habitudes hors du royaume, les uns en Hollande, les autres en Angleterre, d’autres en Suisse et ailleurs, et ils pensaient ainsi : Celui qui dira en Hollande, on lui déclarera qu’il doit attendre qu’il y ait des navires hollandais dans le port de Marseille pour l’y porter ; celui qui dira en Angleterre, de même, et pour ceux qui diront en Suisse ou à Genève on leur dira de se faire transporter en Italie, mais ils s’attendaient que ces derniers seraient le plus petit nombre. Suivant ce projet que nous ignorions, ç’aurait été, comme on dit, la mer à boire, de pouvoir sortir de leurs griffes. Mais ces méchants missionnaires furent trompés dans leur attente, car, nous ayant fait venir à l’arsenal pour exiger cette déclaration d’un chacun de nous, on nous fit monter sur une galerie, au bout de laquelle était le bureau du commissaire de la marine[83], qui y était avec deux de ces révérends Pères. Cette galerie étant assez étroite, nous étions là à la file, l’un derrière l’autre, attendant ce qu’on voudrait nous annoncer. Or, il se trouva par bonheur que celui des 136, qui était à la tête de la liste, avait ses habitudes à Genève. On l’appela donc, et lui ayant demandé où il voulait aller, il dit : « à Genève. » Celui qui se tenait derrière lui crut qu’il fallait dire tous : À Genève ; et se retournant, il dit à celui qui était près de lui : « Passez la parole, et que tous disent : à Genève » ; ce qui fut fait, car le commissaire en ayant appelé plusieurs et entendant qu’ils répondaient tous : « À Genève, » dit : « Je crois qu’ils veulent aller tous à Genève. — Oui, Monsieur, dîmes-nous tous à la fois, à Genève. » Ce que le commissaire nota et nous annonça que nous n’avions qu’à nous pourvoir de vaisseaux pour nous porter en Italie, car on ne peut, comme tout le monde sait, aller de Marseille à Genève par mer, et ne nous étant pas permis de passer par la France, nous ne pouvions prendre d’autre route que par l’Italie, ce qui est un très grand détour, mais il n’y avait pas d’autre voie.
Nous nous occupâmes donc à chercher quelque vaisseau
pour l’Italie. Un jour que nous étions fort intrigués de
n’en pouvoir pas trouver, un pilote de la galère La Favorite,
nommé patron Jovas, s’adressa à un de nos frères de
La bénédiction de la Galère.
Dessiné et gravé par J. Rigaud. (Bibliothèque Nationale. Estampes.) sa galère. Ce pilote avait une tartane, espèce de barques qui naviguent dans la mer Méditerranée. Ce patron dit donc à ce frère qu’il entreprendrait volontiers de nous passer de Marseille à Villefranche, qui est un port de mer du comté de Nice, appartenant au duc de Savoie, depuis roi de Sardaigne, par conséquent hors de France, et que de là nous pourrions aller à Genève par le Piémont. Nous goûtâmes cet avis et nous fîmes marché avec ce patron pour le passage de nous 136 à raison de six livres par tête, en nous pourvoyant des vivres qui nous seraient nécessaires. Nous étions ravis d’aise d’avoir trouvé cette occasion et le patron Jovas y trouvait son compte, car c’était un bon fret pour un si court passage. Il fut question d’aller avertir l’intendant que nous avions trouvé passage. Un des nôtres y alla avec le patron. L’intendant en fut content et dit qu’il allait nous faire expédier nos passeports. Nous nous attendions d’être délivrés le lendemain, mais ces malheureux missionnaires y mirent obstacle. Ayant été informés que nous avions fait marché pour Villefranche, ils furent trouver l’intendant et lui représentèrent que cette place était trop proche des frontières de la France, que nous y rentrerions tous et qu’il fallait qu’on nous transportât à Gênes, Livourne ou Oneille. L’intendant voyait bien que c’était un prétexte malin des missionnaires pour nous tourmenter, mais il faut que tout plie à leur volonté, et sans réplique. L’intendant donc nous fit dire que l’accord, que nous avions fait avec le patron Jovas, ne pourrait avoir lieu à cause de la proximité de Villefranche. Nous voilà donc aussi éloignés de notre départ qu’au premier jour. Nous annonçâmes cette fâcheuse nouvelle au patron Jovas, qui ne fulmina pas peu contre ces barbets. C’est ainsi qu’il traitait les missionnaires, qui sont haïs et craints de tout le monde, aussi bien des communes gens que des grands. Cependant le patron Jovas nous consola, car, soit par dépit contre les missionnaires, ou par bonté pour nous, ou qu’il y vît son profit, il nous dit que notre marché avec lui subsisterait et qu’il nous porterait pour le prix convenu, six livres par tête, où les barbets voudraient, fût-ce au fond de l’archipel. Il pria en même temps que quelqu’un de nous fût avec lui chez l’intendant pour lui en faire la déclaration, ce qui fut fait. L’intendant en parut encore fort content, ravi d’être débarrassé de cette affaire, car nous apprîmes qu’il avait dit aux missionnaires que sa tête ne tenait qu’à un filet de n’exécuter pas les ordres si précis du roi, et que si la reine d’Angleterre s’en plaignait, il passerait mal son temps. Il nous dit donc que nous pouvions faire état d’être délivrés incessamment. Mais les barbares missionnaires, toujours acharnés à nous persécuter et espérant encore quelque contre-ordre de la Cour, inventèrent une autre ruse. Ils dirent à l’intendant que la tartane du patron Jovas était trop petite pour contenir dans son fond de cale 136 hommes
et qu’il faudrait en souffrir la plus grande partie sur le tillac, qu’alors nous serions maîtres de cette barque, que nous jetterions dans la mer le patron et ses mariniers, que nous naviguerions où bon nous semblerait et qu’ils ne pouvaient donner leur consentement à un si évident péril des corps et des âmes de ce patron et de ses mariniers, qu’en un mot, il fallait que nous fussions sur des bâtiments propres à nous enfermer dans le fond de cale.
Autre avis de ce contretemps au patron Jovas, qui n’en fut pas peu intrigué et indigné contre les barbets, vomissant contre eux mais en secret mille imprécations, mais cela n’aidait de rien. Il fallut chercher un autre moyen. Ce patron, toujours porté de plus en plus à venir à bout de nous porter en Italie, protesta que, quand il devrait n’y rien gagner et même y mettre du sien, il n’en aurait pas le démenti. Il nous laissa dans cette espérance pour aller penser à exécuter son entreprise. Le lendemain, il ne manqua pas de nous apporter la bonne nouvelle qu’il avait agi efficacement et ne croyait pas que les barbets eussent rien de plus à s’y opposer. C’était qu’à ses frais et risques il avait loué deux barques plus grandes que la sienne, lesquelles pourraient facilement contenir chacune 50 hommes dans leur fond de cale et que la sienne en contiendrait 36. Il fallut aller encore chez l’intendant, qui pour le coup pensa de bon à nous délivrer incessamment, mais pour ôter aux missionnaires tout prétexte de retardement, il envoya son secrétaire pour visiter ces trois tartanes et s’assurer si elles pourraient nous contenir dans leur fond de cale. Nous graissâmes la patte à ce visiteur pour qu’il fît un rapport favorable, ce qu’il fit en effet ; et il fut conclu par l’intendant que les 36, que le patron Jovas devait prendre dans sa tartane, seraient délivrés à deux jours de là, qui était le 17 juin 1713 et que les deux autres barques seraient expédiées à trois jours d’intervalle, chacune avec 50 hommes qui lui seraient destinés. Cela arrêté et les missionnaires étant à bout de leurs stratagèmes, ils ne s’opposèrent plus à notre départ qu’en faisant encore une tentative pour tâcher d’intimider les patrons des barques. Ce fut de leur faire ordonner de signer une soumission portant qu’ils s’obligeaient solidairement de ne pas nous débarquer à Villefranche, mais à Oneille, Livourne ou Gênes, sous peine de 400 livres d’amende, confiscation de leurs barques et peine arbitraire de leurs corps aux contrevenants, ce que les patrons signèrent de bonne grâce. Pour lors, les missionnaires abandonnèrent entièrement leurs poursuites ; et le père Garcin, leur supérieur, en eut tant de dépit qu’il s’absenta de Marseille, pour ne pas avoir la triste et affligeante vue de notre délivrance.
Le 17 juin, jour heureux, on fit venir à l’arsenal les 36 hommes nommés pour la barque du patron Jovas, dont
j’étais un. Le commissaire de la marine nous lut les ordres
du roi insérés et imprimés dans chacun de nos passeports[84]. On lut de même au patron Jovas la soumission qu’il avait signée. Cela fait, le commissaire ordonna à un
argousin de nous déchaîner entièrement, ce qui fut incontinent
fait, et ledit commissaire, ayant remis tous nos passeports
au patron Jovas, lui dit qu’il le chargeait de nos
Galère patronne à la rame.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
personnes et qu’il nous pouvait emmener dans sa barque et partir le plus tôt possible[85]. Nous sortîmes donc de l’arsenal, libres de tous liens, et suivîmes comme un troupeau d’agneaux notre patron, qui nous mena à l’endroit du quai où était sa barque. Nous nous mettions en devoir d’y entrer et de descendre à fond de cale, où il n’y avait rien que du sable pour ballast, mais le vent était contraire pour sortir du port et la mer fort orageuse, tellement qu’il était impossible de mettre à la voile. Le patron Jovas, voyant donc que nous allions entrer résolument dans sa barque pour y être enfermés suivant la volonté des missionnaires, nous dit : « Croyez-vous, messieurs, que je vous sois aussi cruel que les barbets et que je veuille vous enfermer comme des prisonniers dans ma barque pendant que vous êtes libres ? Nous ne pouvons sortir du port, continua-t-il que le vent ne change, et Dieu sait quand il changera. Croyez-moi, allez-vous en tous en ville loger et coucher dans de bons lits, au lieu que dans ma barque il n’y a que du sable. Je n’ai garde de me figurer que vous m’échapperez. Je sais au contraire que vous me rechercherez et m’importunerez pour vous tirer d’ici hors de la main de vos ennemis. Je réponds de vous et, pourvu que je vous porte où mes ordres sont, je n’ai rien à craindre. Allez, partout dans la ville. Il m’est inutile de savoir où vous logerez. Observez seulement le temps et, lorsque vous verrez que le vent aura changé, rendez-vous à ma barque pour partir. » Nous suivîmes donc le conseil que la bonté de notre patron nous donnait et nous fûmes tous les 36 loger dans la ville dans différentes auberges. Cependant nous n’étions pas sans inquiétude de voir que nous ne pouvions pas sortir par le vent contraire, craignant toujours quelque anicroche de la part des missionnaires. C’est pourquoi, dès le lendemain au matin, nous fûmes chez le commissaire de la marine pour lui faire notre soumission et le prier qu’on n’imputât notre retardement à partir qu’au temps qui nous empêchait d’obéir ponctuellement aux ordres du roi. Le commissaire nous reçut fort gracieusement et témoigna nous savoir gré de notre démarche, ajoutant d’un air de bonté : « Le roi ne vous a pas délivrés pour vous faire périr en mer ; restez dans la ville aussi longtemps que le temps vous empêchera de partir : mais je vous conseille de ne pas sortir des portes, et, aussitôt que le temps le permettra, mettez-vous en mer. Dieu veuille vous donner un bon et heureux voyage. »
Le temps continua contraire pendant trois jours, au bout desquels le vent changea et devint bon pour sortir du port, mais encore fort impétueux, et la mer en tourmente. Nous nous rendîmes cependant sur le port à notre barque. Nous y trouvâmes le patron Jovas, qui nous dit qu’à la vérité nous pouvions sortir du port, mais que nous trouverions un gros temps en mer. Nous lui dîmes que, s’il jugeait qu’il n’y eût pas grand péril en mer, nous le priions de nous y mettre, que nous aimions mieux être entre les mains de Dieu qu’en celles des hommes. « Je le savais bien, nous répondit-il, que vous m’importuneriez pour sortir d’ici et que vous êtes toujours plus prêts à me suivre que moi à vous conduire. Allons, embarquez-vous, et nous mettrons en mer à la garde de Dieu. » Nous embarquâmes quelques provisions avec nous et nous mîmes en mer. La mer était furieuse et, quoique le vent fût assez bon pour faire route, notre barque était si agitée par les vagues que nous croyions à tout moment de périr et nous fûmes tous si malades du mal de mer que nous vomissions jusqu’au sang, ce qui émut notre patron d’une si grande compassion pour nous qu’arrivant devant Toulon, il y relâcha à la grande rade à l’abri du gros temps pour nous y laisser un peu rétablir. Nous croyions dans cette grande rade être hors de portée de toute recherche, mais nous fûmes trompés. Car vers les cinq heures du soir, un sergent et deux soldats de la marine de Toulon, dans une chaloupe, abordèrent notre barque et sommèrent le patron d’aller, avec l’un d’eux, parler à l’intendance pour rendre raison de son voyage. Nous frémîmes de crainte, en faisant réflexion que sur nos passeports il était spécifié de sortir du royaume sans y plus rentrer, sous peine d’être remis en galère pour le reste de nos jours et en considérant que, si nous trouvions un intendant mal disposé à entendre nos raisons, il nous ferait provisionnellement arrêter, et que, s’il faisait savoir notre détention aux missionnaires de Marseille, qui n’est qu’à dix lieues de Toulon, ceux-ci nous accuseraient de désobéissance et contravention aux ordres du roi et que cela nous mettrait dans un grand labyrinthe. Le patron Jovas en était aussi fort intrigué. Il prit cependant nos passeports et descendit dans la chaloupe des soldats, pour aller parler à l’intendant. Nous le priâmes de permettre que quelqu’un de nous l’y accompagnât, ce qu’il fut bien aise de nous accorder. J’y fus moi-même, quatrième.
Pendant que nous ramions vers le port, il me vint une
pensée, qui nous fut salutaire par la grâce de Dieu. La
voici. Il faut savoir que dans ce temps-là, la peste régnait
dans le Levant, ce qui faisait prendre la précaution à tous
ceux qui sortaient de Marseille soit par mer, ou par terre,
de se munir d’une lettre de santé, et notre patron n’avait
pas oublié cette précaution. Le clerc du bureau de la santé,
qui ne voyait pas assez de place pour tous nos noms dans
les attestations imprimées que l’on donne en pareil cas, et
où l’on laisse quelques lignes en blanc pour y mettre le
nom de ceux qui en requièrent, mit pour abréger :
« Laissez passer 36 hommes qui vont en Italie, par ordre
du roi, et qui sont en santé, etc. » Je fondai là-dessus
mon projet. Je dis donc au patron d’essayer, si en montrant
cette attestation seule à l’intendant, cela ne suffirait
pas, ce qu’il approuva. Étant arrivé, l’intendant demanda
au patron d’où il venait et où il allait et de quoi il était
chargé. « De 36 hommes, Monseigneur, lui répondit
le patron ; et voilà leur destination, » en lui montrant la
lettre de santé. L’intendant conçut d’abord la croyance
que c’était une expédition secrète de la Cour et qu’il ne
lui appartenait pas de l’approfondir. Il paraissait, en effet,
dans cette affaire, un air mystérieux, car nous quatre, qui
étions devant l’intendant, ayant, à Marseille, quitté nos
habits de forçats, nous nous étions habillés, comme nous
avions pu, à la friperie si bien que l’intendant crut que
nous étions déguisés. Il dit donc au patron qu’il n’en
voulait pas savoir davantage, et, nous adressant la parole,
il ajouta que nous pouvions nous reposer et séjourner
dans la ville, autant que nous trouverions à propos et
qu’il nous offrait ses services pour nous y défrayer, si
nous le souhaitions. Nous le remerciâmes de sa bonté et
nous nous retirâmes fort contents de la réussite de notre
petit stratagème. Nous priâmes ensuite le patron de faire
Tartane.
(Différents bâtiments de la Méditerranée, par Gueroult du Pas.)
débarquer tous nos gens pour venir coucher dans la ville et s’y refaire du mal que nous avions souffert dans cette barque, ce qu’il fit, et le lendemain, de grand matin, nous nous rembarquâmes dans notre tartane pour poursuivre notre route.
Ce patron nous fit naviguer fort agréablement, pendant trois jours que dura notre voyage jusqu’à Villefranche, au bout duquel temps nous arrivâmes à la rade de ce dernier port de mer. Ayant donc mouillé, nous demandâmes à notre patron s’il lui plaisait de nous débarquer à Villefranche pour y coucher et nous y rafraîchir pour cette nuit-là, et que le lendemain matin nous nous rembarquerions à ses ordres. « Je veux bien, nous dit-il, Messieurs, vous faire ce plaisir dans l’espérance que vous n’abuserez pas de ma bonté ; car, étant là, vous êtes les maîtres de ne pas vous rembarquer, et, si vous me jouiez ce tour-là, vous me mettriez dans le plus grand embarras du monde ; car vous savez la soumission que j’ai signée, de ne pas vous débarquer dans ce port ! » Nous lui donnâmes parole d’honnêtes gens de nous soumettre à ses ordres et de partir quand il voudrait. Il se fia à nous sans le moindre scrupule et nous débarqua. Nous fûmes logés dans quatre ou cinq auberges qu’il y avait proche du port. Le lendemain, qui était un dimanche, nous nous disposions à nous rembarquer, mais notre patron nous dit qu’il avait à parler à quelqu’un de la ville de Nice, qu’il s’y en allait, qu’il y entendrait la messe et qu’il nous viendrait rejoindre à Villefranche pour nous embarquer. Je lui dis que, s’il voulait, j’irais avec lui pour voir la ville de Nice. « Très volontiers, » me dit-il ; et trois autres de nos frères se joignant à nous, nous fûmes tous cinq à cette dernière ville. En y entrant, le patron nous dit qu’il irait entendre la messe et que nous l’attendissions dans le premier cabaret que nous trouverions. Nous nous y accordâmes. Là-dessus nous enfilâmes une grande rue, et comme c’était un dimanche, que toutes les boutiques et les maisons étaient fermées, on ne voyait presque personne. Nous ne laissâmes pas d’apercevoir un petit bonhomme, qui venait à nous. Nous n’y faisions pas d’abord attention, mais lui, s’approchant de nous, nous salua très civilement, et nous pria de ne pas prendre en mauvaise part s’il nous demandait d’où nous venions. Nous lui répondîmes que nous venions de Marseille. Alors il s’émut, n’osant pas d’abord nous demander si nous venions des galères, car c’est faire un grand affront à un homme, à moins que ce ne soit pour cause de religion, de lui dire qu’il a été aux galères. « Mais, je vous prie, Messieurs, continua-t-il, en êtes-vous sortis par ordre du roi ? — Oui, Monsieur, lui répondîmes-nous ; nous venons des galères de France. — Hélas, bon Dieu ! dit-il ; seriez-vous de ceux qu’on y a délivrés il y a quelques jours pour fait de religion ? » Nous lui avouâmes. Cet homme, tout transporté de joie, nous pria de le suivre. Nous le fîmes, sans balancer, de même que notre patron, qui craignait quelque embûche pour nous, car il n’y a pas à se fier aux Italiens. Cet homme, un négociant de Nîmes en Languedoc, nommé Bonijoli, nous mena dans sa maison, qui ressemblait plutôt au palais d’un grand seigneur qu’à celle d’un négociant. Étant entrés et ayant refermé la porte, il nous sauta au cou, nous embrassant en pleurant de joie, et appela sa femme et ses enfants : « Venez, leur dit-il, voir et embrasser nos chers frères, sortis de la grande tribulation des galères de France. » Sa femme, deux fils et deux filles nous embrassèrent à qui mieux mieux, louant Dieu de notre liberté.
Nous raisonnâmes sur ce qu’il y aurait à faire pour tâcher de continuer notre route sur Genève. Les inconvénients qui s’y trouvaient parurent d’abord impossibles à surmonter. Le patron Jovas produisit copie de la soumission qu’il avait signée à Marseille et qui lui défendait sous les peines que j’ai dites plus haut de nous débarquer à Villefranche. Il n’aurait pas été difficile de justifier ce qu’il avait fait par le prétexte d’un temps contraire, pour lequel les navigateurs sont toujours excusés. Mais de ne pas poursuivre de là sa route par mer jusqu’à Oneille, Livourne ou Gênes, suivant ses ordres, cela emportait une contravention manifeste. Il est vrai que nous pouvions nous moquer impunément du patron Jovas, étant hors de la domination de la France et à l’abri de toute contrainte, mais notre honneur et notre conscience s’y opposaient. Ce pauvre homme, pendant le conseil que nous tenions en sa présence, était toujours en posture de suppliant, appréhendant sans cesse que notre conclusion ne le perdît et que les missionnaires ne le poursuivissent à outrance, si nous prenions notre route de Nice à Genève. M. Bonijoli et nous, le rassurâmes, en protestant devant Dieu que nous l’affranchirions de tous risques par rapport à ses ordres, que nous préférerions toujours son bien-être à notre propre soulagement et que, si nous ne voyions aucune autre voie par sa décharge et sa sûreté, nous nous rembarquerions incontinent dans sa barque. Après cette assurance, notre patron se tranquillisa ; mais nous, nous restions à nous regarder, l’un et l’autre, sans pouvoir rien conclure, lorsque tout à coup M. Bonijoli s’écria qu’il pensait à un moyen qu’il croyait sûr et qu’il l’allait sur-le-champ tenter.
Il faut savoir qu’à la paix d’Utrecht, le roi de France avait rendu la ville et le comté de Nice au duc de Savoie, et qu’après en avoir fait l’évacuation, il laissa dans Nice un commissaire pour régler les affaires soit de dette ou autres qui étaient en discussion entre la Cour de France et celle de Turin. Ce commissaire français se nommait M. Carboneau. C’était un gentilhomme, qui, quoiqu’il ne fût pas Gascon de naissance, savait parfaitement s’en donner les airs. Chacun sait que les gens de cette province affectent extrêmement la générosité et qu’ils sont toujours prêts à offrir et à rendre leurs services à ceux qu’ils adoptent pour leurs amis de cœur. Il était en ces termes avec M. Bonijoli, car comme ce dernier était le seul Français qui fût à Nice, que d’ailleurs ses fils et ses filles, parfaitement bien élevés, étaient à peu près de l’âge du commissaire, ce dernier s’était si bien impatronisé chez M. Bonijoli et était si bon ami de lui et de sa famille qu’il était avec eux comme l’enfant gâté de la maison. M. Bonijoli pria le patron Jovas de lui confier la copie de sa soumission. Après quoi, il sortit et revint une heure après, accompagné du commissaire français.
Ce commissaire interrogea le patron Jovas avec un air d’autorité que sa charge lui donnait. Il lui demanda d’où il venait, d’où il était et de quoi sa barque était chargée. Le patron lui ayant répondu à tout, ce commissaire lui ordonna, de la part du roi de France, de débarquer ses trente-six hommes et de les conduire à Nice, lui défendant sous peine de désobéissance, de sortir du port de Villefranche avec sa barque que par ses ordres. Le patron s’y soumit, alla à Villefranche sur-le-champ et conduisit le reste de nos frères à Nice. M. Bonijoli, après leur avoir fait un accueil digne de son zèle, les logea dans différentes auberges, à ses frais, ordonnant de les bien traiter. Pour nous quatre, il nous retint dans sa maison, nous faisant la meilleure chère qu’il lui fut possible pendant trois jours que nous séjournâmes dans cette ville. Ces trois jours furent employés à satisfaire la vanité du commissaire. Il nous faisait venir, tous les matins, devant sa maison et, se tenant sur un balcon en robe de chambre, avec une liste de nos noms à la main, il nous appelait l’un après l’autre, nous demandait, d’un air d’autorité et de petit maître, qui nous faisait rire en nous-mêmes, d’où nous étions, le nom de nos parents, quel âge nous avions et autres inutilités semblables, le tout pour faire voir sa petite autorité, qu’il estimait très grande, à une foule de bourgeois de la ville, qui s’assemblaient devant sa maison pour voir ce que c’était. M. Bonijoli nous avait prévenus que ce sieur commissaire s’en faisait un peu accroire et il nous exhorta à nous soumettre par politique à ce qu’il exigerait de nous, quoique en vérité sa suffisance fût un peu outrée.
Le troisième jour de cet exercice, il fit venir chez lui le patron Jovas et lui mit un papier en main, lui disant de le lire et de lui dire s’il en était content. Ce papier, très authentique, étant honoré des armes du roi imprimées, et portant en grosses lettres « de par le roi », disait que « lui, commissaire ordonnateur pour Sa Majesté très chrétienne, ayant appris qu’il était entré dans le port de Villefranche une barque française, qui avait été chassée et poursuivie jusqu’à l’entrée dudit port par deux corsaires napolitains, il s’était rendu audit Villefranche et avait trouvé cette barque être de Marseille, chargée de trente-six hommes, délivrés des galères de France, allant en Italie, et qu’ayant visité et examiné tant la barque que les hommes, il avait trouvé qu’ils étaient dénués de tous vivres et qu’ils n’avaient pas le moyen de s’en pourvoir ; que d’ailleurs les deux corsaires napolitains attendaient en mer à la vue de Villefranche que cette barque sortît pour s’en saisir : que cette considération et celle de l’état où ces trente-six hommes se trouvaient sans vivres ni argent, avaient porté, lui commissaire, toujours attentif aux intérêts de la nation française, à ordonner, de la part du roi, au patron de cette barque, nommé Jovas, de débarquer ces trente-six hommes pour qu’ils prissent de là leur route pour Genève, lieu de leur destination, et que, malgré la protestation que ledit patron avait faite, en vertu d’une soumission qu’il avait signée à Marseille, s’engageant sous de grosses peines à ne pas les débarquer à Villefranche, lui, commissaire, l’y avait contraint et forcé, en vertu de l’autorité que Sa Majesté lui avait confiée dans le comté de Nice, etc. » Ayant remis cette déclaration au patron Jovas, il lui demanda s’il en était content. « Très content, monsieur, répondit le patron. — Eh bien ! repartit le commissaire, tu peux faire voile pour Marseille, quand tu voudras, et tu n’as qu’à jeter sur moi toute la faute qu’on t’imputera, comme t’ayant forcé à m’obéir. » On peut juger si ce patron était satisfait. Il se voyait affranchi d’un plus long voyage et son argent que nous lui payâmes facilement gagné. Il partit donc pour Marseille, et en prenant congé de nous, il nous promit d’avertir les deux autres barques, qu’il rencontrerait sur sa route de venir à Villefranche pour y recevoir le même traitement que lui de cet honnête commissaire, qui n’avait pas dédaigné d’inventer tant de prétextes faux pour lui faire plaisir et à nous. La suite a fait voir que le patron Jovas nous tint parole, car les deux barques suivantes furent à Villefranche et firent le même manège que lui. Ainsi tous les 136 délivrés débarquèrent dans ce dernier port et de là firent route pour Genève.
Après le départ du patron Jovas, M. Bonijoli se prépara à nous faire partir. Il loua trente-six mules pour nous porter à ses frais jusqu’à Turin, avec un guide pour nous y conduire. Nous partîmes donc de Nice, au commencement de juillet. Nous traversâmes avec beaucoup de fatigues quantité d’affreuses montagnes, nommément celle qu’on appelle col de Tende, dont la cime est si haute, qu’elle paraît toujours être dans les nues et quoique nous fussions dans le plus chaud de l’été et qu’au bas de cette montagne on brûlât de chaleur, étant arrivés sur sa cime nous souffrions un tel froid qu’il nous fallut descendre de cheval et marcher pour nous réchauffer. La neige est toujours là d’une hauteur prodigieuse. Cependant, on n’a pas de peine à monter cette montagne, toute haute et escarpée qu’elle est, car elle a trois lieues de montée et l’on y a pratiqué un chemin fort commode, en zigzag, par lequel on monte sans s’apercevoir de la roideur de la montagne. Nous la redescendîmes pour entrer dans la plaine du Piémont, le plus beau et plus agréable pays du monde.
Sans m’arrêter à décrire les villes, bourgs et villages par où nous passâmes, et dont aussi bien les noms me sont échappés pour la plupart, nous arrivâmes à Turin, capitale du Piémont et la résidence de Sa Majesté Sardinoise. Nous logeâmes dans des auberges, et dès le lendemain au matin nous eûmes la visite de plusieurs Français protestants, dont il y en a toujours bon nombre, qui font leur résidence dans cette ville pour leur commerce et qui vont dans les vallées prochaines des Vaudois assister au service divin. Ces messieurs, à qui M. Bonijoli avait annoncé notre arrivée, nous reçurent avec zèle et cordialité, nous défrayant de tout pendant trois jours que nous séjournâmes dans cette grande ville. Après quoi, nous ayant préparé des montures pour poursuivre notre route, il furent supplier le roi de Sardaigne de nous faire donner un passeport pour traverser ses États jusqu’à Genève. Sa Majesté, qui était pour lors Victor-Amédée, voulut nous voir. Six de nous furent admis à son audience. Les ambassadeurs de Hollande et d’Angleterre s’y trouvèrent. Sa Majesté nous fît un favorable accueil, et pendant une demi-heure nous interrogea sur le temps que nous avions été sur les galères, la cause pourquoi et les souffrances que nous avions endurées, et après que nous lui eûmes répondu, il se tourna vers les ambassadeurs et leur dit : « Voilà qui est cruel et barbare. » Ensuite, Sa Majesté nous demanda si nous avions de l’argent pour faire notre voyage. Nous lui dîmes que nous n’en avions pas beaucoup, mais que nos frères, nommément M. Bonijoli, de Nice, avaient eu la charité de nous défrayer jusqu’à Turin et que nos frères de Turin se préparaient à en faire de même jusqu’à Genève. On nous avait avertis de répondre ainsi à cette demande. Sur quoi Sa Majesté nous dit : « Vous pouvez rester dans Turin tout autant qu’il vous plaira pour vous y délasser, et lorsque vous en voudrez partir, vous pourrez venir à ma secrétairerie y prendre un passeport, que je donnerai ordre de tenir prêt. ». Nous dîmes à Sa Majesté que, si elle le trouvait bon, nous partirions dès le lendemain. « Allez donc à la garde de Dieu ! » nous dit ce prince, et il ordonna sur-le-champ au secrétaire d’État de nous expédier un passeport favorable, ce qui fut fait. Ce passeport contenait non seulement de nous laisser passer par tous ses États, mais ordonnait même à tous ses sujets de nous aider et secourir de tout ce dont nous aurions besoin pendant notre route. Nous ne fûmes pas dans ce cas, grâce à Dieu et à nos frères de Turin. Il se trouva un jeune homme de cette dernière ville, horloger de profession, qui voulant aller à Genève, nous pria de souffrir sa compagnie dans notre route. Il nous suivit à pied jusqu’à deux journées de Genève, où il prit congé de nous, disant qu’il savait de là une route pour les voyageurs à pied, qui lui abrégerait le chemin d’un jour. Nous lui souhaitâmes bon voyage. Effectivement il arriva à Genève un jour avant nous, et ayant raconté dans la ville que 36 confesseurs, délivrés des galères de France, devaient arriver le lendemain à Genève, le vénérable magistrat de cette ville le fit appeler pour qu’il lui confirmât cette nouvelle.
Le lendemain, jour de dimanche, nous arrivâmes à un
petit village sur une montagne, à environ une lieue de
Genève, d’où nous voyions cette ville avec une joie qui ne
peut être comparée qu’à celle des Israélites à la vue de la
terre de Chanaan. Il était environ midi lorsque nous arrivâmes
à ce village, et nous voulions poursuivre sans nous
y arrêter pour dîner, tant notre ardeur était grande d’être
au plus tôt dans une ville que nous regardions comme notre
Jérusalem. Mais notre postillon nous dit que les portes de
Genève ne s’ouvraient le dimanche qu’après le service
divin, c’est-à-dire à quatre heures de l’après-midi. Il nous
fallut donc rester dans ce village jusqu’à ce temps-là,
lequel venu nous montâmes tous à cheval. À mesure que
nous approchions de la ville, nous apercevions une grande
affluence de peuple qui sortait. Notre postillon en parut
surpris, mais bien plus lorsque, arrivant dans la plaine de
Plain-Palais à un quart de lieue de la ville, nous aperçûmes
Le retour des Galères.
Dessiné et gravé par J. Rigaud. (Bibliothèque Nationale, Estampes.) venir à notre rencontre trois carrosses entourés de hallebardiers et une foule innombrable de peuple de tout sexe et de tout âge, qui suivait les trois carrosses. D’aussi loin qu’on nous vit, un serviteur du magistrat s’avança vers nous et nous pria de mettre pied à terre pour saluer avec respect et bienséance Leurs Excellences de Genève, qui venaient à notre rencontre pour nous souhaiter la bienvenue. Nous obéîmes. Les trois carrosses s’étant approchés, il sortit de chacun un magistrat et un ministre qui nous vinrent tous embrasser avec des larmes de joie et avec des expressions si pathétiques de félicitations et de louange sur notre constance et notre résignation qu’elles surpassaient de beaucoup ce que nous méritions. Nous répondîmes en louant et magnifiant la grâce de Dieu, qui seule nous avait soutenus dans nos grandes tribulations. Après ces embrassements, Leurs Excellences donnèrent permission au peuple d’approcher. On vit alors le spectacle le plus touchant qui se puisse imaginer, car plusieurs habitants de Genève avaient divers de leurs parents aux galères et ces bons citoyens ignorant, si ceux pour qui ils soupiraient depuis tant d’années étaient parmi nous, dès que Leurs Excellences eurent permis à ce peuple de nous approcher, on n’entendit qu’un bruit confus : « Mon fils, un tel, mon mari, mon frère, êtes-vous là ? » Jugez des embrassements dont furent accueillis ceux de notre troupe qui se trouvèrent dans le cas. En général, tout ce peuple se jeta à notre cou avec des transports de joie inexprimables, louant et magnifiant le Seigneur de la manifestation de sa grâce en notre faveur et lorsque Leurs Excellences nous ordonnèrent de monter à cheval pour faire notre entrée dans la ville, nous ne pûmes y parvenir qu’avec peine, ne pouvant nous arracher des bras de ces pieux et zélés frères, qui semblaient avoir encore peur de nous reperdre de vue. Enfin, nous remontâmes à cheval et suivîmes Leurs Excellences, qui nous conduisirent comme en triomphe dans la ville.
On avait fait à Genève un magnifique bâtiment pour y alimenter les bourgeois qui tombaient en nécessité. Cette maison venait d’être achevée et meublée et on n’y avait encore logé personne. Leurs Excellences trouvèrent à propos d’en faire la dédicace en nous y logeant. Ils nous y conduisirent donc et nous mîmes pied à terre dans une spacieuse cour. Tout le peuple s’y élança en foule. Ceux qui avaient leurs parents dans la troupe supplièrent Leurs Excellences de leur permettre de les amener chez eux, ce qui fut très volontiers accordé. M. Bousquet, l’un de nous, avait à Genève sa mère et ses deux sœurs, qui l’étaient venu réclamer. Comme il était mon intime ami, il pria Leurs Excellences de lui permettre de m’amener avec lui, ce qu’elles lui permirent sans aucune difficulté. À cet exemple, tous les bourgeois, hommes et femmes, s’écrièrent, demandant à Leurs Excellences d’avoir la même consolation de loger ces chers frères dans leurs maisons. Leurs Excellences ayant d’abord permis à quelques-uns d’en prendre, une sainte jalousie s’éleva entre les autres, qui murmuraient et se plaignaient, disant qu’on ne les regardait pas comme de bons et fidèles citoyens, si on leur refusait la même grâce, si bien qu’il fallut que Leurs Excellences nous abandonnassent tous à leur empressement, et il n’en resta aucun dans la Maison Française. Quant à moi, je ne fis pas grand séjour à Genève, et avec six de notre troupe, trouvant l’occasion d’une berline, qui avait apporté à Genève le résident du roi de Prusse et qui s’en retournait à vide, nous fîmes marché avec le cocher pour nous mener jusqu’à Francfort-sur-Mein. Messieurs de Genève eurent la bonté de payer notre voiture, et nous donnèrent de l’argent pour payer notre dépense.
Nous partîmes donc de Genève à nous sept, dans cette berline. Le grand avoyer de Berne, ayant eu avis que nous devions passer par cette ville, donna ordre à la porte qu’une berline avec sept personnes y arrivant, la sentinelle l’arrêterait et la dénoncerait au capitaine de la garde à qui ledit seigneur avoyer avait donné des ordres. Arrivé à la porte de la ville, notre cocher fut fort surpris de se voir arrêter par la sentinelle qui ayant appelé le capitaine de la garde, ce capitaine demanda en haut allemand que nous n’entendions pas, d’où il venait, où il allait et qui nous étions. À ce dernier article le cocher ne savait que répondre, car pour éviter les empressements charitables des protestants par les villes que nous devions passer, nous avions défendu au cocher de dire que nous venions des galères. Le cocher, donc, fut fort étonné de la demande du capitaine, vu que la chose n’était pas d’usage à Berne et, craignant quelque mauvaise affaire, se tourna vers nous tout effaré, et nous dit : « Messieurs, je ne puis éviter de dire qui vous êtes ». Nous lui dîmes qu’il n’avait qu’à le faire. Ce qu’ayant fait, le capitaine lui ordonna de suivre une escorte qu’il lui donna de quatre soldats et d’un sergent. L’alarme redoubla à notre cocher, qui était un bon Allemand, et qui crut fermement qu’on allait l’arrêter avec sa voiture. Il ne cessait de se justifier à l’escorte, disant qu’il n’avait rien commis ni contre l’État ni contre personne. Le sergent, pour s’en divertir, lui mettait de plus en plus la puce à l’oreille jusqu’à ce que cette escorte nous ait conduits à l’auberge nommée Le Coq. C’est lieu où les ambassadeurs et autres seigneurs de distinction sont défrayés par l’État. Étant descendus, nous y trouvâmes le secrétaire d’État, qui nous souhaita la bienvenue d’une manière aussi tendre que si nous eussions été ses propres enfants. Il nous dit qu’il était secrétaire d’État : il fit bien de nous le dire, parce que nous ne l’aurions jamais connu pour tel, ni à ses habits, ni à son équipage, tant il y a peu de différence dans ces pays-là entre les bourgeois et les seigneurs. Il ajouta qu’il avait ordre de nous tenir compagnie et de nous défrayer avec distinction, tout le temps qu’il nous plairait de rester à Berne. Nous fûmes magnifiquement traités dans cette auberge, et le secrétaire, qui ne nous quittait que le soir, nous occupa pendant quatre jours à visiter Leurs Excellences de Berne, depuis le grand avoyer jusqu’au moindre seigneur de cette régence. Nous fûmes partout reçus et caressés. On nous pria d’une manière toute pleine de bonté de les honorer (c’est ainsi qu’ils s’exprimaient) de notre présence dans leur ville pendant quelques semaines, et aussi longtemps que nous souhaiterions. Nous y aurions fait, en effet, un plus long séjour, si ce n’est que notre cocher supplia instamment Leurs Excellences de nous laisser partir, devant se rendre incessamment à Berlin. Notre séjour ne fut donc que de quatre jours, au bout desquels le secrétaire d’État nous fit préparer un bon déjeuner ; et, en prenant congé de nous, il nous mit à chacun dans la main vingt rixdallers de la part de Leurs Excellences. Nous le priâmes de leur en témoigner notre parfaite reconnaissance et nous partîmes dans notre berline qui nous porta jusqu’à Francfort-sur-Mein.
Nous arrivâmes à Francfort un samedi, jour de préparation à la sainte Cène[86]. Nous fûmes descendre chez M. Sarazin[87], qui nous attendait, et nous y vîmes bientôt arriver les membres du Consistoire tant allemand que français. Ils nous reçurent avec des démonstrations de joie et de zèle inexprimables, nous menèrent en carrosse à Bockenheim pour y entendre la prédication de préparation, qui fut prononcée par M. Mathieu, ministre français de cette église. Ces messieurs nous prièrent instamment de communier le lendemain avec eux, mais nous ne nous y trouvâmes pas assez bien préparés, surtout moi qui n’avais jamais communié, n’en ayant pas eu l’occasion. À l’issue du sermon, nous retournâmes à Francfort chez M. Sarazin, qui nous traita magnifiquement dans sa maison. Le lendemain, il nous mena à Bockenheim et, au sortir de l’église, on nous fit tous entrer dans la chambre du consistoire, où nous prîmes un repas frugal avec tous les membres de ce corps, Allemands et Français. Ces messieurs nous sollicitèrent fortement de rester quelques jours à Francfort, mais nous les priâmes si fort de nous permettre de poursuivre notre voyage pour la Hollande qu’ils y acquiescèrent, et le soin de notre départ et de nous défrayer fut commis à M. Sarazin qui s’en acquitta avec beaucoup de zèle. Il nous acheta un bateau léger, couvert d’une tente, avec deux hommes pour y ramer et conduire ledit jusqu’à Cologne. Il nous y fit mettre les provisions nécessaires, avec ordre aux bateliers de nous descendre tous les soirs à terre dans des endroits commodes et convenables pour y coucher et nous rafraîchir et surtout de se tenir, autant qu’ils pourraient, proche de terre du côté de l’Empire, où l’armée de cette nation était cantonnée le long de la rivière.
Notre navigation jusqu’à Cologne fut assez longue, parce qu’on nous arrêtait à chaque poste, pour y présenter et faire viser nos passeports. Nous fûmes quelquefois escarmouchés par les Français qui étaient à l’autre bord, mais, Dieu merci, sans nous faire aucun autre mal que la peur. Huit jours après notre départ de Francfort, nous arrivâmes à Cologne en bonne santé. Nous y vendîmes notre bateau et le lendemain, nous partîmes de cette ville par la barque ordinaire pour Dordrecht, après avoir visité quelques messieurs protestants, à qui M. Sarazin nous avait recommandés et qui nous firent un favorable accueil. Nous arrivâmes à Dordrecht et de là, sans y faire aucun séjour, nous partîmes pour Rotterdam, où étant arrivés, nous y fûmes accueillis avec toute l’amitié possible du nombreux troupeau, tant français que hollandais, de cette ville. Nous y restâmes deux jours, toujours défrayés partout. Enfin nous arrivâmes à Amsterdam, le but de notre voyage[88].
- ↑ La Haye, 1774 ; La Haye, 1778.
- ↑ La traduction hollandaise parut en 1757 à Rotterdam chez J.-D. Berman et fils ; la traduction anglaise signée Willington, mais qui est une œuvre de jeunesse de Goldsmith, fut publiée la même année. La traduction allemande est insérée dans le Schicksal der Protestanten in Frankreich de F.-E. Rambach, Halle, 1760.
- ↑ L’édition de 1778 est augmentée d’une « clef des lettres qui signifient les noms des personnes, villes, etc. »
- ↑ Possesseur d’un exemplaire des Mémoires qui avait fait partie de la bibliothèque de M. Bernus, j’ai pu mettre à profit les notes dont cet érudit avait chargé les gardes et les marges.
- ↑ Bulletin de la Société d’histoire du protestantisme français, XXIV, 186.
- ↑ Bulletin de la Commission pour l’histoire des Églises wallonnes, 2e série, III, 194, article de M. Mirandolle.
- ↑ Note de M. Bernus.
- ↑ Bulletin de la Commission pour l’histoire des Églises wallonnes, I, 241, art du baron van Beugel Douglas.
- ↑ Bulletin de la Commission pour l’histoire des Églises wallonnes, i, 240.
- ↑ Henri-Jacques Nompar de Caumont, duc de La Force, converti au catholicisme à l’âge de treize ans par les soins des Jésuites. Le Bulletin de la Société d’histoire du protestantisme français a publié une lettre de lui au garde des sceaux Pontchartrain, proposant de frapper les récalcitrants d’une amende et d’envoyer chez eux des cavaliers en garnison (VIII, 144).
- ↑ Jacques Nompar de Caumont La Force (1558-1652), échappé au massacre de la Saint-Barthélemy, maréchal de France sous Henri IV et Louis XIII, était un de ses aïeux. Son père ne se convertit au catholicisme qu’après un long emprisonnement.
- ↑ Voir Relation et dessein du feu d’artifice fait à la Force le 21 décembre 1699 par la Justice et le peuple du duché nouvellement réunis à la religion catholique, apostolique et romaine, après une mission de trois mois et à l’ouverture d’une autre mission solennelle. À Rouen, chez Guillaume Machuel. On y lit : « Au travers de l’arc de triomphe, on découvre un bûcher sur lequel on sacrifie à la religion plusieurs livres hérétiques trouvés en partie dans la bibliothèque du château de La Force et portés en partie par le zèle de plusieurs particuliers qui ont voulu entrer en participation de l’holocauste. »
- ↑ « Sa Majesté, lui écrivait Seignelay, est très contente de votre conduite, de l’application que vous prenez à l’instruction de vos vassaux et des bons exemples qu’ils reçoivent de vous » (23 octobre 1699).
- ↑ Lié avec Law, le duc de La Force favorisa l’établissement du système. Lors de la débâcle, il chercha à réaliser ses actions et accapara tant de marchandises qu’il fut poursuivi devant le Parlement. L’arrêt du 12 juillet 1721 flétrit sa conduite et les caricaturistes le poursuivirent de leurs lardons.
- ↑ L’édition de 1778 porte Couvé. Il s’agit évidemment de Couvin, bourg de la province de Namur, à 19 kilomètres au nord de Philippeville.
- ↑ Marienbourg, aujourd’hui ville de la province de Namur, était ainsi nommée en l’honneur de Marie-Thérèse de Houane qui y construisit un fort en 1546. Elle fut cédée à la France par le traité de 1659.
- ↑ Ville de la province de Namur, ainsi nommée en l’honneur de Philippe II. De la Paix des Pyrénées (1659) jusqu’aux traités de 1815, Philippeville fut ville française.
- ↑ Les prisonniers recevaient par jour une livre et demie de pain et une cruche d’eau à moins qu’ils ne fussent à la pistole, c’est-à-dire payassent leur nourriture.
- ↑ Louis Phelypeaux, comte de Saint-Florentin, marquis de la Vrillière (1672-1725) était spécialement chargé des Affaires générales de la religion réformée. Son hôtel est devenu la Banque de France.
- ↑ Charles Drelincourt (1595-1669), ministre desservant le temple de Charenton, théologien et prédicant célèbre. Le plus répandu de ses ouvrages fut le Catéchisme ou Instruction familière, Saumur, 1662, sans cesse réimprimé jusqu’à la fin du xviiie siècle.
- ↑ Sorbier et Rivasson furent condamnés aux galères par le Parlement de Tournai et conduits à la tour de Saint-Pierre à Lille, où l’on réunissait les galériens destinés à former la chaîne. Réclamés par les Jésuites en qualité de catéchumènes, ils furent graciés par l’intervention de Mme de Maintenon. Rivasson obtint un brevet de lieutenant d’infanterie ; Sorbier un brevet de lieutenant de dragons, mais ce dernier dut garder prison pendant six semaines. Tous deux furent tués sur le champ de bataille.
- ↑ L’archevêque de Cambrai était alors Fénelon. Son esprit de tolérance a été contesté par des écrivains protestants. Il a écrit des huguenots : « Il ne faut point leur faire de mal, mais ils ont besoin de sentir une main toujours levée pour leur en faire s’ils résistaient. » Et ailleurs : « Si on joint toujours exactement à ces secours des gardes pour empêcher les désertions et la rigueur des peines contre les déserteurs, il ne restera plus que de faire trouver aux peuples autant de douceur à demeurer dans le royaume que de péril à en sortir. » Son système était en réalité celui de l’autorité paternelle. Le livre de M. O. Douen, L’Intolérance de Fénelon, est une sévère et intéressante étude au point de vue protestant.
- ↑ L’évêque de Tournai, Mgr François Caillebaut de La Salle, occupa ce siège jusqu’en 1705. Il était généralement assez indulgent aux protestants.
- ↑ Monnaie des Pays-Bas qui valait 0 fr. 64 de monnaie française.
- ↑ Ceci n’est pas du roman comme on pourrait le croire. Voici ce que raconte un autre contemporain, Élie Benoît : « Des femmes de qualité, âgées même de soixante et soixante-dix ans, qui n’avaient jamais, pour ainsi dire, mis le pied à terre que pour marcher dans leur chambre ou pour se promener dans une avenue, se rendirent de 80 et 100 lieues à quelque village qu’un guide leur avait marqué. Des filles de quinze et seize ans, de toutes conditions, se hasardaient aux mêmes corvées. Elles traînaient des brouettes ; elles portaient du fumier, des hottes et des fardeaux. Elles se défiguraient le visage par des teintures qui leur brunissaient le teint, par des pommades ou des sucs qui leur faisaient lever la peau en les faisant paraître toutes ridées. On vit plusieurs filles et femmes contrefaire les malades, les muettes, les folles. On en vit qui se déguisèrent en hommes ; et quelques-unes, étant trop délicates et trop petites pour passer pour des hommes faits, prenaient des habits de laquais et suivaient à pied, au travers des boues, un guide à cheval qui faisait l’homme d’importance. Il arriva de ces femmes à Rotterdam, dans leur habit emprunté, qui se rendirent au pied de la chaire avant que d’avoir eu le temps de se mettre dans un état plus modeste. » (Histoire de l’Édit de Nantes, V, 953-954.)
- ↑ Sans doute aux Magdelonnettes de la rue des Fontaines, chez les sœurs de la Visitation de Saint-Antoine.
- ↑ Grosse toile dont les marchands se servent pour emballer leurs marchandises.
- ↑ Onéreux est employé ici au sens juridique acquis à condition d’acquitter certaines charges.
- ↑ Le comite et le sous-comite sont des officiers chargés de faire travailler l’équipage d’une galère.
- ↑ Le coursier d’une galère était le pont qui la traversait dans le sens longitudinal. Large d’environ quatre pieds, il courait entre les bancs de bâbord et de tribord qu’occupaient les rameurs.
- ↑ « Il y a cinq sortes de personnes sur les galères, qui y sont en qualité de forçats, écrit Bion, ancien aumônier de la galère La Superbe, savoir : des Turcs, des faux-saulniers, des déserteurs, des criminels et des protestants. Les Turcs sont des esclaves que le roi achète pour aider à manier la rame… Ces Turcs sont, pour l’ordinaire, de grands hommes bien faits et robustes : ils sont les moins malheureux de toute la chiourme… Un Turc aux galères est un esclave à perpétuité à moins que, lorsqu’il est vieux, il ne trouve des patrons qui lui procurent la liberté à prix d’argent. (Bion. Relation des tourments qu’on fait souffrir aux protestants qui sont sur les galères de France, édition de 1881, 26 et 31).
- ↑ « Je ne vous ai pas dit le nombre de nos bastonnades, écrivait le forçat Maurin le 14 décembre 1700, parce que je ne le sais pas, mais il me semblait que le poids des coups de la dernière était bien de 20 à 25 livres quelques-uns. »
- ↑ Les argousins sont les bas officiers de la galère chargés de la garde des forçats. C’est l’argousin qui, tous les soirs, devait visiter les chaînes, les manilles et faire changer celles qui lui semblaient suspectes. Argousins, sous-argousins et mousses étaient choisis par le capitaine. Les argousins étaient tenus à verser 1 500 livres de caution, car ils étaient responsables et, outre les responsabilités personnelles, leur caisse commune devait régler le prix du rameur disparu et les frais de recherches. (Règlement du roi concernant la garde et sûreté des chiourmes des galères, 14 avril 1700, Archives nationales, KK. 938.)
- ↑ Emploi recherché.
- ↑ Il semble y avoir eu deux Bancilhon sur les galères : Jean-Baptiste, né en 1649, détenu au château d’If en 1708, puis embarqué sur La Grande et libéré en 1713 après vingt-sept ans de captivité, donc incarcéré en 1686. (Athanase Coquerel, Les Forçats pour la Foi, 266) ; Jean, né dans le Gévaudan, en 1655, âgé de 34 ans en 1689, employé sur La Palme, à Dunkerque et à Saint-Malo. (Athanase Coquerel, Les Forçats pour la Foi, 286.)
- ↑ Attendant cette visite, les réformés donnaient leurs effets à garder aux forçats catholiques de leur banc ou à quelque Turc.
- ↑ On faisait ce bouillon de fèves au fougon, cuisine placée à gauche, là où était le huitième banc mobile. En voici la recette : une cuillerée de fèves, 30 onces de biscuit, un quart d’once d’huile. Cela coûtait six sols à l’État. (Auguste Laforêt. Étude sur la marine des galères, 59.)
- ↑ Gaillard ou château de devant.
- ↑ Poutre d’un pied d’épaisseur qui forme le bord de la galère.
- ↑ Sur le tambourin, le flûtet et le galoubet, on consultera avec intérêt le livre de François Vidal, Lou tambourin Aix, 1864.
- ↑ Lit sans colonnes et à rideaux relevés.
- ↑ Ce passage est en désaccord avec les affirmations de M. Mirandolle. Dans un article d’ailleurs fort intéressant, M. Mirandolle a écrit que « leurs biens retournaient à l’Église » et que celle-ci avait « quelque intérêt à ce que les galères fussent maintenues pour la défense du royaume ». (Bul. de la Commission d’histoire des Églises wallonnes, 2e série, III, 179.)
- ↑ En 1719, le bailli de La Pailletrie, chef d’escadre des galères, touchait 48 000 livres d’appointements et 3 000 livres par mois pour la table.
- ↑ Les perruquiers-barbiers-étuvistes de Marseille se plaignirent à plusieurs reprises de la concurrence des forçats. Après une lutte de plusieurs mois, en 1703, les forçats obtinrent de faire des perruques dans leurs baraques sur le port. (Archives Nationales, KK. 938.)
- ↑ Bouchard, qui écrivait en 1630, peint déjà les forçats allant par la ville avec leurs fers qui tintamarrent « pour vendre ce qu’ils ont fait, comme bourses, ceintures, aiguillettes, curedents, et bas de soie, laine, poil de chèvre et fil. Ils peuvent encore aller, continue-t-il, travailler de leur métier ès boutiques et vont par les hôtelleries sonnant cornets et violons durant le dîner et souper des passants, et chaque galère a sa semaine par terre pour cela, dont ils ne retirent pas peu, car chacun, à la fin du repas, met sur l’assiette que les forçats présentent au milieu de la table, qui un sol, qui trois, qui quatre et qui cinq. (Les Confessions de Jean-Jacques Bouchard, éd. Bonneau, 150.)
- ↑ En 1708, les réformés se plaignaient de ne pouvoir sur certaines galères obtenir d’être déferrés en payant ce sol aux argousins. (Journal des Galères, dans le Bulletin d’histoire du protestantisme français, XVIII et XIX.)
- ↑ Avant le temps de Bouchard (1630), les galériens avaient certaines libertés à bord des galères. « Non seulement, dit-il, leurs femmes légitimes, que beaucoup de forçats avaient emmenées avec eux à Toulon, mais encore quantité de garces allaient les visiter que ces compagnons besognaient devant tout le monde, les couchant sous le banc sur leur capot, mais depuis quelques années en ça, le général a refusé l’entrée aux femmes, de sorte qu’il ne se pèche plus maintenant là-dedans qu’en sodomie, mollesse, irrumation et autres pareilles tendresses. » (Les Confessions de Jean-Jacques Bouchard, 151.) En 1701, Pontchartrain déplorait le scandale que causaient sur le port de Marseille les filles et les femmes qui se prostituaient publiquement. « Je m’aperçois du mauvais effet que produit cette débauche par le nombre de soldats, forçats et Turcs attaqués de maux vénériens qui sont dans les hôpitaux (Archives Nationales, KK. 938). Le 23 juin 1712, Louis xiv édictait la peine de la bastonnade pour tout forçat ou Turc surpris entrant aux mauvais lieux ou en sortant.
- ↑ Préoccupa.
- ↑ Espalmer une galère, c’était l’enduire d’une couche de suif. Cela se renouvelait deux ou trois fois l’an. (Vice-amiral Jurien de La Gravière. Les Derniers jours de la marine à rames, 219.)
- ↑ Blankenberghe, alors petit village de pêcheurs.
- ↑ Le comte de La Motte, qui commandait les troupes françaises. avait été refoulé sur Ostende par le comte de Spor. Assiégé dans la place par 25 000 hommes de troupes de terre aux ordres du général Ouwerkerke et par une flotte commandée par l’amiral Fairburn, il dut se rendre après un bombardement qui avait ruiné la ville. (J. N. Pasquini. Histoire de la ville d’Ostende, 195-199.)
- ↑ Petit vaisseau corsaire.
- ↑ Pilotes qui guident les navires en haute mer, d’après l’observation des nuages.
- ↑ Ville de l’Essex à 25 kilomètres de Colebester.
- ↑ C’est un pont grillagé de bandes de fer.
- ↑ Pied de chèvre.
- ↑ C’est Louis XIV qui avait ainsi modifié la loi des galères. « Le feu roi, écrivait en 1763 M. de Saint-Florentin, avait si fort à cœur l’exécution des défenses qu’il avait données sur le fait de la religion, que par un règlement particulier concernant le détail des galères et qui est dans vos bureaux, il décida qu’aucun homme condamné pour cause de religion ne pourrait jamais sortir des galères. » (Archives Nationales.)
- ↑ Giffa signifie en provençal faible, lâche, incapable d’aucun travail.
- ↑ Les galériens étaient habillés de rouge. C’est sous ce costume que Louis de Marolles se peint dans une jolie lettre à sa femme : « Si tu me voyais avec mes beaux habits de forçat, tu serais ravie. J’ai une belle chemisette rouge, faite tout de même que les sarreaux des charretiers des Ardennes. Elle se met comme une chemise, car elle n’est ouverte qu’à demi par devant. J’ai de plus un beau bonnet rouge, deux hauts-de-chausses et deux chemises de toile grosse comme le doigt et des bas de drap. Mes habits de liberté ne sont point perdus, et, s’il plaisait au Roi de me faire grâce, je les reprendrais. » (Histoire des souffrances du bienheureux martyr Louis de Marolles, édition Jules Bonnet, 81.)
- ↑ Tous les deux ans les galériens recevaient un caban de drap d’arbase, une casaque de cordillat rouge doublée de toile d’étoupe blanche ; chaque année deux chemises, deux caleçons, une paire de bas de cordillat gris, un bonnet de laine rouge. (Auguste Laforêt, Étude sur la marine des galères, 60.)
- ↑ On lit en effet dans les actes du Consistoire de Rotterdam ce procès-verbal à la date du 13 janvier 1692 : « Étant nommé par les synodes pour recevoir les charités des autres Églises, destinées pour le soulagement de nos pauvres frères les prisonniers et captifs sur les galères de France, la compagnie étant touchée de la longueur et de la grandeur de la souffrance de ces pauvres prisonniers, à qui un plus long retardement d’assistance ne peut être que fort douloureux, la compagnie a trouvé à propos d’écrire comme elle a fait aux principales Églises de ces provinces, qui n’ont pas encore envoyé leurs charités, pour les solliciter à les envoyer promptement, afin que la compagnie les leur puisse faire tenir incessamment. (Bulletin de la Commission d’histoire des églises wallonnes, 2e série, III, 183.)
- ↑ Voici une quittance de ce genre d’envoi aux galériens de Marseille :
« Nous ci-après signés, souffrant pour la vérité de la religion
réformée sur les galères de France, tant en nos noms qu’en celui de
nos autres frères, reconnaissons avoir reçu de M. de Superville, de
l’église de Groningue, par la voie de Mlle Van Armeyden, la somme
de 638 livres 5 sols que nous emploierons, s’il plaît à Dieu, au soulagement de la société enchaînée et recluse selon les intentions de nos
charitables bienfaiteurs ; lesquels nous remercions humblement du
fond du cœur, priant le Seigneur avec toute la ferveur dont nous
sommes capables d’être leur magnifique rémunérateur en la vie
présente et en la vie à venir. Nous nous recommandons à la continuation
de leur précieuse bienveillance et souvenir en leurs prières tant publiques que privées qui nous sont tant nécessaires dans notre captivité. Nous ne les oublions pas dans les nôtres et nous sommes respectueusement leurs très humbles et très obéissants serviteurs. « À Marseille, ce 4 février 1701.« Baptiste, Desmonts, Blanchard, de Lissart. »Une note de Superville fournit des renseignements complémentaires. Baptiste est Jean-Baptiste Bancilhon, Blanchard est Lavalette. En 1702, les galériens de Marseille réclamaient des secours pour ceux de Dunkerque dont ils savaient la misère. (Bul. de la Commission d’histoire des Églises wallonnes, article de M. Mirandolle, 2e série, III, 191-192.)
- ↑ C’était un allié de la famille de Jean Bart.
- ↑ Jacques Saurin, théologien et sermonaire réformé (1677-1730). Le premier volume des Sermons parut en 1708, à La Haye ; le second en 1712.
- ↑ Pierre Jurien (1637-1713). Les Préjuges légitimes furent publiés en 1685.
- ↑ La correspondance du sous-secrétaire de la marine confirme l’assertion de Marteilhe que les galères étaient hors d’état, sans de coûteuses réparations, de sortir de Dunkerque. (Archives de la Marine, B6 45.)
- ↑ Vingt-deux condamnés pour faits de religion. Marteilhe excommunie les forçats protestants condamnés pour délit de droit commun. Le chevalier de Langeron ne fit pas cette distinction et c’est vingt-neuf forçats qu’il fit enlever et diriger sur le Havre. Voici les noms de vingt-six forçats qui devaient faire partie du convoi : Antoine Aguilhon, Isaac Apostoly, Pierre Aquet, J. Barte, Pierre Baraqua, Jean Bancilhon, Pierre Blanc, André Bousquet, Jean-Antoine Bourely, Jean Espèze. Pierre Gascuel, David Lauret. Pierre Lafont, Paul Lorier, Daniel Le Gras, Jean Marteilhe, Pierre Montasier, J.-J. Zacharie Massip, Jean-Vincent Maillet, Jean Nègre, Clément Patonnier, Mathieu Pelanchon, David Puech, Étienne Salle, Jean Severac, Philippe Tardieu.
- ↑ Voici le texte de la dépêche ministérielle du 14 septembre. Il rectifie sur certains points les assertions de Marteilhe. « Voulant éviter toute explication au sujet des forçats condamnés pour fait de religion qui sont sur les galères de Dunkerque, Sa Majesté m’a commandé de vous écrire qu’il convient de les faire transférer par mer au Havre avec un argousin et des pertuisaniers en nombre suffisant pour les garder. Pour exécuter ses intentions avec ordre et sans inconvénient, j’estime qu’il est de bienséance que vous en communiquiez à M. Hill. Il fera d’autant moins de difficulté qu’il doit avoir été prévenu par M. Prior. Vous concerterez ensuite avec M. du Guay (l’intendant de la marine à Dunkerque) les moyens de faire cet embarquement sans éclat. » (Archives de la Marine, B6 45.)
- ↑ M. Bochart de Champigny, intendant de la marine.
- ↑ La corderie royale était au sud-ouest du rempart, à côté de l’hôtel de ville. C’était un immense bâtiment dont la façade n’avait pas moins de 400 mètres, car la corderie du Havre fournissait les vaisseaux de guerre du port et de Brest. (Alphonse Martin. La Marine militaire au Havre, 187.)
- ↑ L’émotion causée parmi les nouveaux convertis du Havre par le passage de la chaîne des religionnaires est constatée par une lettre de M. de Vivier, lieutenant de roi en cette ville. Le secrétaire d’État de la Marine s’en émut « M. de Vivier, écrivait-il le 2 novembre à Champigny, mande que ces religionnaires ont attiré l’attention de ceux de la ville sur eux. Il convient de les faire partir du Havre sans en avertir et que ce soit à la pointe du jour pour éviter tout incident et vous recommanderez au capitaine d’armes de régler la journée qu’il arrivera à Paris, de manière qu’il n’y entre qu’à la nuit commençant. » (Archives de la Marine, B6 45.)
- ↑ Martheilhe explique ailleurs que la jeune fille avait été avisée, des ordres reçus, par le secrétaire de l’intendant qui la recherchait en mariage et qu’elle avait dû entrer à la Corderie par une porte qui y donnait accès de sa maison.
- ↑ Ces béguines appartenaient à la congrégation créée par les Pères de la Mission. « Leur fonction, dit Marteilhe, est de servir les pauvres des paroisses de Paris, à qui elles portent toujours le nécessaire, leur donnant même les médicaments dont ils peuvent avoir besoin. »
- ↑ Les Girardot étaient de gros marchands de bois du quai de la Tournelle. Il s’agit ici de Jean Girardot de Chancour, exilé à Sancerre en Berry, en décembre 1685, plus tard incarcéré à la Bastille (20 juillet 1699). En 1703, ses fils furent envoyés aux Jésuites. Sa femme était veuve en 1717. (Bulletin de la Société du protestantisme français, XXXIX, 449-464.)
- ↑ Henri-François Daguesseau (1668-1751). Il était procureur général depuis le 19 novembre 1700.
- ↑ Il fut nommé le 20 novembre.
- ↑ À la veille du départ, le secrétaire d’État de la Marine écrivait cependant au Procureur général : « Je dois vous observer qu’on me mande que les condamnés n’ont que des souquenilles sans doublure et que si on ne les double point, ils souffriront trop du froid dans les chemins. Je crois que l’humanité oblige à faire faire cette petite augmentation de dépense. » Les galériens venus de Dunkerque étaient mieux protégés contre le froid par leurs casaques rouges.
- ↑ Sur 369 forçats qui composaient la chaîne de Paris arrivée à Marseille le 3 janvier 1712, il en était mort 54 en route (Archives de la Marine, B6 105). La chaîne arrivée le 16 janvier 1713 au soir en avait perdu 13 sur un effectif de 280. 50 malades entrèrent à l’hôpital (Archives de la Marine : B6 106).
- ↑ Le marquis de Rochegude, incarcéré à la citadelle de Montpellier, puis à Pierre-Cise, s’était réfugié à Vevey. Il se dévoua à la cause des émigrés réformés. (Bulletin de la Société d’histoire du protestantisme français, XVII, 353-373.)
- ↑ Robert Harley (1661-1724), homme d’État anglais, célèbre par son hostilité latente contre Marlborough et Godolphin, accusé de nourrir des tendances stuartistes. Partisan d’un rapprochement avec la France, il fut le meilleur instrument de la paix. Créé pair et comte d’Oxford le 23 mai 1711, lord-trésorier le 27, il abandonna le pouvoir le 27 mai 1714.
- ↑ L’intendant de la marine à Marseille était alors Pierre Arnoult, seigneur de Rochegude, intendant général des galères, qui mourut en 1719. C’est le 5 avril que le secrétaire d’État à la marine lui demanda un rôle général de tous les religionnaires. Il renouvela sa demande le 3 mai. C’est Rozel, Nîmois, d’une famille alliée à des réformés, — suspecté d’avoir favorisé François de Pelet, baron du Salgas, envoyé aux galères par l’intendant Lamoignon, — qui proposa de restreindre les libertés. L’ordre de la Cour est en date du 17 mai : il comprenait 187 « religionnaires obstinés » et 47 nouveaux convertis. Peut-être Rozel, compromis par ses relations, était-il forcé de donner des gages au père Garcin.
- ↑ Les cartons des Archives de la Marine ne portent aucune trace de cette intervention. La lettre de Rozel du 22 mai n’a pu influer sur un ordre donné le 17 et d’ailleurs formel : « les religionnaires obstinés… ont ordre de sortir du royaume sans remise et à condition de n’y jamais rentrer et sans pouvoir en être dispensés sous aucun prétexte à peine d’être remis en galère pour le reste de leur vie. » Le 24 mai, le secrétaire de la Marine insistait : « À l’égard des 137 religionnaires obstinés dénommés dans le rôle. S. M. veut absolument qu’ils ne soient détachés de la chaîne que pour passer par mer sur-le-champ dans les pays étrangers avec défense de rentrer dans le royaume à peine d’être remis aux galères pour le reste de leur vie… — Il est nécessaire que vous remettiez à chacun d’eux un congé qui explique ces défenses, afin qu’ils n’en puissent ignorer » (B6, 46 ; et B6 106). Ceci ne laisse guère de place aux racontars dont Marteilhe s’est fait l’écho. D’ailleurs, dans les cas de libération, les forçats étaient obligés de quitter Marseille sous vingt-quatre heures, sous peine d’être remis aux galères (dépêche du 2 avril 1704).
- ↑ Rozel.
- ↑ Au contraire de l’usage, les congés ne portaient pas indication du temps de la détention, « cette différence m’ayant paru convenable, écrit Rozel, parce qu’en voyant des condamnés à temps que leur obstination a fait rester longues années en galère après leur temps fini, les gens du pays où ils vont qui sont presque tous religionnaires ne manqueraient pas de taxer d’injustice le retardement de leur liberté après le temps de leur condamnation, au lieu qu’il n’a été que l’effet de la religion et la piété du Roi. » (Archives de la Marine B6 106.)
- ↑ Une dépêche du 5 juillet approuvait la conduite des autorités marseillaises. « Sa Majesté vous recommande, y lit-on, d’examiner avec l’exactitude la plus scrupuleuse par les certificats des consuls de la nation si les galériens auront bien suivi les engagements de leur soumission et les routes qu’auront tenues ceux des religionnaires qui se seront fait débarquer plus près de nos côtes. » (Archives de la Marine B6 46.)
- ↑ Le 5 août.
- ↑ Négociant et Ancien de l’Église réformée de Bockenheim.
- ↑ Peu après, Martheilhe fut envoyé à Londres par le Consistoire de l’Église wallonne pour solliciter l’intervention de la reine Anne en faveur des religionnaires demeurés sur les galères. Il en obtint une audience et repartit, avec l’assurance du duc d’Aumont, qui représentait Louis XIV près la cour de Londres, que l’erreur des secrétaires de la marine serait réparée. Daniel Le Gras fut rangé dans cette seconde fournée de libérés (7 mars 1714) mais M. de Torcy, qui avait succédé au duc d’Aumont, fut chargé de faire entendre au gouvernement britannique que ces nouveaux graciés avaient été condamnés à mort par les Parlements et commués par la bonté royale. Quant aux autres, on les donna comme des condamnés pour crimes de droit commun. (Archives de la Marine : B6 46).