Beauchemin (p. 105-108).

LES YEUX DU PETIT JEAN




Notre nacelle glissait sur l’onde bleue de la rivière Lorette…

Tout à coup, un son grave et métallique passa dans l’air, au-dessus de nos têtes ; c’était la cloche d’une chapelle voisine qui envoyait dans le ciel un appel mélancolique : « Tiens, fis-je, déjà quatre heures ; l’on enterre le petit Jean. »

Et je me pris à rêver d’un chérubin entrevu quelques heures auparavant, rigide dans son berceau. J’avais été frappée par ses traits d’une régularité sculpturale, et surtout par ses grands yeux noirs restés ouverts, qui semblaient vivre encore avec je ne sais quelle idéale et sublime expression.

Je ne le connaissais pas ; c’est dans son linceul qu’il m’avait été donné de le voir pour la première fois ; et pourtant j’éprouvais comme une vague tristesse née d’une vive sympathie.

Était-ce à cette fleur cueillie prématurément, ou bien à la touchante douleur de la grand’mère penchée sur la couche funèbre que s’en allaient mes regrets ?

Le spectacle de cette vieille femme cherchant à contenir l’intensité de son chagrin, m’avait profondément remuée. J’aurais voulu la consoler, mais qu’aurais-je pu lui dire ?

« Le bon Dieu vous donnera un autre ange à chérir », avait murmuré mon amie. Et la pauvre aïeule, secouant sa tête grise, avait répondu : « Non, je n’en aimerai jamais un autre autant que lui !… Si vous saviez comme il était intelligent et câlin !… Il me connaissait entre tous… il essayait de parler quand il me voyait… il me tendait ses menottes roses !…

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Depuis une heure déjà, notre nacelle glissait sur l’onde bleue de la rivière Lorette.

Ma pensée me reportait devant la frêle dépouille du petit inconnu.

Il était divinement beau, dans la froide immobilité de la mort ; il était beau comme ces tendres éphèbes que les sculpteurs de l’antiquité ont immobilisé pour l’admiration des siècles, dans la majesté du marbre.

Ses traits délicats, pourtant si purs, révélaient à l’observation la fugitive empreinte de la douleur. Les être humains dont l’existence compte à peine quelques aurores, doivent-ils donc, eux aussi, acquitter par la souffrance leur dette envers la vie ?

Ô ses yeux restés ouverts ! ses pauvres yeux mignons !… Leurs paupières bleutées voilaient doucement l’émail à peine terni des prunelles qui conservaient dans cette ombre à la fois si profonde et si légère, un peu de leur limpidité ; parce que rien n’avait sali leur pureté divine sur la terre, l’ange du trépas semblait les avoir à peine effleurés de son aile… Et maintenant, ouverts à leur éternité, il y avait du ciel en eux.

Que voyaient-ils, les yeux du petit Jean !… Pleins de l’immense mystère de l’au delà, fixes dans une sereine extase, ils contemplaient sans doute quelque chose, bien loin, bien loin, par delà les noirs éthers… Dans quels abîmes allait donc se perdre ce regard qui venait des abîmes de la mort !…

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Depuis des heures, notre nacelle glissait sur l’onde bleue de la rivière Lorette.