La veillée de Vincennes


LA VEILLÉE

DE VINCENNES.


Histoire de Régiment.[1]

i.
Les scrupules d’honneur d’un soldat.


L’armée est un bon livre à ouvrir pour connaître l’humanité. On y apprend à mettre la main à tout, aux choses les plus basses comme aux plus élevées. Les plus délicats et les plus riches sont forcés de voir vivre de près la Pauvreté et de vivre avec elle, de lui mesurer son gros pain et de lui peser sa viande. Sans l’armée les fils de grand seigneur ne soupçonneraient pas comment un soldat vit, grandit, engraisse toute l’année avec neuf sous par jour et une cruche d’eau fraîche, portant sur le dos un sac dont le contenant et le contenu coûtent quarante francs à sa patrie.

Cette simplicité de mœurs, cette pauvreté insouciante et joyeuse de tant de jeunes gens, cette vigoureuse et saine existence, sans fausse politesse ni fausse sensibilité, cette allure mâle donnée à tout, cette uniformité de sentimens imprimée par la discipline, sont des liens d’habitude grossiers, mais difficiles à rompre, et qui ne manquent pas d’un certain charme inconnu aux autres professions. J’ai vu des officiers prendre cette existence en passion au point de ne pouvoir la quitter quelque temps sans ennui, même pour retrouver les plus élégantes et les plus chères coutumes de leur vie. Les régimens sont des couvens d’hommes, mais des couvens nomades. On y remplit bien les vœux de pauvreté et d’obéissance.

Le caractère de ces reclus est indélébile comme celui des moines, et jamais je n’ai revu l’uniforme d’un de mes régimens sans un battement de cœur.

Un soir de l’été de 1819 je me promenais à Vincennes dans l’intérieur de la forteresse, où j’étais en garnison, avec Timoléon d’Arc***, lieutenant de la garde comme moi. Nous avions fait, selon l’habitude, la promenade au Polygone, assisté à l’étude du tir à ricochet, écouté et raconté paisiblement des histoires de guerre, discuté sur l’École Polytechnique, sur sa formation, son utilité, ses défauts, et sur les hommes au teint jaune qu’avait fait pousser ce terroir géométrique. La couleur de l’école, Timoléon l’avait aussi sur le front. Ceux qui l’ont connu se rappelleront, comme moi, sa figure régulière et un peu amaigrie, ses grands yeux noirs et les sourcils arqués qui les couvraient, et le sérieux si doux et si rarement troublé de son visage de Spartiate. Il était fort préoccupé ce soir-là de notre conversation très longue sur le système des probabilités de La Place. Je me souviens qu’il tenait sous le bras ce livre que nous avions en grande estime, et dont il était souvent tourmenté.

La nuit tombait, ou plutôt s’épanouissait, une belle nuit d’août. Je regardais avec plaisir la chapelle construite par saint Louis, et cette couronne de tours moussues et à demi ruinées qui servait alors de parure à Vincennes. Le donjon s’élevait au-dessus d’elles comme un roi au milieu de ses gardes. Les petits croissans de la chapelle brillaient parmi les premières étoiles au bout de leurs longues flèches. L’odeur fraîche et suave du bois nous parvenait par-dessus les remparts, et il n’y avait pas jusqu’au gazon des batteries qui n’exhalât une haleine de soir d’été. Nous nous assîmes sur un grand canon de Louis xiv, et nous regardâmes en silence quelques jeunes soldats qui essayaient leur force en soulevant tour à tour une bombe au bout du bras, tandis que les autres rentraient lentement et passaient le pont-levis deux par deux ou quatre par quatre avec toute la paresse du désœuvrement militaire. Les cours étaient remplies des caissons de l’artillerie, ouverts et chargés de poudre, préparés pour la revue du lendemain. À notre côté, près de la porte du bois, un vieil Adjudant d’artillerie ouvrait et refermait souvent avec inquiétude la porte très-légère d’une petite tour, poudrière et arsenal appartenant à l’arlillerie à pied, et remplie de barils de poudre, d’armes et de munitions de guerre. Il nous salua en passant. C’était un homme d’une taille élevée, mais un peu voûtée. Ses cheveux étaient rares et blancs, sa moustache blanche et épaisse ; son air ouvert, robuste et frais encore, heureux, doux et sage. Il tenait trois grands registres à la main, et y vérifiait de longues colonnes de chiffres. Nous lui demandâmes pourquoi il travaillait si tard contre la coutume. Il nous répondit, avec le ton de respect et de calme des vieux soldats, que c’était le lendemain un jour d’inspection générale à cinq heures du matin ; qu’il était responsable des poudres, et qu’il ne cessait de les examiner et de recommencer vingt fois ses comptes pour être à l’abri du plus léger reproche de négligence ; qu’il avait voulu aussi profiter des dernières heures du jour, parce que la consigne était sévère et défendait d’entrer la nuit dans la poudrière avec un flambeau ou même une lanterne sourde ; qu’il était désolé de n’avoir pas eu le temps de tout voir, et qu’il lui restait encore quelques obus à examiner ; qu’il voudrait bien pouvoir revenir dans la nuit ; et il regardait avec un peu d’impatience le grenadier que l’on posait en faction à la porte et qui devait l’empêcher d’y rentrer.

Après nous avoir donné ces détails, il se mit à genoux et regarda sous la porte s’il n’y restait pas une traînée de poudre. Il craignait que les éperons ou les fers de bottes des officiers ne vinssent à y mettre le feu le lendemain. Ce n’est pas cela qui m’occupe le plus, dit-il en se relevant, mais ce sont mes registres, et il les regardait avec regret.

— Vous êtes trop scrupuleux, dit Timoléon.

— Ah ! mon lieutenant, quand on est dans la garde, on ne peut pas l’être trop sur son honneur. Un de nos maréchaux-des-logis s’est brûlé la cervelle lundi dernier pour avoir été mis à la salle de police. Moi je dois donner l’exemple aux sous-officiers. Depuis que je sers dans la garde, je n’ai pas eu un reproche de mes chefs, et une punition me rendrait bien malheureux.

Il est vrai que ces braves soldats, pris dans l’armée parmi l’élite de l’élite, se croyaient déshonorés pour la plus légère faute.

— Allez ! vous êtes tous les puritains de l’honneur, lui dis-je en lui frappant sur l’épaule.

Il salua et se retira vers la caserne où était son logement ; puis, avec une innocence de mœurs particulière à l’honnête race des soldats, il revint, apportant du chenevis dans le creux de ses mains à une poule qui élevait ses douze poussins sous le vieux canon de bronze où nous étions assis.

C’était bien la plus charmante poule que j’aie connue de ma vie. Elle était toute blanche, sans une seule tache, et ce brave homme, avec ses gros doigts mutilés à Marengo et à Austerlitz, lui avait collé sur la tête une petite aigrette rouge, et sur la poitrine un petit collier d’argent avec une plaque à son chiffre. La bonne poule en était fière et reconnaissante à la fois. Elle savait que les sentinelles la faisaient toujours respecter, et elle n’avait peur de personne, pas même d’un petit cochon de lait et d’une chouette qu’on avait logés auprès d’elle sous le canon voisin. La belle poule faisait le bonheur des canonniers ; elle recevait de nous tous des miettes de pain et du sucre tant que nous étions en uniforme, mais elle avait horreur du costume bourgeois, et, ne nous reconnaissant plus sous ce déguisement, elle s’enfuyait avec sa famille sous le canon de Louis xiv : magnifique canon sur lequel était gravé l’éternel soleil avec son nec pluribus impar et l’ultima ratio regum ; et il logeait une poule là-dessous !

Le bon Adjudant nous parla d’elle en fort bons termes. Elle fournissait des œufs frais à lui et à sa fille, avec une générosité sans pareille ; et il l’aimait tant, qu’il n’avait pas eu le courage de tuer un seul de ses poulets, de peur de l’affliger. Comme il racontait ses bonnes mœurs, les tambours et les trompettes battirent et sonnèrent à la fois l’appel du soir. On allait lever les ponts, et les concierges en faisaient déjà résonner les chaînes. Nous n’étions pas de service, et nous sortîmes par la porte du bois. Timoléon, qui n’avait cessé de faire des angles sur le sable avec le bout de son épée, s’était levé du canon en regrettant ses triangles comme moi je regrettais ma poule blanche et mon Adjudant.

Nous tournâmes à gauche en suivant les remparts, et passant ainsi devant le tertre de gazon élevé au duc d’Enghien sur son corps fusillé et sur sa tête écrasée par un pavé, nous côtoyâmes les fossés en regardant le petit chemin blanc qu’il avait suivi pour arriver à cette fosse.

Il y a deux sortes d’hommes qui peuvent très bien se promener ensemble cinq heures de suite sans se parler, ce sont les prisonniers et les officiers. Condamnés à se voir toujours, quand ils sont tous réunis, chacun est seul. Nous allions en silence, les bras derrière le dos. Je remarquai que Timoléon tournait et retournait sans cesse une lettre au clair de la lune. C’était une petite lettre de forme longue, j’en connaissais la figure et l’auteur féminin, et j’étais accoutumé à le voir rêver tout un jour sur cette petite écriture fine et élégante. Aussi nous étions arrivés au village en face le château, nous avions monté l’escalier de notre petite maison blanche, nous allions nous séparer sur le carré de nos appartemens voisins, que je n’avais pas dit une parole. Là seulement il me dit tout à coup :

— Elle veut absolument que je donne ma démission, qu’en pensez-vous ?

— Je pense, dis-je, qu’elle est belle comme un ange, parce que je l’ai vue ; je pense que vous l’aimez comme un fou, parce que je vous vois depuis deux ans tel que ce soir ; je pense que vous avez une assez belle fortune à en juger par vos chevaux et votre train ; je pense que vous avez fait assez vos preuves pour vous retirer, et qu’en temps de paix ce n’est pas un grand sacrifice ; mais je pense aussi à une seule chose…

— Laquelle ? dit-il en souriant assez amèrement, parce qu’il devinait.

— C’est qu’elle est mariée, dis-je plus gravement, vous le savez mieux que moi, mon pauvre ami.

— C’est vrai, dit-il, pas d’avenir.

— Et le service sert à vous faire oublier cela quelquefois, ajoutai-je.

— Peut-être, dit-il, mais il n’est pas probable que mon étoile change à l’armée. Remarquez, dans ma vie, que jamais je n’ai fait rien de bien qui ne restât inconnu ou mal interprété.

— Vous liriez La Place toutes les nuits, dis-je, que vous n’y trouveriez pas de remède à cela.

Et je m’enfermai chez moi pour écrire un poème sur le masque de fer, poème que j’appelai la Prison.

ii.
Sur l’Amour du danger.


L’isolement ne saurait être trop complet pour les hommes que je ne sais quel démon poursuit par les illusions de poésie. Le silence était profond et l’ombre épaisse sur les tours du vieux Vincennes. La garnison dormait depuis neuf heures du soir, tous les feux s’étaient éteints à dix heures, par ordre des tambours. On n’entendait que la voix des sentinelles placées sur le rempart et s’envoyant et répétant l’une après l’autre leur cri long et mélancolique : Sentinelle, prenez garde à vous ! Les corbeaux des tours répondaient plus tristement encore, et ne s’y croyant plus en sûreté, s’envolaient plus haut jusqu’au donjon. Rien ne pouvait plus me troubler, et pourtant quelque chose me troublait qui n’était ni bruit ni lumière. Je voulais et ne pouvais pas écrire. Je sentais quelque chose dans ma pensée comme une tache dans une émeraude ; c’était l’idée que quelqu’un auprès de moi veillait aussi, et veillait sans consolation, profondément tourmenté. Cela me gênait. J’étais sûr qu’il avait besoin de se confier, et j’avais fui brusquement sa confidence par désir de me livrer à mes idées favorites. J’en étais puni maintenant par le trouble de ces idées même. Elles ne volaient pas librement et largement, et il me semblait que leurs ailes étaient appesanties, mouillées peut-être par une larme secrète d’un ami délaissé.

Je me levai de mon fauteuil. J’ouvris la fenêtre et je me mis à respirer l’air embaumé de la nuit. Une odeur de forêt venait à moi par-dessus les murs, un peu mélangée d’une faible odeur de poudre. Cela me rappela ce volcan sur lequel vivaient et dormaient trois mille hommes dans une sécurité parfaite. J’aperçus sur la grande muraille du fort, séparé du village par un chemin de quarante pas tout au plus, une lueur projetée par la lampe de mon jeune voisin ; son ombre passait et repassait sur la muraille, et je vis à ses épaulettes qu’il n’avait pas même songé à se coucher. Il était minuit. Je sortis brusquement de ma chambre et j’entrai chez lui. Il ne fut nullement étonné de me voir et me dit tout de suite que s’il était encore debout, c’était pour finir une lecture de Xénophon qui l’intéressait fort. Mais comme il n’y avait pas un seul livre d’ouvert dans sa chambre, et qu’il tenait encore à la main son petit billet de femme, je ne fus pas sa dupe, mais j’en eus l’air. Nous nous mîmes à la fenêtre, et je lui dis, essayant d’approcher par degrés mes idées des siennes :

— Je travaillais aussi de mon côté, et je cherchais à me rendre compte de cette sorte d’aimant qu’il y a pour nous dans l’acier d’une épée. C’est une attraction irrésistible qui nous retient au service malgré nous, et fait que nous attendons toujours un évènement ou une guerre. Je ne sais pas (et je venais vous en parler), s’il ne serait pas vrai de dire et d’écrire qu’il y a dans les armées une passion qui leur est particulière et qui leur donne la vie, une passion qui ne tient ni de l’amour de la gloire ni de l’ambition : c’est une sorte de combat corps à corps contre la destinée, une lutte qui est la source de mille voluptés inconnues au reste des hommes, et dont les triomphes intérieurs sont remplis de magnificence ; enfin c’est l’amour du danger.

— C’est vrai, me dit Timoléon. Je poursuivis :

— Que serait-ce donc qui soutiendrait le marin sur la mer ? Qui le consolerait dans cet ennui d’un homme qui ne voit que des hommes ? — Il part et il dit adieu à la terre, adieu au sourire des femmes, adieu à leur amour, adieu aux amitiés choisies et aux tendres habitudes de la vie, adieu aux bons vieux parens, adieu à la belle nature des campagnes, aux arbres, aux gazons, aux fleurs qui sentent bon, aux rochers sombres, aux bois mélancoliques pleins d’animaux silencieux et sauvages, adieu aux grandes villes, au travail perpétuel des arts, à l’agitation sublime de toutes les pensées dans l’oisiveté de la vie, aux relations élégantes, mystérieuses et passionnées du monde ; il dit adieu à tout, et part. Il va trouver trois ennemis, l’eau, l’air et l’homme ; et toutes les minutes de sa vie vont en avoir un à combattre. Cette magnifique inquiétude le délivre de l’ennui. Il vit dans une perpétuelle victoire ; c’en est une que de passer seulement sur l’océan et de ne pas s’engloutir en sombrant. C’en est une que d’aller où il veut, et de s’enfoncer dans les bras du vent contraire, c’en est une que de courir devant l’orage et de s’en faire suivre comme d’un valet, c’en est une que d’y dormir et d’y établir son cabinet d’étude. Il se couche avec le sentiment de sa royauté sur le dos de l’océan comme saint Jérôme sur son lion, et jouit de la solitude qui est aussi son épouse.

— C’est grand, dit Timoléon. Et je remarquai qu’il posait la lettre sur une table.

— Et c’est l’amour du danger qui le nourrit, qui fait que jamais il n’est un moment désœuvré, qu’il se sent en lutte et qu’il a un but. C’est la lutte qu’il nous faut toujours ; si nous étions en campagne, vous ne souffririez pas tant.

— Qui sait ? dit-il.

— Vous êtes aussi heureux que vous pouvez l’être. Vous ne pouvez pas avancer dans votre bonheur, ce bonheur-là est une impasse véritable.

— Trop vrai ! trop vrai ! l’entendis-je murmurer.

— Vous ne pouvez pas empêcher qu’elle n’ait un jeune mari et un enfant, et vous ne pouvez pas conquérir plus de liberté que vous n’en avez. Voilà votre supplice, à vous !

Il me serra la main : — Et toujours mentir ! dit-il… Croyez-vous que nous ayons la guerre ?

— Je n’en crois pas un mot, répondis-je.

— Si je pouvais seulement savoir si elle est au bal ce soir ! Je lui ai bien défendu d’y aller.

— Je ne me serais pas aperçu sans ce que vous dites là qu’il est minuit, lui dis-je. Vous n’avez pas besoin d’Austerlitz, mon ami, vous êtes assez occupé, vous pouvez dissimuler et mentir encore pendant plusieurs années. Bonsoir.

iii.
Le Concert de famille.


Comme j’allais me retirer, je m’arrêtai, la main sur la clé de sa porte, écoutant avec étonnemenl une musique assez rapprochée et venue du château même. Entendue de la fenêtre, elle nous sembla formée de deux voix d’homme, d’une voix de femme, et d’un piano. C’était pour moi une douce surprise à cette heure de la nuit. Je proposai à mon camarade de l’aller écouter de plus près. Le petit pont-levis, parallèle au grand et destiné à laisser passer le gouverneur et les officiers pendant une partie de la nuit, était ouvert encore. Nous rentrâmes dans le fort, et en rôdant par les cours nous fûmes guidés par le son jusque sous des fenêtres ouvertes que je reconnus pour celles du bon vieil Adjudant d’artillerie.

Ces grandes fenêtres étaient au rez-de-chaussée, et nous arrêtant en face nous découvrîmes jusqu’au fond de l’appartement la simple famille de cet honnête soldat.

Il y avait au fond de la chambre un petit piano de bois d’acajou, garni de vieux ornemens de cuivre. L’Adjudant (tout âgé et tout simple qu’il nous avait paru d’abord) était assis devant le clavier et jouait une suite d’accords d’accompagnement et de modulations simples, mais harmonieusement unies entre elles. Il tenait les yeux élevés au ciel et n’avait point de musique devant lui, sa bouche était entr’ouverte avec délices sous l’épaisseur de ses longues moustaches blanches. Sa fille, debout à sa droite, allait chanter ou venait de s’interrompre, car elle regardait avec inquiétude, la bouche entr’ouverte encore, comme lui. À sa gauche, un jeune sous-officier d’artillerie légère de la garde, vêtu de l’uniforme sévère de ce beau corps, regardait cette jeune personne, comme s’il n’eût pas cessé de l’écouter.

Rien de si calme que leurs poses, rien de si décent que leur maintien, rien de si heureux que leurs visages. Le rayon qui tombait d’en haut sur ces trois fronts n’y éclairait pas une expression soucieuse, et le doigt de Dieu n’y avait écrit que bonté, amour et pudeur.

Le froissement de nos épées sur le mur les avertit que nous étions là. Le brave homme nous vit, et son front chauve en rougit de surprise, et je pense aussi, de satisfaction. Il se leva avec empressement, et prenant un des trois chandeliers qui l’éclairaient, vint nous ouvrir et nous fit asseoir. Nous le priâmes de continuer son concert de famille, et avec une simplicité noble, sans s’excuser et sans demander indulgence, il dit à ses enfans :

— Où en étions-nous ?

Et les trois voix s’élevèrent en chœur avec une indicible harmonie.

Timoléon écoutait et restait sans mouvement ; pour moi, cachant ma tête et mes yeux, je me mis à rêver avec un attendrissement qui, je ne sais pourquoi, était douloureux. Ce qu’ils chantaient emportait mon ame dans des régions de larmes et de mélancoliques félicités, et, poursuivi peut-être par l’importune idée de mes travaux du soir, je changeais en mobiles images les mobiles modulations des voix. Ce qu’ils chantaient était un de ces chœurs écossais, une de ces anciennes mélodies des Bardes, que chante encore l’écho sonore des Orcades. Pour moi, ce chœur mélancolique s’élevait lentement et s’évaporait tout à coup comme les brouillards des montagnes d’Ossian, ces brouillards qui se forment sur l’écume mousseuse des torrens de l’Arven, s’épaisissent lentement et semblent se gonfler et se grossir, en montant, d’une foule innombrable de fantômes tourmentés et tordus par les vents. Ce sont des guerriers qui rêvent toujours, le casque appuyé sur la main, et dont les larmes et le sang tombent goutte à goutte dans les eaux noires des rochers ; ce sont des beautés pâles dont les cheveux s’alongent en arrière comme les rayons d’une lointaine comète et se fondent dans le sein humide de la lune ; elles passent vite, et leurs pieds s’évanouissent enveloppés dans les plis vaporeux de leurs robes blanches ; elles n’ont pas d’ailes et volent. Elles volent en tenant des harpes, elles volent les yeux baissés et la bouche entr’ouverte avec innocence, elles jettent un cri, en passant, et se perdent, en montant, dans la douce lumière qui les appelle. Ce sont des navires aériens qui semblent se heurter contre des rives sombres et se plonger dans des flots épais ; les montagnes se penchent pour les pleurer, et les dogues noirs élèvent leurs têtes difformes et hurlent longuement en regardant le disque qui tremble au ciel, tandis que la mer secoue les colonnes blanches des Orcades qui sont rangées comme les tuyaux d’un orgue immense et répandent sur l’Océan une harmonie déchirante et mille fois prolongée dans la caverne où les vagues sont enfermées.

La musique se traduisait ainsi en sombres images dans mon ame bien jeune encore, ouverte à toutes les sympathies et comme amoureuse de ses douleurs fictives.

C’était d’ailleurs revenir à la pensée de celui qui avait inventé ces chants tristes et puissans que de les sentir de la sorte. La famille heureuse éprouvait elle-même la forte émotion qu’elle donnait, et une vibration profonde faisait quelquefois trembler les trois voix.

Le chant cessa, et un long silence lui succéda. La jeune personne, comme fatiguée, s’était appuyée sur l’épaule de son père. Sa taille était élevée et un peu ployée comme par faiblesse, elle était mince et paraissait avoir grandi trop vite, et sa poitrine un peu amaigrie en paraissait affectée. Elle baisait le front chauve, large et ridé de son père, et abandonnait sa main au jeune sous-officier qui la pressait sur ses lèvres.

Comme je me serais bien gardé par amour-propre d’avouer tout haut mes rêveries intérieures, je me contentai de dire froidement :

— Que le ciel accorde de longs jours et toute sorte de bénédictions à ceux qui ont le don de traduire la musique littéralement. Je ne puis trop admirer un homme qui trouve à une symphonie le défaut d’être trop cartésienne, et à une autre de pencher vers le système de Spinosa ; qui se récrie sur le panthéisme d’un trio et l’utilité d’une ouverture à l’amélioration de la classe la plus nombreuse. Si j’avais le bonheur de savoir comme quoi un bémol de plus à la clef peut rendre un quatuor de flûtes et de bassons plus partisan du directoire que du consulat et de l’empire, je ne parlerais plus, je chanterais éternellement ; je foulerais aux pieds des mots et des phrases qui ne sont bonnes tout au plus que pour une centaine de départemens, tandis que j’aurais le bonheur de dire mes idées fort clairement à tout l’univers avec mes sept notes. Mais, dépourvu de cette science comme je suis, ma conversation musicale serait si bornée, que mon seul parti à prendre est de vous dire en langue vulgaire la satisfaction que me causent surtout votre vue et le spectacle de l’accord plein de simplicité et de bonhomie qui règne dans votre famille. C’est au point que ce qui me plaît le plus dans votre petit concert, c’est le plaisir que vous y prenez. Vos ames me semblent plus belles encore que la plus belle musique que le ciel ait jamais entendue monter à lui de notre misérable terre, toujours gémissante. —

Je tendais la main avec effusion à ce bon père, et il la serra avec l’expression d’une reconnaissance grave. Ce n’était qu’un vieux soldat, mais il y avait dans son langage et ses manières je ne sais quoi de l’ancien bon ton du monde. La suite me l’expliqua.

— Voici, mon lieutenant, me dit-il, la vie que nous menons ici. Nous nous reposons en chantant, ma fille, moi et mon gendre futur.

Il regardait en même temps ces beaux jeunes gens avec une tendresse toute rayonnante de bonheur.

— Voici, ajouta-t-il d’un air plus grave, en nous montrant un petit portrait, la mère de ma fille.

Nous regardâmes la muraille blanchie de plâtre de la modeste chambre, et nous y vîmes en effet une miniature qui représentait la plus gracieuse, la plus fraîche petite paysanne que jamais Greuze ait douée de grands yeux bleus et de bouche en forme de cerise.

— Ce fut une bien grande dame qui eut autrefois la bonté de faire ce portrait-là, me dit l’Adjudant, et c’est une histoire curieuse que celle de la dot de ma pauvre petite femme.

Et à nos premières prières de raconter son mariage, il nous parla ainsi, autour de trois verres d’absynthe verte qu’il eut soin de nous offrir préalablement et cérémonieusement.

iv.
Histoire de l’Adjudant. — Les enfans de Montreuil et le tailleur de pierres.


Vous saurez, mon lieutenant, que j’ai été élevé au village de Montreuil par M. le curé de Montreuil lui-même. Il m’avait fait apprendre quelques notes du plain-chant dans le plus heureux temps de ma vie, le temps où j’étais enfant-de-chœur, où j’avais de grosses joues fraîches et rebondies que tout le monde tapait en passant, une voix claire, des cheveux blonds poudrés, une blouse et des sabots. Je ne me regarde pas souvent, mais je m’imagine que je ne ressemble plus guère à cela. J’étais fait ainsi pourtant, et je ne pouvais me résoudre à quitter une sorte de clavecin aigre et discord que le vieux curé avait chez lui. Je l’accordais avec assez de justesse d’oreille, et le bon père, qui autrefois avait été renommé à Notre-Dame pour chanter et enseigner le faux-bourdon, me faisait apprendre un vieux solfège. Quand il était content, il me pinçait les joues à me les rendre bleues, et me disait : Tiens, Mathurin, tu n’es que le fils d’un paysan et d’une paysanne, mais si tu sais bien ton catéchisme et ton solfège, et que tu renonces à jouer avec le fusil rouillé de la maison, on pourra faire de toi un maître de musique. Va toujours. — Cela me donnait bon courage, et je frappais de tous mes poings sur les deux pauvres claviers dont les dièzes étaient presque tous muets.

Il y avait des heures où j’avais la permission de me promener et de courir, mais ma récréation la plus douce était d’aller m’asseoir au bout du parc de Montreuil et de manger mon pain avec les maçons et les ouvriers qui construisaient sur l’avenue de Versailles, à cent pas de la barrière, un petit pavillon de musique, par ordre de la reine.

C’était un lieu charmant que vous pourrez voir à droite de la route de Versailles, en arrivant. Tout à l’extrémité du parc de Montreuil, au milieu d’une pelouse de gazon entourée de grands arbres, si vous distinguez un pavillon qui ressemble à une mosquée et à une bonbonnière, c’est cela que j’allais regarder bâtir.

Je prenais par la main une petite fille de mon âge qui s’appelait Pierrette, que M. le curé faisait chanter aussi parce qu’elle avait une jolie voix. Elle emportait une grande tartine que lui donnait la bonne du curé qui était sa mère, et nous allions regarder bâtir la petite maison que faisait faire la reine pour la donner à Madame.

Pierrette et moi nous avions environ treize ans. Elle était déjà si belle qu’on l’arrêtait sur son chemin pour lui faire compliment, et que j’ai vu de belles dames descendre de carrosse pour lui parler et l’embrasser ! Quand elle avait un fourreau rouge relevé dans ses poches et bien serré de la ceinture, on voyait bien ce que sa beauté serait un jour. Elle n’y pensait pas, et elle m’aimait comme son frère.

Nous sortions toujours en nous tenant par la main depuis notre petite enfance, et cette habitude était si bien prise, que de ma vie je ne lui donnai le bras. Notre coutume d’aller visiter les ouvriers nous fit faire la connaissance d’un jeune tailleur de pierres, plus âgé que nous de huit ou dix ans. Il nous faisait asseoir sur un moellon ou par terre à côté de lui, et, quand il avait une grande, grande pierre à scier, Pierrette jetait de l’eau sur la scie, et j’en prenais l’extrémité pour l’aider. Aussi ce fut mon meilleur ami dans le monde. Il était d’un caractère très paisible, doux et quelquefois un peu gai, mais pas souvent. Il avait fait une petite chanson sur les pierres qu’il taillait, et sur ce qu’elles étaient plus dures que le cœur de Pierrette, et il jouait en cent façons sur les mots de Pierre, de Pierrette, de Pierrerie, de Pierrier, de Pierrot, et cela nous faisait beaucoup rire tous trois. C’était un grand garçon, grandissant encore, tout pâle et dégingandé, avec de longs bras et de grandes jambes, et qui, quelquefois, avait l’air de ne pas penser à ce qu’il faisait. Il aimait son métier, disait-il, parce qu’il pouvait gagner sa journée en conscience, ayant songé à autre chose jusqu’au coucher du soleil. Son père, architecte, s’était si bien ruiné, je ne sais comment, qu’il fallait que le fils apprît son état par le commencement, et il s’y était fort paisiblement résigné. Lorsqu’il taillait un gros bloc ou le sciait en long, il commençait toujours une petite chanson dans laquelle il y avait tout une historiette qu’il bâtissait à mesure qu’il allait, en vingt ou trente couplets, plus ou moins.

Quelquefois il me disait de me promener devant lui avec Pierrette, et il nous faisait chanter en partie ; ensuite il s’amusait à me faire mettre à genoux devant Pierrette, sa main sur mon cœur, et il faisait les paroles d’une petite scène qu’il nous fallait redire après lui. Cela ne l’empêchait pas de bien connaître son état, car il ne fut pas un an sans devenir maître maçon. Il avait à nourrir avec son équerre et son marteau sa pauvre mère et deux petits frères qui venaient le regarder travailler quelquefois avec nous. Quand il voyait autour de lui tout son petit monde, cela lui donnait du courage et de la gaîté. Nous l’appelions Michel, mais pour vous dire tout de suite la vérité, il s’appelait Michel-Jean Sédaine.

v.
Un soupir.


Hélas ! dis-je, voilà un poète bien à sa place. La jeune personne et le sous-officier se regardèrent comme affligés de voir interrompre leur bon père ; mais le digne Adjudant reprit la suite de son histoire, après avoir relevé de chaque côté la cravate noire qu’il portait, doublée d’une cravate blanche, attachée militairement.

vi.
La dame rose.


— C’est une chose qui me paraît bien certaine, mes chers enfans, dit-il en se tournant du côté de sa fille, que le soin que la Providence a daigné prendre de composer ma vie comme elle l’a été. Dans les orages sans nombre qui l’ont agitée, je puis dire en face de toute la terre, que je n’ai jamais manqué de me fier à Dieu et d’en attendre du secours, après m’être aidé de toutes mes forces. Aussi, vous dis-je, en marchant sur les flots agités, je n’ai pas mérité d’être appelé : homme de peu de foi, comme le fut l’apôtre ; et quand mon pied s’enfonçait, je levais les yeux et j’étais relevé.

( Ici je redardai Timoléon. — Il vaut mieux que nous, dis-je tout bas.) Il poursuivit :

— Monsieur le curé de Montreuil m’aimait beaucoup, j’étais traité par lui avec une amitié si paternelle, que j’avais oublié entièrement que j’étais né, comme il ne cessait de me le rappeler, d’un pauvre paysan et d’une pauvre paysanne enlevés presque en même temps de la petite vérole et que je n’avais même pas vus. À seize ans j’étais sauvage et sot, mais je savais un peu de latin, beaucoup de musique, et dans toute sorte de travaux de jardinage on me trouvait assez adroit. Ma vie était fort heureuse, parce que Pierrette était toujours là, et que je la regardais toujours en travaillant, sans lui parler beaucoup cependant.

Un jour que je taillais les branches d’un des hêtres du parc et que je liais un petit fagot, Pierrette me dit : — Oh ! Mathurin, j’ai peur. Voilà deux jolies dames qui viennent devers nous par le bout de l’allée. Comment allons-nous faire ?

Je regardai, et en effet je vis deux jeunes femmes qui marchaient vite sur les feuilles sèches et ne se donnaient pas le bras. Il y en avait une un peu plus grande que l’autre, vêtue d’une petite robe de soie rose. Elle courait presque en marchant, et l’autre, tout en l’accompagnant, marchait presque en arrière. Par instinct, je fus saisi d’effroi comme un pauvre petit paysan que j’étais, et je dis à Pierrette :

— Sauvons-nous !

Mais bah ! nous n’eûmes pas le temps ; et ce qui redoubla ma peur, ce fut de voir la dame rose faire signe à Pierrette qui devint toute rouge et n’osa pas bouger, et me prit bien vite la main pour se raffermir. Moi, j’ôtai mon bonnet, et je m’adossai contre l’arbre tout saisi.

Quand la dame rose fut tout-à-fait arrivée sur nous, elle alla tout droit à Pierrette, et, sans façon, elle lui prit le menton, pour la montrer à l’autre dame, en disant :

— Eh ! je vous le disais bien, c’est tout mon costume de laitière pour jeudi. — La jolie petite que voilà ! Mon enfant, tu donneras tous tes habits comme les voici aux gens qui viendront te les demander de ma part, n’est-ce pas ? Je t’enverrai les miens en échange.

— Oh ! madame ! dit Pierrette en reculant. L’autre jeune dame se mit à sourire d’un air fin, tendre et mélancolique dont l’expression touchante est ineffaçable pour moi. Elle s’avança la tête penchée, et prenant doucement le bras nu de Pierrette, elle lui dit de s’approcher, et qu’il fallait que tout le monde fit la volonté de cette dame-là.

— Ne va pas t’aviser de rien changer à ton costume, ma belle petite, reprit la dame rose en la menaçant d’une petite canne de jonc à pomme d’or, qu’elle tenait à la main, voilà un grand garçon qui sera soldat, et je vous marierai.

Elle était si belle, que je me souviens de la tentation incroyable que j’eus de me mettre à genoux. Vous en rirez, mais si vous l’aviez vue, vous auriez compris ce que je dis. Elle avait l’air d’une petite fée bien bonne.

Elle parlait vite et gaîment, et en donnant une petite tape sur la joue de Pierrette, elle nous laissa là tous deux tout interdits et tout imbéciles, ne sachant que faire, et nous vîmes les deux dames suivre l’allée du côté de Montreuil et s’enfoncer dans le parc derrière le petit bois.

Alors nous nous regardâmes, et, en nous tenant toujours par la main, nous rentrâmes chez M. le curé. Nous ne disions rien, mais nous étions bien contens.

Pierrette était toute rouge, et moi je baissais la tête. Il nous demanda ce que nous avions. Je lui dis d’un grand sérieux :

— Monsieur le curé, je veux être soldat.

Il pensa en tomber à la renverse, lui qui m’avait appris le solfége !

— Comment, mon cher enfant, me dit-il, tu veux me quitter ! Ah ! mon Dieu, Pierrette, qu’est-ce qu’on lui a donc fait, qu’il veut être soldat ? Est-ce que tu ne m’aimes plus, Mathurin, est-ce que tu n’aimes plus Pierrette non plus ? Qu’est-ce que nous t’avons donc fait, dis ; et que vas-tu faire de la belle éducation que je t’ai donnée ? C’était bien du temps perdu assurément. — Mais réponds donc, méchant sujet ! ajoutait-il en me secouant le bras.

Je me grattais la tête, et je disais toujours en regardant mes sabots :

— Je veux êlre soldat.

La mère de Pierrette apporta un grand verre d’eau froide à monsieur le curé parce qu’il était devenu tout rouge, et elle se mit à pleurer.

Pierrette pleurait aussi et n’osait rien dire, mais elle n’était pas fâchée contre moi parce qu’elle savait bien que c’était pour l’épouser que je voulais partir.

Dans ce moment-là deux grands laquais poudrés entrèrent avec une femme de chambre qui avait l’air d’une grande dame, et ils demandèrent si la petite avait préparé ses hardes, que la reine et Mme la princesse de Lamballe lui avaient demandées.

Le pauvre curé se leva si troublé, qu’il ne put se tenir une minute debout, et Pierrette et sa mère tremblaient si fort qu’elles n’osèrent pas ouvrir une cassette qu’on leur envoyait en échange du fourreau et du bavolet, et elles allèrent à la toilette à peu près comme on va se faire fusiller.

Seul avec moi, le curé me demanda ce qui s’était passé, et je le lui dis comme je vous l’ai conté, mais un peu plus brièvement.

— Et c’est pour cela que tu veux partir, mon fils, me dit-il en me pressant les deux mains, mais songe donc que la plus grande dame de l’Europe n’a parlé ainsi à un petit paysan comme toi que par distraction, et ne sait seulement pas ce qu’elle t’a dit. Si on lui racontait que tu as pris cela pour un ordre ou pour un horoscope, elle dirait que tu es un grand bénet, et que tu peux être jardinier toute ta vie, que cela lui est égal. Ce que tu gagnes en jardinant et ce que tu gagnerais en enseignant la musique vocale t’appartiendrait, mon ami, au lieu que ce que tu gagneras dans un régiment ne t’appartiendra pas, et tu auras mille occasions de le dépenser en plaisirs défendus par la religion et la morale. Tu perdras tous les bons principes que je t’ai donnés, et tu me forceras à rougir de toi. Tu reviendras (si tu reviens) avec un autre caractère que celui que tu as reçu en naissant. Tu étais doux, modeste, docile, tu seras rude, impudent et tapageur. La petite Pierrette ne se soumettra certainement pas à être la femme d’un mauvais garnement, et sa mère l’en empêcherait quand elle le voudrait. Et moi, que pourrai-je faire pour toi si tu oublies tout-à-fait la Providence ? Et tu l’oublieras, vois-tu, la Providence, je t’assure que tu finiras par là.

Je demeurai les yeux fixés sur mes sabots et les sourcils froncés en faisant la moue, et je dis en me grattant la tête : C’est égal, je veux être soldat.

Le bon curé n’y tint pas, et ouvrant la porte toute grande, il me montra le grand chemin avec tristesse. — Je compris sa pantomime et je sortis. J’en aurais fait autant à sa place, assurément. Mais je le pense à présent, et ce jour-là je ne le pensais pas. Je mis mon bonnet de coton sur l’oreille droite, je relevai le collet de ma blouse, je pris mon bâton, et je m’en allai tout droit à un petit cabaret sur l’avenue de Versailles, sans dire adieu à personne.


vii.
La position du premier rang.


Dans ce petit cabaret je trouvai trois braves dont les chapeaux étaient galonnés d’or, l’uniforme blanc, les revers roses, les moustaches cirées de noir, les cheveux tout poudrés à frimas, et qui parlaient aussi vite que des vendeurs d’orviétan. Ces trois braves étaient d’honnêtes racolleurs. Ils me dirent que je n’avais qu’à m’asseoir à table avec eux pour avoir une juste idée du bonheur parfait que l’on goûtait éternellement dans le Royal-Auvergne. Ils me firent manger du poulet, du chevreuil et des perdreaux, boire du bordeaux et du champagne et du café excellent ; ils me jurèrent sur leur honneur que dans le Royal-Auvergne je n’en aurais jamais d’autre.

Je vis bien depuis qu’ils avaient dit vrai.

Ils me jurèrent aussi, car ils juraient infiniment, que l’on jouissait de la plus douce liberté dans le Royal-Auvergne, que les soldats y étaient incomparablement mieux que les capitaines des autres corps, qu’on y jouissait d’une société fort agréable en hommes et en belles dames, et qu’on y faisait beaucoup de musique, et surtout qu’on appréciait fort ceux qui jouaient du piano. Cette dernière circonstance me décida.

Le lendemain j’avais donc l’honneur d’être soldat au Royal-Auvergne. C’était un assez beau corps, il est vrai, mais je ne voyais plus ni Pierrette ni monsieur le curé. Je demandai du poulet à dîner, et l’on me donna à manger cet agréable mélange de pommes de terre, de mouton et de pain qui se nommait, se nomme et sans doute se nommera toujours la ratatouille. On me fit apprendre la position du soldat sans armes avec une perfection si grande, que je servis de modèle depuis au dessinateur qui fit les planches de l’ordonnance de 1791, ordonnance qui, vous le savez, mon lieutenant, est un chef-d’œuvre de précision. On m’apprit l’école du soldat et l’école du peloton de manière à exécuter les charges en douze temps, les charges précipitées et les charges à volonté, en comptant ou sans compter les mouvemens, aussi parfaitement que le plus raide des caporaux du roi de Prusse Frédéric-le-Grand, dont les vieux se souvenaient encore avec l’attendrissement de gens qui aiment ceux qui les battent. On me fit l’honneur de me promettre que si je me comportais bien, je finirais par être admis dans la première compagnie de grenadiers. — J’eus bientôt une queue poudrée qui tombait sur ma veste blanche assez noblement, mais je ne voyais plus jamais ni Pierrette, ni sa mère, ni monsieur le curé de Montreuil, et je ne faisais point de musique.

Un beau jour, comme j’étais consigné à la caserne même où nous voici, pour avoir fait trois fautes dans le maniement d’armes, on me plaça dans la position des feux du premier rang, un genou sur le pavé, ayant en face de moi un soleil éblouissant et superbe que j’étais forcé de coucher en joue, dans une immobilité parfaite jusqu’à ce que la fatigue me fit ployer les bras à la saignée, et j’étais encouragé à soutenir mon arme par la présence d’un honnête caporal, qui de temps en temps soulevait ma baïonnette avec sa crosse quand elle s’abaissait ; c’était une petite punition de l’invention de M. de Saint-Germain.

Il y avait vingt minutes que je m’appliquais à atteindre le plus haut degré de pétrification possible dans cette attitude, lorsque je vis au bout de mon fusil la figure douce et paisible de mon bon ami Michel, le tailleur de pierres.

— Tu viens bien à propos, mon ami, lui dis-je, et tu me rendrais un grand service si tu voulais bien, sans qu’on s’en aperçût, mettre un moment ta canne sous ma baïonnette. Mes bras s’en trouveraient mieux, et ta canne ne s’en trouverait pas plus mal.

— Ah ! Mathurin ! mon ami, me dit-il, te voilà bien puni d’avoir quitté Montreuil, tu n’as plus les conseils et les lectures du bon curé, et tu vas oublier tout-à-fait cette musique que tu aimais tant, et celle de la parade ne la vaudra certainement pas.

— C’est égal, dis-je en élevant le bout du canon de mon fusil et le dégageant de sa canne, par orgueil, c’est égal, on a son idée.

— Tu ne cultiveras plus les espaliers et les belles pêches de Montreuil avec ta Pierrette qui est bien aussi fraîche qu’elles, et dont la lèvre porte aussi comme elles un petit duvet.

— C’est égal, dis-je encore, j’ai mon idée.

— Tu passeras ici bien long-temps à genoux à tirer sur rien avec une pierre de bois avant d’être seulement caporal.

— C’est égal, dis-je encore, si j’avance lentement, toujours est-il vrai que j’avancerai, — tout vient à point à qui sait attendre, — comme on dit, et quand je serai sergent je serai quelque chose, et j’épouserai Pierrette. Un sergent c’est un seigneur, et — à tout seigneur tout honneur. —

Michel soupira.

— Ah ! Mathurin ! Mathurin ! me dit-il, tu n’es pas sage et tu as trop d’orgueil et d’ambition, mon ami. N’aimerais-tu pas mieux être remplacé si quelqu’un payait pour toi, et venir épouser ta petite Pierrette ?

— Michel, Michel, lui dis-je, tu t’es beaucoup gâté dans le monde, je ne sais pas ce que tu y fais, et tu ne m’as plus l’air d’y être maçon, puisqu’au lieu d’une veste, tu as un habit noir de taffetas. Mais tu ne m’aurais pas dit ça dans le temps où tu répétais toujours : il faut faire son sort soi-même. — Moi, je ne veux pas l’épouser avec l’argent des autres, et je fais moi-même mon sort, comme tu vois. — D’ailleurs c’est la reine qui m’a mis ça dans la tête, et la reine ne peut pas se tromper en jugeant ce qui est bien à faire. Elle a dit elle-même : Il sera soldat et je les marierai. Elle n’a pas dit : Il reviendra après avoir été soldat.

— Mais, me dit Michel, si par hasard la reine te voulait donner de quoi l’épouser, le prendrais-tu ?

— Non, Michel, je ne prendrais pas son argent, si par impossible elle le voulait.

— Et si Pierrette gagnait elle-même sa dot, reprit-il ?

— Oui, Michel, je l’épouserais tout de suite, dis-je.

Ce bon garçon avait l’air tout attendri.

— Eh bien ! reprit-il, je dirai cela à la reine.

— Est-ce que tu es fou, lui dis-je, ou domestique dans sa maison ?

— Ni l’un ni l’autre, Mathurin, quoique je ne taille plus de pierres.

— Que tailles-tu donc, disais-je ?

— Hé ! je taille des pièces, du papier et des plumes.

— Bah ! dis-je, est-il possible ?

— Oui, mon enfant, je fais de petites pièces toutes simples et bien aisées à comprendre. Je te ferai voir tout ça.

— En effet, dit Timoléon en interrompant l’Adjudant, les ouvrages de ce bon Sédaine ne sont pas construits sur des questions bien difficiles, on n’y trouve aucune synthèse sur le fini et l’infini, sur les causes finales, l’association des idées et l’identité personnelle ; on n’y tue pas des rois et des reines par le poison ou l’échafaud, ça ne s’appelle pas de noms sonores environnés de leur traduction philosophique, mais ça se nomme Blaise, l’Agneau perdu, le Déserteur ; ou bien le Jardinier et son Seigneur, la Gageure imprévue ; ce sont des gens tout simples qui parlent vrai, qui sont philosophes sans le savoir, comme Sédaine lui-même, que je trouve plus grand qu’on ne l’a fait. — Je ne répondis pas. — L’Adjudant reprit :

— Eh ben ! tant mieux ! dis-je, j’aime autant te voir travailler ça que tes pierres de taille.

— Ah ! ce que je bâtissais valait mieux que ce que je construis à présent. Ça ne passait pas de mode et ça restait plus long-temps debout. Mais en tombant, ça pouvait écraser quelqu’un, au lieu qu’à présent quand ça tombe, ça n’écrase personne.

— C’est égal, je suis toujours bien aise, dis-je.

— C’est-à-dire, aurais-je dit, car le caporal vint donner un si terrible coup de crosse dans la canne de mon ami Michel, qu’il l’envoya là-bas, tenez, là-bas, près de la poudrière.

En même temps il ordonna six jours de salle de police pour le factionnaire qui avait laissé entrer un bourgeois.

Sédaine comprit bien qu’il fallait s’en aller. Il ramassa paisiblement sa canne, et en sortant du côté du bois, il me dit :

— Je t’assure, Mathurin, que je conterai tout ceci à la reine.

viii.
Une séance.


Ma petite Pierrette était une bonne fille, d’un caractère décidé, calme et honnête. Elle ne se déconcertait pas trop facilement, et depuis qu’elle avait parlé à la reine, elle ne se laissait pas aisément faire la leçon. Elle savait bien dire à monsieur le curé et à sa bonne qu’elle voulait épouser Mathurin, et elle se levait la nuit pour travailler à son trousseau, tout comme si je n’avais pas été mis à la porte pour long-temps, sinon pour toute ma vie.

Un jour (c’était le lundi de Pâques, elle s’en était toujours souvenue, la pauvre Pierrette, et me l’a raconté assez souvent), un jour donc qu’elle était assise devant la porte de monsieur le curé, travaillant et chantant comme si de rien n’était, elle vit arriver vite, vite, un beau carrosse, dont les six chevaux trottaient dans l’avenue d’un train merveilleux, montés par deux petits postillons poudrés et roses, très jolis, et si petits, qu’on ne voyait de loin que leurs grosses bottes à l’écuyère. Ils portaient de gros bouquets à leur jabot, et les chevaux portaient aussi de gros bouquets sur l’oreille.

Ne voilà-t-il pas que l’écuyer qui courait devant les chevaux s’arrêta précisément devant la porte de monsieur le curé, où la voiture eut la bonté de s’arrêter aussi, et daigna s’ouvrir toute grande. Il n’y avait personne dedans. Comme Pierrette regardait avec de grands yeux, l’écuyer ôta son chapeau très poliment, et la pria de vouloir bien monter en carrosse.

Vous croyez peut-être que Pierrette fit des leçons ? Point du tout. Elle avait trop de bon sens pour cela. Elle ôta simplement ses deux sabots, qu’elle laissa sur le pas de la porte, mit ses souliers à boucle d’argent, ploya proprement son ouvrage, et monta dans le carrosse en s’appuyant sur le bras du valet de pied, comme si elle n’eût fait autre chose de sa vie, parce que, depuis qu’elle avait changé de robe avec la reine, elle ne doutait plus de rien.

Elle m’a dit souvent qu’elle avait eu deux grandes frayeurs dans la voiture : la première, parce qu’on allait si vite, que les arbres de l’avenue de Montreuil lui paraissaient courir comme des fous l’un après l’autre ; la seconde, parce qu’il lui semblait qu’en s’asseyant sur les coussins blancs du carrosse, elle y laisserait une tache bleue et jaune de la couleur de son jupon. Elle le releva dans ses poches et se tint toute droite au bord du coussin, nullement tourmentée de son aventure, et devinant bien qu’en pareille circonstance il est bon de faire ce que tout le monde veut, franchement et sans hésiter.

D’après ce sentiment juste de sa position, que lui donnait une nature heureuse, douce et disposée au bien et au vrai en toute chose, elle se laissa parfaitement donner le bras par l’écuyer, et conduire à Trianon, dans les appartemens dorés, où seulement elle eut soin de marcher sur la pointe du pied, par égard pour les parquets de bois de citron et de bois des Indes, qu’elle craignait de rayer avec ses clous.

Quand elle entra dans la dernière chambre, elle entendit un petit rire joyeux de deux voix très douces, ce qui l’intimida bien un peu, et lui fit battre le cœur assez vivement ; mais, en entrant, elle se trouva rassurée tout de suite : ce n’était que son amie, la reine.

Mme de Lamballe était avec elle, mais assise dans une embrasure de fenêtre, et établie devant un pupitre de peintre en miniature. Sur le tapis vert du pupitre, un ivoire tout préparé, près de l’ivoire des pinceaux, près des pinceaux un verre d’eau.

— Ah ! la voilà, dit la reine d’un air de fête ; et elle courut lui prendre les deux mains.

— Comme elle est fraîche ! comme elle est jolie ! Le joli petit modèle que cela fait pour vous. Allons, ne la manquez pas, Mme de Lamballe ! — Mets-toi là, mon enfant.

Et la belle Marie-Antoinette la fit asseoir de force sur une chaise. Pierrette était tout-à-fait interdite, et la chaise si haute, que ses petits pieds pendaient et se balançaient.

— Mais voyez donc comme elle se tient bien, continuait la reine ; elle ne se fait pas dire deux fois ce qu’on veut. Je gage qu’elle a de l’esprit. Tiens-toi droite, mon enfant, et écoute-moi. Il va venir deux messieurs ici. Que tu les connaisses ou non, cela ne fait rien, et cela ne te regarde pas. Tu feras tout ce qu’ils te diront de faire. Je sais que tu chantes, tu chanteras. Quand ils te diront d’entrer et de sortir, d’aller et de venir, tu entreras, tu sortiras, tu iras, tu viendras bien exactement, entends-tu ? Tout cela est pour ton bien. Madame et moi nous les aiderons à t’enseigner quelque chose que je sais bien, et nous ne te demandons pour nos peines que de poser tous les jours une heure devant madame ; cela ne t’afflige pas trop fort, n’est-ce pas ?

Pierrette ne répondait qu’en rougissant et en pâlissant à chaque parole, mais elle était si contente qu’elle aurait voulu embrasser la petite reine comme sa camarade.

Comme elle posait, les yeux tournés vers la porte, elle vit entrer deux hommes, l’un gros et l’autre grand. Quand elle vit le grand, elle ne put s’empêcher de crier : Tiens ! c’est…

Mais elle se mordit le doigt pour se faire taire.

— Eh bien ! comment la trouvez-vous, messieurs ? dit la reine ; me suis-je trompée ?

— N’est-ce pas que c’est Rose même ? dit Sédaine.

— Une seule note, madame, dit le plus gros des deux, et je saurai si c’est la Rose de Monsigny comme elle est celle de Sédaine.

— Voyons, ma petite, répétez cette gamme, ajouta Grétry, en chantant ut, ré, mi, fa, sol.

Pierrette la répéta.

— Elle a une voix divine, madame, dit-il.

La reine frappa des mains et sauta :

— Elle gagnera sa dot, dit-elle.

ix.
Une belle soirée.


Ici l’honnête Adjudant goûta un peu de son petit-verre d’absynthe en nous engageant à l’imiter, et après avoir essuyé sa moustache blanche avec un mouchoir rouge et l’avoir tournée un instant dans ses gros doigts, il poursuivit ainsi :

— Si je savais faire des surprises, mon lieutenant, comme on en fait dans les livres et faire attendre la fin d’une histoire en tenant la dragée haute aux auditeurs, et puis la leur faire goûter du bout des lèvres, et puis la relever, et puis la donner tout entière à manger, je trouverais une manière nouvelle de vous dire la suite de ceci, mais je vais de fil en aiguille tout simplement comme a été ma vie de jour en jour, et je vous dirai que depuis le jour où mon pauvre Michel était venu me voir ici, à Vincennes, et m’avait trouvé dans la position du premier rang, je maigris d’une manière ridicule parce que je n’entendis plus parler de notre petite famille de Montreuil, et que je vins à penser que Pierrette m’avait oublié tout-à-fait. Le régiment d’Auvergne était à Orléans depuis trois mois, et le mal du pays commençait à m’y prendre. Je jaunissais à vue d’œil et je ne pouvais plus soutenir mon fusil. Mes camarades commençaient à me prendre en grand mépris comme on prend ici toute maladie, vous le savez. Il y en avait qui me dédaignaient parce qu’ils me croyaient très malade, d’autres parce qu’ils soutenaient que je faisais semblant de l’être, et, dans ce dernier cas, il ne me restait d’autre parti que de mourir pour prouver que je disais vrai ; ne pouvant pas me rétablir tout à coup, ni être assez mal pour me coucher, fâcheuse position…

Un jour, un officier de ma compagnie vint me trouver et me dit :

— Mathurin, toi qui sais lire, lis un peu cela.

Et il me conduisit sur la place de Jeanne d’Arc, place qui m’est chère, où je lus une grande affiche de spectacle sur laquelle on avait imprimé ceci :


PAR ORDRE.

« Lundi prochain, représentation extraordinaire d’Irène, pièce nouvelle de M. de Voltaire, et de Rose et Colas, par M. Sédaine, musique de M. Monsigny, au bénéfice de Mlle Colombe, célèbre actrice de la comédie italienne, laquelle paraîtra dans la seconde pièce. Sa Majesté la reine a daigné promettre qu’elle honorerait le spectacle de sa présence. »


— Eh bien ! dis-je, mon capitaine, qu’est-ce que cela peut me faire ça ?

Tu es bon sujet, me dit-il, tu es beau garçon, je te ferai poudrer et friser pour te donner un peu meilleur air, et tu seras placé en faction à la porte de la loge de la reine.

Ce qui fut dit fut fait. L’heure du spectacle venue, me voilà dans le corridor en grande tenue du régiment d’Auvergne, sur un tapis bleu, au milieu des guirlandes de fleurs en festons qu’on avait disposées partout et des lis épanouis sur chaque marche des escaliers du théâtre ; le directeur courait de tous côtés avec un air tout joyeux et agité. C’était un petit homme gras, court et rouge, vêtu d’un habit de soie bleu de ciel avec un jabot florissant et faisant la roue. Il s’agitait en tout sens et ne cessait de se mettre à la fenêtre en disant : Ceci est la livrée de Mme la duchesse de Montmorency, ceci, le coureur de M. le duc de Lauzun ; M. le prince de Guémenée vient d’arriver, M. de Lambesc vient après, vous avez vu ? vous savez ? Qu’elle est bonne la reine ! que la reine est bonne !

Il passait et repassait effaré, cherchant Grétry, et le rencontra nez à nez dans le corridor précisément en face de moi.

— Dites-moi, M. Grétry, mon cher M. Grétry, dites-moi, je vous en supplie, s’il ne m’est pas possible de parler à cette célèbre cantatrice que vous m’amenez. Certainement il n’est pas permis à un ignare et non lettré comme moi d’élever le plus léger doute sur son talent, mais encore voudrais-je bien apprendre de vous s’il n’est pas à craindre que la reine ne soit mécontente. — On n’a pas répété.

— Hé, hé, répondit Grétry d’un air de persiflage, il m’est difficile de vous répondre là-dessus, mon cher monsieur ; ce que je puis vous assurer, c’est que vous ne la verrez pas. Une actrice comme celle-là, monsieur, c’est un enfant gâté. Mais vous la verrez quand elle entrera en scène. D’ailleurs quand ce serait une autre que Mlle Colombe, qu’est-ce que cela vous fait ?

— Comment, monsieur ! moi, directeur du théâtre d’Orléans, je n’aurais pas le droit ?… reprit-il en se gonflant les joues.

— Aucun droit, mon brave directeur, dit Grétry. — Eh ! comment se fait-il que vous doutiez un moment d’un talent dont Sédaine et moi avons répondu ? poursuivit-il avec plus de sérieux.

Je fus bien aise d’entendre ce nom cité avec autorité, et je prêtai plus d’attention.

Le directeur, en homme qui savait son métier, voulait profiter de la circonstance.

— Mais on me compte donc pour rien, disait-il, mais de quoi ai-je l’air ? J’ai prêté mon théâtre avec un plaisir infini, trop heureux de voir l’auguste princesse qui…

— À propos, dit Grétry, vous savez que je suis chargé de vous annoncer que ce soir la reine vous fera remettre une somme égale à la moitié de la recette générale.

Le directeur saluait avec une indignation profonde en reculant toujours, ce qui prouvait le plaisir que lui faisait cette nouvelle.

— Fi donc ! monsieur, fi donc ! je ne parle pas de cela, malgré le respect avec lequel je recevrai cette faveur ; mais vous ne m’avez rien fait espérer qui vînt de votre génie, et…

— Vous savez aussi qu’il est question de vous pour diriger la Comédie italienne, à Paris ?

— Ah ! M. Grétry…

— On ne parle que de votre mérite à la cour ; tout le monde vous y aime beaucoup, et c’est pour cela que la reine a voulu voir votre théâtre ; un directeur est l’ame de tout, de lui vient le génie des auteurs, celui des compositeurs, des acteurs, des décorateurs, des dessinateurs, des allumeurs et des balayeurs, le principe et la fin de tout, la reine le sait bien. — Vous avez triplé vos places, j’espère ?

— Mieux que cela, M. Grétry, elles sont à un louis ; je ne pouvais manquer de respect à la cour au point de les mettre à moins. —

En ce moment même tout retentit d’un grand bruit de chevaux et de grands cris de joie, et la reine entra si vite que j’eus à peine le temps de présenter les armes ainsi que la sentinelle placée devant moi. De beaux seigneurs parfumés la suivaient, et une jeune femme que je reconnus pour celle qui l’accompagnait à Montreuil.

Le spectacle commença tout de suite. Lekain et cinq autres acteurs de la Comédie française étaient venus jouer la tragédie d’Irène, et je m’aperçus que cette tragédie allait toujours son train parce que la reine parlait et riait tout le temps qu’elle dura. On n’applaudissait pas, par respect pour elle, comme c’est l’usage encore, je crois, à la cour. Mais quand vint l’opéra-comique, elle ne dit plus rien, et personne ne souffla dans sa loge.

Tout d’un coup j’entendis une grande voix de femme qui s’élevait de la scène et qui me remua les entrailles ; je tremblai et je fus forcé de m’appuyer sur mon fusil. Il n’y avait qu’une voix comme celle-là dans le monde, une voix venant du cœur et résonnant dans la poitrine comme dans une harpe, une voix de passion. —

J’écoutais en appliquant mon oreille contre la porte, et à travers le rideau de gaze de la petite lucarne de la loge, j’entrevis les comédiens et la pièce qu’ils jouaient. Il y avait une petite paysanne qui chantait :

Il était un oiseau gris
Comme un’ souris

Qui pour loger ses petits
Fit un p’tit
Nid.

et disait à son amant :

Aimez, aimez-moi, mon p’tit roi !

et comme il était assis sur la fenêtre, elle avait peur que son père endormi ne se réveillât et ne vît Colas, et elle changeait le refrain de sa chanson et elle disait :

Ah ! r’montez vos jambes, car on les voit.

J’eus un frisson extraordinaire par tout le corps quand je vis à quel point cette Rose ressemblait à Pierrette. C’était sa taille, c’était son même habit, son trousseau rouge et bleu, son jupon blanc, son petit air délibéré et naïf, sa jambe si bien faite et ses petits souliers à boucles d’argent avec ses bas rouges et bleus.

Mon Dieu, me disais-je, comme il faut que ces actrices soient habiles pour prendre ainsi tout de suite l’air des autres ! Voilà cette fameuse Mlle Colombe, qui loge dans un bel hôtel, qui est venue ici en poste, qui a plusieurs laquais, et qui va dans Paris, vêtue comme une duchesse, et elle ressemble autant que cela à Pierrette !… mais on voit bien tout de même que ce n’est pas elle. Ma pauvre Pierrette ne chantait pas si bien, quoique sa voix soit au moins aussi jolie.

Je ne pouvais pas cependant cesser de regarder à travers la glace, et j’y restai jusqu’au moment où l’on me poussa brusquement la porte sur le visage. La reine avait trop chaud et voulait que sa loge fût ouverte. J’entendis sa voix ; elle parlait vite et haut.

— Je suis bien contente, le roi s’amusera bien de notre aventure. M. le premier gentilhomme de la chambre peut dire à Mlle Colombe qu’elle ne se repentira pas de m’avoir laissé faire les honneurs de son nom. — Oh ! que cela m’amuse !

— Ma chère princesse, disait-elle à Mme de Lamballe, nous avons attrapé tout le monde ici. Tout ce qui est là fait une bonne action sans s’en douter ; voilà ceux de la bonne ville d’Orléans enchantés de la grande cantatrice, et toute la cour qui voudrait l’applaudir. Oui, oui, applaudissons.

En même temps elle donna le signal des applaudissemens, et toute la salle ayant les mains déchaînées ne laissa plus passer un mot de Rose sans l’applaudir à tout rompre. La charmante reine était ravie.

— C’est ici, dit-elle à M. de Biron, qu’il y a trois mille amoureux, mais ils le sont de Rose et non de moi cette fois.

La pièce finissait, et les femmes en étaient à jeter leurs bouquets sur Rose.

— Et le véritable amoureux, où est-il donc ? dit la reine à M. le duc de Lauzun. Il sortit de sa loge et fit signe à mon capitaine qui rodait dans le corridor.

Le tremblement me reprit, je sentais qu’il allait m’arriver quelque chose, sans oser le prévoir ou le comprendre ou seulement y penser.

Mon capitaine salua profondément et parla bas à M. de Lauzun. La reine me regarda ; je m’appuyais sur le mur pour ne pas tomber. On montait l’escalier, et je vis Michel Sédaine, suivi de Grétry et du directeur, important et sot ; ils conduisaient Pierrette, la vraie Pierrette, ma Pierrette à moi, ma sœur, ma femme, ma Pierrette de Montreuil.

Le directeur cria de loin : Voici une belle soirée de dix-huit mille francs !

La reine se retourna, et parlant hors de sa loge d’un air tout à la fois plein de franche gaieté et d’une bienfaisante finesse, elle prit la main de Pierrette.

— Viens, mon enfant, dit-elle, il n’y a pas d’autre état qui fasse gagner sa dot en une heure de temps sans péché. Je reconduirai mon élève à monsieur le curé de Montreuil qui nous absoudra toutes deux, j’espère.

Ensuite elle me salua ! Me saluer ! moi qui étais mort plus d’à moitié, quelle cruauté !

— J’espère, dit-elle, que monsieur Mathurin voudra bien accepter à présent la fortune de Pierrette, je n’y ajoute rien, et elle l’a gagnée elle-même.

x.
Fin de l’histoire de l’Adjudant.


Ici le bon Adjudant se leva pour prendre le portrait qu’il nous fit passer encore une fois de main en main.

— La voilà, disait-il, dans ce même costume, ce bavolet et ce mouchoir au cou, la voilà telle que voulut bien la peindre madame la princesse de Lamballe. C’est ta mère, mon enfant, disait-il à la belle personne qu’il avait près de lui et qu’il fit asseoir sur son genou ; — elle ne joua plus la comédie, car elle ne put jamais savoir que ce rôle de Rose et Colas, appris par la reine.

Il était ému. Sa vieille moustache blanche tremblait un peu, et il y avait une larme dessus.

— Voilà une enfant qui a tué sa pauvre mère en naissant, ajouta-t-il, il faut bien l’aimer pour lui pardonner cela, mais enfin tout ne nous est pas donné à la fois. Ç’aurait été trop apparemment pour moi, puisque la Providence ne l’a pas voulu. J’ai roulé depuis avec les canons de la république et de l’empire, et je peux dire que de Marengo à la Moscowa j’ai vu de bien belles affaires, mais je n’ai pas eu de plus beau jour dans ma vie que celui que je vous ai raconté là. Celui où je suis entré dans la garde royale a été aussi l’un des meilleurs. J’ai repris avec tant de joie la cocarde blanche que j’avais dans Royal-Auvergne, et aussi, mon lieutenant, je tiens à faire mon devoir, comme vous l’avez vu. Je crois que je mourrais de honte si demain, à l’inspection, il me manquait une gargousse seulement ; et je crois qu’on a pris un baril au dernier exercice à feu pour les cartouches de l’infanterie. J’aurais presque envie d’y aller voir si ce n’était la défense d’y entrer avec des lumières.

Nous le priâmes de se reposer et de rester avec ses enfans qui le détournèrent de son projet, et, en achevant son petit verre, il nous dit encore quelques traits indifférens de sa vie ; il n’avait pas eu d’avancement parce qu’il avait toujours trop aimé les corps d’élite et s’était trop attaché à son régiment. Canonnier de la garde des consuls, sergent dans la garde impériale, lui avaient toujours paru de plus hauts grades qu’officier de la ligne. J’ai vu beaucoup de grognards pareils. Du reste, tout ce qu’un soldat peut avoir de dignités, il l’avait. Fusil d’honneur à capucines d’argent, croix d’honneur pensionnée, et surtout beaux et nobles états de services où la colonne des actions d’éclat était pleine. C’était ce qu’il ne racontait pas.

Il était deux heures du matin. Nous fîmes cesser la veillée en nous levant et en serrant cordialement la main de ce brave homme, et nous le laissâmes heureux des émotions de sa vie qu’il avait renouvelées dans son ame honnête et bonne.

— Combien de fois, dis-je, ce vieux soldat vaut-il mieux avec sa résignation que nous autres jeunes officiers avec nos ambitions folles ! — Cela nous donna à penser.

— Oui, je crois bien, continuai-je en passant le petit pont qui fut levé après nous, je crois que ce qu’il y a de plus pur dans nos temps, c’est l’ame d’un soldat pareil, scrupuleux sur son honneur et le croyant souillé pour la moindre tache d’indiscipline ou de négligence, sans ambition, sans vanité, sans luxe, toujours esclave et toujours fier et content de sa servitude, n’ayant de cher dans sa vie qu’un souvenir de reconnaissance.

— Et croyant que la Providence a les yeux sur lui ! — me dit Timoléon d’un air profondément frappé et me quittant pour se retirer chez lui.

xi.
Le réveil.


Il y avait une heure que je dormais. Il était quatre heures du matin : c’était le 17 août, je ne l’ai pas oublié. Tout à coup mes deux fenêtres s’ouvrirent à la fois, et toutes leurs vitres cassées tombèrent dans ma chambre avec un petit bruit argentin fort joli à entendre. J’ouvris les yeux et je vis une fumée blanche qui entrait doucement chez moi et venait jusqu’à mon lit en formant mille couronnes. Je la reconnus aussi vite à sa couleur qu’à son odeur. Je courus à la fenêtre. Le jour commençait à poindre et éclairait de lueurs tendres tout ce vieux château immobile et silencieux encore et qui semblait dans la stupeur du premier coup qu’il venait de recevoir. Je n’y vis rien remuer. Seulement le vieux grenadier placé sur le rempart et enfermé là au verrou, selon l’usage, se promenait très vite, l’arme au bras, en regardant quelque chose du côté des cours. Il allait comme un lion dans sa cage.

Tout se taisant encore, je commençais à croire qu’un essai d’armes fait dans les fossés avait été cause de cette commotion, lorsqu’une explosion plus violente se fit entendre ; je vis naître en même temps un soleil qui n’était pas celui du ciel et qui se levait sur la dernière tour, du côté du bois. Ses rayons étaient rouges et à l’extrémité de chacun d’eux il y avait un obus qui éclatait ; devant eux un brouillard de poudre. Cette fois le donjon, les casernes, les tours, les remparts, le village et le bois tremblèrent et parurent glisser de gauche à droite et revenir comme un tiroir ouvert et refermé sur-le-champ. Je compris en ce moment les tremblemens de terre. Un cliquetis pareil à celui que formeraient toutes les porcelaines de Sèvres, jetées par la fenêtre, me fit parfaitement comprendre que de tous les vitraux de la chapelle, de toutes les glaces du château, de toutes les vitres des casernes et du bourg, il ne restait pas un morceau de verre attaché au mastic. La fumée blanche se dissipa en petites couronnes.

— La poudre est très bonne quand elle fait des couronnes comme celle-là, me dit Timoléon en entrant tout habillé et armé dans ma chambre.

— Il me semble, dis-je, que nous sautons.

— Je ne dis pas le contraire, me répond-il froidement. Il n’y a rien à faire jusqu’à présent.

En trois minutes je fus comme lui habillé et armé, et nous regardâmes en silence le silencieux château.

Tout d’un coup vingt tambours battirent la générale. Les murailles sortaient de leur stupeur et de leur impassibilité et appelaient à leur secours. Les bras du pont-levis commencèrent à s’abaisser lentement et descendirent leurs pesantes chaînes sur l’autre bord du fossé. C’était pour faire entrer les officiers et sortir les habitans. Nous courûmes à la herse : elle s’ouvrait pour recevoir les forts et rejeter les faibles.

Un singulier spectacle nous frappa. Toutes les femmes se pressaient à la porte et en même temps tous les chevaux de la garnison. Par un juste instinct du danger, ils avaient rompu leurs licols à l’écurie ou renversé leurs cavaliers, et attendaient en piaffant que la campagne leur fut ouverte. Ils couraient par les cours à travers les troupeaux de femmes, hennissant avec épouvante, la crinière hérissée, les narines ouvertes, les yeux rouges, se dressant debout contre les murs, respirant la poudre avec horreur et cachant dans le sable leurs naseaux brûlés.

Une jeune et belle personne roulée dans les draps de son lit, suivie de sa mère à demi vêtue et portée par un soldat, sortit la première, et toute la foule suivit. Dans ce moment, cela me parut une précaution bien inutile, la terre n’était sûre qu’à six lieues de là.

Nous entrâmes en courant ainsi que tous les officiers logés dans le bourg. La première chose qui me frappa fut la contenance calme de nos vieux grenadiers de la garde, placés au poste d’entrée. L’arme au pied, appuyés sur cette arme, ils regardaient du côté de la poudrière, en connaisseurs, mais sans dire un mot ni quitter l’attitude prescrite, la main sur la bretelle du fusil. Mon ami Ernest d’Hanache les commandait. Il nous salua avec le sourire à la Henri iv qui lui était naturel ; je lui donnai la main. Il ne devait perdre la vie que dans la dernière Vendée où il vient de mourir noblement. Tous ceux que je nomme dans ces souvenirs encore récens sont déjà morts.

En courant, je heurtai quelque chose qui faillit me faire tomber : c’était un pied humain. Je ne pus m’empêcher de m’arrêter à le regarder.

— Voilà comme ton pied sera tout à l’heure, me dit un officier en passant et en riant de tout son cœur.

Rien n’indiquait que ce pied eût jamais été chaussé. Il était comme embaumé et conservé à la manière des momies ; brisé à deux pouces au-dessus de la cheville, comme les pieds des statues en étude dans les ateliers, poli, veiné comme du marbre noir, et n’ayant de rose que les ongles. Je n’avais pas le temps de le dessiner, je continuai ma course jusqu’à la dernière cour devant les casernes.

Là nous attendaient nos soldats. Dans leur première surprise, ils avaient cru le château attaqué ; ils s’étaient jetés au râtelier d’armes, et s’étaient réunis dans la cour, en chemise, avec leur fusil au bras. Presque tous avaient les pieds ensanglantés et coupés par le verre brisé. Ils restaient muets et sans action devant un ennemi qui n’était pas un homme, et virent avec joie arriver leurs officiers.

Pour nous, ce fut au cratère même du volcan que nous courûmes. Il fumait encore, et une troisième éruption était imminente.

La petite tour de la poudrière était éventrée, et par ses flancs ouverts on voyait une lente fumée s’élever en tournant.

Toute la poudre de la tourelle était-elle brûlée ; en restait-il assez pour nous enlever tous ? C’était la question. Mais il y en avait une autre qui n’était pas incertaine, c’est que tous les caissons de l’artillerie, chargés et entr’ouverts dans la cour voisine, sauteraient si une étincelle y arrivait, et que le donjon, renfermant quatre cents milliers de poudre à canon, Vincennes, son bois, sa ville, sa campagne, et une parie du faubourg Saint-Antoine, devaient faire jaillir ensemble les pierres, les branches, la terre, les toits et les têtes humaines les mieux attachées.

Le meilleur auxiliaire que puisse trouver la discipline, c’est le danger. Quand tous sont exposés, chacun se tait et se cramponne au premier homme qui donne un ordre ou un exemple salutaire.

Le premier qui se jeta sur les caissons fut Timoléon. Son air sérieux et contenu n’abandonnait pas son visage ; mais son agilité, qui me surprit, le précipita sur une roue prête à s’enflammer. À défaut d’eau, il l’éteignit en l’étouffant avec son habit, ses mains, sa poitrine, qu’il y appuyait. On le crut d’abord perdu. Mais en l’aidant, nous trouvâmes la roue noircie et éteinte, son habit brûlé, sa main gauche un peu poudrée de noir ; du reste, toute sa personne intacte et tranquille. En un moment, tous les caissons furent arrachés de la cour dangereuse et conduits hors du fort, dans la cour du Polygone. Chaque canonnier, chaque soldat, chaque officier s’attelait, tirait, roulait, poussait les redoutables chariots, des mains, des pieds, des épaules et du front.

Les pompes inondèrent la petite poudrière par la noire ouverture de sa poitrine ; elle était fendue de tous les côtés ; elle se balança deux fois en avant et en arrière, puis ouvrit ses flancs comme l’écorce d’un grand arbre, et, tombant à la renverse, découvrit une sorte de four noir et fumant, où rien n’avait forme reconnaissable, où toute arme, tout projectile était réduit en poussière rougeâtre et grise, délayée dans une eau bouillonnante ; sorte de lave où le sang, le fer et le plomb s’étaient confondus en un mortier vivant, et qui s’écoula dans les cours en brûlant l’herbe sur son passage.

C’était la fin du danger. Restait à se reconnaître et à se compter.

— On a dû entendre cela de Paris, me dit Timoléon en me serrant la main, je vais lui écrire pour la rassurer. Il n’y a plus rien à faire ici.

Il ne parla plus à personne et retourna dans notre petite maison blanche aux volets verts, comme s’il fût revenu de la chasse.

xii.
Un dessin au crayon.


Quand les périls sont passés, on les mesure et on les trouve grands. On s’étonne de sa fortune, on pâlit de la peur qu’on aurait pu avoir ; on s’applaudit de ne s’être laissé surprendre à nulle faiblesse, et l’on sent une sorte d’effroi réfléchi et calculé auquel on n’aurait pas songé dans l’action.

La poudre fait des prodiges incalculables, comme ceux de la foudre.

L’explosion avait fait des miracles, non pas de force, mais d’adresse. Elle paraissait avoir mesuré ses coups et choisi son but. Elle avait joué avec nous, elle nous avait dit : J’enlèverai celui-ci, mais non ceux-là qui sont auprès. Elle avait arraché de terre une arcade de pierres de taille et l’avait envoyée tout entière avec sa forme sur le gazon, dans les champs, se coucher comme une ruine noircie par le temps. Elle avait enfoncé trois bombes à six pieds sous terre, broyé des pavés sous des boulets, brisé un canon de bronze par le milieu, jeté dans toutes les chambres toutes les fenêtres et toutes les portes, enlevé sur les toits les volets de la grande poudrière sans un grain de sa poudre ; elle avait roulé dix grosses bornes de pierre comme les pions d’un échiquier renversé ; elle avait cassé les chaînes de fer qui les liaient comme on casse des fils de soie, et en avait tordu les anneaux comme on tord le chanvre ; elle avait labouré sa cour avec les affûts brisés, et incrusté dans les pierres les pyramides de boulets, et sous le canon le plus prochain de la poudrière détruite, elle avait laissé vivre la poule blanche que nous avions remarquée la veille. Quand cette pauvre poule sortit paisiblement de son lit avec ses petits, les cris de joie de nos bons soldats l’accueillirent comme une ancienne amie, et ils se mirent à jouer avec elle avec l’insouciance des enfans.

Elle tournait en coquetant, rassemblant ses petits et portant toujours son aigrette rouge et son collier d’argent. Elle avait l’air d’attendre le maître qui lui donnait à manger, et courait tout effarée entre nos jambes, suivie de ses poussins. En la suivant nous arrivâmes à quelque chose d’horrible.

Au pied de la chapelle étaient couchées la tête et la poitrine du pauvre Adjudant, sans corps et sans bras. Le pied que j’avais heurté avec mon pied en arrivant, c’était le sien. Ce malheureux, sans doute, n’avait pas résisté au désir de visiter encore ses barils de poudre et de compter ses obus, et, soit le fer de ses bottes, soit un caillou roulé, quelque chose, quelque mouvement, avait tout enflammé.

Comme la pierre d’une fronde, sa tête avait été lancée avec sa poitrine sur le mur de l’église, à soixante pieds d’élévation, et la poudre dont ce buste effroyable était imprégné avait gravé sa forme, en traits durables, sur la muraille au pied de laquelle il retomba. Nous le contemplâmes long-temps, et personne ne dit un mot de commisération, peut-être parce que le plaindre eût été se prendre soi-même en pitié pour avoir couru le même danger. Le chirurgien-major seulement dit : Il n’a pas souffert.

Pour moi, il me sembla qu’il souffrait encore ; mais malgré cela, moitié par curiosité invincible, moitié par bravade d’officier, je le dessinai.

Les choses se passent ainsi dans une société d’où la sensibilité est retranchée. Peut-être est-ce le côté mauvais du métier des armes que cet excès de force où l’on prétend toujours guinder son caractère. On s’exerce à durcir son cœur, on se cache de la pitié de peur qu’elle ne ressemble à la faiblesse, on se fait effort pour dissimuler le sentiment divin de la compassion, sans songer qu’à force d’enfermer un bon sentiment on étouffe le prisonnier.

Je me sentis en ce moment très haïssable. Mon jeune cœur était gonflé du chagrin que me faisait cette mort, et je continuai pourtant avec une tranquillité obstinée ce dessin que j’ai conservé, et qui tantôt m’a donné des remords de l’avoir fait, tantôt m’a rappelé le récit que je viens d’écrire et la vie modeste de ce brave soldat.

Cette noble tête n’était plus qu’un objet d’horreur, une sorte de tête de Méduse ; sa couleur était celle du marbre noir. Les cheveux hérissés, les sourcils relevés sur le haut du front, les yeux fermés, la bouche béante comme jetant un grand cri. On voyait sculptée sur ce buste noir l’épouvante des flammes subitement sorties de terre. On sentait qu’il avait eu le temps de cet effroi aussi rapide que la poudre et peut-être le temps d’une incalculable souffrance.

— A-t-il eu le temps de penser à la Providence ? me dit la voix paisible de Timoléon d’Arc***, qui par-dessus mon épaule me regardait dessiner avec un lorgnon.

En même temps un joyeux soldat frais, rose et blond se baissa pour prendre à ce torse enfumé sa cravate de soie noire.

— Elle est encore bien bonne, dit-il.

C’était un honnête garçon de ma compagnie qui avait deux chevrons sur le bras, point de scrupules ni de mélancolie, et au demeurant le meilleur fils du monde. Cela rompit nos idées.

Un grand fracas de chevaux nous vint aussi distraire. C’était le roi. Louis xviii venait en calèche remercier sa garde de lui avoir conservé ses vieux soldats et son vieux château. Il considéra longtemps l’étrange lithographie de la muraille. Toutes les troupes étaient en bataille. Il éleva sa voix forte et claire pour demander au chef de bataillon quels officiers ou quels soldats s’étaient distingués.

— Tout le monde a fait son devoir, sire, répondit simplement M. de Fontanges, le plus chevaleresque et le plus aimable officier que j’aie connu, l’homme du monde qui m’a le mieux donné l’idée de ce que pouvaient être dans leurs manières le duc de Lauzun et le chevalier de Grammont.

Là dessus, au lieu des croix d’honneur, le roi ne tira de sa calèche que des rouleaux d’or qu’il donna à distribuer pour les soldats, et traversant Vincennes, sortit par la porte du bois.

Les rangs étaient rompus, l’explosion oubliée, personne ne songea à être mécontent et ne crut avoir mieux mérité qu’un autre. Au fait c’était un équipage sauvant son navire pour se sauver lui-même, voilà tout. Cependant j’ai vu, depuis, de moindres bravoures se faire mieux valoir.

Je pensai à la famille du pauvre Adjudant, mais j’y pensai seul. En général, quand les princes passent quelque part, ils passent trop vite.

Cte  Alfred de Vigny.
  1. Cette histoire, ainsi que celle de Laurette ou le Cachet rouge, insérée dans le numéro du 1er mars 1833, seconde série, est extraite d’un journal militaire inédit de M. A. de Vigny. Nous espérons que l’auteur voudra bien y puiser encore en faveur de la Revue, en attendant la publication de la Seconde Consultation du Docteur noir, qui ne tardera pas à être livrée à notre impatience. (N. d. D.)