La vallée de la Matapédia/Chapitre V

Léger Brousseau (p. 18-25).

V


L’histoire de la colonisation, dans la vallée inférieure de la Matapédia, rappelle un de ces exodes de pèlerins des 16ème et 17ème siècles, qui ont marqué d’une si forte empreinte quelques-uns des endroits historiques du nouveau monde. Dans des conditions qui n’ont pas le caractère imposant ni la grandeur en quelque mesure épique que leur donne l’histoire, dans des conditions réduites à un tout petit cadre, mais se rattachant par plus d’un point de ressemblance au débarquement des pèlerins de la May Flower sur le rivage du Massachussetts, a commencé, grandi et s’est fortifiée avec le temps la petite colonie primitive qui a jeté les premières fondations sur la rivière Matapédia, à l’endroit où ses eaux, se mêlant avec celles de la Ristigouche, vont se perdre dans la Baie des Chaleurs.


Dans le cours de l’été de 1860, quelques hommes courageux, appartenant à la paroisse acadienne de Rustico, située sur la côte nord de l’Île du Prince-Édouard, étaient venus visiter les terres du canton de Matapédia, avec l’intention de s’y fixer. Ce qui avait donné lieu à ce mouvement, c’était la tenure incertaine des terres dans l’Île du Prince-Édouard, où prévalait encore le système des baux emphythéotiques, avec des termes variant de 20 à 99 ans, c’étaient la pauvreté relative et l’exiguité du territoire cultivable, et enfin la nécessité de se trouver de nouvelles demeures dans un pays où la libre tenure, l’excellence du sol et les facilités de paiement données à l’acquéreur pouvaient offrir des motifs déterminants de départ aux hommes de volonté et d’initiative. M. l’abbé Belcourt, missionnaire acadien à Rustico, avait donné l’impulsion à ce mouvement d’émigration et s’était d’abord assuré, pour cet objet, la réserve d’une certaine étendue de terre dans le canton Matapédia.


Réunir autant que possible les catholiques des possessions anglaises dans la province qui leur offre la plus grande liberté pour leur religion, leur langue et leurs lois, telle était la pensée dominante de cet homme qui agissait surtout en vue d’assurer l’avenir aux hommes de sa race. Puisqu’un fort contingent des Acadiens de Rustico étaient obligés d’émigrer, naturellement ils devaient se porter vers le pays qui leur offrait le plus de garanties pour la conservation de ce que l’homme a de plus cher au monde, sa langue et sa religion. De là au choix de l’endroit le plus immédiatement avantageux et le plus facile à atteindre, il n’y avait qu’un pas, et ce pas se trouvait franchi par l’exploration des nouveaux-venus sur les bords de la Matapédia et de la Ristigouche.

Ceux-ci, partis au nombre de douze de l’Île du Prince-Édouard, étaient arrivés, après une heureuse traversée, à la mission de Ristigouche. Aussitôt, ils s’étaient dirigés vers le nouveau pays, objet de leurs espérances. Là, ils se divisent en deux groupes chargés, chacun, d’explorer une portion différente de ce pays. Réunis de nouveau à leur point de départ, après quelques jours d’exploration, ils reprennent la route de la mission, emportant avec eux une petite quantité du sol canadien pour le faire voir à leurs compatriotes de Rustico. Ils avaient trouvé la contrée « de leur fantaisie », suivant leur expression. Ils donnent quelques explications au missionnaire, lui assurent qu’il verra arriver avant longtemps de nouveaux colons, et, après quelques heures de repos, mettent de nouveau à la voile et retournent à l’Île du Prince-Édouard, où ils ont hâte d’arriver, pour donner toutes les bonnes nouvelles dont ils ont l’esprit et le cœur remplis.

Les explorateurs arrivent à Rustico sans accident. Grande nouvelle dans la paroisse. Tous s’empressent de venir rencontrer les voyageurs, de les faire parler et de se faire montrer la terre du pays lointain. Le curé se met aussitôt à l’œuvre et pousse vigoureusement à l’émigration. Mais il rencontre une forte opposition au début. Les uns disent qu’on veut envoyer leurs parents, leurs enfants et leurs amis mourir de faim au milieu des bois du Canada. D’autres regardent la chose comme impossible. Malgré toutes les résistances, néanmoins, la persévérance du curé réussit à gagner quelques familles. De leur côté, les explorateurs font un tableau séduisant de leur voyage, de la richesse du sol et des forêts qu’ils avaient visitées. Enfin, un mouvement se détermine, et, dès le mois d’octobre suivant, quatre familles et trois jeunes gens, décidés à tenter l’aventure, s’embarquent dans une goëlette, à Rustico, afin de se rendre à la Matapédia, d’y hiverner et d’y commencer tout de suite les travaux de défrichement.

Au Nouveau-Brunswick, ils prennent passage sur un des steamers du Canada. À Dalhousie, laissant le steamer, ils montent la rivière Ristigouche sur une barge et arrivent à la mission, le 3 novembre, une dizaine de jours après leur départ.

Aussitôt ils se mettent en route pour la Matapédia. Mais, avant de s’enfoncer dans la forêt, les hommes laissent leurs familles chez un particulier, M. Daniel Fraser, établi sur les bords de la rivière. Sans inquiétude désormais pour leurs femmes, les maris partent pour aller abattre les premiers arbres de la forêt et pour y construire des habitations provisoires. Bientôt ils ont réussi à faire une installation suffisante et ils retournent chercher leurs femmes. Celles-ci, au comble de la joie, prennent la route de leurs nouvelles demeures, et s’abritent tant bien que mal, deux familles par chantier, les jeunes gens se confectionnant un petit logement séparé, au dehors.

Telle est l’histoire touchante et simple de l’établissement des premiers colons sur les rives de la Matapédia. Le ciel a récompensé le courage et béni les efforts de ces braves gens. Ils ont défriché et cultivé un magnifique canton ; aujourd’hui ils sont possesseurs de belles et bonnes grandes propriétés et forment un noyau important de population, autour duquel de nouvelles colonies, bientôt également heureuses et prospères, vont se grouper et s’étendre.



MISSION DES SAUVAGES, CROSS POINT.

À la fin de mai de l’année suivante, vingt autres familles et dix-sept jeunes gens arrivaient à leur tour ; au mois d’octobre, trois nouvelles familles, ce qui portait la population de la colonie à 155 âmes, vers la fin de 1861.

En 1862, le 1er juin, la colonie s’accroît de douze familles et de deux de plus en octobre.

L’année suivante, le 2 juin, on voit arriver sept nouvelles familles, en sorte que, dans la troisième année de sa fondation, la colonie acadienne comptait déjà 48 familles, 216 enfants et un certain nombre de célibataires, formant un total de 825 individus.

Ces colons nouveaux, qui avaient été obligés par la pauvreté de quitter leur pays d’origine, étaient, on le comprend, dans une condition très précaire, voisine même de la mendicité. Ils étaient venus sans ressources aucunes et ils étaient entourés de toutes parts par la forêt. Il n’y avait ni travail ni industrie possible qui pût leur assurer quelque moyen de subsistance. Ils étaient en outre incapables de se procurer les choses les plus indispensables à leur situation. À la misère et à l’impuissance d’y remédier venaient s’ajouter de grandes difficultés extérieures, c’étaient la rivière Matapédia et la distance à parcourir pour gagner la petite ville de Campbellton ou la mission de Ste-Anne de Ristigouche. La rivière Matapédia s’élargit considérablement le printemps et l’automne ; elle devient alors très rapide et même dangereuse. Combien de fois un malheureux père de famille, assis sur le bord du courant, attendait vainement le passage d’un canot, pendant que son cœur défaillait à la pensée de ce qui se passait chez lui où sans doute, à cette heure, ses petits enfants criaient à leur mère qu’ils avaient faim, sans qu’elle pût leur répondre que par des larmes. Et souvent, n’ayant pu réussir à traverser la rivière, le malheureux revenait à la maison, exténué, découragé, le cœur brisé.

D’autres fois, quand il avait pu traverser la Matapédia, il lui restait à parcourir quinze milles, à pied, pour se rendre à Campbellton ou à Ristigouche. Le trajet accompli, il revenait le plus souvent avec d’autres colons comme lui, chacun avec un sac de farine sur les épaules ; mais d’autres fois aussi, ils revenaient tous les mains vides, et alors, pour ne pas être accablés par le désespoir, il leur fallait toute la résignation et toute la force que donne l’espoir dans la Providence.

Les provisions épuisées, ce qui arrivait promptement, il fallait encore se tourmenter l’esprit pour en trouver de nouvelles.

Comme on peut le croire, les récoltes n’offraient qu’une bien maigre ressource. Une famille arrivée dans le mois de juin, obligée d’abattre le premier arbre, de bâtir une maison, aurait-elle pu préparer et ensemencer assez de terre pour espérer une bonne moisson dès l’automne suivant ? On semait trop tard, et la gelée survenait avant la maturité des grains ; ce n’était cependant pas au climat qu’on avait à s’en prendre. Il fallait avoir un grand courage ou une grande détermination pour travailler avec la misère, comme compagne assidue. Le missionnaire, l’abbé Saucier gémissait de voir ses pauvres ouailles dans cette lamentable situation. Bien souvent, à son réveil, il craignait de s’entendre dire qu’un tel ou un tel était mort de faim… Mais la Providence veillait, et les douloureuses circonstances où se trouvait la colonie de la Matapédia ne devaient pas tarder à être connues de ceux qui avaient pris à cœur de la voir prospérer.

Un mouvement d’irrésistible sympathie avait couru par toute la province de Québec à la nouvelle de la détresse des frères acadiens. Avant d’être connue du public, cette détresse l’avait été d’un certain nombre de généreux citoyens de Québec qui avaient formé un comité de colonisation et qui ne cessèrent, pendant plus de deux années, de solliciter des dons et des souscriptions de toute nature en faveur des braves colons nécessiteux.

Dès l’année 1861, ils avaient formé entre eux la petite somme de 126 dollars, destinée à l’achat de grains de semence et de certains outils de première nécessité. Le gouvernement donnait en outre 200 dollars pour un commencement de chemin dans l’intérieur du canton de Matapédia ; les élèves des collèges, encore tout chauds du souvenir de l’expulsion barbare des Acadiens de leur terre natale, en 1754, s’étaient cotisés pour venir en aide à leurs descendants ; la presse s’était émue et plusieurs journaux avaient ouvert des listes de souscription ; bref, vingt-huit mois ne s’étaient pas écoulés que la sympathie et la générosité publiques avaient produit la somme respectable de 1457 dollars, et le gouvernement ayant fourni de son côté $2,500, on se trouvait avoir distribué aux cinquante familles acadiennes de Matapédia, durant ce laps de temps, un montant total de près de 4000 dollars.

On avait aussi construit un bac ou chaland pour traverser la rivière Matapédia, que les colons étaient obligés de traverser auparavant en canot, quand ils le pouvaient, avec bien des difficultés, et souvent même en exposant leur vie.

À la fin de 1862, on comptait 56 terres, sur chacune desquelles quelques arpents étaient en culture. Les colons s’étaient construit des petites maisons en troncs d’arbres équarris, et comme ils manquaient de tuyaux et de poêles, ils avaient remédié à cet inconvénient par des cheminées en terre dans lesquelles les bûches enflammées servaient également à chauffer et à éclairer la famille.

En 1883, le gouvernement affectait une somme de $900 à la continuation des travaux sur le grand chemin Matapédia. Cette somme, cependant, était en grande partie employée à l’achat d’effets et de provisions pour les colons acadiens qui, en retour, devaient travailler à la confection du chemin. Enfin, après plusieurs années successives pendant lesquelles le gouvernement et le public leur vinrent plus d’une fois en aide, les acadiens parvinrent à se suffire à eux-mêmes et à fonder, sur les bords de la Matapédia, une paroisse qui, sous le nom de Saint-Alexis, renferme de nos jours près de deux cents familles, dont une vingtaine canadiennes-françaises.