La valise mystérieuse/Texte entier

Éditions Édouard Garand (68p. couv-52).

Drummondville
Montréal
AOÛT 1930

La Valise Mystérieuse
Roman canadien inédit
par
J. M. LEBEL
Illustrations d’Albert Fournier



« LE ROMAN CANADIEN »
Éditions Édouard Garand
1428, 1425, 1427, rue Ste-Élisabeth
Montréal


OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
À la même librairie


Le Mendiant Noir 
 25c
Bœufs Roux 
 25c


Tous droits de publication, de traduction, reproduction,
adaptation au théâtre et au cinéma réservés par
Édouard Garand

1930

Copyright by Édouard Garand, 1930.

De cet ouvrage il a été tiré 12 exemplaires sur papier spécial ; chacun
de ces exemplaires est numéroté en rouge à la presse.



I

À PROPOS DE CHASSE-TORPILLE !


Les bureaux des ingénieurs Conrad et Dunton, situés au troisième étage d’un édifice de la rue Saint-Jacques, à Montréal, étaient remplis d’une fiévreuse activité, et les quinze employés qui y gagnaient leur existence avaient fort à faire durant six jours par semaine.

Ces bureaux comprenaient sept pièces : l’administration générale et comptabilité, la trésorerie, la correspondance, la salle de dessin, et les deux cabinets particuliers de MM. Conrad et Dunton. Ajoutons que ces deux cabinets étaient séparés par le secrétariat particulier.

Dans le seul bureau de la correspondance on pouvait trouver une demi-douzaine de demoiselles toutes très occupées chacune à son dactylotype, et, du matin au soir, les machines ne cessaient pas de faire entendre leur clic-clic monotone.

À la comptabilité on voyait une demi-douzaine de jeunes hommes penchés sur les gros livres et les gros chiffres.

Pénétrons dans le cabinet de James Conrad.

Cet homme est âgé de cinquante-cinq ans, avec une tête à cheveux roux et courts vivement grisonnants. Sa figure est fortement colorée, un peu maigre, les pommettes saillantes, mais toujours fraîchement rasée. Ses yeux sont bruns et doux, mais clignotants à l’abri d’un lorgnon. Il possède une physionomie presque souriante toujours, très affable.

L’attitude générale de cet homme, sa voix douce et persuasive, son geste dégagé et sobre, la courtoisie de ses manières et, plus encore, la réputation de droiture dont il jouit, laissent chez ses visiteurs l’impression d’un parfait gentilhomme.

Au moment où nous le présentons à nos lecteurs, James Conrad est assis devant l’un de ces gros pupitres, carrés et massifs, garnis de tiroirs. Sous ses yeux sont étalés des plans de machines imprimés en bleu. Renversé sur le dossier de sa chaise tournante et fumant un cigare qu’il mâchonne souvent du bout des dents, il observe à la dérobée un visiteur assis en face de lui.

Ce visiteur est un jeune homme de vingt-sept à vingt-huit ans, grand, bien fait, cheveux châtains et ondulés, figure imberbe et rosée, des yeux bleus, tendres et doux. Son attitude est légèrement timide et craintive ; mais l’ensemble de la physionomie accuse la franchise et l’intelligence.

Pierre Lebon — c’est le nom de ce jeune homme — ingénieur de talent, vient d’inventer un Chasse-Torpille destiné à paralyser l’activité sous-marine allemande. À son invention il a réussi à intéresser les ingénieurs-fabricants Conrad et Dunton,

— Monsieur Lebon, fit James Conrad après un moment de silence, il nous reste à traiter la question financière. Je vous avouerai, auparavant, que, même après l’étude approfondie que nous avons faite de votre affaire, et après les expériences très concluantes de votre petit modèle Chasse-Torpille, nous allons encourir encore des risques énormes. Nous avons eu des ententes avec notre Ministre de la Marine et certains représentants du Gouvernement Américain, mais sans aucune forme de garantie de la part de l’un ou de l’autre gouvernement ; et les frais de construction des deux ou trois types d’essai seront très coûteux.

— Monsieur, interrompit le jeune inventeur, je vous répète que je ne suis pas exigeant, et je laisse la question financière à votre entière discrétion.

— Oui, je sais, sourit Conrad. Toutefois, j’ai compris qu’en toute justice vous dussiez recevoir, à titre de première compensation et comme rémunération des premiers services que vous aurez à nous rendre au cours de la construction des machines et durant la période d’essais, une certaine somme d’argent. Ceci, je l’ai longuement discuté et débattu avec mon associé, Monsieur Dunton, dont les vues concordent avec les miennes.

James Conrad garda le silence durant une minute, et ses yeux clignotants parurent étudier attentivement la physionomie du jeune inventeur qui, très ému, attendait, silencieux, que Conrad se prononçât définitivement.

Ce dernier reprit :

— Maintenant, Monsieur Lebon, je vais vous poser une question, et votre réponse pourra décider de notre transaction immédiate et définitive.

— Je vous écoute, monsieur.

Voilà : seriez-vous disposé à nous céder, moyennant une somme de cent mille dollars, tous vos droits de propriété à l’invention ?

À l’énonciation de ce chiffre, le jeune homme ne put réprimer un tressaillement de joie, et une vive rougeur empourpra son visage timide. D’une voix tremblante, il répondit :

— Monsieur Conrad, je me demande si je peux vous donner une réponse.

— Comment cela ? fit l’ingénieur avec surprise.

— Parce que, répliqua le jeune inventeur en esquissant un sourire légèrement ironique. Je crains que vous ne vous moquiez de moi !

— Moi… me moquer ! s’écria Conrad plus étonné encore d’une telle réplique. Mais de suite il crut saisir la pensée du jeune homme. Il ajouta, pendant que ses yeux clignotaient très fort :

— Aurais-je émis un chiffre inférieur à vos prévisions ?

— Nullement, sourit le jeune homme. Mais cent mille dollars me paraissent une somme fabuleuse. Jamais chiffre pareil n’a effleuré mon esprit ou doré mes calculs !

— Je vous comprends, sourit à son tour l’ingénieur. Ainsi donc la somme offerte vous agrée ?

— Au point, monsieur, qu’en cette minute précieuse je crois faire un rêve d’or !

— Seulement, rectifia James Conrad, nous ne nous engageons pas à vous verser le tout séance tenante. Cela nous serait impossible en ce moment. Mais nous sommes disposés contre signature d’une entente que j’ai fait préparer, à vous payer le quart de la somme susdite : C’est-à-dire VINGT-CINQ MILLE DOLLARS. Cela vous va-t-il ?

— Cela me va admirablement ! s’empressa de répondre Pierre Lebon avec une physionomie rayonnante.

Peu fortuné et désireux de se créer une situation honorable et aisée en même temps qu’un foyer confortable, Pierre Lebon voyait la fortune lui sourire à l’improviste et l’avenir se dorer et s’offrir plein de délices et de rêves inespérés.

Depuis un an il avait ardemment travaillé ; et pendant que son esprit actif et tenace demandait au problème récalcitrant la solution heureuse et définitive, le cœur palpitait tour à tour de crainte et d’espoir au souvenir de celle dont, en son âme, il conservait religieusement la pieuse image. Pour le jeune ingénieur le succès de l’esprit pourrait être en même temps le succès de son cœur, c’est-à-dire la matérialisation de ses rêves de jeunesse. Et ces rêves se résumaient en un nom seulement : HENRIETTE !

Sans contredit, l’offre de Conrad était honnête et large. Nous avons dit qu’il jouissait d’une réputation de droiture… il le prouvait. L’extérieur de probité qui se dégageait de toute sa personne n’était pas, chez lui, ce masque dont s’affublent tant d’hommes d’affaires, sournois et rusés, qui ne songent qu’à prendre tout aux autres.

Certes, il eût été facile à James Conrad de stipuler sur la jeunesse inexperte du jeune inventeur comme sur sa pauvreté, et de se faire céder pour une bouchée de pain, peut-être, une invention susceptible de rapporter à son auteur une fortune considérable. Que si Conrad avait eu la certitude d’une telle fortune il y avait les risques que présentait l’entreprise. Et ces risques étaient d’autant plus graves que Conrad n’était pas millionnaire, ni Dunton, son associé. Ce risque n’était pas la perte éventuelle de quelques milliers de dollars seulement, mais la ruine de leur situation, la misère pour leurs familles, sans compter les grosses responsabilités morales et financières qu’ils avaient contractées vis-à-vis de leurs actionnaires et créanciers.

En effet, James Conrad et Robert Dunton avaient créé la « Conrad-Dunton Engineering Company » avec un capital de deux millions souscrit et versé par deux ou trois cents actionnaires.

Ils avaient érigé une importante usine pour la fabrication de moteurs électriques et à gaz, de dynamos et de voitures automobiles. Après la déclaration de guerre, en août 1914, ils s’étaient engagés dans la fabrication des munitions de guerre, ce qui avait nécessité un agrandissement considérable de l’usine et l’installation de machines particulières très coûteuses. Si bien qu’en ce mois de mai 1917 — date où commence notre récit — la « Conrad-Dunton Engineering Company », étouffée d’obligations, courait très fort le risque de passer un de ces prochains matins aux mains des liquidateurs, pour peu que se présentât quelque fâcheuse circonstance.

En cette occurrence, l’offre faite au jeune inventeur par James Conrad était assurément généreuse, aussi, à l’acquiescement du jeune homme, Conrad répondit :

— Très bien, monsieur Lebon, nous allons conclure immédiatement.

Il appuya sur un timbre électrique à portée de sa main, et, l’instant d’après, une porte, à laquelle Pierre Lebon tournait le dos, s’ouvrit doucement livrant passage à une jeune fille.

Le jeune homme tourna la tête et ses regards croisèrent ceux de la jeune fille. Lui et elle se sourirent discrètement… ce furent deux sourires pleins de caresses, pleins d’amours irrésistibles !

— Mademoiselle Henriette, demanda Conrad, avez-vous fait transcrire à la machine cette petite convention que je vous ai dictée ce matin ?

— Oui, monsieur, répondit la jeune fille d’une voix limpide et douce. Je cours la chercher.

D’un pas alerte et vif elle rentra dans le cabinet voisin pour revenir peu après apportant deux feuilles de grand papier imprimées au dactylotype. Elle posa ces feuilles sur le bureau de l’ingénieur, disant d’une voix harmonieuse :

— Selon vos instructions, j’ai fait faire cette convention en duplicata, et, comme vous le pouvez voir, Monsieur Dunton y a déjà mis sa signature.

— Très bien. À présent, voulez-vous faire écrire par le trésorier un chèque de vingt-cinq mille dollars à l’ordre de Monsieur Pierre Lebon ?

Cette jeune fille, que Conrad avait appelée « Henriette », lança un coup d’œil admiratif au jeune homme ; lui, eut un sourire rempli de promesse.

Cependant, Conrad ajoutait :

— Vous aurez soin de faire contresigner ce chèque par Monsieur Dunton avant de me rapporter.

La jeune fille inclina légèrement la tête et se retira pour exécuter les instructions de son chef.


II

PRÉSENTATION DE PERSONNAGES


Henriette Brière avait vingt-quatre ans, mais on ne l’aurait pas crue âgée de plus de dix-huit, tant il y avait de juvénile fraîcheur dans son visage aux lignes harmonieuses et aux joues rondes et roses. Mignonne, gracieuse et gaie et possédant des yeux noirs éclatants et doux qui animaient davantage ses traits mobiles, avec une bouche délicieuse dont les lèvres pouvaient ressembler à deux boutons de roses. Henriette était séduisante, jolie, belle dans toute l’acception du mot. Grande, élancée, de formes admirables et très élégante, elle impressionnait sans cesse ses admirateurs.

L’année d’avant une grave maladie avait conduit la jeune fille à l’hôpital où on avait coupé ses longs cheveux noirs et soyeux. Depuis ses cheveux courts étaient arrangés en boudins merveilleux qui tombaient avec une grâce charmante sur ses oreilles et sa nuque blanche. Ces cheveux ainsi coupés et arrangés lui donnaient un petit air de gaminerie tout à fait adorable.

Quatre ans auparavant elle était entrée, comme dactylographe, au service de la Conrad-Dunton Engineering Company. Instruite, parlant et écrivant les langues française et anglaise avec une égale facilité et une parfaite correction, intelligente, docile, assidue, elle avait été bientôt assignée au poste enviable de secrétaire de MM. Conrad et Dunton. Cette rapide promotion n’avait pas manqué, comme on le pense bien, de susciter la jalousie des autres demoiselles de la correspondance qui, pour la plupart, étaient anglaises, et ces demoiselles s’étaient fort exercées à la médisance. Mais Henriette n’y avait prêté nulle attention, et elle s’efforça, par son travail intelligent et par la dignité de ses manières à conquérir l’estime de ses camarades envieuses. Elle y réussit. Quant à Conrad et Dunton, ils éprouvaient pour la jolie et gracieuse canadienne-française la plus respectueuse admiration.

Ajoutons, pour terminer cette esquisse, que la jeune fille était issue d’une brave famille d’agriculteurs à l’aise de Saint-Félix de Joliette. Après sa sortie du pensionnat, elle alla vivre sous le toit familial où on voulut la traiter comme une grande demoiselle en l’empêchant de travailler aux soins du ménage. L’ennui la prit. Elle avait trop d’activité pour vivre les bras croisés. Elle partit pour Montréal où elle eut la bonne fortune de se trouver une place assez avantageuse dans les bureaux de Conrad et Dunton. Ce fut deux ans après qu’un bon hasard lui fit connaître Pierre Lebon qui venait d’être fait ingénieur.

Puis, les amours avaient marché !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

James Conrad avait donc commandé un chèque de vingt-cinq mille dollars à l’ordre de Pierre Lebon.

Dix minutes plus tard, le chèque était apporté par Henriette et remis à Lebon. La jeune fille rentra aussitôt dans son cabinet.

Le jeune inventeur avait reçu le chèque d’une main tremblante : mais ce fut d’une main plus tremblante encore qu’il signa cette transaction qui allait lui rapporter une somme supplémentaire de $75,000. C’était la fortune, quoi !

Alors James Conrad reprit la conversation :

— Monsieur Lebon, nous sommes en possession des plans et devis de votre invention, il ne nous manque plus que votre modèle… Quand pourrez-vous nous apporter ce modèle ?

— Mais… de suite, aujourd’hui même… ou, au plus tard, demain matin.

— Oui, demain matin, c’est cela.

Pierre Lebon remercia l’ingénieur et prit congé.

Dans le corridor, il avisa une porte vitrée sur laquelle on lisait cette inscription : PRIVATE SECRETARY.

Il s’arrêta, parut réfléchir une seconde, sourit et d’une main légère heurta la porte.

— Entrez ! fit de l’intérieur une voix limpide et fraîche.

Tout radieux, le jeune homme pénétra dans le cabinet d’Henriette Brière.

Elle, d’un bond, courut à lui, passa ses bras autour de son cou et murmura avec une exquise tendresse :

— Ce serait peut-être une chose banale de vous féliciter, mon cher Pierre !

— Oui, ma chère amie, nous nous comprenons si bien sans même nous parler. Mais après ces félicitations, méchante, n’y aurait-il pas de votre part quelque chose de meilleur ?

— Je ne vous comprends pas cette fois, Pierre, répondit-elle en laissant tomber ses boudins noirs sur l’épaule du jeune homme.

Il sourit, pressa la charmante enfant sur lui et demanda :

— Est-ce que mes succès ne seraient pas mieux fêtés par un baiser de vos chères lèvres ?

Elle releva sa jolie tête, et, la bouche épanouie dans un sourire heureux. Elle lui tendit ses lèvres rouges, murmurant :

— Deux… trois baisers !

Une minute de joie céleste passa sur l’existence de ces deux amants.

— Ces succès, cette fortune, Henriette, dit le jeune homme, et toute la renommée que je pourrai acquérir dans l’avenir, c’est pour vous, oui, c’est pour vous seule, Henriette !

Elle pressa ardemment la tête du jeune homme contre sa joue veloutée et brûlante. Mais à l’instant même un timbre électrique résonna.

La jeune fille se dégagea doucement de l’amoureuse étreinte, et avec regret proféra :

— Mon Dieu ! on m’appelle déjà, mon Pierre !

Il éprouva le même regret.

— Voulez-vous, Henriette, que nous dînions ensemble ce soir ?

— Pour célébrer…

— Pour être l’un près de l’autre ! interrompit Pierre :

— Oui, oui, je le veux… je le souhaite !

— Merci. Je viendrai donc vous prendre…

— À cinq heures et demie.

— Entendu.

D’un commun accord leurs lèvres se touchèrent. et Lebon se retira.

Au moment il gagnait l’ascenseur, celui-ci s’arrêtait et un homme à l’air fort important sortait de la cage, croisait l’inventeur en lui décochant un regard pénétrant, et se dirigeait vers le cabinet de James Conrad.

Laissons Pierre Lebon à sa joie, à ses rêves et ses espoirs, et suivons le personnage inconnu qui venait de pénétrer dans le bureau de Conrad.

Ce dernier, à la vue de ce visiteur esquissa une grimace d’ennui. L’autre, sans doute, parut prendre cette grimace pour un sourire de bon accueil, car il s’écriait aussitôt avec toutes les marques d’une grande estime :

— Ah ! mon cher ami, je n’ai pu passer devant votre porte sans entrer vous dire bonjour. Je ne vous dérange pas ?

Et il tendait sa main large ouverte, grosse et rouge, à Conrad qui serra cette main comme avec répugnance.

— Non, mon cher Kuppmein, vous ne me dérangez pas du tout, répondit l’ingénieur, mais d’un air et sur un ton qui pouvaient clairement signifier : « Au contraire, vous me dérangez énormément. »

Mais celui que Conrad avait appelé Kuppmein ne parut pas saisir la pensée de l’ingénieur, et, sans façon, il se laissa choir dans un fauteuil, en proférant cette baliverne des gens qui pénètrent dans votre intimité avec effraction :

— Quelle chaleur !…

Il essuyait, en même temps son front très sec d’un mouchoir de soie rose.

Bien que l’homme parlât un anglais très pur, il portait un nom qui frisait le « mein gott ».

Kuppmein, en effet, était allemand, avec une tête bien carrée, plantée de cheveux poussant dru, court-coupés et d’un blond fané. Sa face large, rougeaude, joufflue et éclairée d’yeux bleu pâle et candides, était coupée par une formidable moustache — du même blond fané que les cheveux — peignée et étirée à la Guillaume.

Gros, trapu et lourd, ayant l’air très jeune encore en dépit de ses cinquante et quelques années, la mine réjouie, la bouche fendue d’une oreille à l’autre dans un sourire obséquieux, ses gros doigts, gras et gourds, couverts de diamants, vêtu avec une recherche inouïe, la canne accrochée au bras gauche, Kuppmein avait la mine d’un de ces braves rentiers désœuvrés, qui semblent n’avoir d’autres soucis que ceux d’afficher leur importance et d’embêter les gens qui travaillent.

James Conrad avait connu Kuppmein à New-York quelques années auparavant. Au début de la guerre, l’Allemand était venu à Montréal dans le dessein, avait-il avoué à Conrad, de rechercher un placement sûr et profitable à ses capitaux disponibles. Et depuis cette époque, trois ou quatre fois par semaine, « il n’avait pu passer devant la porte de ce cher ami sans entrer lui dire bonjour. »

Aussi, les façons mielleuses et serviles de Kuppmein avaient-elles fini par ennuyer Conrad qui, vainement avait tenté d’écarter cet importun et gêneur.

Après s’être assis confortablement, Kuppmein tira d’une poche de son veston un superbe étui à cigares, l’offrit à Conrad qui ne dédaigna pas, toutefois, de choisir l’un de ces excellents cigares, et lui-même en prit un et l’alluma avec une béatitude remarquable.

— Mon cher ami, reprit Kuppmein entre deux bouffées, savez-vous la nouvelle qui court la rue Saint-Jacques ?

— Non… quelle est cette nouvelle ?

— On prétend qu’un jeune ingénieur, nommé Pierre Lebon, vient d’inventer un appareil sous-marin dont on dit force merveilles.

— Oh ! c’est déjà une vieille nouvelle, fit négligemment James Conrad.

— Soit. Mais vous ne pouvez savoir ce que je me suis laissé dire.

— Quoi donc ?

— Que Messieurs Conrad et Dunton, ingénieurs très remuants, se sont saisis de l’affaire et vont la lancer sans retard !

— Ensuite !… demanda froidement Conrad.

— Ensuite !… fit Kuppmein avec quelque ahurissement ; mais il n’y a pas d’ensuite, que je sache. La nouvelle serait-elle fausse par hasard ?

— Mon Dieu ! mon cher Kuppmein, répliqua Conrad d’équivoque façon et avec un sourire dédaigneux, on dit bien des choses sur la rue Saint-Jacques, et ces choses sont plus souvent mensongères que véridiques. N’avez-vous jamais observé ce fait ?

— Ma foi, mon cher ami, bégaya l’Allemand un peu dérouté par la répartie de l’ingénieur, je vous confesserai sincèrement que je suis mauvais observateur.

Puis retrouvant son sourire papelard qui lui avait échappé un moment, il ajouta :

— Après tout, il m’importe peu que la nouvelle soit fausse ou vraie. Seulement, en cas de vérité, je me serais fait un devoir et un plaisir de vous faire mes plus chaleureuses félicitations et mes meilleurs souhaits de succès.

— Merci, tout de même.

— Ensuite, comme je m’intéresse toujours aux affaires nouvelles, je vous aurais demandé des particularités au cas où il y aurait eu un placement avantageux à faire.

— Merci encore.

Avec un sourire légèrement railleur qui avait souligné ces dernières paroles, Conrad pliait délibérément les plans du Chasse-Torpille demeurés étalés devant lui, puis il les glissait dans une large enveloppe de papier jaune. Il s’était aperçu que l’œil indifférent en apparence de Kuppmein avait, à deux ou trois reprises, fait ricochet sur les plans ; et, disons-le, Conrad se méfiait de cet Allemand.

Puis, sans se presser, il inscrivit sur l’enveloppe ce mot… PLANS, qu’il fit suivre immédiatement de ces deux lettres majuscules… C.-T. Mais ce mot et ces deux lettres majuscules, l’œil perçant de Kuppmein les avait saisis.

Conrad pivota sur sa chaise tournante et déposa l’enveloppe dans un coffre-fort placé derrière lui.

Or, à la minute où l’ingénieur tournait le dos, les yeux bleus de l’Allemand s’illuminèrent d’éclats étranges, une seconde, son sourire s’effaça, puis ses traits se contractèrent avec une énergie sauvage.

Mais quand Conrad revint à sa position première, il retrouva devant lui la figure bon enfant de Kuppmein, dont la bouche se fendait toujours du même sourire hypocrite.

— Enfin, mon cher ami, reprit l’Allemand de sa voix souple et doucereuse, pour en revenir cette invention…

Il fut interrompu par l’entrée brusque d’un homme qui venait du cabinet d’Henriette Brière. Cet homme jeta un regard indifférent sur Kuppmein qui déjà inclinait la tête révérencieusement, disant :

— Bonjour, Monsieur Dunton !

Robert Dunton ne répondit pas. Il reporta son regard froid sur Conrad et prononça d’une voix rude :

— Vous êtes engagé ?

— Je serai à vous dans un instant, répondit Conrad en se mettant à écrire.

Sans un mot de plus, Dunton tourna raidement sur ses talons et disparut dans le cabinet de la secrétaire.

— Allons ! s’écria Kuppmein en reprenant sa canne et son chapeau, je vois que je vous dérange, mon cher ami. Je me sauve… au revoir !

D’un pas alerte et sautillant, la figure toujours réjouie, l’Allemand se retira.

Conrad, alors poussa un soupir d’allègement et se renversa sur le dossier de sa chaise pour demeurer méditatif.

Dunton avait de suite regagné son cabinet et, une fois assis à son pupitre, il avait grommelé :

— Au diable ce mouchard d’Allemand ! Qu’est-ce que Conrad peut bien manigancer avec cet individu aux façons suspectes ?… Allons ! il faudra que j’ouvre l’œil sur eux désormais. Les visites de cet homme sont trop fréquentes pour qu’il s’agisse uniquement d’un échange de politesse.

Et il se mit à écrire avec une mauvaise humeur manifeste.

De physionomie comme de tempérament Dunton différait tout à fait de son associé James Conrad. De quelques années seulement plus jeune que ce dernier, très noir de cheveux, la figure longue et blême, avec des yeux noirs durs et froids, les sourcils sans cesse contractés, cet homme paraissait d’un abord impossible. Il était peu causeur, rarement le sourire entr’ouvrait ses lèvres blêmes et pincées, son geste était brusque et sa voix rude et cassante. Excellent travailleur, mais opiniâtre et entêté, il paraissait vouloir que tout allât selon son gré. Si Conrad usait de certaines initiatives ou discutait une transaction ou affaire quelconque qui n’était pas précisément du goût de Robert Dunton, celui-ci ne se gênait pas d’invectiver son associé.

En ces occasions, Conrad se contentait de hausser les épaules avec un air de dire : « Allez au diable, si vous n’êtes pas content ! »

Aussi, les deux associés n’entretenaient-ils que des relations strictement obligatoires, et encore, ces relations, les faisaient-ils aussi éloignées et brèves que possible. Quant aux affaires de routine, ils les traitaient par l’intermédiaire de leur secrétaire, Henriette.

Dunton détestait Conrad, celui-ci méprisait Dunton, voilà tout.

Et, chose assez curieuse, ils étaient associés depuis plus de dix ans et leurs affaires avaient marché !…

Après un assez long moment de méditation, James Conrad se rendit au bureau de son associé, en traversant le cabinet d’Henriette. Mais dans ce cabinet il avisa de suite un personnage en train de causer avec la jeune fille d’une façon presque familière. Ce personnage s’appelait Philip Conrad, c’était un neveu de l’ingénieur.

Philip Conrad était un grand diable à cheveux roux couronnant un front bas et soucieux, sur lequel on pouvait lire le tempérament et le moral de l’homme. Ses yeux jaunes, sournois, possédaient un éclat particulier qui pouvait sur certains individus exercer une sorte de fascination. Sous un nez trop gros et fortement enluminé était planté une moustache rude et rousse coupée en brosse. Cette moustache couvrait une lèvre épaisse et sensuelle, et sous la lèvre apparaissaient des dents à demi-rongées par la carie. Comme on le voit, cet homme, âgé de trente-cinq ans, n’était pas précisément ce qu’on peut appeler un bel homme.

Il était sévèrement serré dans l’uniforme de lieutenant-colonel des armées canadiennes au service de Sa Majesté Britannique. Toute sa physionomie accusait l’homme adonné aux plaisirs de ce monde. Il affectait une attitude imposante, donnait à son langage un air d’autorité et, bref, essayait par tous les moyens de se donner la mine d’un dompteur ou d’un conquérant.

James Conrad, en reconnaissant son neveu, lui demanda :

— Désires-tu me parler ?

— Parfaitement, mon oncle. Vous croyant engagé, j’attendais en compagnie de Mademoiselle Henriette.

— Je vais chez Dunton, mais je serai bientôt à ta disposition.

Il pénétra dans le bureau de son associé.

Dans son cabinet Henriette préparait le courrier.

La casquette sur la tête, le colonel demeurait assis sur un coin de la table où la jeune fille travaillait. Il tenait dans sa main gantée son “stick” avec lequel il battait de temps à autre les guêtres de cuir jaune qui emprisonnaient ses longues jambes. Il reprit d’une voix enrouée la conversation interrompue par James Conrad.

— Vous vous obstinez donc, Henriette, à ne pas me dire la raison pour laquelle vous refusez de venir au théâtre avec moi ?

— Je vous répète que je suis promise ce soir.

— Ce n’est pas une raison, vous dis-je !

— Mais avouez que c’est une excuse louable, sourit ironiquement la jeune fille.

— Oui, oui… un prétexte pour me refuser le plaisir de votre agréable compagnie, essaya galamment le colonel.

— Peuf !… fit Henriette avec un haussement dédaigneux des épaules.

Elle ajouta très ironique :

— Décidément, colonel, vous devenez flatteur !

— Et ça vous froisse ? ricana le colonel.

— Mais non… ça me fait rire.

De fait, Henriette riait… mais d’un petit rire de profonde moquerie.

Le colonel tressaillit. Ses yeux jaunes roulèrent dans leurs orbites, sa main serra fortement le “stick”, ses dents grincèrent… mais il réussit par un effort de volonté à calmer l’accès de fureur que le rire agaçant de la jeune fille avait fait naître en lui.

Très accaparée par sa besogne, Henriette ne regardait pas le colonel.

Et lui, ce colonel de contrebande, est-ce qu’il aimait par hasard cette jolie et fine Canadienne ? On l’aurait pensé.

Toujours est-il qu’un moment il demeura sombre et pensif, et fouettant plus rudement ses jambières jaunes.

Puis, il se pencha, et demanda, la voix presque menaçante :

— Henriette, me repoussez-vous positivement ?

Elle leva la tête, darda ses yeux noirs sur le colonel et répondit sèchement :

— Monsieur, vous connaissez ma pensée, c’est assez !

Et elle se remit à son travail.

James Conrad reparut et dit à son neveu :

— Philip, je suis maintenant libre.

Et, sans plus, il gagna son bureau.

Alors, le colonel se pencha davantage vers la jeune fille pour demander, sur un ton concentré :

— Henriette, dois-je penser que c’est votre dernier mot ?

Pour toute réponse, la jeune fille haussa les épaules avec irritation.

— C’est bien ! prononça le colonel.

Si la jeune fille eût levé ses yeux elle n’aurait pas manqué de surprendre dans les yeux jaunes de Philip Conrad une menace terrible.

Et, lui brusquement pénétra dans le cabinet de son oncle.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Eh bien, mon cher Philip, s’écria James Conrad avec un air joyeux et en indiquant un siège au colonel, l’affaire du Chasse-Torpille est bâclée !

— À votre avantage ?

— Un peu, oui. Mais aussi à celui de l’inventeur.

— Avez-vous acquis tous les droits comme vous m’en exprimiez hier l’intention ?

— Tous les droits, oui.

— Vous avez eu ça pour rien, j’imagine ?

— Pas du tout. L’affaire nous coûte cent mille dollars, à compte desquels nous avons versé vingt-cinq mille.

— Ne pensez-vous pas avoir payé trop cher les droits d’une invention dont les possibilités sont très problématiques ?

— Pas aussi problématiques que tu le penses, mon cher. Tu sais, comme moi, que les essais du petit modèle de l’inventeur ont été fort prometteurs.

— Sans doute. Mais il est un autre problème, celui de savoir si un modèle de dimension naturelle aura le même succès.

— Moi, je suis certain du succès.

— Et puis, poursuivit le colonel, votre versement de vingt-cinq mille dollars me parait offrir de gros risques.

— Pourquoi ?

— Je le trouve hasardé.

— Mais encore ?

— Supposons, par exemple, que ce Pierre Lebon se trouve être le plus audacieux des coquins et qu’il aille vendre ailleurs, pour une somme double de la vôtre, une invention en laquelle il n’a lui-même aucune foi.

— Ta supposition est insensée ! dit Conrad avec mépris.

— On a déjà vu se produire des faits plus étranges et plus invraisemblables.

— Tut ! tut ! tu divagues, mon cher.

— Oh ! ce que j’en dis, répliqua le colonel avec une indifférence affectée, c’est plutôt pour parler. Du reste, vos affaires ne me regardent pas. Seulement, je suis très désireux que vous réussissiez toujours dans vos entreprises. Et puis quant à ce Chasse-Torpille, du moment que vous en avez en main les plans.

— Oui, Interrompit Conrad, j’ai les plans… Tiens, dans cette enveloppe.

Conrad indiqua l’enveloppe jaune qu’il avait déposée dans son coffre-fort sous les yeux de Kuppmein.

Le colonel lança vers le coffre-fort un regard aigu et pensa :

— Bon ! Mais Kuppmein doit savoir aussi où sont ces plans, et il n’a, comme moi, qu’à connaître la combinaison de la serrure et ensuite qu’à tendre la main. Nous verrons, conclut-il, tandis qu’un éclair sillonnait ses prunelles jaunes.

Puis, tout haut il demanda avec la même indifférence :

— N’avez-vous pas aussi le modèle ?

— Pas encore, Lebon va nous l’apporter demain.

— En ce cas, tout va bien.

— À propos, fit Conrad en allumant un cigare, comment va le recrutement ?

— Il agonise, pour ne pas dire qu’il est mort, depuis que circule la nouvelle que le Premier Ministre va rapporter de Londres le projet d’un Bill qui va doter le pays d’un service militaire obligatoire.

— Que penses-tu de ces projets de conscription militaire ?

— Je pense que le tour sera bien fait pour envoyer au feu tous les “Frenchmen” de cette province.

— Hum ! fit Conrad avec un hochement de tête. Je crains fort que M. Borden ne se barre les jambes.

— Que voulez-vous dire ?

— Qu’il tombera, lui, et son Bill avec lui. Mais bah ! pour le moment, je crois la question oiseuse.

À cette minute Henriette entra apportant une pile de lettres nécessitant la signature de Conrad. La jeune fille, après avoir placé les lettres devant son chef, allait se retirer, lorsque Conrad la retint.

— Puis-je vous demander un service, mademoiselle ?

— Je suis à votre disposition, monsieur.

— J’ai là dans ce panier quantité de vieilles lettres, personnelles et autres, que je désire voir classifiées. Peut-être même se trouve-t-il quelques lettres importantes auxquelles j’aurais pu omettre de répondre. Pourriez-vous, ce soir, venir passer une heure ici et mettre la chose à l’ordre ?

— Avec plaisir, monsieur, comptez sur moi ! L’œil du colonel, à cette seconde, brilla étrangement.

— Merci, dit Conrad.

Henriette réintégra son cabinet, et James Conrad se mit en train de signer les nombreuses lettres.

Le colonel se leva, fit tourner son stick au bout de ses doigts et se dirigea vers la porte.

— Tu t’en vas ? demanda Conrad.

— Avez-vous quelque chose de particulier ? fit le colonel en s’arrêtant.

— Non. Mais je voulais t’emmener souper à la maison.

— Merci, mon oncle. J’ai un rendez-vous très important vers six heures. Une autre fois… Il sortit en sifflant.

Lorsqu’il fut rendu sur la rue Saint-Jacques, il murmura :

— À présent, il s’agit de retrouver Kuppmein et de le surveiller…


III

LA TRAME


Non loin des grands magasins Morgan & Cie, rue Sainte-Catherine, se trouvait un restaurant des plus à la mode. À elle seule son enseigne était une révélation : ce restaurant s’intitulait : THE PALACE CAFE.

Naturellement, en un tel endroit n’entraient que les gens à grosses bourses et de réputation honorable. Disons encore que le lieu n’était fréquenté que par les Anglais, ou plus justement par les clients de langue anglaise, attendu que le personnel était exclusivement anglais.

Pénétrons dans ce café. Il est huit heures du soir de ce même jour. Le restaurant est tout illuminé, mais il n’est guère de convives dans la salle commune, on n’y découvre que trois ou quatre employés de magasin. Le personnel, filles et garçons, est retiré dans la cuisine d’où l’on perçoit le train-train de leur conversation coupée d’éclats de rire.

À gauche, le long du mur, se trouve une série de cabinets dont deux seulement sont occupés. Dans le premier sont trois convives, et parmi eux nous pouvons de suite reconnaître ce personnage énigmatique, richement mis, important et prétentieux, la face grasse et fleurie, que nous avons vu au bureau de James Conrad : c’est le sieur Kuppmein.

Vis-à-vis ce dernier est un gros et grand gaillard — un colosse à la mine redoutable — mis également avec la même recherche dont avait l’air de faire parade le gros Kuppmein, Et ce colosse possède une tête forte et ronde recouverte de cheveux jaunes, longs et mal léchés, un front carré, des sourcils ayant la nuance des cheveux, épais et tombant sur des yeux rouges, il y a cependant entre les deux une nuance : l’œil droit est rouge-sang, le gauche est écarlate, et cela fait une impression fort curieuse sur qui regarde cet homme. Par surcroît, et l’impression curieuse s’amplifie énormément de ce fait, l’un et l’autre de ses deux yeux semblent s’en vouloir à mort, car tous deux louchent terriblement, l’un vers l’autre, ils jettent à certains moments des regards féroces. Pour terminer ce portrait, un nez très gros, vert, cramoisi, déformé, surplombe des lèvres épaisses et brutales que, par bonheur, une barbe rousse, touffue et d’aspect inculte cache à demi.

À considérer cette tête mal faite, hors de proportion et d’équilibre, on aurait pensé que le mystérieux Créateur de l’humanité, au lendemain de la Création, s’était trouvé, contre ses calculs, avec un surplus de cheveux jaunes, d’un crâne hideux, d’un front trop carré, d’une paire d’yeux dissemblables, d’un nez crochu, d’une bouche de mastodonte, et deux oreilles — de marque différente elles aussi, tant l’une était plus large et plus velue que l’autre — et que, soudainement embêté et ne sachant trop que faire de ces restes disparates… oui, on aurait tout simplement pensé que la Créateur de ces restes avait fait la tête de Grossman. Car tel était le nom du gaillard en question, nom à consonnance « hunnique » également, et avec une telle tête ce gaillard était littéralement grotesque.

Quant à son âge, il eût été difficile de préciser ; mais il devait être pour le moins dans la quarantaine.

Le troisième personnage, assis du côté de la muraille, ne possédait pas, peut-être, un physique aussi intéressant. C’était un jeune homme de vingt-cinq ans tout au plus, assez grand, mais mince et fluet, avec une tête un peu longue et à cheveux noirs crépus. Il avait d’assez beaux yeux, de nuance brune, mais des yeux un peu fureteurs et très sournois, de sorte que son regard, plutôt fuyant, accusait le rusé et l’intrigant, sinon le coquin. Sa figure, blême, maigre, tirée, avait un aspect maladif. Mais ce qui surtout attirait l’attention dans cette figure, c’était l’énorme moustache très noire qui la barrait et dont les pointes étaient — révérence faite — tournées en queue de cochonnet. Et ce troisième personnage se nommait Fringer.

Dans le cabinet voisin il n’y avait qu’un seul convive, et ce solitaire demeurait immobile et comme pétrifié devant ses plats fumants. Seuls, une paire d’yeux jaunes et brillants vivaient dans cet homme. Un observateur eût remarqué, par la position de sa tête légèrement tournée et penchée vers la cloison qui le séparait du cabinet où dînaient les trois allemands, que cet homme écoutait ce qui se disait de l’autre côté. Et bien que de cet autre côté l’on parlât à voix basse, les paroles tombées des lèvres arrivaient assez distinctement aux oreilles de l’écouteur.

Cet inconnu avait un aspect sombre et funèbre avec son vêtement tout noir, ses cheveux noirs pommadés, luisants et lissés qu’une ligne droite et bien tirée séparait au beau milieu de la tête. En plus, il portait une barbe également très noire, très épaisse et en broussaille, de sorte que dans cette broussaille de poils de jais on ne pouvait voir que les yeux et le nez de ce noiraud.

Maintenant, retournons dans le premier cabinet et voyons ce qu’on y disait. Kuppmein parlait, mais non de cette voix souple et mielleuse que lui connaissait James Conrad, mais d’une voix à l’accent rude, guttural et autoritaire.

— Je vous l’ai déjà dit, Grossmann, et je t’ai prévenu, Fringer, que les plans du Chasse-Torpille de Lebon ne devaient sortir des mains de l’inventeur que pour passer dans les nôtres. Nous aurions eu ça pour rien, quand, aujourd’hui, un million de dollars n’enlèverait pas l’affaire des mains de Conrad. Or, nos instructions étaient, comme elles le sont encore du reste, de nous approprier les plans et le modèle du Chasse-Torpille coûte que coûte. Mais à cette heure que l’argent devient impuissant, qu’allons-nous faire ?

— Les enlever ! dit Grossmann sur un ton bourru.

— Qui les enlèvera du coffre-fort dans lequel je les ai vus cet après-midi ?

— Moi ! dit Fringer sur un ton résolu.

— Très bien, approuva froidement Kuppmein. Maintenant reste la question des vingt mille dollars que Rutten nous a envoyés de New-York et dont, toi Grossmann, tu es le dépositaire.

— Je les ai ici, admit Grossman en posant une main sur le côté gauche de son veston.

— Ces vingt mille dollars, continua Kuppmein, étaient destinés à ce versement à titre d’acompte sur l’achat des plans du Chasse-Torpille, — achat que j’avais estimé au prix maximum de cinquante mille dollars.

— Eh bien ? demanda Grossmann.

— Eh bien ! si nous enlevons ces plans — manœuvre qui simplifiera joliment la transaction — que ferons-nous de l’argent reçu ?

— Nous le retournerons à celui qui nous l’a envoyé, dit Grossmann.

— C’est juste, approuva Kuppmein en regardant Fringer d’une certaine façon.

— Je loue ta probité, Grossmann, s’écria Fringer sur un ton satirique et en clignant de l’œil à Kuppmein.

Mais Grossmann, qui mangeait de fort bon appétit, n’ayant pas surpris les regards étranges échangés entre ses deux associés, pensa :

— En toute justice ces vingt mille dollars devraient me revenir et, mieux, me rester à titre de rémunération de mes services passés… donc, je les garde pour moi… pour moi seul !

Durant quelques minutes le silence s’établit entre ces trois hommes dont nous avons, dès maintenant, un aperçu de leur moral.

Et pendant ce silence Kuppmein versait dans son café la goutte de lait qu’on lui avait servi dans un minuscule pot à lait de porcelaine imitée, puis il y laissait tomber d’une cuiller un petit carré de sucre blanc.

Fringer rongeait l’os de son “Round Steak”.

Grossmann avalait des pommes de terre frites accommodées de certaine sauce aux petits pois verts.

Après avoir siroté son café, Kuppmein rompit le silence.

— Donc, dit-il, il est entendu que nous enlèverons les plans, et que Fringer se chargera de l’opération.

— Il ne faut pas oublier le modèle ! émit Fringer.

— Je m’en charge ! déclara Grossmann.

— Et moi, reprit Kuppmein, vu que mes instructions étaient de conduire les opérations d’achat et de surveiller le transport de la marchandise de Montréal à New-York, où Rutten doit prendre sur sa responsabilité son expédition en Allemagne, et attendu que les dites négociations sont devenues irréalisables, je me charge de diriger les nouvelles opérations. Or, pour toi, Fringer, qui s’attribue l’opération la plus délicate, voici là, où et comment tu vas procéder.

Et à voix plus basse Kuppmein fit une description parfaite du bureau de James Conrad. Puis, sur une feuille de papier il traça un croquis représentant la combinaison du coffre-fort, et, par quelques coups de crayon en forme de flèches, il indiqua la manœuvre à exécuter, Fringer prit le papier et étudia attentivement l’ébauche faite par Kuppmein.

— Et toi, Grossmann, poursuivit-il, tu te muniras d’une valise de pas moins de trente-six pouces en longueur, de huit en largeur et de douze en profondeur. Puis, vers les neuf heures et demie, ce soir même, tu te rendras rue Saint-Denis au No 143b. Là, tu demanderas Pierre Lebon. On te répondra qu’il est absent. Je me chargerai de cette absence, s’il le faut. Puis, comme tu parles un assez bon français, tu t’annonceras comme un parent quelconque du jeune homme, expliquant, par exemple, que tu arrives de Québec pour venir visiter ton neveu. Comme ces Canadiens sont très hospitaliers, on te priera d’entrer et d’attendre le retour de Lebon. Mais comme tu apportes dans ta valise des cadeaux pour ton neveu, tu te feras conduire à son appartement au premier étage. Là, dans un petit cabinet d’étude, tu verras une table placée à peu près au centre, et sur la table le modèle en question. Tu placeras ce précieux objet dans ta valise, tu prendras un siège et tu allumeras, avec toute la tranquillité d’un oncle chez son neveu, ta vieille pipe « d’écume de mer » comme on dit dans le pays. Au bout d’un quart d’heure environ, tu te sentiras très ennuyé d’attendre le retour de ton neveu. Alors, tu souhaiteras « bonne nuit » aux gens du rez-de-chaussée, en ayant soin de les prévenir que tu reviendras probablement le lendemain. Et le tour sera fait !

— Où nous retrouverons-nous ? interrogea Grossmann de son accent toujours bourru.

— À nos quartiers généraux, rue Dorchester.

— Très bien.

— Ainsi donc, reprit Kuppmein, les rôles sont parfaitement définis et clairement compris ?… Toi, Grossmann, et toi, Fringer, vous êtes certains tous deux, n’est-ce pas, de votre mission particulière ?

— À dix heures et quart au plus tard, je serai là avec le modèle, déclara Grossmann,

— À dix heures et quart au plus tard, dit Fringer à son tour, je serai rue Dorchester avec les plans.

— Et moi, compléta Kuppmein, à dix heures et quart au plus tard, je vous attendrai rue Dorchester.

Sur ce les trois Allemands finirent tranquillement leur souper.

Alors seulement l’homme du cabinet voisin se mit à faire honneur aux mets qu’on lui avait servis une demi-heure auparavant et qui s’étaient fort refroidis. Il n’en parut manger pas moins avec une grande satisfaction, tout en ébauchant un sourire énigmatique.

Dix minutes plus tard les trois Allemands quittaient le Palace Café.

Quant à l’homme noir, il continua de manger, sans abandonner son sourire mystérieux.


IV

OÙ FRINGER ET GROSSMANN SE VOIENT DEVANCER DANS LEUR BESOGNE RESPECTIVE


Dans le bureau de James Conrad, Henriette Brière venait de terminer le petit travail supplémentaire que son patron lui avait demandé de faire.

Elle consulta à son poignet une petite montre retenue par un bracelet.

— Neuf heures moins quart… murmura-t-elle. Pierre devrait être sur le point de me téléphoner.

Son désir fut réalisé à la seconde même : l’appareil téléphonique posé sur le bureau du patron vibra.

La jeune fille le prit vivement.

— Est-ce vous, Pierre ?

— Oui, Henriette. Avez-vous terminé votre besogne ?

— Je viens de la terminer et je vous attends.

— J’y cours… un quart d’heure seulement et je serai là.

Quinze minutes plus tard le jeune inventeur pénétrait dans le bureau de Conrad.

Comme la conversation qui suivit n’intéresserait nullement notre lecteur, nous quitterons pour un instant les deux fiancés et descendrons sur la rue Saint-Jacques.

Depuis vingt minutes environ on aurait pu distinguer, sur le côté opposé de la rue et juste en face des bureaux de Conrad et Dunton, la vague silhouette d’un individu qui obstinément tenait ses regards fixés sur les fenêtres éclairées du cabinet de James Conrad. Ce soir-là, de tout l’édifice, hormis le vestibule d’entrée, c’était l’unique fenêtre éclairée.

L’homme qui regardait ainsi cette fenêtre était comme on le devine bien, l’allemand Fringer. Au bout de ces vingt minutes d’observation il murmura avec impatience.

— Le patron va-t-il coucher là ? Belle affaire, alors ! À moins que j’entre et lui demande très civilement de me remettre les précieux plans ? Ce serait certainement me tirer d’une faction bien ennuyeuse, et je ne manquerais pas d’en exprimer toute ma reconnaissance au gentleman.

Un sourd ricanement accompagna cette facétie.

Quinze autres minutes s’écoulèrent.

Puis Fringer détacha pour la première fois ses yeux de la fenêtre éclairée pour observer un tramway qui s’arrêtait à l’angle de la rue Saint-Georges, non loin de là. Du tramway un jeune homme sauta sur la chaussée et se dirigea rapidement vers l’édifice que Fringer surveillait et y entra.

— Encore un importun ! maugréa l’Allemand avec dépit.

Quelques minutes encore se passèrent.

Soudain, Fringer frémit d’aise en remarquant que la fenêtre de Conrad venait de s’obscurcir subitement.

— Allons ! soupirait-il, c’est pas trop tôt. Est-ce que les honnêtes gens ont maintenant des velléités de découcher ? Décidément le monde va mal !

Dès cette minute, ce fut sur la porte de l’édifice que se concentra l’attention du guetteur. Bientôt il en vit sortir une jeune fille et un jeune homme. Ce jeune homme, il le reconnut sans peine pour celui qui était descendu de tramway l’instant d’avant. Mais la vue de la jeune fille, qu’il ne connaissait pas, parut fort l’étonner.

— Tiens, tiens ! se dit-il, où je me trompe fort ou c’était cette demoiselle qui se trouvait là-haut. Misère !… ce que c’est que de manquer de flair ! Dire que j’aurais pu filer un bout d’amour à cette jolie fille… brune ou blonde… du diable ! si j’en vois la nuance ! Et cela, tout en trimant mes petites affaires ; car, selon moi, il n’est rien comme de joindre l’utile à l’agréable !

Un nouveau ricanement tomba de ses lèvres.

Le jeune homme et la jeune fille, qui n’étaient autres que nos amoureux Pierre et Henriette, remontaient la rue Saint-Jacques vers la rue Saint-Laurent. Mais à peine avaient-ils marché la longueur d’un bloc, qu’ils croisèrent un individu portant à la main droite une énorme valise. Cet individu marchait vite. Mais en arrivant près du couple il parut ralentir sa marche, et sur Pierre et Henriette il jeta un coup d’œil furtif. Puis, il accéléra sa marche. Pierre et sa fiancée n’avaient nullement remarqué ce passant, tout à leurs amours qu’ils étalent.

Cet inconnu fut bientôt devant l’édifice où se trouvaient les bureaux de Conrad et Dunton. Sans la moindre hésitation il poussa la porte et entra tout comme s’il se fût trouvé chez lui.

Au moment même où cet homme pénétrait dans l’édifice. Fringer quittait subitement son poste d’observation pour franchir la chaussée. Mais il s’arrêta et proféra un juron de colère en voyant l’inconnu à la valise entrer dans l’immeuble.

— Au diable, l’animal ! grommela-t-il. N’aurait-il pu attendre à demain pour apporter sa maudite valise.

Et, pestant, sacrant, Fringer se renfonça dans l’ombre et attendit.

Tout à coup il sursauta, frotta rudement ses paupières, écarquilla les yeux et gronda :

— Bon ! il ne manquait plus que ça maintenant… Cette fois, ça doit être le patron lui-même, ou le diable me brûle !

Et, les yeux fortement arrondis par la stupeur, sinon par l’inquiétude ou par la contrariété, il regarda la fenêtre du bureau de Conrad où la lumière venait de jaillir. Cinq minutes seulement se passèrent ainsi, puis la fenêtre retomba brusquement dans l’obscurité.

Un éclair de joie illumina le regard de Fringer, mais cette joie se changea aussitôt en déception et en courroux, lorsque le jeune homme vit Henriette revenir précipitamment vers l’édifice et entrer.

Disons que la jeune fille s’était aperçue qu’elle avait oublié sa sacoche au bureau, et elle revenait la chercher. Elle monta vivement l’escalier afin de ne pas faire attendre trop longtemps Pierre Lebon demeuré plus loin. Sur le palier du second étage elle croisa l’homme à la valise, et son cœur battit de surprise. Elle lança à cet homme un coup d’œil perçant. Mais l’inconnu s’engageait déjà rapidement dans l’escalier. Mais il ne passa pas si vite que la jeune fille n’eût le temps de remarquer que cet homme était grand, vêtu de noir, coiffé d’un melon et que sa figure était encadrée d’une barbe noire et touffue. Et l’énorme valise que cet inconnu tenait à la main n’avait pas manqué non plus d’attirer son attention.

Mais Henriette n’y prêta pas plus d’attention, et elle continua son ascension au troisième étage. Elle retrouva sa sacoche et redescendit aussitôt pour rejoindre Pierre Lebon.

Tout cela s’était passé en l’espace de quelques minutes seulement, mais tout cela avait excité au plus haut degré la curiosité et l’étonnement de Fringer qu’une perspiration abondante inondait.

Et quand il avait vu l’homme à la valise ressortir, puis Henriette peu après, il s’était dit avec un juron :

— Je veux être étouffé si ce n’est pas mon tour maintenant !

Et hardiment il gagna l’édifice.

Disons que certains de ces immeubles ne ferment leurs portes qu’à dix heures ; et, souvent, le gardien de nuit s’est absenté pour aller faire un bout de causette avec un verre à l’un des cabarets de la rue Notre-Dame ou de la rue Craig, toutes deux à un pas de la rue Saint-Jacques. Si bien qu’à certains moments, avant l’heure de la fermeture, l’édifice est tout à fait désert et l’entrée libre au premier maraudeur venu.

Ce fut donc sans encombre que Fringer atteignit le bureau de James Conrad.

Il sortit de sa poche une petite lanterne électrique, et à l’aide d’une clef que lui avait remise Kuppmein, il pénétra dans le cabinet.

Il avait si bien en mémoire les indications précises fournies par Kuppmein, que le premier rayon de sa lanterne frappa justement le coffre-fort.

Fringer s’en approcha et se mit à étudier attentivement la combinaison que, de temps à autre, il comparait au croquis tracé par Kuppmein.

Après quelques minutes de cet examen, il se mit en frais de tourner le bouton de la serrure chiffrée. Sa main tremblait légèrement, et de son front creusé de plis durs coulaient des gouttes de sueur. De ses lèvres tombaient parfois des paroles hachées et inintelligibles, parfois aussi c’était un juron. Durant pas moins de quinze minutes il travailla activement, mais la porte du coffre-fort demeurait opiniâtrement close.

— Diable ! souffla-t-il enfin en épongeant sa face mouillée, est-ce que ce bélître de Kuppmein se serait trompé par malheur ?… Ou bien, est-ce moi qui vois noir ?

De nouveau il compara son papier à la combinaison.

— C’est, pourtant bien le même chiffrage, murmura-t-il. Peut-être ai-je fais un demi-tour de plus ou de moins ?… Alors, il faut recommencer. Voyons… D’abord, deux tours entiers à droite… Ça y est ! Maintenant… un tour complet à gauche… Bon ! Voilà ! Enfin… revenir à gauche jusqu’à douze…

Cette fois Fringer sursauta joyeusement en entendant un léger déclic vibrer à l’intérieur du coffre-fort. Fébrilement il tourna la poignée et tira à lui la lourde porte.

Il poussa un immense soupir.

Il ne vit d’abord que des livres de comptes et des paperasses. Puis il examina le contenu du coffre-fort avec une grande attention, murmurant :

— Kuppmein a dit… « une grande enveloppe jaune marquée : PLAN… C-T. » et déposée dans le cinquième des six casiers. Voyons… je vois bien le cinquième casier, mais il est vide ! Il n’y a pas d’enveloppe jaune dedans !…

Perplexe, il se gratta activement le front.

— Enfer !… jura-t-il avec colère et désappointement. Si c’était…

Il s’interrompit, haletant et n’osant formuler entièrement sa pensée. Mais tout à coup ses sourcils se froncèrent terriblement et ses lèvres grondèrent une nouvelle imprécation.

— Nous sommes volés… rugit-il, volés par cet homme à la valise !

Mais une autre pensée parut le bouleverser bien davantage.

— La valise !… Le modèle !… s’écria-t-il… Oh ! il n’y a pas de temps à perdre, si je veux sauver l’autre pièce…

D’une main brutale il repoussa la porte du coffre-fort et se dressa d’un bond. Mais dans ce geste, chose étrange, sa grosse moustache noire aux pointes tournées en queue de cochonnet se détacha de sous son nez et tomba sur le parquet.

Fringer grommela une nouvelle imprécation, ramassa sa moustache postiche, la replaqua sous son nez, éteignit sa lanterne et sortit du cabinet de Conrad.

Trois minutes plus tard, il était sur la rue et jetait un regard inquiet au cadran de l’hôtel des Postes, dix heures moins quart !

— Rue Saint-Denis, murmura Fringer en allongeant le pas… pourvu que j’arrive à temps !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous laisserons Fringer à son désappointement et à sa rage pour rejoindre l’homme à la valise.

Il était exactement neuf heures et quart quand il sortit de l’édifice, il traversa la chaussée, par crainte de se trouver nez à nez avec Pierre Lebon dont il aperçut plus loin la silhouette, remonta la rue Saint-Jacques jusqu’à la côte de la Place d’Armes d’où il descendit sur la rue Craig pour gagner le Boulevard Saint-Laurent. Il sauta dans un tramway montant le Boulevard, prit un autre tramway rue Sainte-Catherine en direction de l’est et descendit rue Saint-Denis. Quelques instants après il était au No 143 B. À la femme de la maison qui le reçut il demanda en un français haché :

— Monsieur Pierre Lebon ?

— Il est absent, monsieur.

— Pour longtemps ?

— Je ne sais pas.

— Puis-je attendre son retour quelques minutes ?

— Certainement, monsieur, entrez.

Et la femme s’effaça pour laisser passer cet homme étrange avec sa grosse valise.

Une fois la porte fermée, la brave femme dit à son visiteur :

— Si vous désirez monter chez Monsieur Lebon, vous y trouverez des journaux qui vous aideront à passer le temps ?

— Vous êtes bien aimable, madame, j’accepte avec plaisir.

L’instant d’après, l’homme était dans la place.

Or, au moment où cet inconnu pénétrait dans la maison, un homme, porteur lui aussi d’une grosse valise jaune, s’arrêtait subitement avec une physionomie empreinte d’ébahissement à la vue de l’autre qui le précédait avec sa valise également jaune et de forte dimension aussi.

Ce nouveau venu, c’était Grossmann.

Il fut secoué par un funeste pressentiment, et murmura :

— Où va cet homme avec sa valise ?… Il n’habite sûrement pas la maison, puisqu’il a parlementé avec la femme du logis ! Attendons, nous verrons bien !… Du reste, il n’est encore que neuf heures et demie… j’ai du temps.

Bien que la soirée fût belle, les promeneurs étaient peu nombreux. Grossmann déposa sa valise sur le trottoir et se mit en train de suivre le conseil que lui avait donné Kuppmein au Palace Café : il alluma sa pipe. Seulement, il l’alluma sur la rue au lieu de l’allumer dans la maison et dans l’étude de Lebon. N’importe !

Ayant pris l’attitude nonchalante d’un homme qui attend quelqu’un, afin de ne pas éveiller l’attention et la curiosité des passants, il fuma et attendit.

Les minutes s’écoulèrent.

Grossmann fuma sa première pipe et en alluma une seconde. Puis, l’inquiétude et l’impatience le gagnèrent. Il commença de s’agiter et de jeter sur la maison où logeait Pierre Lebon des regards anxieux. L’homme à la valise ne revenait pas…

Un moment, il eut la pensée de tout risquer et d’aller frapper à la porte, et il grogna :

— Arrive qu’arrive, je saurai bien !

Brusquement il saisit sa valise, fit quelques pas incertains vers la maison, puis s’arrêta tout à coup saisi d’une appréhension quelconque. Il murmura avec humeur :

— Le diable emporte l’animal qui est entré là !… Et moi, vais-je entrer ? Ou vaut-il mieux attendre encore quelques minutes ?… Que faire ?

Il tira furieusement les poils de sa barbe inculte. Puis, prenant une nouvelle résolution, il grogna :

— Oui, je vais attendre encore… dussé-je attendre deux heures !

Il reposa sa valise sur le trottoir.

Sa montre qu’il consulta indiquait dix heures.

Il tressaillit. Puis, nerveusement, il bourra sa pipe pour la troisième fois.

Mais au moment où il allait frotter une allumette, une main le toucha à l’épaule.

Il sursauta, se retourna d’une pièce et reconnut, non sans surprise, la figure maladive et tourmentée de Fringer.

— Après quoi, diable, cours-tu ? interrogea-t-il de sa voix rogue.

— Après le modèle, simplement.

— Le modèle !… s’écria Grossmann plus stupéfait encore.

— Oui, où est-il ?

— Dans la maison donc !

— Tu n’es pas entré encore ?

— Tu le vois bien, puisque j’attends.

— Et qu’attends-tu ?

— Que l’autre en sorte, mort-du-diable !

– L’autre !… dit Fringer qui eut peur de comprendre.

— Eh bien ! oui, un autre individu, armé, lui aussi, d’une valise de la dimension de la mienne.

— Malédiction ! rugit Fringer.

— Eh bien ! quoi ? Qu’est-ce qui te prend ?

— Il me prend que nous sommes joués des deux côtés !

— Que veux-tu dire ? s’écria Grossmann, ébaudi.

— Je veux dire que cet homme avec sa valise m’a précédé au bureau de Conrad et a volé les plans que nous nous étions réservés.

— Mort-Dieu ! dis-tu vrai, Fringer ?

— Regarde plutôt ! répliqua l’autre en indiquant la maison où domiciliait Lebon.

À cet instant même l’homme barbu de noir sortait, toujours avec sa valise à la main, saluait la femme de la maison avec une grande révérence, gagnait le trottoir et se dirigeait vivement vers la rue Sainte-Catherine.

Grossmann sacra, Fringer jura, et tous deux, de commun accord, partirent à pas de loup derrière l’inconnu.

Mais quand ils arrivèrent sur la rue Sainte-Catherine, l’inconnu venait de sauter dans un auto qui, à toute vitesse, s’éloignait vers l’ouest de la cité.

Grossmann et Fringer demeurèrent un moment là plantés et stupides d’hébétement.


V

UNE RENCONTRE INATTENDUE


Au Palace Café, Kuppmein avait dit, après ses deux associés : — Et moi, pas plus tard que dix heures et quart, je vous attendrai rue Dorchester.

En effet, dix heures étaient à peine sonnées que le gros allemand s’arrêtait devant une maison à deux étages, d’assez bonne apparence, située à quelques pas du Square Dominion. Cette maison s’élevait au milieu d’une petite cour plantée de peupliers et envahie par les herbes sauvages. La maison et son parterre avaient un air abandonné. Une clôture de fer entourait maison et parterre, et cette clôture était fermée par une grille. Une vingtaine de verges séparaient la maison de la rue. Nulle lumière ne jetait le moindre reflet au travers des persiennes closes.

Kuppmein poussa la grille et marcha rapidement vers la maison dont la façade était ornée d’un beau perron de pierre surmonté d’une marquise. L’allemand monta lentement les cinq marches du perron, prit une clef dans une de ses poches et ouvrit la porte. Il pénétra dans un vestibule noir comme un four, referma la porte pressa un bouton. Le vestibule s’éclaira vaguement sous la clarté d’une lampe électrique à verre bleu pâle suspendue au plafond.

Ce vestibule était spacieux, propre et garni de banquettes bien rembourrées. Quatre ou cinq portières bien tirées masquaient des portes closes. Vers le centre du vestibule un large escalier s’élevait vers les étages supérieurs. Kuppmein se dirigea vers cet escalier. Il s’arrêta au premier étage et se dirigea vers une pièce située à l’arrière de la maison. Cette pièce était uniquement meublée d’une table et de quelques fauteuils. Les murs étaient décorés de papier-teinture et nus. Une torchère électrique éclairait cet appartement.

Après avoir soigneusement refermé la porte, Kuppmein consulta sa montre.

— Dix heures et dix ! murmura-t-il, je suis en avant de cinq minutes.

Il se jeta dans un fauteuil, alluma un cigare et tira un journal de sa poche.

Un silence de plomb pesait sur la maison.

Le temps s’écoula lentement.

De nouveau Kuppmein regarda sa montre.

— Bon ! grogna-t-il avec humeur, ces deux imbéciles sont en retard… dix heures vingt !

Il se leva brusquement, jeta son journal sur la table, marcha vers la fenêtre dont il souleva le châssis et prêta l’oreille aux bruits du dehors.

À cet instant un pas lourd et rythmé résonnait sur le trottoir, puis s’éteignait peu à peu dans la nuit.

— Ni l’un l’autre ! murmura Kuppmein. Ce ne peut être que l’un de ces bons policemen qui patiemment traînent sur le pavé leurs bottes et leur ennui.

Il laissa retomber le châssis et revint à son fauteuil pour reprendre sa lecture. Mais il paraissait agité et fort distrait.

Dix minutes encore se passèrent, quand un bruit métallique et sec le fit tressaillir. Ce bruit provenait de la grille de fer qu’une main nerveuse avait repoussée avec rudesse.

Kuppmein écouta.

Puis un murmure de voix arriva jusqu’à lui, des pas précipités retentirent, une porte claqua au rez-de-chaussée, une course impétueuse réveilla les échos silencieux de la maison.

Haletant, Kuppmein attendit.

L’instant d’après, la porte de la pièce où il se trouvait s’ouvrit avec violence, et deux hommes aux allures de fous furieux firent irruption.

— Eh bien ? interrogea avidement Kuppmein en voyant paraître Grossmann et Fringer.

— Volés !… hoqueta Fringer.

— Volés !…hurla Grossmann.

— Volés !… fit Kuppmein en écho stupide.

— Oui… volés… plans et modèle ! compléta Grossman en lançant avec fureur sa valise vide dans un coin de la pièce.

— Expliquez-vous ! commanda Kuppmein, tout ahuri.

Fringer narra alors les exploits de l’homme barbu de noir.

Quand il eut achevé, Kuppmein leva un poing furieux vers le plafond et cria : Damnation !

Puis, tandis que Grossmann et Fringer, suant, haletant, se jetaient chacun dans un fauteuil, Kuppmein se frappait le front comme saisi d’une idée, et il pensait :

— Oh ! Si c’était ce damné colonel, par hasard !… ce soûlard, ce crève-faim, ce voleur !… oh ! je le saurai bien !…

À la très grande stupéfaction de ses deux associés, il saisit brusquement sa canne et quitta la pièce en disant d’une voix rauque :

— Attendez mon retour !…

En quelques enjambées — on ne l’eût cru si alerte — il dégringola l’escalier, et, deux minutes plus tard, il était sur la rue et se dirigeait d’un pas rapide vers le Square Dominion. Où allait-il ? Mystère ! Mais il n’avait pas fait trente pas, qu’un homme se détacha soudain d’un pan d’ombre et se plaça carrément sur son passage.

Croyant, avoir affaire à quelque détrousseur, Kuppmein porta une main rapide à une poche de son pantalon pour y prendre son revolver. L’homme vit ce geste et leva vivement une main en signe de protestation, disant :

Pardon, monsieur Kuppmein ! je ne suis pas ce que vous pensez.

Kuppmein s’arrêta net, très surpris d’entendre son nom prononcé par cet inconnu.

— Vous me connaissez donc ? fit-il en essayant de reconnaître les traits de cet homme.

— Un peu… oui

— Et qui êtes-vous ?

— Il ne dépendra que de vous que vous sachiez mon nom.

— Que voulez-vous ?

— Vous dire deux mots seulement.

— J’écoute.

— J’ai dit « deux mots », reprit l’homme, et les voici : Plans… Modèle !

Kuppmein tressauta, puis se rapprocha vivement de l’homme pour lui jeter, dans la demi-obscurité qui régnait à cet endroit, un regard perçant et scrutateur. Une exclamation de stupeur s’échappa malgré lui de ses lèvres, il fit deux pas de recul et murmura tout bas :

— L’homme à la barbe noire qu’ont vu Fringer et Grossmann !

L’autre, qui n’avait pu saisir ces paroles mais à qui n’avait pas échappé la mine effarée de l’allemand, fit entendre un sourd ricanement et demanda :

— Vous savez donc ce que je veux dire ?

Mais la défiance de Kuppmein était en éveil, et redoutant un piège, il répondit d’une voix calme :

— Pas du tout. C’est ce qui explique la surprise que j’ai manifestée dès l’abord.

Un second ricanement plus prolongé roula sur les lèvres de l’inconnu.

— Bon ! dit-il négligemment, il sera facile de nous entendre tout à l’heure ; et puisque vous l’exigez, je vais vous mettre les points sur les i… Est-ce ce que vous voulez ?

— Je vous répète que je ne comprends pas ! riposta sèchement Kuppmein.

— Je vois ce que c’est, mon cher monsieur Kuppmein, et vous allez me comprendre très facilement. Du reste, comme je vous suis tout à fait étranger, il va de soi que vous cherchiez à jouer au plus fin.

— Je pense que c’est vous qui…

— Ensuite, interrompit l’inconnu, comme vous êtes très désireux d’acquérir par tous les moyens possibles et impossibles certains plans et modèle de certaine invention toute récente, — invention que tout bon allemand doit se faire un devoir de supprimer au profit de sa glorieuse patrie, il va de soi encore que vous vouliez me faire parler le premier. Or, étant l’un de ces hommes qui vont droit au but, je parle donc, et voici ce que je vous propose…

Avec une stupeur croissante Kuppmein regardait cet homme qui savait si bien mettre dans le ton et le geste une certaine aisance moqueuse.

Qui était cet homme ?… Comment en était-il connu, lui, Kuppmein ? Comment avait-il pénétré des secrets qu’on avait cru si bien à l’abri… Que voulait-il enfin ?…

Toutes ces questions effleurèrent à la même minute l’esprit mal à l’aise de Kuppmein, et il attendit, anxieux, les explications de l’inconnu.

Ce dernier poursuivit, toujours avec son air de badiner :

— Avant toute chose, mon cher monsieur Kuppmein, il est juste que je vous dise mon nom, puisque j’ai l’avantage de savoir le vôtre. Je conviens que deux honnêtes personnages qui se connaissent traitent toujours mieux les affaires délicates. Donc, je me nomme Parsons… Peter Parsons. Or, un pur hasard m’a donné vent de vos affaires et de vos projets, et comme je ne suis pas précisément le gérant de la Banque de Montréal, et qu’un peu d’argent dans mon gousset loin de l’alourdir, ne pourrait que l’alléger, tout en allégeant ma tranquillité d’esprit et la faim de mon ventre, je vous fais donc la proposition suivante : Pour bon et bel argent comptant je vous vendrai les plans et le modèle après lesquels vous courez à en perdre l’haleine, — plans et modèle que vous et vos dignes associés alliez tout à l’heure vous approprier par des moyens illégaux et dangereux. Je vous offre le tout pour une somme raisonnable que vous fixerez vous-même, attendu que je me fie à votre honnêteté.

Avec ces paroles dites sur un ton dégagé et goguenard, l’homme avait conservé à ses lèvres un sourire sarcastique.

Kuppmein ne répondit pas de suite. Ce que voyant Parsons reprit :

— Eh bien ! cher monsieur Kuppmein, que pensez-vous de ma petite proposition ? C’est tout ce qu’il y a de plus honnête, et l’affaire ne comporte rien qui puisse blesser vos scrupules.

— Où sont les plans et le modèle ? demanda brusquement Kuppmein.

L’autre se mit à rire.

— Vraiment, monsieur Kuppmein, vous n’êtes pas pressé… pas pressé du tout : Me voyez-vous, à votre place, vous poser une telle question ?

— C’est bon ! dit rudement l’allemand. Quand pourriez-vous me livrer ces choses que vous m’offrez ?

Cette fois l’inconnu abandonna son sourire moqueur et son accent narquois. Il répondit :

— Pas ce soir, car aller jusqu’à l’endroit où j’ai déposé ces « choses » sacrées entre toutes, c’est loin, en revenir, c’est plus loin encore, de sorte qu’il faudrait trop de temps. J’ai, pour onze heures précises, un rendez-vous très important. Mais demain soir, si vous le voulez, je me rendrai à l’endroit que vous m’indiquerez.

— Soit. Combien voulez-vous ?

— Je vous répète que je me fie à votre probité, répliqua l’individu en revenant à sa goguenardise. Naturellement, ajouta-t-il, vous êtes trop intelligent pour ne pas tenir compte des gros risques que j’ai pris et des dangers que j’ai bravés, et tout cela vaut bien quelque considération, il me semble.

— Oui, admit Kuppmein qui se prit à réfléchir tout en examinant du coin de l’œil la physionomie de l’homme, mais qu’il ne pouvait voir nettement.

Parsons alluma tranquillement une cigarette.

Kuppmein profita de cette opportunité pour scruter ardemment le visage de son homme. Mais il ne put découvrir qu’une barbe noire et touffue couvrant tout le visage. Cet homme lui semblait tout à fait étranger, et sa mémoire ne conservait pas d’image semblable à la figure de cet inconnu.

L’allemand demanda au bout de quelques minutes :

— Que dites-vous d’une somme de dix mille dollars ?

— Dix mille dollars ! fit l’inconnu en haussant les épaules avec un grand dédain. Il fit mine de tourner les talons et ajouta :

— Bonsoir, Monsieur Kuppmein, nous ne nous connaissons plus !

Et il fit quelques pas pour s’éloigner.

Kuppmein le retint.

— Un moment, dit-il. Je ferai un sacrifice en ajoutant une somme de… mettons trois mille dollars.

— Adieu ! monsieur Kuppmein, je vois que nous ne parviendrons pas à nous entendre.

— Combien voulez-vous donc ? interrogea Kuppmein avec humeur.

— Vingt mille… pas un sou de moins !

— C’est gros… voulut marchander Kuppmein.

— Pour vous, c’est possible. Mais je connais certaine personne qui me paiera les vingt mille et même le double.

— Soit, allons pour vingt mille.

— À la bonne heure, sourit l’inconnu.

— Seulement, ajouta aussitôt Kuppmein, je ne vous verserai d’abord que la moitié de la somme convenue contre remise des plans et du modèle, l’autre moitié vous sera payée à New-York, une fois que la marchandise sera entre les mains d’une personne pour le compte de laquelle je fais cette transaction.

— C’est parfait, sourit encore l’inconnu. Seulement aussi, contre versement de dix mille dollars je ne vous ferai remise que des plans.

— Et le modèle ?

— Je vous le livrerai à New York et vous me paierez les autres dix mille. Vous vous gardez, je me garde, voilà tout.

— Vous ne me comprenez pas, répliqua Kuppmein agacé : en ce moment je ne pourrais vous payer plus de dix mille dollars.

— Pardonnez-moi de vous avoir mal compris. Néanmoins, je vous avouerai que je suis très désireux de faire un petit voyage dans la Métropole américaine, et puisque l’occasion s’en présente.

— Comme vous voudrez.

— Où nous reverrons-nous ? demanda l’inconnu.

— Venez demain soir à cette même maison d’où vous m’avez vu sortir tout à l’heure.

— Bon. À quelle heure ?

— Mettons onze heures.

— J’y serai.

Sur ce les deux hommes se séparèrent : Parsons s’éloigna rapidement vers le Square Dominion. Kuppmein rebroussa chemin pour aller retrouver ses associés et leur faire part de sa transaction.


VI

LE VOL MYSTERIEUX


Nous avons laissé Pierre Lebon et Henriette Brière remontant la rue Saint-Jacques tout en se livrant aux petites confidences.

Arrivés au Boulevard Saint-Laurent, ils montèrent dans un tramway en direction de la rue Sainte-Catherine. Là, ils descendirent et pédestrement prirent la direction de l’ouest de la cité.

Pierre avait dit :

— Si nous allions prendre un petit lunch ?…

Et Henriette avait accepté. D’ailleurs tous deux sentaient ce besoin des fiancés de se communiquer leurs pensées, de se voir, de se presser l’un contre l’autre et de s’imaginer que, déjà ils sont unis pour la vie. Les deux amants marchèrent lentement, se disant mille riens, mais de ces riens qu’adorent les amoureux. Ils avaient oublié le monde et ses réalités, lorsque tout à coup une voix de femme prononça très distinctement :

— Bonsoir, Henriette !

Les deux amoureux s’arrêtèrent net, et Henriette leva ses regards limpides sur une jeune fille élégante et jolie. Un jeune homme de bonne mine, droit et fier, donnait galamment le bras à la jeune fille.

— Tiens, Ethel !… Comment vas-tu, chérie ? s’écria Henriette ravie de cette rencontre.

Aussitôt elle inclinait la tête vers le jeune homme, et, très souriante, disait :

— Bonsoir, Monsieur Montjoie !

Le jeune homme salua respectueusement. Et tandis qu’Henriette et celle qu’elle avait appelée Ethel se rapprochaient, Pierre Lebon et le compagnon d’Ethel se donnaient la main.

— Et toi, mon cher Lebon, disait Montjoie, est-ce que je ne lis pas sur ton visage tous les indices du plus pur bonheur ?

— Mon cher ami, répliqua Pierre toujours radieux, je suis en vérité tout à fait heureux grâce au généreux père de Miss Ethel.

— Au fait, Ethel venait précisément de m’informer que James Conrad a acquis tes droits de propriété à l’admirable invention pour laquelle je t’ai déjà félicité. Si tu le permets, je te renouvelle ces félicitations.

— Merci.

— Pardon, messieurs, fit Ethel Conrad en s’approchant des deux jeunes hommes, savez-vous ce que nous décidons, Henriette et moi ?

— Mademoiselle, répondit Pierre, toute décision venant de vous et de mademoiselle Henriette sera religieusement respectée par mon ami Montjoie et moi-même.

— Voici donc ce qu’il a été convenu, monsieur Lebon : nous allons nous rendre tous quatre à notre résidence d’été à Longueuil où vous passerez la nuit, Henriette et vous. Que dites-vous de cela, monsieur Lebon.

— Mon Dieu — je n’ai nulle objection du moment que Mademoiselle Brière y consent, et je serai, pour ma part, très honoré, par cette hospitalité que vous nous offrez.

— Alors, en route ! commanda Ethel.

Et nos quatre amis montèrent dans une auto pour se faire conduire au traversier qui faisait le service entre l’Île de Montréal et le village de Longueuil situé sur la rive du fleuve.

Le lendemain matin, vers les neuf heures, James Conrad, Lucien Montjoie, Pierre Lebon et Henriette débarquaient gaiement du bateau de Longueuil et montaient jusqu’à la rue Notre-Dame. Là, Conrad et sa secrétaire prenaient un tramway pour se rendre à leurs bureaux, tandis que Montjoie et Lebon prenaient à pied le chemin de leur domicile respectif.

Mais avant de se séparer, Conrad avait dit à Lebon :

— Je compte vous revoir bientôt avec le modèle ?

— Soyez tranquille, avait répondu Pierre, à dix heures je serai à votre bureau.

Ce matin-là, tous les employés de la Conrad-Dunton Engineering Company étaient déjà à leur besogne lorsque Henriette et son patron arrivèrent.

Henriette trouva sur son pupitre le volumineux courrier du matin. Sa première besogne, c’était de prendre connaissance de ce courrier, puis de faire la distribution des lettres à ceux qu’elles concernaient plus particulièrement. Cela fait, elle remettait à Conrad et Dunton leur courrier personnel et les lettres dont ils devaient prendre connaissance, puis elle demeurait à la disposition de l’un ou de l’autre de ses deux chefs.

Ce fut à Dunton, ce matin-là, qu’elle rendit les premiers services. Elle prit quelques lettres sous dictée et regagna son cabinet. Peu après Conrad l’appelait pour dicter, à son tour, quelques lettres d’affaires. C’est à ce moment que Dunton parut et demanda à Conrad de sa voix sèche :

— Avez-vous sous la main ces plans du Chasse-Torpille ?

— Vous désirez les voir ?

— Oui, pour les consulter.

— Très bien, ils sont dans mon coffre-fort. Je vais vous les remettre à l’instant.

Et Conrad fit pivoter sa chaise et se pencha vers le coffre-fort dont il fit jouer la combinaison. Mais au premier coup d’œil qu’il jeta dans l’intérieur du coffre-fort, il tressaillit. Puis d’une main fébrile il agita les paperasses, vida les casiers, bouscula des livres de comptes, marmonna des paroles intelligibles, puis il frémit et pâlit… Il ne retrouvait plus l’enveloppe jaune en laquelle il avait, la veille, inséré les plans du Chasse-Torpille.

Dunton attendait, froid et impassible.

Henriette regardait Conrad avec inquiétude.

— Eh bien ? fit impatiemment Dunton de sa voix dure.

Conrad tourna vers son associé une figure livide et baignée de sueurs, et des yeux qui clignotaient terriblement. Il répondit d’une voix mal assurée :

— Tenez ! voyez-vous ce casier ?… C’est là que j’avais déposé les plans que renfermait une enveloppe jaune.

— Et cette enveloppe, demanda Dunton en dardant un regard singulier sur Conrad, qu’est-elle devenue ?

— C’est, ce que je me demande depuis cinq minutes. Voyez vous-même, le casier est vide… Et parmi ces papiers rien qui ressemble à l’enveloppe en question.

Henriette avait pâli à son tour.

Dunton murmura :

— C’est étrange.

— C’est à n’y rien comprendre ! ajouta Conrad sur un ton découragé.

Henriette hasarda cette hypothèse :

— Peut-être, monsieur Conrad, avez-vous repris l’enveloppe pour la déposer ailleurs ?

— Non, mademoiselle. Je suis certain de l’avoir mise dans ce casier vide, puis d’avoir, peu après, refermé la porte du coffre-fort.

— À coup sûr, remarqua Dunton, ces plans ne se sont pas envolés d’eux-mêmes !

— Je le sais bien, répliqua Conrad en se remettant à fouiller le coffre-fort.

— Alors, que pensez-vous de cette disparition ?

— Que voulez-vous que je pense, sinon que ces plans ont été enlevés de là par d’habiles filous dans le cours de la nuit dernière.

— Qui aurait eu intérêt à les prendre demanda encore Dunton sur un ton ironique.

— Vous m’en demandez trop ! répliqua Conrad gagné par l’impatience et le mécontentement. Laissez-moi, ajouta-t-il, je vais poursuivre mes recherches.

Dunton hocha la tête et s’apprêta à se retirer, quand, soudain, la porte du cabinet de Conrad s’ouvrit violemment. Pierre Lebon, effaré et haletant, fit irruption et jetant un cri qui fit bondir Henriette et Conrad :

— On m’a volé mon modèle !

Et le jeune homme, à bout de forces, se laissa choir sur un fauteuil.

Un silence funèbre plana sur le groupe atterré de ces quatre personnages.

En l’esprit de Conrad un soupçon se dessina, puis un nom flamboya : KUPPMEIN !

Ce même nom agira la pensée de Dunton, et son œil froid, en se posant sur Conrad, se fit soupçonneux.

Seule, peut-être, Henriette entrevit un peu de la vérité, lorsque son souvenir lui rappela l’homme barbu de noir et porteur d’une lourde valise. Elle frémit et ses yeux lancèrent des éclairs. Deux noms vinrent à ses lèvres, mais deux noms qu’elle n’osa pas prononcer ; PHILIP CONRAD… KUPPMEIN !

Enfin, l’ingénieur rompit le silence et dit en regardant Lebon :

— Celui qui a volé votre modèle doit être le même personnage qui nous a volé les plans !

— Que dites-vous ?… Les plans aussi ?… s’écria l’inventeur en se dressant, hagard et tremblant.

— Plans et modèle… tout, c’est une affaire réussie à merveille ! ricana sourdement Dunton qui, raide et le pas saccadé, quitta le cabinet.

À peu près à la même heure et dans une autre partie de la Métropole, se passait une scène d’un autre genre qui ne manque pas d’intérêt pour la suite de notre récit.

C’était rue Metcalf.

À deux cents verges environ de la rue Sainte-Catherine. et au sein d’une touffe de verdure fleurie qu’ombrageaient des ormes et des lilas, s’élevait une petite maison en briques rouges à un seul étage.

Le rez-de-chaussée de cette maison était habité par un couple de vieilles gens ordinaires d’Angleterre et vivant au pays depuis de nombreuses années.

À son arrivée en Canada, l’homme s’était mis dans le commerce, et durant trente années il avait passé par les hausses et les baisses ; mais il avait fini par amasser de quoi suffire à ses vieux jours et à ceux de sa compagne. Et maintenant le brave couple vivait retiré dans ce petit nid de verdure, tout à fait charmant, où l’ancien commerçant cultivait dévotement ses fleurs.

Vers le milieu de l’hiver de 1915, ils avaient loué le premier étage à Philip Conrad qui, de l’humble poste qu’il occupait au Département de la Milice à Ottawa, avait été envoyé à Montréal en qualité de lieutenant-colonel pour le service du recrutement militaire. Cette promotion doublait le salaire, et le militaire profita de ce que n’avait pu profiter le pauvre employé de bureau : il s’amusa. D’ailleurs il était né lui semblait-il, pour les plaisirs de ce monde. Jusqu’à ce jour il ne lui avait manqué que l’argent : mais l’argent étant venu, pourquoi n’aurait-il pas joui de l’existence ? Et puis, tout coïncidait : avec la guerre qui venait d’éclater, le monde croyant sa fin venir, s’empressait de prendre sa plus grande part de plaisirs. Ce fut comme un déchaînement… Avant on disait : les affaires avant le plaisir ! Depuis la guerre, on clamait : le plaisir avant les affaires ! Philip Conrad se jeta dans la mêlée. Mais le salaire, quoique respectable, ne suffisait pas. Il fit des dettes, il eut recours à mille expédients, mais il ne cessa de s’amuser. Il ne se passait pas de jours qu’il ne méditât quelque bonne escroquerie, mais aucune occasion sérieuse ne se présentait. Enfin, il voguait comme il pouvait, comptant qu’un bienheureux hasard ferait un de ces jours tomber en ses mains quelque magnifique magot.

Ce matin-là — il était dix heures — le brave Colonel, enveloppé dans une chaude robe de chambre lainée de bleu et cotonnée de rouge, confortablement allongé dans un moelleux fauteuil, les pieds coulés dans des pantoufles, fumait son cigare et buvait à petites gorgées du Scotch Whiskey. Près de lui se trouvait un guéridon sur lequel étalent posés une bouteille de Scotch et un syphon.

Le colonel avait une mine réjouie. Mais de temps à autre, cependant, une ombre passait dans ses yeux jaunes. Quelques vilains soucis osaient-ils venir troubler ses joies ? Une chose certaine, lorsque ses regards fixaient une porte devant lui, il était secoué durement, et ses yeux jetaient des éclairs d’indignation. Mais pourquoi s’indigner, lorsque la vie nous est si belle ? Certes, la vie était belle, très belle même pour le colonel ; mais une contrariété était survenue ce matin-là : pendant une heure il avait, à coups de clochette répétés, appelé son ordonnance, Tom, et Tom était demeuré sourd à l’appel.

Tom était-il donc sorti ? Peut-être n’était-il pas rentré du tout la veille au soir, ainsi que cela lui arrivait quelquefois. Car si la morale se relâchait en ces temps de tourmente, la consigne ne se ressentait pas moins des effets de cette même tourmente.

Mais juste au moment où sonnaient dix heures, un pas lourd fit craquer le plancher d’une pièce voisine.

Le colonel crut reconnaître ce pas, et aussitôt il saisit une petite clochette sur sa table et l’agita frénétiquement.

À cet ultimatum vibrant un grognement de bête répondit, et la porte qu’avait regardée le colonel fut poussée d’un coup de pied. Dans l’encadrement parut une tête à cheveux noirs et crépus avec une figure blême, maladive et chafouine, une figure sans barbe et rasée de frais. Cette tête était juchée sur un corps mince et fluet et le corps engainé dans un uniforme khaki.

Cet homme s’arrêta sur le seuil de la porte et dit seulement en faisant le salut militaire :

— Présent, monsieur !

— À la bonne heure ! gronda le colonel. Depuis un siècle que j’appelle.

— Un siècle, fit l’homme avec ébahissement. Diable, monsieur, vous voilà plus que centenaire en peu de temps !

Et grimaçant narquoisement l’homme fit quelques pas vers l’officier.

— D’où sors-tu, animal ? interrogea le colonel sans paraître tenir compte de la remarque irrévérencieuse de son subalterne.

— De mon lit, monsieur. Et je regrette…

— C’est bon. Que faisais-tu dans ton lit ?

— Dame… qu’est-ce qu’on fait dans son lit où l’on est seul à rêver ?

— Tu te permets de rêver, maintenant ? interrompit le colonel sur un ton sévère.

— Hélas !… soupira l’ordonnance en levant un œil vers le plafond, le cœur, vous savez bien, n’a jamais de repos !

— Que veux-tu dire ? demanda l’officier sur un ton plus radouci ; car le mot « cœur » lui faisait toujours entrevoir une aventure galante, soit passée soit prochaine, espèce d’aventure dont il était très friand.

— Je veux dire que je rêvais de cette jeune fille d’en face, qui n’habite là que depuis hier.

L’officier parut très intéressé par cette nouvelle.

— Ah ! ah ! ricana-t-il, en pourléchant ses lèvres épaisses. Tu as bien dit « une belle jeune fille » n’est-ce pas ? Mais sais-tu son nom, au moins ?

— J’ai pu, mais non sans peine, faire jaser la maîtresse de maison.

— Eh bien ?

— La jeune fille s’appelle… MISS JANE.

— Miss Jane ! répéta le colonel, comme s’il n’eût pas bien saisi.

— Oui. Miss Jane, monsieur !

— Et, tu as dit encore qu’elle est jeune et jolie ? Répète-moi ça. Tom !

— J’ai dit jeune, de ce qu’il y a de plus jeune… une enfant de grâce et de fraîcheur. J’ai dit jolie, c’est vrai ; mais j’aurais dû dire belle… oui, monsieur, belle à vous culbuter la cervelle !

D’un bond le colonel se mit debout, acheva de vider son verre et commanda :

— Tom, aide-moi à m’habiller, je sors. Mais auparavant, bois ça ! Et il tendit à son ordonnance la bouteille de Scotch en laquelle il restait à peine l’épaisseur d’un doigt.

Sans façon, Tom porta le goulot à sa bouche et en deux glouglous mit la bouteille à sec. Et, tandis qu’un sourire goguenard errait sur ses lèvres blanches, il habilla l’officier.

Dix minutes après, le colonel, dressé, guindé, ganté et le stick à la main, se contemplait dans un miroir avec une vanité féroce, puis s’apprêtait à sortir.

Mais avant de quitter son appartement, il parut se raviser.

— À propos, Tom, fit-il, n’as-tu pas dans ta poche dix dollars de trop ?

— Dix dollars de trop !… s’écria Tom avec un ahurissement comique ; je n’ai même pas un sou de trop. Me pensez-vous le Trésor National, par exemple ?

— Non, je sais bien. Seulement, vois-tu, mon cher Tom, reprit l’officier sur un ton doucereux qui ne lui allait pas le moindrement, si tu me prêtais dix dollars ce matin, je te les rembourserais ce soir et au centuple.

— Ce soir ? dites-vous.

— Pas plus tard que ce soir, je te l’assure. Je te le jure même sur mon honneur : car ce soir j’aurai de quoi remplir ma caisse à tel point qu’elle débordera.

— Parfait, monsieur, j’aurai soin du débordement, je m’y connais.

— Ainsi donc ?… supplia le colonel en tendant la main.

— Diable ! diable ! monsieur, grommela l’ordonnance en se grattant le nez, je ne suis pas la Banque, vous savez ?

— Oui, je sais… Cependant…

— Cependant… si vous savez compter, monsieur, interrompit Tom, ça fait, aujourd’hui, dix… avant-hier, dix… et avant-hier dix encore ! Voilà donc, si je ne me trompe, soixante dollars au centuple…

— Quarante, corrigea le colonel.

— Vous ne savez pas compter, monsieur. J’ai dit soixante, et j’ajoute que c’est grave, très grave, monsieur !

— Qu’importe, je payerai !

— Je sais bien, seulement…

— Ainsi, tu ne veux pas ? demanda le colonel en prenant un ton sec et froid.

— Je n’ai pas dit que je ne veux pas monsieur, entendons-nous !

— Oui, mais je suis pressé.

— Eh bien ! soit donc ! soupira l’ordonnance.

D’une main tremblante il sortit d’une poche de sa tunique un billet de dix dollars soigneusement plié, et le tendit comme à regret à l’officier qui prestement le saisit, l’enleva et l’enfonça dans sa poche.

La minute suivante, il était dehors et sur la rue. Son premier regard fut pour la maison faisant vis-à-vis à son appartement. Il tressaillit violemment. À travers la véranda et par la porte ouverte de la maison il venait d’apercevoir une jeune fille, grande, élancée, de formes parfaites, autant qu’il y put voir, et possédant des cheveux qui lui parurent de la couleur du plus beau cuivre. Mais ce ne fut pas cette jeune fille qui créa sur lui la plus grande impression, ce fut le visiteur qu’elle recevait. Et ce visiteur, bien que la porte se fût vivement refermée sur lui, bien qu’il n’eût pu que l’entrevoir, le colonel le reconnut.

C’était Kuppmein !

— Oh ! oh ! se dit le colonel en se dirigeant vers la rue Sainte-Catherine, est-ce que cette remarquable jeune fille ne serait pas cette Miss Jane ?… Miss Jane courtisée par Kuppmein ! murmura-t-il lentement.

Un sourire ambigu courut sur ses lèvres, puis il murmura encore :

— C’est bien, on aura l’œil de ce côté !

Cependant, Tom, l’ordonnance du colonel, était demeuré seul.

Sitôt après le départ de l’officier, le sourire narquois de Tom s’amplifia, ses yeux chafouins pétillèrent de certaine joie malicieuse, et sa tête tourna de côté et d’autre, tandis que son regard perçant inspectait tous les coins et recoins de la pièce. Puis, il se mit à fureter çà et là, fouillant les meubles, examinant les objets, inventoriant. Un sofa, très bas, parut attirer son attention plus que les autres pièces du mobilier. Vivement, il se baissa et regarda dessous. Il se redressa en grommelant.

— Pas de gibier ici !… Passons dans la chambre à coucher.

Par une porte entr’ouverte on pouvait découvrir le désordre d’une chambre de garçon. Tom poussa tout à fait cette porte d’un coup de pied… c’était sa façon d’ouvrir les portes. Mais avant d’en franchir le seuil, il s’arrêta pour promener autour de la chambre un regard investigateur.

Un moment, son sourire narquois s’éclipsa, un pli dur barra son front, et il murmura :

— Mon flair m’aurait-il trompé ?

Il se pencha pour regarder sous le lit. Rien là !

Il se dirigea vers une armoire et en essaya la porte. Cette porte résista.

— Vais-je forcer la serrure ? se demanda-t-il réfléchissant.

Au même instant son œil perçant ricocha sur la porte d’un garde-robe voisin.

Il fit quelques pas rapides, tourna rudement le bouton et la porte s’ouvrit toute grande,

Tom exécuta aussitôt un bond de surprise joyeuse, ses yeux se dilatèrent et son sourire narquois reparut, mais triomphant cette fois.

Que voyait-il donc ?… Une valise, tout simplement. Mais une valise toute neuve, d’un beau cuir jaune, mais d’une dimension extraordinaire… une valise, enfin, tout à fait étrangère au logis.

— Ho ! ho ! fit Tom en se grattant le nez, voici donc le pot aux roses, ou mon âme est au diable !

Avec précaution il souleva la valise et la soupesa.

— C’est bien le pot aux roses ! conclut-il en reposant la valise.

Une idée traversa son cerveau.

— Tiens ! tiens ! se dit-il avec son sourire ironique, est-ce que le colonel aurait par hasard des accointances avec ce… cet homme barbu de noir ?… Bizarre !… Très bizarre !…

Pendant quelques minutes il demeura méditatif. À nouveau son sourire goguenard abandonna ses lèvres minces, sa figure se rembrunit, ses yeux bruns brillèrent ardemment, et d’une voix basse et très sourde il murmura :

— En ce cas, part à deux, mon colonel !


VII

MISS JANE


En sortant de chez lui, le colonel avait donc été très surpris de voir Kuppmein entrer dans la maison située en face de son appartement. Plus surpris encore il était de savoir que Kuppmein était reçu par cette Miss Jane dont lui avait parlé son ordonnance.

Mais le colonel aurait été cent fois plus surpris, s’il avait pu entendre la conversation qui avait lieu, quelques minutes après, entre Kuppmein et la belle Miss Jane.

Dans un petit parloir coquettement décoré et ayant vue sur la rue et sur la maison habitée par Philip Conrad, le gros Kuppmein, enfoncé dans une bergère, causait avec la jeune fille qui, nonchalamment étendue sur un canapé, venait d’allumer une cigarette qu’elle fumait, sans contredit, avec une impudente coquetterie.

C’était une rousse dont la tête supportait fièrement une chevelure de flammes, massive et lourde, au visage d’un remarquable ovale et de la plus parfaite harmonie de traits. La peau était laiteuse, très légèrement rosée, très veloutée. On eût dit une figure d’ange. Mais cette impression était fortement atténuée en regardant la bouche… et pourtant quelle bouche exquise avec ses lèvres si rouges et fraîches ! Mais à ces lèvres s’ébauchait, non un sourire d’ange, mais non plus un sourire de démon, seulement le sourire était sarcastique et dédaigneux, et il troublait celui qui le regardait. Ses yeux aussi, quoique fort beaux, créaient une impression étrange : ils étaient très noirs brûlants, magnétiques, mais il semblait en surgir des effluves féroces. La panthère, lorsqu’elle guette une proie, a, dit-on, de pareils effluves, et l’éclair de ses yeux devient insupportable. Il en était de même de Miss Jane, on ne pouvait supporter longtemps l’éclat de ses yeux. Aussi bien, Kuppmein ne la regardait-il pas en parlant, ne levant sur elle qu’un timide coup d’œil de temps à autre.

Néanmoins et en toute justice, il fallait bien admettre que cette jeune fille était très belle, mais sa beauté apparaissait, à ce moment du moins, froide et dédaigneuse. Au lieu d’attirer, elle repoussait. Au lieu de créer l’admiration, elle semait l’effroi.

Elle était vêtue d’une robe d’intérieur faite d’un tissu léger et soyeux et de nuance bleue qui faisait mieux ressortir la blancheur de sa peau. Cette robe de coupe parfaite habillait la jeune fille avec une élégance admirable. Et si Kuppmein ne regardait pas les yeux de la belle créature, il considérait souvent ses bras demi nus, ronds et blancs, et ses mains — les plus belles qui fussent — d’une finesse extrême.

Qui était cette Miss Jane ? On ne lui connaissait pas d’autre nom. Mais, chose certaine, c’était une personne de belles manières, instruite et imposante. Il eût été difficile de lui donner un âge juste : de prime abord elle paraissait toute jeune, dix-sept ou dix-huit ans. Mais un connaisseur ne se serait guère trompé en lui donnant vingt-quatre ou vingt-cinq ans.

Kuppmein, ce matin-là n’avait pas sa mine obséquieuse qu’il affectait avec James Conrad, ni ce ton autoritaire qu’il avait employé avec Grossmann et Fringer ; à présent, devant, cette étrange créature, il avait la façon basse et hypocrite du valet devant son maître.

Voici ce qu’il disait.

— Donc, en réponse à la dépêche du Capitaine Rutten, vous pourrez dire que notre affaire sera bâclée ce soir à moins d’événements tout à fait imprévus.

— Et si, d’aventure, vous ne réussissez pas ? fit la jeune fille d’une voix presque métallique.

— Je vous aviserai aussitôt, Miss Jane.

— Songez-y, monsieur, reprit sévèrement la jeune fille, le Capitaine entend ne plus souffrir aucun retard. Il demeure sous l’impression que vous, Grossmann et Fringer avez apporté plus de négligence que de zèle dans la mise à jour de cette affaire.

— Lorsque le Capitaine aura été mis au courant des difficultés sans nombre qui se sont présentées dans l’entreprise, il comprendra, soyez-en sûre.

— Ces explications vous regardent, répliqua sèchement Miss Jane, en lançant de ses lèvres rouges une bouffée de fumée blanche à la face de Kuppmein. Pour moi, ajouta-t-elle, je dirai seulement que l’affaire sera terminée ce soir.

— Je le préviendrai également en ce sens, tout en lui annonçant mon départ prochain pour New-York.

— Quel jour comptez-vous partir ?

— Demain, sans faute,

— Par quel convoi ?

— Convoi du Rutland, demain soir.

— En ce cas, nous ferons route ensemble probablement.

— J’en serai honoré et charmé, dit Kuppmein en s’inclinant avec son sourire servile. Mais là si vous me le permettez, je vous demanderai de vouloir bien me prêter votre précieux concours.

— En quoi puis-je vous être utile ? questionna Miss Jane, surprise.

— Oh ! en peu de chose… Il s’agirait simplement d’une toute petite mission que, seule, une femme comme vous, Miss Jane, peut mener à bien, insinua mielleusement Kuppmein.

— Et cette mission ? interrogea encore la belle fille en laissant voir des dents étincelantes dans un sourire moqueur.

— Voilà !… fit Kuppmein en montrant par la fenêtre ouverte l’appartement du colonel Conrad.

La jeune fille du regard suivit la direction désignée.

— Vous voyez cette maison ? demanda Kuppmein.

— Oui.

Eh bien ! le premier étage est habité par un officier de l’armée canadienne, le colonel Conrad.

— Ensuite ?

— Ce colonel Conrad m’a l’air d’un type aux allures très mystérieuses, et je ne le crois pas étranger au vol du modèle et des plans de Pierre Lebon.

— Et après ? fit encore la jeune fille avec son sourire moqueur.

— Votre mission serait, Miss Jane, de surveiller les allées et venues de ce colonel.

— Mon cher monsieur, répondit Miss Jane, vous venez trop tard avec votre mission ; depuis hier je me suis donné la tâche de surveiller le colonel.

Kuppmein demeura bouche bée et se mit à tirer nerveusement les pointes de sa moustache à la Guillaume.

— Comme vous en avez la preuve encore, monsieur, poursuivit sévèrement la jeune fille, vous arrivez toujours en retard, vous et les autres. Vous avez été devancés aux bureaux de James Conrad comme vous l’avez été chez Lebon. Et moi je vous ai devancés au sujet de cette surveillance qu’il importait d’exercer sur le colonel Conrad. Et si, hier, vous avez été roulés comme des niais, c’est précisément parce que vous avez négligé d’épier le colonel.

La jeune fille se leva brusquement et jeta sa cigarette à demi consumée.

Kuppmein comprit qu’on lui donnait congé. Il se leva et dit en s’inclinant :

— Ainsi donc, Miss Janes, nous nous retrouverons demain soir à la gare Windsor ?

— C’est probable, monsieur.

Et la jeune fille, sans plus un mot, reconduisit Kuppmein jusqu’à la véranda.

Six heures du soir étaient sonnées.

Assise tout près de la fenêtre du petit parloir, Miss Jane lisait. De temps à autre son regard brillant se fixait avec persistance sur le logement d’en face.

Le bruit d’une porte rudement fermée attira son attention. Elle leva la tête vers la maison de briques rouges, et elle vit un individu traverser le parterre fleuri. Elle regarda l’homme avec attention. C’était un jeune homme encore, assez grand et mince. Il avait une physionomie pâle et maladive, et sa figure était barrée par une énorme moustache noire dont les pointes étaient tournées en queue de cochonnet. Et cet homme, lorsqu’il fut arrivé à la rue, il s’arrêta près de la palissade et jeta, sur la fenêtre derrière laquelle se tenait Miss Jane, un regard ardent. Pour échapper à ce regard la jeune fille se rejeta brusquement en arrière en murmurant ce nom :

— Fringer !…

Et Fringer dont le rapide coup d’œil n’avait pu atteindre celle qu’il aura voulu surprendre, gagna la rue Sainte-Catherine.

Miss Jane avait rapidement endossé un manteau léger, s’était voilée, et à la hâte s’était jetée à la poursuite de Fringer. Malheureusement elle avait encore trop tardé : lorsqu’elle atteignit l’angle de la rue Sainte-Catherine, elle ne put retrouver, dans la cohue de passants qui s’y pressait, la silhouette du jeune homme.

Le désappointement amena une sourde imprécation sur les lèvres rouges de la jeune fille. Mais elle tressaillit aussitôt de joie en voyant le colonel Conrad descendre d’un tramway. Elle le vit s’engager dans la rue Metcalf, le torse cambré, la poitrine en avant, l’air arrogant et faisant tourner au bout de ses doigts son inséparable stick.

— Miss Jane le suivit de loin. Le colonel rentra chez lui. La jeune fille alla reprendre son poste d’observation derrière la fenêtre de son parloir.

Deux heures s’écoulèrent, sans qu’aucun incident nouveau se produisit.

Mais vers huit heures, au moment où la nuit venait, le colonel quitta son domicile. Cette fois il était vêtu d’un habit de ville. Miss Jane remarqua que le colonel, tout comme avait fait Fringer, lançait de son côté un coup d’œil curieux.

— Plus de doute, pensa la jeune fille, ma présence en cette maison a été signalée !… Comment ?… Par qui ?…

Elle ne prit pas le temps de chercher une réponse à ces deux questions ; elle sortit rapidement et se mit à suivre l’officier.

Le colonel, d’un pas leste, avait pris la rue Sainte-Catherine et marchait vers l’est de la cité.

Miss Jane le suivait à vingt pas en arrière.

Le colonel, au bout de dix minutes, tourna sur la rue Bleury, qu’il descendit jusqu’à la rue Lagauchetière. Il enfila cette rue à gauche et alla s’arrêter devant une maison de pauvre apparence en laquelle il pénétra en se servant d’une clef. La maison n’avait qu’un rez-de-chaussée et un étage. Les fenêtres de cet étage étaient éclairées, mais celles du rez-de-chaussée étaient obscures.

— Un vilain trou, tout de même, pour un colonel ! remarqua la jeune fille.

Elle dissimula sa présence dans un passage noir voisin de la maison et attendit.

Une demi-heure s’écoula.

Un homme sortit de la maison, passa devant le passage où était Miss Jane et gagna Bleury et Sainte-Catherine. La jeune fille n’avait pu voir les traits de cet homme, mais elle reconnaissait qu’il avait la même taille que le colonel. Elle s’était, à tout hasard, attachée à ses pas. L’homme s’arrêta à l’angle de la rue Sainte-Catherine et Bleury comme pour y attendre le passage d’un tramway. Là, dans la profusion de lumière, Miss Jane voulut voir à qui elle avait affaire, car elle doutait bien que cet homme ne pouvait être que le colonel. Elle s’approcha discrètement, d’ailleurs les nombreux passants lui facilitaient sa manœuvre. L’instant d’après elle put regarder l’inconnu… Non, ce n’était pas le colonel Conrad.

Une forte déception se manifesta sur ses traits, puis elle se mit à scruter la physionomie de l’inconnu. Comme elle l’avait déjà remarqué, l’homme avait exactement la même taille que le colonel, seulement, au lieu de la moustache rousse coupée en brosse, cette homme portait une énorme barbe noire et si touffue qu’on ne lui voyait que les yeux et le nez. Miss Jane perdit aussitôt son impression de désappointement et ses lèvres esquissèrent un sourire énigmatique. Et tandis que l’homme barbu de noir — que Kuppmein eût fort bien reconnu pour Peter Parsons — prenait un tramway en direction de l’ouest de la ville, la jeune fille reprenait le chemin de son domicile et songeait :

— Allons ! Kuppmein avait peut-être raison quand il m’assurait que ce Peter Parson est de première force ! Mais bah ! Miss Jane vaut bien un Peter Parsons et même deux !


VIII

NUIT DE CRIMES


Nous ramènerons nos lecteurs dans cette maison de la rue Dorchester que Kuppmein avait appelée « nos quartiers généraux. »

Il passe dix heures de ce même soir.

Au premier étage de la maison, dans cette petite pièce d’arrière que nous connaissons, Kuppmein et Grossmann sont en dispute.

Le premier arpente la pièce d’un pas rude. Sa figure est sombre, ses longues moustaches menaçantes, et ses gestes, quand il parle, sont violents.

Grossmann, enfoui dans un fauteuil, sa face de monstre renfrognée, le feutre sur les yeux, la pipe aux dents et louchant terriblement, semble épier sournoisement Kuppmein.

Un silence s’était fait entre les deux hommes. Puis Kuppmein s’arrêta subitement devant son associé et dit, la voix grondante :

— Ainsi donc, Grossman, tu refuses obstinément de « marcher » !

— Obstinément ! répéta l’autre en mordant dans le mot.

L’œil bleu de Kuppmein lança un éclair farouche.

— Pourtant, reprit-il sans modifier le ton de sa voix, je t’ai fait part de la dépêche reçue de Rutten. Tu dois savoir que le Capitaine n’a pas la manie de plaisanter en affaires.

— D’abord, je me moque de ta dépêche, répliqua Grossmann de sa voix grossière. Ensuite, j’ai des instructions particulières de Rutten lui-même me recommandant la plus stricte économie et de bâcler l’affaire au meilleur compte possible. Or, tu prétends avoir négocié avec ce Parsons, qui nous a joués, pour la somme de vingt mille dollars, et moi je dis que c’est trop cher, attendu qu’il est encore possible de nous emparer de la marchandise sans bourse déliée.

— Tu te fais illusion, Grossmann. L’homme en possession des plans et du modèle est plus fort que tu ne penses. Son coup de hardiesse et le succès qui l’a couronné en sont la preuve irrécusable. Sans compter qu’il agit tout à fait seul, sans le concours d’un complice ou d’un associé quelconque qui pourrait le trahir, et ceci complète sa force. Bref, sans connaître cet homme davantage, je crois qu’il a dû mettre en lieu sûr les plans et le modèle de Lebon, et nous fouillerions vainement toute la cité pour les retrouver.

— Admettons. Mais il sera toujours temps de transiger plus tard.

— C’est possible. Mais observe que nous aurons perdu un temps précieux. Ensuite Parsons — il me l’a bien fait comprendre — ne reviendra pas sur le prix que j’ai convenu avec lui. Qui nous dit qu’il n’exigera pas davantage pour avoir attendu ? Qui sait encore, comme il me l’a laissé entendre, s’il n’aura pas négocié avec d’autres, et pour une somme supérieure aux vingt mille dollars qu’il m’a demandés ?

— Je n’admets pas tes hypothèses, grogna Grossman.

— Pourquoi pas ?

— Pour la bonne raison que ton Parsons, ayant surpris nos secrets, a tout intérêt à nous faire chanter, et il le sait. Mais, moi je sais que les plans et le modèle du Chasse-Torpille lui brûlent les mains, dans la crainte où il doit être qu’un hasard n’attire la police de son côté. Et puis, l’affaire est trop délicate, trop dangereuse pour qu’il ait l’idée d’entrer en pourparlers avec d’autres personnes. Or, écoute bien ceci, Kuppmein : si nous n’aboutissons pas à lui reprendre par la ruse ou la force les plans et le modèle que nous nous étions réservés, nous n’aurons plus alors qu’à manifester la plus entière indifférence. Et il ne sera pas long que tu verras ton gueux de Parsons accourir, et nous céder les plans et le modèle qu’il a volés pour deux ou trois mille dollars.

— Mais en adoptant de tels procédés nous n’en finirons jamais ! s’écria Kuppmein exaspéré et en reprenant sa marche furibonde.

— Bah ! laisse faire, tu verras, te dis-je. Et puis, ce serait trop stupide, vraiment, d’aller verser une somme de vingt-mille dollars à ce croquant qui en est peut-être à la ruine-misère.

Kuppmein s’arrêta de nouveau près de la table. Son exaspération devenait rage, et cette rage semblait augmenter à mesure que s’entêtait Grossmann.

Il leva son poing fermé et l’abattit violemment sur la table qui craqua.

Qu’est-ce que cela peut bien te ficher, cria-t-il, vingt mille ou cent mille dollars ! Ce n’est pas ton argent, j’imagine ? Et puis, est-ce que cet argent n’a pas été mis à notre disposition par le Service Secret de l’Allemagne, avec ordre d’en user pour les meilleurs intérêts de notre patrie commune ? Au reste, nous recevons un traitement fixe et équitable, et nos frais de déplacements et d’imprévus nous sont largement remboursés ; alors qu’as-tu besoin de cet argent dont — ne l’oublie pas — tu n’es que le dépositaire ?

— N’est-ce pas assez que j’en sois le dépositaire ? N’en suis-je pas responsable ? N’en dois-je pas rendre compte ?

— Tu oublies que je suis autorisé à tirer ou partie de la somme ou la somme entière, si je le juge à propos, pour la transaction de nos affaires, et cela contre une reconnaissance de ma part qui, par le fait, dégage ta responsabilité.

— Il est vrai que tu as une certaine autorisation de tirer sur notre caisse ; mais tu n’es pas autorisé à gaspiller l’argent. Et voilà bien ce que je veux prévenir et empêcher.

— Misérable ! rugit Kuppmein.

Et rapide comme la pensée, il tira un revolver, le braqua sur Grossmann et fit feu.

La détonation parut ébranler les murs de la maison, et une balle atteignit Grossmann à l’abdomen.

Celui-ci échappa sa pipe et bondit hors de son fauteuil. Ses deux mains se crispèrent furieusement à son ventre, sa face brutale devint blanche, ses yeux rouges roulèrent comme noyés dans une brume de sang. Il voulut parler, crier, jurer, maudire, mais, de ses lèvres ne tomba qu’un son rauque qui mourut comme un gémissement. Puis il chancela, son corps de géant pencha vers l’arrière, et lourdement il s’affaissa sur le fauteuil. En tombant sa grosse tête heurta le dossier du fauteuil, elle rebondit en avant et s’inclina brusquement sur la poitrine pour ne pas se relever. Un long frémissement agita quelques secondes le corps entier, puis tout se raidit, l’immobilité complète se fit, et Grossmann parut frappé de mort.

Alors seulement Kuppmein, le visage livide et baigné de sueurs, l’œil sanglant et féroce, remit le revolver dans sa poche et grommela :

— Tant pis pour ce chien !

Aussitôt il s’approcha de Grossmann, renvoya brutalement la tête inerte sur le dossier du fauteuil il se mit à fouiller activement les vêtements de sa victime.

La minute suivante, il ébauchait un sourire triomphant en s’emparant d’un portefeuille bourré de billets de banque, puis faisait disparaître ce portefeuille dans une de ses poches.

Alors, il tira un mouchoir pour essuyer sa face inondée.

À cette même minute, la porte s’ouvrit subitement.

Kuppmein exécuta un bond de terreur.

Sur le seuil de la porte un homme venait de s’arrêter, et cet homme, c’était celui-là même qui, la veille, s’était à l’improviste dressé sur le passage de Kuppmein pour lui offrir les plans et le modèle du Chasse-Torpille… oui, c’était Peter Parsons.

Le premier regard de l’homme tomba sur la forme prostrée et inerte de Grossmann. Un sourire moqueur retroussa les poils noirs de sa barbe, puis il riva ses regards jaunes sur Kuppmein.

Celui-ci se remettait de sa stupéfaction et de son effroi, et il parvint à dire d’une voix mal assurée et en essayant de sourire :

— Entrez donc, monsieur Parsons !

Parsons obéit. Il s’approcha de la table en passant près de Grossmann inanimé sans prêter plus d’attention à celui-ci.

Puis, avec cet accent narquois que Kuppmein se rappelait bien, Parsons dit :

— Ah ! ah ! cher Monsieur Kuppmein, on a donc décidé de faire coûte que coûte respecter ses petites volontés. Oh ! ne croyez pas que je veuille jeter sur vous quelque blâme, du tout. Seulement, en supposant que, au lieu de votre humble serviteur, un agent de police fût arrivé jusqu’à cette porte, avouez que votre position aurait été très désavantageusement modifiée.

— Il n’y a pas eu de ma faute, fit Kuppmein avec un accent farouche, c’est cet imbécile qui l’a voulu.

— Comment donc, c’est ce que je me suis dit en entrant. Tout de même…

— C’est bon, interrompit sèchement Kuppmein qui ne se sentait nulle envie de badiner. Avez-vous les plans ?

— Je les ai.

— Exhibez !

— Pas avant que vous n’ayez exhibé vous-même, rétorque Parsons froidement.

— Soit, voici !

Et l’allemand sortit le portefeuille qu’il venait d’enlever à Grossman et du portefeuille tira une liasse de billets de banque.

De son côté Parson tira d’une poche intérieure de son habit l’enveloppe jaune en laquelle James Conrad avait, comme on se le rappelle, renfermé les plans du Chasse-Torpille.

D’un simple coup d’œil Kuppmein put s’assurer que c’était exactement l’enveloppe qu’il avait vue chez Conrad. Il y put voir très bien le mot « PLANS » immédiatement suivi des deux lettres majuscules C.-T.

— Donc, reprit Kuppmein, ce sont toujours les mêmes conditions, c’est-à-dire dix mille dollars contre remise des plans, et dix mille autres à New York où vous nous apporterez le modèle ?

— Je ne reviens jamais sur la parole donnée, déclara Parsons gravement.

Kuppmein compta aussitôt vingt billets de cinq cents dollars chacun et les tendit à Parsons qui, en retour, laissa tomber sur la table l’enveloppe jaune. D’un geste rapide, Kuppmein saisit l’enveloppe et, ainsi que le portefeuille, la glissa dans une poche intérieure de son veston.

— Et à présent, dit-il, le mieux que nous ayons à faire c’est de déguerpir. J’ai d’ailleurs un rendez-vous et je ne puis m’attarder plus longtemps. Descendons !

— Un instant, que diable ! fit Parsons. Laissez-moi le temps de vérifier.

— Comme vous voudrez… moi je file !

Et Kuppmein sortit de la pièce brusquement, tandis que Parsons fort tranquillement comptait en les palpant amoureusement les vingt beaux billets de banque.

Kuppmein, piqué par une peur atroce que son coup de feu n’eût été entendu du dehors et qu’un troupe de policemen n’accourût, descendit en rafale l’escalier que conduisait au vestibule. Cet escalier et ce vestibule se trouvaient plongés dans l’obscurité ; mais Kuppmein connaissait les aîtres, et il arriva sans encombre à la porte du perron. Mais il se heurta sur le perron et une ombre humaine qui semblait s’apprêter à entrer dans la maison. Saisi d’épouvante, l’allemand culbuta l’ombre, sauta en bas du perron et courut à la grille qu’il franchit d’un bond. Mais dans ce bond il se heurta violemment encore à une autre ombre humaine qu’il ne voulut pas prendre le temps de reconnaître. Il disparut dans la nuit en courant.

Mais cette deuxième ombre humaine avait, elle, reconnu Kuppmein, et cette ombre, qui n’était autre que Fringer, murmura avec une imprécation.

— Enfer, j’arrive encore trop tard ! Mais qui donc est mort là-haut ? se demanda-t-il.

Et, avide de savoir, il poussait la grille et pénétrait dans la cour, bousculé par un autre individu. Un individu ? Il n’eut pas le temps cette fois de voir de suite, car le pseudo-individu s’élançait comme un coup de vent dans la direction qu’avait prise Kuppmein. Mais Fringer retrouva de suite son équilibre, frotta ses yeux, regarda la silhouette sombre qui s’éloignait en courant et prononça avec la plus grande stupeur :

— Bon ! il ne manquait plus que ça, c’est une femme !

Oui, c’était bien une femme qui fuyait ainsi, et seul, peut-être Kuppmein aurait pu la reconnaître… Cette femme, c’était Miss Jane !

Et Fringer, revenu de son étourdissement, se demanda agité qu’il était par un pressentiment de mauvais augure :

— Mais que diable se passe-t-il à nos quartiers généraux ? Allons ! c’est ce que je veux savoir à l’instant !

Il prit, de suite sa course vers le perron de la maison, grimpa d’un bond les cinq marches de pierre et se rua vers la porte vitrée ouvrant sur le vestibule. Mais là il s’arrêta net pour demeurer très immobile, ses yeux désorbités, fixés sur le vitrage de la porte, et toute sa physionomie comme pétrifiée par l’horreur ou l’épouvante.

Pour expliquer l’étrange attitude de Fringer, il importe de revenir à Parsons que nous avons laissé dans cette chambre où Grossmann avait été tué par Kuppmein.

Parsons avait scrupuleusement additionné les vingt billets de banque de cinq cents dollars chacun, puis satisfait, il avait empoché l’argent. Cela fait, il se mit à considérer le corps inanimé de Grossmann. Au bout d’un moment, il murmura :

— Qui sait s’il n’y aurait pas un autre vingt mille à gagner avec cette affaire ?

Cette pensée parut le faire réfléchir encore. Puis, après un autre moment, il hocha brusquement la tête d’une façon qui pouvait signifier :

— Bah ! la chose n’en vaut peut-être pas la peine !…

Et, sans plus, il éteignit la torchère et pressa le bouton d’une petite lanterne électrique qu’il avait eu la précaution d’apporter. À l’aide de cette lanterne, qui ne projetait qu’un mince rayon, il guida sa marche jusqu’au vestibule. Mais au moment où il quittait la dernière marche, une frêle silhouette humaine se dressa soudain devant lui.

Parsons frissonna de peur et instinctivement éleva la lumière de sa lanterne. Celle-ci éclaira la silhouette d’une femme… une femme vêtue et voilée de noir.

Cette femme, en voyant cet homme dont elle ne pouvait pas, certainement, distinguer avec netteté la physionomie, fit un pas de recul en étouffant un cri de surprise ou de peur. Mais elle se raidit aussitôt, et, levant un doigt menaçant qu’elle pointa sur Parsons, elle cria d’une voix vibrante :

— Voleur !… Assassin !…

Mais ce fut tout… Parsons l’abattit à ses pieds d’un violent coup de poing à la poitrine. L’inconnue demeura inanimée sur les dalles du vestibule.

Parsons ne parut pas éprouver la curiosité de savoir qui était cette femme. Il enjamba le corps inanimé et courut vers la porte de sortie.

Mais là encore un autre personnage lui barrait la route, et celui-là offrait un aspect plus terrible que le premier : car, tout en souriant et en grimaçant, il tenait un énorme revolver braqué sur Parsons. Ce dernier frémit et recula d’instinct, frappé d’épouvante.

Le personnage au revolver profita de la retraite de Parsons pour pénétrer dans le vestibule dont il referma soigneusement la porte en ayant soin d’y demeurer appuyé du dos. Puis, d’une voix rapide et basse, il prononça les paroles suivantes :

— Il y a dans la rue deux policemen, et je n’ai qu’un mot à dire pour les attirer de ce côté. Et il y a là-haut un cadavre, là, à vos pieds, cette femme inanimée, et, enfin, dans vos poches une somme d’argent si forte qu’on vous en demanderait la provenance… entendons-nous donc !

— Qui es-tu ? interrogea Parsons blanc de terreur.

— On m’appelle Fringer.

— Que veux-tu ?

— Ma part, simplement.

Parsons garda le silence pour réfléchir, mais sans perdre de l’œil Fringer qui tenait toujours son révolver à la main.

— Allons ! que décidez-vous ? demanda Fringer impatienté.

— Veux-tu d’abord m’aider à emmener cette femme hors d’ici ?

— Si vous y mettez le prix, oui.

— Combien veux-tu ?

— Deux mille dollars !

— Tu me demandes exactement la moitié de l’argent que je viens de toucher, c’est trop !

— Eh bien ! Je veux cette moitié et par-dessus le marché je vous aide dans vos besognes funèbres… payez !

— Non… c’est trop !

— Soit. Il ne me reste plus qu’à me rendre jusqu’à la rue et d’appeler ceux dont vous ne tenez pas à la visite.

— C’est bon, gronda Parsons, j’accepte. Voici les deux mille dollars. Seulement, je te les paye, non par crainte des agents de police dont tu me menaces, mon ami, mais seulement pour le service que je t’ai demandé. À présent, sais-tu conduire une auto ?

— C’est mon métier.

— En ce cas, cours louer une machine et reviens le plus tôt possible.

— C’est bien, dans un quart d’heure je serai de retour.

Et Fringer remit son revolver dans sa poche et partit.

Une fois seul, Parsons, mû à présent par la curiosité, se pencha sur la femme inanimée et promena les rayons de sa lanterne sur le visage voilé. Mais l’épaisseur du voile ne permettait pas de distinguer les traits.

— Qui peut bien être cette femme ? se demanda-t-il. Avec précaution il souleva le voile. Mais il frémit et bondit, et s’écarta de la femme comme avec horreur. En même temps ses lèvres prononcèrent sourdement ce nom :

— Henriette… Henriette Brière !…

Oui, c’était bien Henriette, la fiancée de Pierre Lebon !

Mais comment et pourquoi Henriette était-elle dans cette maison mystérieuse ?

Mais comment Peter Parsons connaissait-il Henriette ?

La suite des événements nous donnera probablement une réponse satisfaisante à ces deux questions.

Cependant, Parsons retrouvait son sang-froid. De nouveau il se pencha sur le corps d’Henriette et la considéra avec une attention singulière. Un sourire cruel et féroce passa rapidement sur ses lèvres et il murmura :

— Cette femme est une ennemie et un démon si terribles, qu’une seule parole de sa bouche pourrait faire tomber ma tête !

Il frissonna.

Mais à nouveau son sourire affreux entr’ouvrit ses lèvres puis il consulta sa montre.

— Minuit moins quart ! dit-il.

Il prêta l’oreille : au dehors comme au dedans le silence régnait.

Parsons se dirigea vers une banquette, s’y allongea, éteignit sa lanterne et attendit.

Cinq minutes s’écoulèrent dans un silence de mort.

Le même bruit continuait à se faire entendre, et ce bruit ressemblait fort au pas traînant et incertain de quelqu’un qui marche à tâtons dans la noirceur. Le pas s’arrêta un moment sur le palier supérieur devant l’escalier, puis commença à descendre lourdement. En même temps aussi Parsons perçut le bruit d’une respiration rauque.

Ses prunelles se dilatèrent sous l’horreur qui l’envahit son front s’humecta d’une sueur glacée, son épiderme frissonna, lorsque son regard éperdu crut distinguer une sombre et fantastique silhouette descendre l’escalier en se retenant à la rampe.

Tout à coup, à l’étage supérieur, retentit un bruit insolite.

Parsons se dressa, et, le cœur battant d’inquiétude et d’effroi il écouta.

Puis, tout étourdi par le vertige de l’horreur et les deux mains crispées sur son cœur comme pour l’empêcher de s’éteindre ou de s’envoler, Parsons vit l’être étrange et spectral traverser le vestibule d’un pas chancelant, franchir le seuil de la porte, descendre le perron et disparaître enfin dans les ténèbres du dehors.

La maison était retombée dans son silence obscur et tragique avec comme unique vivant, peut-être, Peter Parsons qui, figé d’effroi, tentait d’essuyer d’un revers de main l’abondante sueur qui dégouttait de son front.

Cinq minutes encore se passèrent mais des minutes atrocement longues pour Parsons qui, à chaque instant, s’imaginait voir surgir de nouveaux spectres dans cette lourde obscurité. Et son esprit était tellement bouleversé par l’épouvante qu’il ne songeait pas, pour dissiper la noirceur qui l’enveloppait de son voile funèbre et mystérieux à rallumer sa lanterne.

Enfin, une auto vint s’arrêter dans la rue, et l’instant d’après, Fringer parut.

Parsons, alors, soupira d’allègement, et retrouvant son audace, il commanda d’une voix basse et rude :

À l’œuvre et vite !

Les deux hommes transportèrent la jeune fille toujours évanouie dans l’auto stationnée devant la grille du parterre. Puis les deux bandits montèrent à l’avant de la machine.

Où allons-nous ? interrogea Fringer en se mettant au volant.

— Pont Victoria !… répondit Parsons.

La voiture partit…


IX

LE PLONGEON


À peu près à la même heure, deux individus de mine piteuse cheminaient lentement sur le Pont Victoria en direction de l’île de Montréal. Ils avançaient d’un pas lourd et tramant, comme harassés de fatigue. Ils demeuraient silencieux.

La nuit était fraîche, sans lune, vaguement éclairée par les rayons des étoiles et par la prodigieuse gerbe de lumières qui, là-bas, s’élevait au-dessus de la cité et embrassait la voûte des cieux comme le reflet d’un brasier gigantesque.

Sous le pont, à près de cinquante pieds du tablier, roulaient les eaux du fleuve sur la surface desquelles venaient s’éteindre les lueurs de la cité.

À deux cents verges environ de la sortie du pont les deux nocturnes voyageurs s’arrêtèrent d’un commun accord, posèrent leurs coudes sur le parapet et laissèrent leurs regards mornes flotter sur ce cahot énorme et vertigineux que présente à distance une grande ville moderne.

Au physique ces deux hommes présentaient un curieux contraste. L’un atteint six pieds de taille. Il est droit comme un pin, avec des épaules carrées, une poitrine bombée, et il a la démarche raide et mesurée du militaire. Ses cheveux et sa barbe sont très noirs, et cette barbe, dont il semble avoir un soin particulier, est taillée en pointe au menton. Des moustaches très longues, étirées à la Napoléon, lui donnent un air redoutable. Sa figure est maigre et pâle, et la barbe noire en accentue la pâleur. Ses yeux bruns assez beaux, sont froids et graves.

Le melon qui orne l’occiput de l’homme est jaune, cassé, frangé aux bords, et atteste une longue existence. L’inconnu est sanglé dans une redingote roussie, usée, effilochée, qui tombe sur un pantalons de nuance claire ; et le pantalon, comme la redingote, n’est plus qu’une loque.

L’autre personnage est gros, court, ventru. Sous un feutre mou débraillé et campé en bataille sur l’oreille gauche, est blotti un crâne déplumé qu’orne seulement autour des oreilles et sur la nuque une couronnes de cheveux gris et longs. Cet homme a une figure rubiconde et joviale, et une paire de petits yeux très vifs, d’un bleu très pâle, brillent malicieusement sous des sourcils en broussaille et presque blancs. Sa figure est soigneusement rasée et, en dépit de ses cheveux gris, elle lui donne un air plus jeune. Il est vêtu d’un de ces complets de ville quelconques qu’on achète chez les fripiers pour quelques dollars. Bref, comme son compère en redingote. notre second voyageur n’a pas l’air de porter la fortune avec lui. Son veston fripé est percé aux coudes, un large accroc dans le dos est mal dissimulé par des épingles, et la culotte tombe en ruine. Et quant aux souliers qui terminent la toilette de ces deux voyageurs pédestres, disons seulement qu’ils sont joliment éculés.

À présent, quel peut être l’âge de ces deux hommes ? Il est assez difficile de donner une réponse juste ; mais le premier est certainement dans la quarantaine, et dans la quarantaine avancée. Le deuxième est sûrement rendu au-delà de la cinquantaine.

Ils s’étaient donc accoudés au parapet du pont. Silencieux et poussant à tour de rôle d’énormes soupirs, ils semblaient s’abîmer en des pensées qui étaient loin d’être de la plus belle gaieté.

Enfin, l’un d’eux, le petit vieillard, rompit le silence et demanda d’une voix un peu aigrelette :

— Eh bien ! mon cher Alpaca, que déduisez-vous de notre présente situation ?

L’autre répondit d’une voix basse, profonde, presque caverneuse, lente et posée en même temps, et non sans une certaine prétention au beau langage :

— J’en déduis un seul point, Maître Tonnerre…

— Et ce point ?

— Que la vie a deux portes seulement !

— Deux portes ?… Ah bah ! Quelles sont-elles, s’il-vous-plaît ?

— La porte par laquelle on entre et celle par laquelle on sort !

— Et à quoi donc vous mène cette savante déduction ? interrogea avec ironie le premier interlocuteur.

— À la porte de sortie ! répliqua froidement l’homme appelé du nom singulier de « Alpaca ».

— À la porte de sortie !… s’écria l’autre ébaubi.

— Indubitablement, Maître Tonnerre. Car si vous avez bien suivi ma « savante déduction » selon votre ironique expression de tantôt, vous vous pénétrerez de ce jugement sans appel : à moins d’une bouchée de pain miraculeuse d’ici douze heures, ce qui portera l’état de compte de nos Quatre-Temps et Vigiles à cent vingt-trois heures deux minutes une seconde, pour être précis, nous sortirons de ce monde.

— Pour entrer dans l’autre !… soupira comme avec un amer regret celui qui répondait au nom formidable de « Tonnerre ».

— Vous l’avez dit. Seulement, cet autre monde — le monde meilleur comme se plaisent à dire les optimistes versés dans l’étude stupide des mondes inconnus, improbables et introuvables — sera pour nous, pauvres moissonneurs de misères, rempli de grandioses et éternels festins !

Et cet homme grave, très grave, esquissa un sourire narquois.

— Par tous les testaments, Maître Alpaca ! s’écria le petit vieux en pourléchant ses lèvres sèches, vous parlez de façon tout à fait appétissante et festoyante.

— Ah ! ça, Maître Tonnerre, que signifie cet enthousiasme subit, vous qui tout à l’heure soupiriez à la crainte d’abandonner cette planète ?

— Dame ! n’avez-vous pas parlé de festins grandioses ? Tiens ! je ne sais trop quoi me démange tout à coup dans les jambes !

Ce disant il se met à gratter ses deux jambes activement.

L’autre parut surpris de cette démangeaison soudaine de son compère.

— Eh bien ! fit-il qu’ont à faire vos deux jambes avec le problème soumis à votre raisonnement ?

— Rien, rien, cher Maître. Néanmoins, je ne sais qui ou quoi me retient d’aller frapper à votre porte de sortie !

— Décidément, Maître Tonnerre, je ne vous comprends plus ! dit Alpaca en haussant les épaules avec mépris. Vous devenez une énigme, ajouta-t-il.

— Pourquoi ça ?

— Parce que ce matin encore, vous me répétiez sans cesse — au point que j’ai encore vos jérémiades aux oreilles — que vous donneriez votre vie passée pour une simple crêpe au lard, et que, à présent, vous vous dites impatient de gagner sur l’heure l’autre monde où, je vous le garantis, la crêpe au lard est ignorée.

— Si je vous déclarais ce matin que j’étais désireux de manger une crêpe au lard, c’est pour la bonne raison que je tiendrais fort à bourrer mon ventre de mon mets préféré avant de quitter ce monde.

— Et vous ayant ainsi bourré le ventre, vous seriez prêt à partir, dites-vous ?

— Sans doute. Et me blâmeriez-vous ?

— Je vous blâmerais assurément !

— Pourquoi ?

— Pour avoir essayé de me tromper.

— Je ne vous comprends pas.

— Sans doute. Vous dites que vous seriez prêt, après la crêpe au lard, à quitter ce monde. Or, moi, je dis non, et je dis que vous refuseriez de partir : car la dite crêpe au lard, pour employer l’expression légale, aurait la fatale conséquence de vous retenir en ce monde, attendu qu’elle vous laisserait l’espoir d’en attraper une autre !

— Et vous déduisez… ?

— Que votre jugeotte et votre gloutonnerie sont inconséquentes, et que vos jambes tiennent encore mieux sur ce globe terrestre qu’elles ne sauraient tenir sur le sol imaginaire d’un autre monde imaginé.

— C’est exact et je vous l’avoue, à la fin, en toute sincérité, Maître Alpaca, oui, malgré tous les avantages et festins que pourrait m’offrir cet autre monde problématique, je préfère les festins plutôt rarissimes de cette terre.

Les deux hommes demeurèrent silencieux un moment. Puis le petit reprit.

— Ne vaudrait-il pas mieux, Maître Alpaca. d’oublier votre funèbre et tragique déduction de tout à l’heure, et de nous mettre en quête, sans plus, de la bouchée de pain qui nous manque ?

— D’accord, Maître Tonnerre. Et une fois l’estomac raffermi, je me mettrai en quête de mon adorable Adeline.

— Vous y pensez donc encore à votre Adeline ? sourit moqueusement Tonnerre.

— Encore et toujours ! sourit lugubrement Alpaca. Et vous l’avouerai-je à la fin ?… C’est pour la revoir, après vingt années de séparation cruelle, que j’ai entrepris de franchir la prodigieuse distance qui sépare Montréal de Dawson City.

— Il faut que vous soyez amoureux au suprême !… Pourtant, j’avais cru comprendre que vous avez fui Dawson uniquement parce que le Gouvernement Américain venait d’imposer en ses États le recrutement militaire.

— Erreur, Maître Tonnerre. C’eût été stupide de ma part, vraiment, de quitter un pays à cause d’une loi arbitraire qu’il institue, pour passer dans un autre pays — mon pays, mon beau Canada — où la même loi est vivement discutée et probable.

— Tout juste, Maître Alpaca de mon cœur, fit Tonnerre sur un ton railleur. Néanmoins, vous me permettrez bien de vous dire que, en quittant Dawson et avant d’avoir seulement posé le bout de vos semelles cosmopolites sur le sol si longtemps oublié de votre beau Canada, oui, vous saviez que ce beau Canada allait, lui aussi, tomber sous la griffe implacable du despotisme militaire.

— Non, mon ami, je ne le savais pas ; mais je l’avais prévu. Non, Maître Tonnerre, ne me jugez pas témérairement. Je vous dis encore : seul l’amour et l’amour seul a conduit mon cœur et mes pas !

— C’est bien, Maître Alpaca, Je veux respecter votre affirmation. Mais quant à moi, c’est différent, car je ne suis nullement amoureux, bien que, à la vérité, j’aie pour la femme la plus vive admiration. Et si j’eusse su, ou seulement prévu, que mon pays natal allait devenir, lui aussi, l’esclave du militarisme, je n’y serais pas revenu.

— Vous n’aimez donc pas le métier du soldat, Maître Tonnerre ?

— Je prendrais volontiers et avec plaisir un fusil pour défendre mon pays. Mais aller me faire casser la gueule pour les autres… Allons donc ! j’aime mieux être notaire.

— Et moi, j’aime mieux être avocat !

— Je vous crois, cher Maître. Seulement je me demande pourquoi, lorsque vous étiez avocat, vous n’êtes pas restée ce que vous étiez ?

— Oh ! c’est une histoire, sourit avec amertume Alpaca, que je ne vous ai jamais contée. Non, je ne vous ai jamais avoué, au cours des quinze années immémoriales que nous avons vécues côte à côte, que le jour où je quittai Montréal et le Barreau où déjà ma réputation commençait à s’affermir — et il y a maintenant vingt ans passés — une chaire de droit m’avait été offerte à l’université.

— Quoi ! est-ce possible ? fit Tonnerre émerveillé. Vous avez refusé pareille offre ?

— Hélas ! né modeste, j’éprouvais alors une invincible répugnance pour la célébrité… je m’éclipsai !

— Ce fut mon cas aussi, quand je quittai ma bonne ville de Québec trente ans passés. Très modeste notaire. Je voulais vivre de ma vie, retiré, paisible, jouissant des humbles revenus de mon illustre profession. Mais voilà qu’à l’improviste mon nom fait bruit, les journaux font des histoires, ma personne est mise en relief au point que l’honorable Chambre des Notaires m’offre son fauteuil présidentiel. Retenu par ma modestie, je refuse. Mais on prétend me forcer… Cela me dégoûte. Puis, je vends mon étude et je file aux États-Unis où, il est vrai, je trouve la tranquillité, mais où je meurs de nostalgie.

— Que le Destin a d’étranges voies ! murmura Alpaca rêveur.

— N’est-ce pas ?… D’un côté, la vie nous sollicitait à la large part de ses jouissances, de l’autre, la misère nous laissait entrevoir tous les mérites à gagner en marchant à sa suite. Et nous, impardonnables idiots, nous avons cru l’infâme trompeuse ! Durant un quart de siècles nous avons erré, vivant et mourant de soif et de faim !

— Oui, de soif et de faim… gronda Alpaca. Notre ventre affamé menaçant sans cesse de crevaison, notre estomac exténué, nous sommes arrivés jusqu’à ce jour où nous demeurons encore titubants entre la faim et la soif qui nous sollicitent à tour de rôle ou toutes deux en même temps. Juste Ciel !… quand je pense qu’un tout petit fromage, sans rien ôter aux autres, raccommoderait si bien l’estomac et le ventre !

— Penser qu’un seul petit verre nous pourrait faire oublier notre calvaire et bénir la main charitable qui nous l’aurait versé !

— Sainte-Vierge ! soupira doucement Alpaca, en élevant ses regards vers le firmament…

— Satan ! rugit Tonnerre avec un geste de menace.

— Maître Tonnerre, reprocha sévèrement Alpaca, vous devenez impie !

— Et vous stupide, Maître Alpaca !

— Je bénis mes souffrances !

— Moi, je les maudis ! Puis-je bénir la main qui me frappe ?

— N’avez-vous pas baisé la main qui vous fouettait au cirque lorsque vous ne parveniez pas, d’un premier coup d’essai, à vous tenir en équilibre sur la pointe de votre crâne ?

— C’est vrai, avoua candidement Tonnerre en baissant la tête. Oh ! ce n’est pas ma faute, vous savez, c’est mon tempérament…

— Oh ! je vous connais, Maître Tonnerre, sourit avec complaisance Alpaca. Vous avez la langue vive, mais le cœur sur la main.

— Oui, c’est vrai, maudite langue, jura Tonnerre avec humeur. Quand donc finirai-je…

— Chut !… souffla tout à coup Alpaca en dirigeant ses regards vers la sortie du pont.

— Quoi donc ?

— Prêtez l’ouïe de ce côté.

— Bon c’est fait.

— Écoutez encore !

Les deux compères purent entendre une auto dont les phares étaient éteints, s’approcher du pont puis s’arrêter.

Cinq minutes se passèrent, les deux hommes n’entendirent plus que le roulement sourd des eaux du fleuve. Mais soudain le bruit d’un objet lourd tombant, à l’eau les fit tressaillir. Ils s’entre-regardèrent un moment incapables de formuler leurs pensées. Puis le même bruit d’auto troubla le silence de la nuit et se perdit bientôt dans l’éloignement et vers la cité.

Tonnerre alors émit cette hypothèse :

— C’est peut-être un coffre-fort qu’on vient de jeter au fleuve !

— On pille les coffres-forts, Maître Tonnerre, on ne les jette pas à l’eau.

— C’est égal, je serais assez curieux de savoir qui on vient d’enterrer sous ce pont.

— Silence ! commanda sourdement Alpaca.

— Que voyez-vous ?

— J’entends quelque chose.

D’en bas montait un bruit assez semblable à celui que pourrait faire un être quelconque qui se débat avec désespoir dans l’eau.

Les deux hommes se regardèrent en frémissant.

— Une noyade ! fit Alpaca.

— Un crime ! ajouta Tonnerre.

— Une vie à sauver ! reprit Alpaca en enlevant d’un geste rapide sa redingote.

— Je vous suis, dit Tonnerre en jetant loin de lui son veston pour imiter l’exemple de son ami.

Les deux compères furent, la minute d’après, debout sur le parapet du pont.

— Souvenez-vous, Maître Tonnerre, prononça Alpaca d’une voix solennelle, que nous sommes deux anciennes étoiles du Cirque Ringling !

Et sans une hésitation, sans même mesurer du regard le gouffre sombre, Alpaca fonça tête première.

— Je me souviens… répliqua Tonnerre qui fendit l’espace à son tour.


X

LE SAUVETAGE


À deux secondes d’intervalle, les tranquilles échos de la nuit tressaillirent deux fois au bruit sourd de l’eau qui s’ouvre violemment sous la pesanteur d’un corps et qui rejaillit comme un crépitement de grêlons.

Puis on entendit la voix brève et profonde d’Alpaca :

— Par ici, Maître Tonnerre !

— Me voilà, cher ami.

— Bien. Nagez près de moi !

— Voyez-vous quelque chose, cher Maître ?

— Oui… une forme diffuse qui flotte en avant de nous à cinquante pieds environ. Voyez plutôt !

— Par tous les testaments ! c’est un homme qu’on a jeté à l’eau.

— Erreur, Maître Tonnerre.

— Hein ! vous allez me démentir ! s’écria Tonnerre avec indignation.

— Ne nous emportons pas, cher ami, mais raisonnons. Si cela était un homme, nous ne verrions rien du tout dans ces flots d’encre, car de l’homme la tête seule surnagerait à fleur d’eau, telle votre propre tête, Maître Tonnerre, Or, pour distinguer une tête humaine de la distance où nous sommes, il nous faudrait tout au moins l’œil jaune du hibou.

— Que déduisez-vous, alors ?

— Je déduis que la forme qui se dessine confusément à notre vue ne peut être qu’une femme, dont les jupes se gonflent sous la pression de l’eau.

— Bravo ! Maître Alpaca. Décidément, vous êtes un homme supérieur.

— Merci, mon ami, sourit Alpaca. Et, reprit-il, puisque c’est une femme, et puisque nous sommes des admirateurs du beau et faible sexe, un bon coup de bras et un bon coup de jambe !

Les deux intrépides nageurs découvrirent bientôt, en effet, le corps d’une femme flottant à la surface de l’eau. Ils la saisirent aussitôt, d’un bras chacun, et nageant vigoureusement de l’autre ils se dirigèrent vers la rive avec cette épave humaine.

Une demi-heure s’était écoulée depuis que les deux hommes s’étaient jetés à l’eau, et à présent ils considéraient la forme inanimée et trempée d’une jeune fille qui reposait, morte peut-être, sur un lit d’herbes.

— Qu’allons-nous faire ? interrogea avec inquiétude Tonnerre.

— Une chose, répondit Alpaca, c’est que cette jeune dame vit encore, et une autre chose, ce serait de la transporter dans une habitation où elle pourra recevoir tous les soins nécessaires.

— Oui, mais les habitations sont loin, Maître Alpaca.

— Voici ce que nous allons faire : je vais essayer de ramener cette jeune personne à la vie, et vous, pendant ce temps, vous irez chercher une auto. Savez-vous chauffer ?

— C’est mon métier, cher Maître ! répondit sans sourciller Tonnerre.

— C’est bien, allez donc.

— Mais mon veston et votre redingote ?…

— Tiens ! Je les avais oubliés. Eh bien allez les chercher sur le pont puis courez vers la ville et tâchez de vous procurer une auto aux premières habitations que vous découvrirez.

— Seulement, Maître Alpaca, je doute que nous puissions arriver jusqu’ici avec une auto.

— C’est vrai. Mais je ne serais pas étonné de trouver près du pont une route. Prenez donc les devants, allez chercher nos vêtements, et pendant ce temps je chercherai la route.

Tonnerre, malgré l’obscurité des lieux, partit vivement dans la direction du pont.

Alpaca souleva alors la jeune fille et, évitant autant que possible de la secouer, prit aussi la direction du pont.

Après une demi-heure d’une marche très lente et difficile, il atteignit une route noire et déserte et qui semblait se diriger vers la ville, Alpaca, sans le savoir et à cause d’obstacles qu’il voulut éviter, avait dévié de son chemin. À présent il pouvait vaguement apercevoir la masse sombre du pont, et ce pont lui semblait plus loin que l’instant d’avant.

Le silence régnait partout et nulle habitation n’était en vue.

Alpaca déposa son fardeau sur le bord de la route, pour reprendre haleine. À ce moment un gémissement s’échappa des lèvres de la jeune fille. Alpaca s’agenouilla et la regarda attentivement. Elle avait ouvert les yeux et regardait avec surprise cet inconnu à barbe noire qui se penchait sur elle.

— Madame… mademoiselle… bredouilla Alpaca gêné par ce regard.

— Qui êtes-vous ? interrogea la jeune fille d’une voix presque indistincte.

— Un ami, madame, soyez-en sûre !

La voix douce d’Alpaca parut la rassurer. Puis elle se mit à parler difficilement, les paupières closes, comme si elle eût voulu faire une confidence qui lui coûtait.

— Je me souviens… J’ai voulu surprendre la conduite mystérieuse de cet homme, car je me doutais bien que c’est lui qui avait volé le modèle et les plans… Mais était-ce bien lui avec cette barbe noire ?

Alpaca tressaillit… Cet homme à barbe noire, était-ce de lui que cette jeune inconnue parlait ?

— J’ai cru que c’était lui… continua l’inconnue… Je l’ai suivi… Puis j’ai voulu le surprendre, mais il m’a frappée… Je suis tombée… J’étais inerte, mais mon esprit demeurait éveillé, de sorte que j’entendis parfois ce qui se passait autour de moi, ensuite je me sentis emportée dans une voiture… C’était une auto, je crois, et le roulement et le bruit de la machine parurent m’endormir. Mais un peu plus tard je sentis encore qu’on me saisissait… puis… horreur !… je sentis que je tombais dans un grand vide… un vide infini !

La jeune fille fit un soubresaut violent, se dressa à demi, jeta sur la physionomie d’Alpaca un regard d’épouvante, puis cria faiblement :

— C’est lui… c’est lui… l’homme barbu de noir !

Et elle s’affaissa lourdement sur le sol et demeura de nouveau inanimée.

Alpaca, abasourdi et effrayé à la fois, se dressa debout et eut l’envie de s’enfuir ! Quoi ! est-ce que cette jeune inconnue ne venait pas de l’accuser de cet attentat ?… Un homme barbu de noir !… Mais il comprit vite qu’il s’agissait de quelque bizarre ressemblance, et décida d’attendre patiemment le retour de son compagnon. Une heure s’était écoulée déjà et Tonnerre ne revenait pas. Alpaca, seul avec cette femme inanimée et toute trempée, s’inquiétait. Si cette femme allait mourir avant qu’on lui donnât les soins qui pourraient la sauver !… Une autre demi-heure passa, sans que la pauvre victime fût de nouveau revenue à la vie.

Enfin, le cœur d’Alpaca bondit de joie intense en voyant la route s’éclairer tout à coup dans le lointain. Oui, il n’y avait pas de doute que cette clarté provenait des phares d’une auto. Il souhaita que ce fût Tonnerre qui revenait. Son souhait fut réalisé : cinq minutes plus tard, une auto s’arrêtait et Tonnerre sautait sur la route, criant :

— À la bonne heure, Maître Alpaca, je vous trouve Ici !

— Eh bien ! cher ami, puisque c’est vous, ne perdons pas de temps.

— En ce cas, cher Maître, montez dans le tonneau et je vous y donnerai la jeune femme.

Alpaca obéit et l’instant d’après Tonnerre déposait près de lui l’inconnue.

Elle, à cet instant, remua légèrement, puis elle ouvrit les yeux et regarda autour d’elle avec étonnement. Elle vit la figure grave et chagrine d’Alpaca, le visage jovial de Tonnerre, et un instinct lui fit comprendre qu’elle était maintenant entre les mains d’amis dévoués. Elle murmura dans un souffle :

— Merci !

— Où désirez-vous qu’on vous conduise, Madame ? interrogea Alpaca.

— Rue Saint-Denis… répondit la jeune fille d’une voix presque indistincte.

— Vous entendez, Maître Tonnerre, fit gravement la voix d’Alpaca, rue Saint-Denis, et vite !

— Le numéro, chère Madame ? demanda Tonnerre à son tour.

— Cent quarante-trois B ! balbutia la jeune fille après un moment d’hésitation.

— Cent quarante-trois B ! Maître Tonnerre, répéta Alpaca d’une voix rude.

— Compris.

Et Tonnerre sauta à l’avant de la machine.

— Surtout, reprit Alpaca, n’oubliez pas de montrer votre savoir-faire !

— Vous allez être satisfait, cher Maître.

Et avec la dextérité d’un maître-chauffeur, Tonnerre mit la voiture en mouvement, vira de bord, et, la seconde suivante, la machine se dardait en avant dans une course vertigineuse.


XI

L’ACCUSATEUR


Trois heures étaient sonnées lorsque, cette même nuit, le colonel Conrad rentra à son domicile de la rue Metcalf. Le silence qui régnait dans la petite maison n’était troublé que par une lourde respiration qui frisait le ronflement d’un dormeur, et ce ronflement partait d’une pièce voisine du fumoir du colonel.

Un vague sourire erra un moment sur les lèvres de ce dernier.

Il jeta son chapeau et son pardessus sur une chaise et alla à un petit buffet duquel il tira une carafe remplie de liqueur. Il alla déposer cette carafe sur la table, s’assit dans le fauteuil voisin et se versa à boire.

Il alluma un cigare et se mit à fumer tout en méditant.

De temps à autre il vidait un verre de whiskey, de sorte qu’au bout d’une demi-heure il se trouva à demi ivre. À ses lèvres demeurait un sourire content. Plus il bailla fortement et murmura :

— Allons ! J’ai bien travaillé cette nuit, il ne me reste plus qu’à bien dormir !

Il jeta ce qui restait de son cigare, vida un autre verre, et enleva ses bottines qu’il jeta loin de lui avec force, au risque de réveiller les braves gens qui dormaient au-dessous.

Il entra dans sa chambre.

Avant de se dévêtir tout à fait, il s’assit sur le bord de son lit, tira de la poche intérieure de sa veste un portefeuille, l’ouvrit et se mit à compter une forte liasse de gros billets de banque. Il ricana sourdement et replaça le portefeuille dans la poche de sa veste. Mais alors son regard se porta sur la porte close de sa garde-robe. Une idée traversa son cerveau. Il se leva et alla à la garde-robe dont il tira doucement la porte. D’un regard perçant il fouilla la garde-robe. Puis il tressaillit violemment, son visage fortement coloré par l’eau-de-vie devint livide, tout son sang parut se changer en lait, et il murmura avec le plus grand étonnement :

— Elle n’est plus là !…

Il quitta la garde-robe et, le front en sueurs, les sourcils contactés, la lividité de sa figure s’accentuant, il inspecta minutieusement la chambre. Il visita l’armoire, regarda sous le lit… Non, il ne trouvait pas l’objet qu’il cherchait.

Il retourna à son fumoir dont il scruta tous les coins en grondant de vigoureux « goddam » et de retentissants « blooming »… Rien là non plus !

Il s’arrêta, haletant et découragé, et se demanda :

— Qui peut bien avoir enlevé cette valise ?

Il se frappa le front, ses regards s’embrasèrent, une flamme ardente empourpra sa figure d’ivrogne, et nerveusement il gagna la pièce d’où partait la lourde respiration d’un dormeur heureux.

Il poussa la porte, pénétra dans une chambre obscure et pressa un bouton : une vive lumière jaillit du plafond.

Dans cette chambre un désordre extravagant.

Sur une couchette de fer munie d’un mince matelas le colonel vit son ordonnance allongée sur le ventre, bottes aux pieds et kaki au dos, dormant d’un sommeil formidable.

Sur le plancher, près du lit, gisait un flacon vide.

Un éclair de fureur coupa les prunelles sombres du colonel. Puis l’éclair de son regard parcourut rapidement les quatre coins de la chambre. Non… il ne voyait pas dans cette chambre la valise qu’il cherchait.

Il se rapprocha du lit et de sa main droite frappa durement l’ordonnance dans le dos. Un grognement rauque fut l’unique réponse à cette interpellation brutale.

La même main s’éleva de nouveau pour retomber plus lourdement.

Le même grognement se fit entendre. Mais cette fois l’ordonnance se tourna sur le dos, mais n’en continua pas moins son heureux sommeil.

Devant cette opiniâtreté le colonel perdit toute mesure. Il lâcha un gros juron, leva son poing fermé et dur et l’enfonça avec rage dans le ventre du terrible dormeur.

Un hurlement de douleur ébranla la maison entière, et Tom, d’un bond terrible, se dressa debout pour demeurer nez à nez avec son officier devenu hideux de colère.

— Chien d’ivrogne ! vociféra le colonel en posant son poing sous le nez blême et ahuri de l’ordonnance qui, ployée en deux, tenait de ses deux mains son abdomen endolori et quasi crevé, vas-tu répondre à l’appel, à la fin ?

— À l’appel !… bredouilla d’une voix enrouée Tom qui verdissait de douleur et d’épouvante à la fois. Me voilà, monsieur ! Il n’était pas nécessaire de m’assommer…

— C’est bon, pas de commentaires ! Arrivons au fait !

— Que se passe-t-il donc ? Le feu est-il à la maison ?

— Non ! cria l’officier d’une voix sifflante. Il n’y a pas de feu dans la maison, mais il y a des voleurs !

— Des voleurs !… s’écria Tom égaré. Oh ! mais alors…

Et il voulut s’élancer vers une malle placée dans un coin de la chambre.

Le colonel le saisit.

— Que veux-tu faire ? demanda-t-il.

— Prendre mon revolver… puisqu’il a des voleurs dans notre domicile.

Il essaya encore de se ruer vers sa malle.

Mais le colonel le retint solidement et le secouant vigoureusement, hurla :

— Mais vas-tu m’écouter, pourceau maudit !

— Eh bien ! que voulez-vous ? hoqueta l’ordonnance à demi étranglée par la terrible poigne du colonel.

— Je veux que tu répondes à mes questions, pochard de satan.

— Vous voyez bien qu’à m’étrangler de la sorte ma langue bientôt ne pourra plus remuer, gémit le malheureux Tom.

— C’est bien, je te lâche, puisque tu deviens docile.

Tom respira longuement, toussa, s’ébroua… Puis, tâtant son col douloureux, il demanda avec un sourire moqueur :

— Vous étiez donc fâché, mon colonel ?

— Pas de questions ! interrompit rudement l’officier. Réponds sans ambages. Et il interrogea aussitôt :

— À quelle heure es-tu rentré ?

— Mais… de bonne heure, hésita Tom.

— Oui, de bonne heure ce matin ! ricana l’officier. Car, sache-le, il est quatre heures.

— Quatre heures déjà ! fit l’ordonnance avec une mine tout ébaubie.

— Eh bien ! qu’est-ce à dire ?

— Je dis… que je suis étonné d’avoir dormi si longtemps dans ma tenue tout entière… hormis la casquette…

— Et hormis le fusil… se mit à rire le colonel avec mépris. Ainsi, tu vas me dire que tu es rentré hier ?

— Et de bonne heure. Je vous le répète.

— Ne mens pas, car…

Et l’officier esquissa un geste redoutable.

— Mentir… s’écria l’ordonnance avec indignation. Pas le moindrement, à preuve qu’il était entre huit et neuf heures, et, à preuve aussi que, en revenant au logis, je vous ai vu, rue Sainte-Catherine, monter en tramway direction est.

— Tu es certain ?

— Par exemple… À moins que j’aie rêvé ?

— Ou que tu ne fusses soûl ?

— Pardon, monsieur ! je ne me suis abreuvé que de retour ici.

— En quelle compagnie, alors ?

— En compagnie de ce pauvre flacon.

— Je l’ai apporté moi-même.

— Et tu n’as reçu aucune visite en mon absence ?

— Ni chat, ni chatte.

— Pourtant, quelqu’un a pénétré en mon appartement durant mon absence.

— Ce ne pourrait être que l’esprit malin.

— À quelle heure t’es-tu mis au lit ?

— Je ne pourrais pas préciser. Mais je peux affirmer qu’il était entre onze heures et minuit.

— D’où vient ce flacon ?

Le colonel garda le silence, sans toutefois quitter de l’œil l’ordonnance qui, tripotant son ventre et son cou tour à tour, esquissait force grimaces de douleur. Mais la physionomie de l’ordonnance paraissait si sincère, que le colonel abandonna les soupçons qu’il avait eus à son égard.

— C’est bien, dit-il dans un grondement farouche, tu peux te recoucher. Mais, je saurai bien demain qui s’est introduit chez moi.

Il s’interrompit subitement comme un nom venait de flamboyer à son esprit :

— Kuppmein !… murmura-t-il.

Il frémit et ses yeux lancèrent un jet de flammes terribles.

— Oh ! si c’était lui… ajouta-t-il entre ses dents serrées.

Son poing s’éleva et s’abaissa en fendant l’air avec un sifflement, et rasant d’un demi-pouce le nez mince et livide de l’ordonnance qui exécuta un bond énorme en arrière.

Le colonel partit de rire et dit :

— N’aie pas peur, Tom, je ne t’en veux nullement.

Ces paroles parurent rendre à Tom toute son assurance, et il hasarda cette question :

— Mais serait-ce possible qu’on vous eût volé quelque chose ?

— Pas de questions, te dis-je ! Du reste, dès l’heure du réveil j’irai interroger le propriétaire de cette maison. Allons ! recouche-toi, Tom, et continue de rêver. Surtout, n’oublie pas en tes rêves la jolie Miss Jane.

Sur cette plaisanterie le colonel rentra chez lui en repoussant durement la porte.

Alors un sourire narquois s’épanouit sur les lèvres de Tom, et ce sourire s’acheva en un sourd ricanement que suivirent ces mots :

— C’est donc vrai qu’on n’a qu’à mettre les choses sous le nez d’un bonhomme pour qu’il ne les voie pas !…

Et après ces paroles mystérieuses, dont on comprendra bientôt le sens, Tom éteignit sa lumière et retomba sur son lit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vers les neufs heures du matin, furieusement obsédé par la disparition mystérieuse de sa valise, le colonel descendit pour interroger les gens du rez-de-chaussée. Mais les vieux lui jurèrent que personne, à leur connaissance, n’était entré dans son appartement la veille, hormis, naturellement, son ordonnance, Tom.

Seulement, comme les deux époux s’étaient nichés vers les huit heures, l’officier conclut en lui-même que le voleur de sa valise avait dû s’introduira durant le sommeil de Tom et des propriétaires. De cela il était certain, mais il n’aurait pu préciser l’heure.

Mais qui pouvait bien être ce voleur ?

De nouveau le nom de Kuppmein brûla l’esprit perplexe de l’officier.

Il remonta chez lui, fit un geste sauvage et rugit :

— Oh ! si c’est Kuppmein… enfer et ciel ! malheur à lui !

Et il se mit à s’habiller fébrilement.

À dix heures, le colonel pénétrait dans le cabinet de son oncle rue Saint-Jacques.

Il trouva James Conrad assis à son pupitre, sombre et agité, mordant un cigare éteint et clignotant terriblement des yeux.

— Eh bien ! mon oncle, quoi de neuf, ce matin ?

— Rien !… répondit Conrad sur un ton découragé. Tout va mal, décidément. Nos plans du Chasse-Torpille n’ont pas été retrouvés, non plus le modèle de Lebon. Et pour comble, ma secrétaire a disparu.

— Elle a disparu !… fit le colonel avec étonnement.

— Comme elle ne venait pas, j’ai téléphoné chez elle. Là, elle n’a pas été vue depuis hier. J’ai également téléphoné à quelques-unes de ses amies, mais personne ne l’a vue.

— Ah ! ah ! fit le colonel avec un sourire ambigu, il me semble que c’est du neuf, cela. C’est même de l’étrange, cette absence de Mademoiselle Henriette.

— Que veux-tu dire ? demanda Conrad surpris de ces paroles.

— Voulez-vous me permettre une autre question ?

— Parle.

— Vous êtes-vous informé de Lebon ?

— J’ai envoyé un garçon pour le prier de passer à nos bureaux.

— Qu’a rapporté le garçon ?

— Que Lebon est absent, lui aussi.

— Une autre question, mon oncle.

— Voyons.

— Vous avez payé, n’est-ce pas, vingt-cinq mille dollars à Lebon ?

— Oui.

— Vous n’ignorez pas que Lebon et Henriette étaient depuis longtemps désireux de gagner la forte somme, de la gagner par tous les moyens, afin de s’épouser et de vivre ensuite largement ?

— Où veux-tu en venir ?

— À ceci : Henriette, hier soir, vous a volé les plans du Chasse-Torpille.

— Es-tu fou, Philip ?

— Puis elle et Lebon sont passé à l’étranger avec votre argent, les plans et le modèle.

— C’est impossible !

— Ne me croyez pas, c’est votre affaire. Mais avouez qu’il n’est pas nécessaire de posséder un gros lot de psychologie pour découvrir la petite affaire de ces deux amoureux. Récapitulez les circonstances, vous verrez bien.

— Certes, en y songeant, fit Conrad d’un air sombre et soucieux, il se trouve bien des apparences contre eux. Mais…

— Mon oncle, je vous dis que Lebon et Henriette vous ont volé. À présent, voici un conseil : mettez à leurs trousses quelques bons policiers, et je vous garantis qu’avant vingt-quatre heures vous les repincerez. Car, si je ne me trompe, ils n’ont pu encore que passer la frontière américaine.

— J’ai bonne envie de suivre ton avis, murmura Conrad encore indécis. Car, disons-le, il lui paraissait folie de penser qu’Henriette fût une voleuse.

— Je vous l’ai dit, hier, mon oncle : Lebon était homme à prendre la fuite avec l’argent et son modèle avec le dessein de le vendre à d’autres pour une somme double, peut-être, de celle que vous lui avez offerte. Et savez-vous encore ce que je pense encore ? Il n’y aurait rien d’étonnant que Lebon ne songeât à livrer son Chasse-Torpille à l’Allemagne.

— Oh ! fit Conrad avec une certaine horreur.

— Mais il lui manquait l’argent nécessaire pour entreprendre le voyage et pour mener rondement et largement les négociations, il a pensé à vous jouer le tour !

— Oh ! si cela était ainsi, s’écria Conrad, avec fureur, il n’ira pas loin.

— Non, il n’ira pas loin, si vous agissez de suite !

— Je vais agir. Philip, répliqua l’ingénieur avec un accent résolu, je vais agir de suite, car je me rends immédiatement chez une agence de policiers.

Le colonel esquissa un sourire diabolique et pensa :

— Ou je me trompe fort, ou la partie est à peu près gagnée !…


XII

OÙ LA VALISE MYSTÉRIEUSE DU COLONEL CONRAD CHANGE DE MAINS


Revenons à l’ordonnance du colonel.

Après le départ de l’officier, Tom s’était mis à la recherche de l’objet volé, objet que le premier n’avait pas cru devoir spécifier devant son ordonnance.

Mais Tom, évidemment, était renseigné sur ce point important, puisqu’il pénétra dans le fumoir du colonel avec son sourire narquois, tout en disant à voix basse :

— Quel tapage, mon cher colonel, vous avez fait pour un rien ! Oui, pour rien ! Car vous n’avez pas été volé du tout, attendu que votre précieuse valise est toujours locataire de votre chambre à coucher… venez voir !

Et Tom, après avoir convenablement égoutté la carafe demeuré sur la table, pénétra dans la chambre à coucher de son officier. Il s’arrêta devant l’armoire, leva son index en même temps que son œil sournois, et dit en grimaçant un sourire :

— Vous voyez bien, mon colonel, que vous n’avez pas été volé et que votre belle valise toute neuve est toujours là !

En effet, la valise que Tom, la veille, avait découvert dans le garde-robe était bien visiblement juchée sur l’armoire. Mais le colonel, tout à sa colère, à son angoisse, à ses vengeances futures, n’avait rien vu. Il avait regardé partout en bas, mais il n’avait pas regardé en l’air. Oui, comme l’avait dit Tom, la valise s’était trouvée sous son nez et il ne l’avait pas vue.

Toujours grimaçant, Tom ajouta :

— À présent, jolie valise, je dois vous prévenir que je vais m’absenter pour une heure ou deux. Je compte que vous serez bien sage et ne bougerez pas de là. À mon retour, je vous dirai ce qu’on attend de vous. Fort probablement aurai-je le plaisir de vous présenter à mon excellent ami, Monsieur Grossmann.

Il exécuta une pirouette, ébaucha deux pas de danse, et gagna par sauts, bonds et ricochets sa chambre à coucher.

Dix minutes après de la même chambre sortait un individu dont l’apparition n’aurait pas manqué d’impressionner très fort le colonel. car l’individu n’était autre que Fringer avec sa grosse moustache noire aux pointes tournées en queue de cochonnet.

Au moment où il mettait le pied sur le trottoir, il vit la silhouette d’une jeune femme élégamment mise et soigneusement voilée qui se dirigeait hâtivement vers la rue Sainte-Catherine.

— Miss Jane !… murmura Fringer avec un battement de cœur. Allons ! il serait peut-être à propos de connaître ses amours… j’aurai toujours le temps de retrouver Grossmann.

Et il se mit à suivre la jeune femme.

Celle-ci, au bout d’un quart d’heure, se présentait dans un bureau de télégraphe, rue Saint-François-Xavier, et transmettait la dépêche suivante :

Capitaine Rutten… McAlpin Hôtel. New-York. Kupp a enlevé à Gross vingt mille. Kupp a acquis plans dix mille. Kupp part ce soir. Suivrai probablement. Sinon écrirai détails… Jane.

Au moment où elle sortait des bureaux du télégraphe, elle faillit se heurter à un homme qui y entrait en toute hâte.

— Huppmein ! murmura la jeune fille avec un sourire moqueur. Il était temps !…

Elle se dirigeait vers la rue Saint-Jacques, lorsque, en passant devant l’édifice de la Bourse, elle avisa un individu qui, le dos appuyé à une colonne du porche, paraissait lire, mais distraitement, un journal du matin.

— Bon ! bon ! sourit la jeune fille, voici que Mons. Fringer nous épie ! C’est bien, j’aurai l’œil sur toi, mon petit, et pas plus tard que bientôt nous éclaircirons le rôle équivoque que vous jouez, monsieur Tom, digne ordonnance de Monsieur le colonel Conrad. Mais en attendant, je compte bien te faire une petite surprise, et pas plus tard que tout à l’heure, si possible !

Un ricanement roula sur les lèvres rouges que cachait l’épaisse voilette. Elle accéléra le pas et arriva bientôt à la rue Saint-Jacques. Mais avant de s’engager sur cette rue, elle tourna la tête afin de savoir si Fringer la suivait. Non… elle ne le vit pas. Rassurée, elle se mêla vivement à la foule nombreuse des piétons.

Si Fringer n’avait pas repris sa chasse derrière Miss Jane, c’est qu’il en avait été retenu par la soudaine apparition de Kuppmein.

— Oh ! oh ! s’était-il, Miss Jane au télégraphe et Kuppmein peu après ! Qu’est-ce que cela veut dire ? Quelle est donc toute cette urgence ?… Bon, je devine : mademoiselle télégraphie à son fiancée qu’elle s’ennuie à mourir ; et Kuppmein communique à Rutten sa magnifique transaction d’hier. Mais voilà… Dois-je continuer à filer Miss Jane, ou dois-je changer de gibier ? Je me demande s’il ne serait pas plus intéressant de savoir ce que manigance encore ce cher Kuppmein ?… C’est décidé… je suis pour Kuppmein !

De suite il promena un regard rapide et scrutateur autour de lui, et voyant qu’il n’était pas observé, il éleva son journal et enleva d’un geste rapide sa moustache postiche qu’il enfouit dans l’une de ses poches. Il s’en suivit que l’associé de Kuppmein et Grossmann ressembla traits pour traits à un certain Tom, l’ordonnance d’un certain colonel Conrad !

Pendant ce temps, dans les bureaux du télégraphe Kuppmein rédigeait le message suivant : Capitaine Rutten, McAlpin Hôtel, New York. Plans acquis… Pars ce soir… Modèle suit… Méfiez-vous de Jane… Kupp.

En quittant le télégraphe Kuppmein, tout comme avait fait Miss Jane, reprit la direction de la rue Saint-Jacques. Fringer se mit à le suivre de près.

L’instant d’après, à la grande surprise de Fringer, Kuppmein entrait dans les bureaux du New York Central sur la rue Saint-Jacques.

— Oh ! oh ! se dit Fringer, est-ce que nous allons voyager bientôt. ?

Kuppmein reparut quinze minutes plus tard et se dirigea vers la rue McGill, avec Fringer sur ses talons.

Ici, que le lecteur nous permette — pour une meilleure intelligence des faits qui vont suivre — d’abandonner pour un moment le chasseur et le chassé, et de revenir à la jeune femme voilée en laquelle Fringer avait reconnu celle qui s’appelait Miss Jane.

Et Miss Jane, certaine de n’avoir pas à ses trousses ce Fringer, avait repris le chemin de la rue Metcalf. Était-ce pour rentrer chez elle ? Non. Car au lieu de prendre le trottoir qui la conduisait à son domicile, elle prit le trottoir opposé, celui qui menait à l’appartement du Colonel Conrad. Là, elle trouva le vieil anglais en train de donner ses soins à ses fleurs.

Miss Jane s’approcha du bonhomme et dit d’une voix assurée et très agréable :

— Je viens de la part du colonel Conrad… je suis sa cousine, Miss Ethel.

— Ah ! Miss… charmé !… bredouilla le vieux tout surpris et troublé, s’inclinant et enlevant son large chapeau de paille.

— Vous me connaissez ? demanda la jeune fille.

— Mais certainement, Miss, car le colonel nous parle souvent de vous, Miss Ethel.

— Vraiment ?

— Pour sûr !

— S’il parle de moi, c’est avec avantage, j’imagine ? plaisanta la jeune fille.

— Naturellement.

— Il est très gentil, mon cousin, vous savez.

— Et sa cousine donc ?… fit galamment le bonhomme en clignant de l’œil.

— Oh !… minauda Miss Jane en égrenant un joli petit rire, vous êtes flatteur !… Alors, ajouta-t-elle, vous me permettez de monter chez mon cousin ?

— Ah ! Miss, j’oubliais de vous dire que le colonel est sorti.

— Je viens de le rencontrer. Il m’envoie prendre un objet qu’il devait m’apporter et qu’il a oublié.

— Ah ! vraiment ?… Mais vous pouvez entrer, Miss, ma femme vous conduira.

— C’est bien, merci.

La minute suivante, Miss Jane pénétrait dans la maison.

Au bout de dix minutes, le bruit de la porte fit lever la tête au vieil anglais toujours penché sur ses fleurs, et il vit revenir celle qu’il prenait pour Ethel Conrad. Mais aussitôt il exécuta un bond énorme en arrière, échappa sa bêche, perdit son chapeau de paille, fit entendre une exclamation de stupeur, et, enfin, demeura livide, les yeux écarquillés, la mine hébétée.

— Eh bien ! demanda Miss Jane très surprise par l’attitude et la mimique du bonhomme, que signifie ?

— Cette valise !… bégaya l’anglais en pointant son index vers une valise énorme de cuir jaune que Miss Jane tenait à la main. Puis il fit un nouveau bond de recul, comme s’il eut vu se produire un événement horrible.

— Cette valise… répéta la jeune fille la voix tremblante. Mais elle dompta son trouble immédiatement. et demanda, tranquille : — Quoi donc d’étonnant ? Mon cousin m’a chargée de venir chercher cette valise.

— Curieux… très curieux… balbutia le bonhomme et en frottant ses yeux comme pour échapper à une vision abominable.

— Curieux… pourquoi ? demanda Miss Jane.

— Parce que le colonel nous disait ce matin que cette valise lui avait été volée au cours de la nuit.

Miss Jane éclata de rire.

— Je comprends, monsieur, votre étonnement. Oui, mon cousin m’a conté cette histoire. Seulement, un peu plus tard, il s’est souvenu qu’il avait mis cette valise sur son armoire… Alors, vous comprenez ?

— Oui, Miss, je comprends, fit le vieux confus et en ramassant son chapeau.

Un nouveau rire plus prolongé se modula sur les lèvres voilées de la jeune fille, qui sortit du parterre et prit la direction de la rue Sainte-Catherine.

Comme elle allait tourner l’angle, elle heurta presque durement un individu qu’elle ne prit pas le temps d’examiner. Elle jeta un court « Pardon me ! » et s’éloigna rapidement.

Mais l’individu s’était subitement arrêté, et aussitôt ses yeux se fixèrent sur la valise avec une indéfinissable stupeur. Et alors, d’un pas chancelant et peu sûr, il se mit à suivre Miss Jane de loin.

L’homme était de haute taille et paraissait doué d’une force herculéenne. Il portait un habit à carreaux noirs et blancs, et sa figure, dont on ne pouvait voir que les poils roux d’une barbe hirsute, disparaissait presque totalement sous les ailes battantes d’un énorme feutre gris. Tout de même, en regardant attentivement cet homme, on aurait pu reconnaître sans trop de peine Grossmann.

Mais… Grossmann vivant ?… Vivant après la balle que lui avait tirée presque à bout portant Kuppmein, et pas plus tard que la veille de ce jour ? C’était inimaginable, et pourtant c’était bien le même Grossmann, avec sa face brutale, que Kuppmein et Peter Parsons avaient laissé pour mort sur la rue Dorchester !

Et Grossmann, qui avait un air très souffrant, suivit Miss Jane… ou plutôt il suivit la valise. Souvent il éprouvait un étourdissement et titubait à ce point qu’on aurait cru qu’il allait tomber. Plusieurs passants le prirent pour un pochard. Grossmann, chaque fois qu’il manquait de tomber, grognait une imprécation, se raidissait par un violent effort de volonté, et poursuivait sa marche.

Miss Jane avait atteint la rue Peel et s’était dirigée vers la gare Windsor, au grand étonnement de Grossmann. Au bout de quelques minutes elle atteignait la gare et courait au guichet près duquel, se pressait une foule agitée de voyageurs. La jeune fille attendit plusieurs minutes. Enfin, elle put à son tour arriver devant le guichet. Elle déposa sa valise sur les dalles, tout près d’elle, ouvrit sa sacoche et demanda au préposé à la vente des billets, un « ticket » pour New York.

L’Employé s’exécuta disant :

— Prochain départ, madame, sept heures et trente ce soir.

— Je sais, sourit Miss Jane. Et si je prends de suite mon billet, c’est pour la raison que je désire faire enregistrer mes bagages dès maintenant.

L’employé s’inclina et sourit pour montrer qu’il comprenait. Miss Jane s’écarta du guichet pour laisser la place libre aux autres voyageurs. Puis elle se pencha vivement pour reprendre sa valise… Mais elle jeta aussitôt une haute exclamation de stupeur, elle éprouva comme un vertige, elle chancela et machinalement sa main se crispa sur sa gorge, tandis que ses regards effarés tournaient autour d’elle. Miss Jane se trouvait-elle mal subitement ? oui… car la valise qu’elle avait l’instant d’avant déposée là à deux pas tout au plus du guichet, avait disparu !

Elle demeura, la pauvre enfant, terriblement frappée. Mais elle se ressaisit bientôt, car Miss Jane était une fille énergique que l’infortune ne pouvait abattre facilement. Elle se mit à dévisager les voyageurs qui se bousculaient autour d’elle, elle scrutait surtout les valises de ces voyageurs. Mais aucune de ces valises — et il y en avait de toutes les formes et de toutes les couleurs — n’avait de ressemblance à la sienne.

Fiévreusement et furieusement elle se mit à parcourir la gare, cherchant la valise et avec, peut-être, le secret espoir qu’un individu quelconque l’aurait prise par mégarde. Elle alla visiter la vaste salle des bagages, mais nulle part la valise fut visible.

Le sein palpitant, les yeux enflammés, lasse et découragée, Miss Jane pénétra dans la salle des dames et se laissa choir sur une banquette.

Or, pendant que la jeune fille cherchait par toute la gare sa valise si subitement et mystérieusement envolée, on aurait pu voir, s’engouffrant par la rue Saint-Antoine à quelques pas de la gare, un homme qui filait rapidement avec la valise en cuir jaune de Miss Jane, et cet homme, comme on a pu le deviner, c’était Grossmann.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Fringer était donc reparti à la suite de Kuppmein dans l’espoir de saisir quelque secret dont il aurait fait son profit. Mais il en fut pour ses frais, car au bout d’une demi-heure de marche il vit Kuppmein rentrer tranquillement à son hôtel, le Windsor.

— Bah ! se dit Fringer avec indifférence, j’ai besoin de voir Grossmann qui habite rue Saint-Antoine à cinq minutes d’ici, de sorte que je n’aurai pas perdu tout à fait mon temps.

Il gagna le Square Dominion. Là, vers le milieu du Square, certain de ne pas être observé, il replaça adroitement sous son nez la moustache postiche, puis traversa la rue Dorchester et par une ruelle gagna la rue Saint-Antoine. Il s’arrêta peu après devant une habitation de modeste apparence où il put lire le placard suivant « Maison de pension privée ». Il sonna.

Une jeune fille vint ouvrir.

— Monsieur Grossmann ? demanda Fringer.

— Il ne loge plus ici, monsieur.

— Ah !… Depuis quand donc a-t-il changé de domicile ?

— Depuis hier, monsieur.

— Savez-vous où il habite à présent ?

— Monsieur Grossmann ne nous a pas laissé sa nouvelle adresse.

Un pli de contrariété creusa le front blême de Fringer.

— Merci tout, de même, mademoiselle, fit-il aussitôt avec un sourire contraint.

Et il s’en alla en maugréant tout bas :

— Où est allé nicher cette brute de Grossmann ?… Lui m’aurait payé cinq mille dollars pour la valise du colonel et ce qu’elle contient.

Et tout en s’éloignant d’un pas saccadé il méditait, les lèvres remuantes, mais sans articuler aucun mot, et les traits de sa figure maladive affreusement contractés.

Après quinze minutes de cette marche à l’aventure, il parvint, à son insu tant il était distrait, à l’intersection de la rue Sainte-Catherine et de la rue Metcalf.

Il jeta autour de lui un regard surpris, comme s’il eût été égaré. Mais reconnaissant bientôt les lieux, il esquissa un haussement d’épaules indifférent et se dirigea vers l’appartement du colonel.

Arrivé à dix pas environ de la petite maison en briques rouges, il aperçut le vieil anglais en train de travailler dans son parterre. D’un geste rapide Fringer fit disparaître sa moustache postiche, et continua son chemin avec un sourire bonasse à ses lèvres.

En voyant survenir l’ordonnance du colonel Conrad, le bonhomme interrompit sa besogne pour s’écrier :

— Ah ! monsieur Tom, vous ne sauriez deviner la jolie visite que nous avons eue tout à l’heure.

— Une jolie visite ! répéta Fringer que nous continuerons d’appeler ainsi. Qui donc ça ?

— Devinez un peu.

— Je suis mauvais devin, monsieur Brown.

— Eh bien ! c’est la cousine du colonel qui est venue.

— Ah !… fit simplement Fringer qui ne put réprimer un vif tressaillement.

— Oui, monsieur Tom, Miss Ethel elle-même dont le colonel nous a souvent parlé.

— Elle est venue rendre visite à son cousin alors ?

— Nullement… puisque le colonel était sorti.

— Pourquoi est-elle venue donc ?

— Pour chercher la valise du colonel… comprenez-vous ça ?

Oui, Fringer eut peur de trop comprendre.

— La valise du colonel ! répéta-t-il d’une voix tremblante.

— Hein !… c’est assez drôle, monsieur Tom, se mit à rire le bonhomme. Oui, cette valise que le colonel croyait avoir été volée !

— Tiens ! tiens ! dit Fringer qui eut un étourdissement.

— Il paraît, continua le loquace bonhomme, que le colonel ne s’est pas rappelé ce matin qu’il avait déposé, hier, cette valise sur son armoire.

— Ah !… il ne s’est pas rappelé… redit machinalement Fringer dont la pensée trottait avec vertige.

— Mais il s’en est souvenu plus tard.

— Bon.

— Alors, vous comprenez si ça m’a fait plaisir qu’il l’ait retrouvée sa valise, car pour rien au monde, je ne voudrais qu’un vol fût commis dans ma maison au détriment de mes locataires.

— C’est juste, monsieur Brown, approuva Fringer qui peu à peu parvenait à se remettre de son émoi. Et il ajouta en plaisantant :

— Ainsi donc, cette Miss Ethel, vous l’avez trouvée jolie, vieux libertin ?

— Dame !… je l’ai plutôt devinée que trouvée…

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire, monsieur Tom, que je n’ai même pas aperçu le bout de son petit nez, à cause de sa voilette noire.

— Ah !… elle était voilée ?

— Oui… et puis bien chiquement habillée… élégante… distinguée… une vraie demoiselle, quoi !

Et le vieux fait une description sommaire du costume de Miss Jane.

Fringer reconnaissait clairement ce portrait, et au fond de lui-même il rugit ce nom…

— Miss Jane !…

Aussitôt il s’élança vers la maison en disant d’une voix altérée :

— Je vous répète que vous êtes un vieux libertin, monsieur Brown… À tout à l’heure, je suis pressé !

Il disparut dans la maison.

L’instant d’après, il pénétrait tout essoufflé dans la chambre à coucher du colonel et dardait un regard aigu vers l’armoire.

La valise n’était plus là…

— Feu d’enfer ! vociféra Fringer avec un geste terrible vers le ciel.

— À nous deux, Miss Jane !


XIII

RUE SAINT-DENIS


Puis, avec une rage concentrée, il proféra :

Revenons à la veille de ce jour, au moment où nos deux singuliers personnages, Alpaca et Tonnerre, roulaient avec une rapidité vers la ville, vers la rue Saint-Denis, avec la jeune femme inconnue qu’ils avaient si providentiellement et si courageusement sauvée d’une noyade certaine.

Dirigée de main sûre par Tonnerre, l’auto traversa les faubourgs comme une rafale de vent et s’engouffra par la rue Notre-Dame dans la cité endormie.

Après une demi-heure de cette vitesse extravagante qui n’avait pas manqué d’épouvanter les quelques gardiens de la paix croisés sur le parcours de la machine, celle-ci stoppait toute grondante devant la maison où domiciliait Pierre Lebon.

— Autant que j’y peux voir, dit Alpaca à l’instant où la machine venait d’arrêter, c’est bien ici le numéro 143B.

— Je vais m’en assurer, dit Tonnerre en s’élançant vers la maison.

Il revenait aussitôt annonçant joyeusement :

— Nous y sommes, Maître Alpaca, pas d’erreur.

— Très bien. Je vais vous remettre la jeune dame et je vous précéderai vers la maison.

— Elle s’est donc évanouie de nouveau ? demanda Tonnerre.

— Et d’un évanouissement qui m’inquiète. Je crains qu’elle n’ait trépassé.

— Misère ! gronda Tonnerre. C’est égal, ajouta-t-il naïvement, nous tenterons de la ramener à la vie.

— À l’œuvre donc ! commanda Alpaca.

Peu après ce dernier pressait rudement le bouton de la sonnerie.

Quelques minutes se passèrent sans que rien indiquât un mouvement quelconque dans la maison silencieuse et sombre.

— Les gens sont donc sourds là-dedans ! grogna Tonnerre.

— Ils dorment sur leurs deux oreilles, répliqua doucement Alpaca.

— Je vois bien ça. Agitez encore la sonnerie, nous verrons bien cette fois.

Alpaca pressa longuement le bouton et de l’intérieur vint le bruit strident de la sonnerie.

— Je veux crever de soif, si cela n’amène pas un signe de vie dans la boutique ! maugréa Tonnerre avec impatience.

Mais le même silence persistait à l’intérieur de la maison.

— Pour sûr nous sommes chez une institution de sourds-muets, grommela Tonnerre avec plus d’impatience et de mauvaise humeur. J’ai bonne envie d’aller à la machine et de leur corner un air de trompette.

— Essayons une troisième fois, proposa Alpaca. Aux paroles il joignit l’action.

À cette minute un pas rapide et sonore résonna sur le trottoir. Puis le pas se rapprocha très vite, et, l’instant d’après, un jeune homme montait sur le perron. C’était Pierre Lebon.

À la vue des deux inconnus en manches de chemise, car nos deux braves avaient soigneusement enveloppé la jeune fille dans la redingote roussie et le veston crevé, et en apercevant ce paquet informe dont il ne pouvait préciser la nature et que tenait l’un des inconnus, il s’arrêta net avec un regard dur et défiant à la fois.

— Que voulez-vous ? demanda-t-il rudement.

— Entrer dans cette maison, répondit Alpaca sur un ton courtois.

— Qui êtes-vous d’abord ?

— Deux voyageurs étrangers, dit Tonnerre à son tour, que la Providence a mis sur le chemin d’une pauvre jeune femme qui allait mourir d’une mort affreuse.

— Ça… une jeune femme ! s’écria Pierre étonné en examinant le paquet informe aux bras de Tonnerre.

— Ou une jeune fille… nous ne saurions nous prononcer sur ce point délicat.

Ces paroles étaient à peine tombées des lèvres d’Alpaca que Pierre, saisi d’un pressentiment, s’était brusquement rapproché et penché sur le visage de l’inconnue. Puis il sursauta en proférant ce nom avec la plus grande stupéfaction :

— Henriette !…

Et, comme s’il eût cru sortir d’un songe, il promena ses regards égarés et inquiets sur les physionomies des deux compères.

— Vous connaissez cette jeune personne ? interrogea Tonnerre. Une amie ou une parente, peut-être ? ajouta-t-il avec un accent sympathique.

Mais sans répondre Pierre tira une clef de sa poche, l’introduisit dans la serrure de la porte, poussa cette porte vivement et dit, en s’effaçant :

— Entrez, entrez… et montez cette jeune fille chez moi !

Les deux amis ne se firent pas prier, et, l’instant d’après, Henriette Brière était déposée doucement sur le lit de Pierre Lebon, dont l’appartement se composait d’une chambre à coucher et d’une petite étude.

Pierre Lebon alla réveiller la maîtresse de maison, qui s’empressa de monter et d’habiller la jeune fille de linge sec.

Henriette était revenue à la vie.

En reconnaissant Pierre, son fiancé, elle avait ébauché un sourire heureux.

Henriette, avait dit Pierre, vous êtes hors de tout danger. Mais peut-être, par prudence, vaudrait-il mieux faire venir un médecin ?

— Non, non, dit la jeune fille, ne faites pas venir un médecin. Je me sens mieux, quoique faible. D’ailleurs ça n’a été qu’un bain, sourit-elle.

— Si vous le voulez, reprit le jeune homme. Je vais vous préparer une potion au cognac. J’ai envoyé Mme Fafard chercher de l’eau chaude et du sucre.

— C’est bien. Je boirai votre potion, Pierre.

Le jeune homme allait rentrer dans son étude, quand il avisa près de la porte entr’ouverte les deux sauveteurs d’Henriette, il les avait oubliés. Alpaca et Tonnerre, toujours en manches de chemise, car Pierre avait également oublié de leur remettre la redingote et le veston qu’il avait jetés sur un siège de la chambre, demeuraient gênés.

— Ah ! mes amis, s’écria Pierre, je vous demande pardon de vous avoir un peu oubliés.

Il vit leurs pantalons et leurs chemises trempés.

— Voulez-vous du linge sec ?

— Non, non, monsieur, c’est trop de bonté de votre part, dit Alpaca, nous sommes très bien, ainsi.

— Si seulement c’était un effet de votre bonté de nous rendre à mon ami sa redingote et à moi mon veston, fit Tonnerre.

— Pardon ! sourit le jeune homme.

Il alla chercher la redingote et le veston que les deux compères endossèrent vivement.

— Mes amis, reprit Pierre, je veux vous exprimer ma joie et vous faire mes remerciements pour vous être dévoués pour mademoiselle. Elle-même, quand elle sera tout à fait remise, ne manquera pas de vous témoigner sa reconnaissance.

— Oh ! monsieur, sourit Alpaca, ne parlez pas de cela, nous n’avons fait que remplir un devoir de charité. Croyez que mon compagnon et moi, dans les mêmes circonstances que s’est trouvée mademoiselle, nous aurions attendu le même dévouement ou mieux le même devoir de notre prochain.

— C’est juste, sourit Pierre. Tout de même, il importe de vous offrir l’hospitalité qui vous est due.

Et le jeune homme alla à un petit buffet duquel il tira des verres et une jolie bouteille de cognac.

À la vue de cette bouteille, Tonnerre lança un coup de coude dans les côtes de son compère, clignant de l’œil avec plaisir et dit :

— Attention, Maître Alpaca.

— J’admire la couleur de cette eau-de-vie ! murmura Alpaca, les yeux rivés sur la merveilleuse bouteille.

— Je lui rends à l’avance mille actions de grâces, et mille autres encore ! dit Tonnerre dont la figure rubiconde tournait au cramoisi.

Mme Fafard apporta l’eau et le sucre, et Pierre Lebon prépara la potion d’Henriette et la lui fit porter par la maîtresse de maison.

Puis il se tourna vers les deux compères, disant :

— Je devine pas mal, mes amis, ce qui s’est passé cette nuit. Mais je serais désireux d’en avoir tous les détails. Je vais vous verser à chacun un verre de cette liqueur, et je vous prierai de me faire le récit de ce que vous savez.

Les deux amis s’inclinèrent en silence,

Pierre les servit aussitôt leur verre de cognac.

— C’est du fameux ! remarqua Tonnerre en palpant son gosier.

— Ce n’est pas de la contrebande ! dit à son tour Alpaca en toussotant.

Et ce dernier se mit à faire le récit de leur aventure de la nuit.

Pierre fut émerveillé du courage de ces deux hommes, et il allait exprimer son admiration, lorsque Alpaca le prévint par ces paroles.

— Ah ! monsieur, nous oublions, Maître Tonnerre et moi, que nous avons une restitution à faire.

— Pardieu ! Maître Alapaca, fit Tonnerre, vous avez raison, j’avais oublié l’auto.

Pierre était plus étonné encore des noms étranges de ses deux hôtes.

— Et vous serez d’accord avec nous, cher monsieur, poursuivit Tonnerre, que cette restitution s’impose sans plus tarder. De sorte que…

— Un instant, dit Pierre qui comprit que les deux bizarres personnages allaient prendre congé. Je crois comprendre, suivant le récit que vous venez de me faire, que vous êtes tout à fait étrangers en cette ville, et que vous êtes aussi, sans vouloir vous offenser, croyez-moi, peu en harmonie avec le trésor de la Banque.

Les deux compères sourirent discrètement.

— Voici ce que je vous propose, poursuivit le jeune inventeur. En attendant que Mademoiselle Henriette puisse vous exprimer sa gratitude, vous, dit le jeune homme en regardant Tonnerre, vous irez conduire la machine à l’endroit où vous l’avez prise. Si, par hasard, quelqu’un se trouvait là pour vous créer des ennuis, attendu que vous avez pris cette auto sans permission à la porte d’une maison dont vous ne connaissez pas les propriétaires, téléphonez-moi et j’arrangerai la chose. Et quant à vous, monsieur, fit-il en regardant Alpaca, je vais vous indiquer une chambre inoccupée où je vous remettrai des vêtements secs. À son retour, votre ami vous y rejoindra. Est-ce convenu ?

— Monsieur, répondit Alpaca en s’inclinant, je ne saurais refuser une offre aussi courtoise et honnête.

Dès ce jour, monsieur, dit Tonnerre à son tour, notre dévouement tout entier vous est acquis.

— Bien, dit le jeune homme en souriant. Mais en attendant, que nous puissions faire plus ample connaissance, concluons notre entente par un autre verre.

— Ma foi, dit Tonnerre en rougissant de plaisir et en clignant de l’œil vers son ami, ceci est contre nos habitudes. Mais pour ne pas commettre un crime de lèse-hospitalité, nous n’aurons garde de refuser ce second verre.

Après cette nouvelle rasade Tonnerre, tout à fait guilleret, se précipitait hors de l’appartement, dégringolait l’escalier au risque de réveiller toute la maisonnée, et lançait bientôt son auto à toute vitesse.

Pierre Lebon, ensuite, entraîna Alpaca à travers un corridor et le fit entrer dans une chambre, jolie et proprement meublée, lui donna un vêtement de dessous et en disposa un autre sur une chaise, disant :

— Quand votre ami reviendra, il pourra mettre ce vêtement.

— Merci pour lui et pour moi-même, monsieur ! prononça une voix émue.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La chambre en laquelle Pierre Lebon avait introduit Alpaca s’emplissait d’un jour clair plein de soleil et des mille bruits divers de la rue.

Dans un lit blanc deux hommes venaient de s’éveiller, et deux têtes, présentant le plus entier contraste, émergeaient curieusement hors des draps. L’une de ces têtes étaient très chauve, l’autre très poilue. L’une avait une face rubiconde, bien rasée et enluminée, l’autre avait un visage blême encadrée d’une barbe noire en désordre. La seule analogie qui s’offrit, c’était l’ébahissement comique qu’exprimaient ces deux figures.

— Eh bien ! Maître Tonnerre, fit de sa voix caverneuse Alpaca, que signifie cette stupidité que je découvre dans votre figure ?

— Et vous, riposta Tonnerre, d’une voix aigre et fort enrouée, que veut dire cette hébétude qui frissonne aux poils de votre barbe hirsute ?

— Maître Tonnerre, répliqua Alpaca d’une voix sévère et digne, n’outragez pas ma barbe ! Car, sachez-le, je m’étonne seulement du confort presque royal qui m’enveloppe et m’enivre comme les douceurs d’un rêve printanier.

— Et moi, Maître Alpaca, très épris de ce rêve printanier, je me demande par quel moyen on le pourrait faire durer tout au moins jusqu’au rêve hivernal.

— Qui sait ?… soupira Alpaca. Car, une chose, nous sommes peut-être tombés, enfin, dans un milieu d’honnêtes gens.

— Par tous les testaments ! s’écria Tonnerre en claquant de la langue, si je me rappelle bien les effets de certaine liqueur que j’ai avalée hier soir et dont s’aromatise encore mon palais délicat, je jure, cher ami, que les gens où nous sommes sont tout ce qu’il y a de plus honnête.

— Et de plus respectable.

— Et ce matin — car ce doit être le matin, si j’en juge par ces joyeux rayons de soleil et les fraîches et odoriférantes senteurs qui arrivent jusqu’à nous par cette fenêtre ouverte — oui, ce matin, cher Maître, il me semble que mon palais, tout humide encore du délicieux breuvage caresserait volontiers une simple crêpe au lard.

— Hélas !… une simple crêpe, fût-elle sans lard, serait joyeusement accueillie de mon estomac gêné : car, si je repasse par mes calculs d’hier, les trois quarts pour le moins de nos dernières douze heures d’existence doivent être joliment entamés.

— N’oubliez pas, Maître Alpaca, que les deux verres que nous avons vidés sont bien l’équivalent d’une demi-bouchée de pain. Or, si, selon vos funèbres calculs, il nous restait, hier, douze heures de vie encore à moins d’une bouchée de pain entière, cette demi-bouchée, c’est-à-dire ces deux excellents verres nous valent bien un surcroît de six bonnes heures d’existence.

— Parfaitement raisonné, Maître Tonnerre. D’ailleurs, comme ces bonnes gens où nous logeons me paraissent très hospitalières, il n’y a pas de doute qu’elles se feront un devoir, sinon une politesse, de nous offrir un déjeuner convenable.

— Et nous accepterons avec la meilleure urbanité. Seulement, maître Alpaca, je doute fort qu’on nous apporte ici ce déjeuner.

— Quittons donc ce lit moelleux !

— Beau et moelleux, en vérité. Ah ! si nous avions l’espoir d’y revenir !

— Gardons cet espoir, si nous ne pouvons garder le lit, fit Alpaca en se levant.

— Oui, soupira Tonnerre en se levant aussi mais non sans un regret cuisant, bienheureux lit et bienheureux espoir ! Savez-vous, cher Maître, que c’est avec l’espoir en poche et la faim au ventre que nous avons escaladé le sommet des ans pour aboutir…

— Silence ! interrompit Alpaca d’une voix basse et impérative. On vient, je pense. Habillons-nous !

Les deux compères se précipitèrent sur leurs vêtements, encore humides, fripés, et d’aspect plus déplorable qu’au moment où nous avons rencontré leurs maîtres devisant à la belle étoile.

En un temps ils enfilèrent leurs pantalons. À la minute même, on frappa à la porte.

Alpaca alla ouvrir. Pierre Lebon, souriant, entra tenant d’une main une bouteille rutilante et de l’autre deux verres.

— Eh bien ! mes braves, s’écria le jeune homme, comment vous portez-vous, ce matin ?

— Monsieur, dit Alpaca, nous vous devons mille remerciements, et notre santé est parfaite sous tous rapports.

— Votre courtoisie, ajouta Tonnerre en lançant un coup d’œil au flacon, est inappréciable, et jamais notre santé n’aura été en meilleures mains que les vôtres.

— Je suis content de vous retrouver en de si bonnes dispositions de corps et d’esprit, sourit le jeune homme. Toutefois si, par cas, il restait quelque malaise de votre bain d’hier, ou que ce bain d’eau froide eût développé quelques mauvais germes insoupçonnés chez vous, voici qui les détruira.

Et Pierre emplit, au ras bord les deux verres qu’il présenta ensuite aux amis.

— Monsieur, fit observer Alpaca, je dois vous confesser sincèrement que cet acte de notre part est tout à fait contraire aux bonnes règles de la sobriété ; mais, comme vous le dites si à propos, en cas de mauvais germes. À votre santé donc !…

— Et que Dieu vous en tienne compte ! ajouta Tonnerre en vidant allègrement son verre.

— Merci de vos bons souhaits, dit le jeune homme. À présent achevez de vous vêtir, et je vous conduirai en bas où le déjeuner vous attend.

— Nous serons prêts dans quelques minutes, assura Tonnerre.

Dès que Pierre se fut retiré, les deux camarades s’entre-regardèrent avec attendrissement, leurs yeux se mouillèrent, puis ils se jetèrent dans les bras d’un de l’autre.

— Ce jeune homme est admirable ! larmoya Alpaca.

— Ce jeune homme, Maître Alpaca, c’est le bon Dieu ! balbutia Tonnerre ivre d’émotion et quelque peu d’eau-de-vie.

— Nous sommes dans un paradis ! reprit Alpaca.

— Dans ce monde meilleur dont vous parliez hier soir, mais dont vous aviez l’air de douter.

— Et, dont je ne doute plus ce matin…

Pendant dix minutes, ils s’attendrirent ainsi, tous deux étroitement enlacés.

À la fin, s’étant soudain rappelés qu’un certain déjeuner les attendait, ils achevèrent leur toilette — expression peut-être exagérée — et sortirent de la chambre.

L’instant d’après, guidés par Pierre Lebon, les deux compères pénétraient dans une salle à manger proprette où la dame du logis, Mme Fafard, les recevait avec un sourire de bon accueil. Enfin, ce qui mit le comble à leur allégresse, nos deux braves s’attablèrent devant une superbe crêpe au lard.


XIV

LE SECRET D’HENRIETTE


Après avoir laissé Alpaca et Tonnerre en compagnie de la crêpe au lard, Pierre Lebon était remonté à son appartement.

Dans la pièce servant à la fois de cabinet de travail et de fumoir, Henriette, assise dans une berceuse, demeurait pensive. Enveloppée dans un peignoir que lui avait prêté Mme Fafard, mignonne, plus belle dans sa pâleur, elle paraissait repasser dans son souvenir les terribles événements qu’elle avait vécus depuis deux jours.

Elle accueillit Pierre Lebon avec le meilleur sourire et lui demanda de sa voix toujours limpide :

— Et ces deux braves, mon Pierre ?

— Ils ont l’air tout à fait heureux.

— Singuliers personnages, n’est-ce pas ?

— Et leurs noms donc… fit Pierre en riant.

Henriette se mit à rire aussi. Puis, reprenant son sérieux, elle dit :

— Pierre, savez-vous que j’ai fait l’expérience d’un phénomène curieux, phénomène au sujet duquel, du reste, j’ai déjà lu quelque chose.

— De quel phénomène, voulez-vous parler ?

— Voici. Dans l’espèce de léthargie où j’étais plongée, je pouvais saisir presque entièrement la conversation de mes deux sauveteurs. Alors je faisais des efforts inouïs pour parler, remuer, ouvrir mes paupières sur lesquelles semblait peser lourdement une masse de plomb. Mais je continuais à demeurer inerte et comme emportée dans les brumes, la vie elle-même, et je croyais entrer dans l’infini néant, quand encore les mêmes voix me frappaient, et j’entendais presque tout ce qu’ils disaient. Mais ce qui m’étonnait le plus, c’étaient les noms de ces personnages : Maître Tonnerre, disait l’un d’une voix basse et profonde… Maître Alpaca, faisait l’autre d’une voix aigrelette. Ma foi, j’aurais ri de tout cœur, si je l’eusse pu.

Elle éclata de rire.

— Que pensez-vous de ces deux hommes, Henriette ?

— Mon Dieu ! ils ne peuvent être que d’honnêtes ouvriers qui, comme tant d’autres, sont en quête de quelque chose à faire et de quelques dollars à gagner.

— Je le pense aussi. Ce qui m’intrigue, cependant, ce sont leurs manières polies, quoique exagérées.

— Et leur langage choisi, un peu musqué, sourit la jeune fille.

— Oh ! Je ne suis pas étonné outre mesure, reprit le jeune homme, car on rencontre quelquefois des ouvriers qui possèdent sous des dehors grossiers une certaine instruction et du savoir-vivre.

— Une chose sûre, Pierre, ce sont deux garçons braves et généreux à qui je dois de vivre à cette heure.

— Oui, Henriette, nous leur devons une grande reconnaissance. Aussi, s’ils cherchent un emploi, je suis sûr qu’à l’aide de nos relations il nous sera facile de leur trouver quelque chose de convenable.

— Mais j’ai déjà une idée à leur sujet, dit la jeune fille gravement.

— Quelle idée ?

— Je songe à m’assurer les services de ces deux hommes pour l’accomplissement de certains projets que je médite depuis ce matin.

— Peut-on connaître ces projets ?

— Pas maintenant, car ils sont encore mal définis. Toutefois, je peux vous dire de suite que ce sont des projets relatifs à ma mésaventure de la nuit passée.

— Vous ne m’avez pas encore mis au courant de cette mésaventure, Henriette ? reprocha doucement le jeune homme.

— Je vous prie de prendre patience, Pierre, sourit la jeune fille. Quand l’heure sera venue, vous saurez comment et pourquoi on m’a fait prendre ce bain de nuit qui a failli m’être fatal. Au reste, il y a là encore pour moi un pan de mystère que je veux essayer de pénétrer. Donc, même si je le voulais, je ne pourrais vous expliquer ce qui m’est arrivé.

— Connaissez-vous ceux qui ont attenté à votre vie ?

— Non. Mais je veux les connaître.

— Comme je l’ai deviné, il s’agit dans toute cette affaire mystérieuse de mes plans et de mon modèle de Chasse-Torpille.

— Parfaitement, Pierre. Aussi, je me suis juré de retrouver ces plans et ce modèle.

Vous avez donc une piste ?

— Oui.

— Naturellement, vous allez vous entendre avec Monsieur Conrad ?

— Non.

— Tiens !

— Pierre, je dois m’abstenir de revoir pour un certain temps mes patrons ni personne de la « Conrad Engineering Company ». Tout le monde doit ignorer ce que je suis devenue. Plus que cela, il importe que je passe pour morte. Et vous même, Pierre, vous devrez demeurer caché. Si l’on venait pour s’informer de nous ici, il faudra qu’on ne nous trouve pas. Le plus simple c’est de donner ordre à Mme Fafard de dire simplement que nous sommes absents. Si donc vous ne tenez pas à ce que je sois jetée à l’eau une seconde fois, Pierre, il va falloir vous soumettre à tout ce que je vous commanderai de faire.

— Nous allons donc entrer dans le mystère ? sourit le jeune homme.

— Oh ! pas pour longtemps. Voyez-vous, nous avons des ennemis qui ont l’avantage de nous connaître et que nous, nous ne connaissons pas. À compter de ce jour nous devrons donc nous tenir sans cesse sur nos gardes, aller et venir avec beaucoup de circonspection et de prudence, ne sortir autant que possible que le soir, bref, veiller nous-mêmes à notre sécurité.

— Alors, vous ne sortirez pas aujourd’hui ? interrogea le jeune homme avec un éclair de joie dans ses yeux.

— Je sortirai ce soir seulement.

— Et où irez-vous ce soir ?

— C’est mon secret, mon cher.

— Et un mystère, sourit le jeune homme.

— Oh ! vous n’avez pas fini de passer par les mystères, se mit à rire doucement la jeune fille, et vous verrez probablement des choses qui vous étonneront au plus haut degré. Seulement, il faut me promettre que vous ferez tout ce que je vous demanderai de faire.

— Je vous le promets.

— Et vous aurez confiance en moi ?

— Toute ma confiance vous est acquise. Je sais que vous êtes intelligente et hardie, et puisqu’il s’agit de retrouver les plans et le modèle de mon Chasse-Torpille, je suis prêt à tout faire. S’il faut de l’argent, ma bourse vous est ouverte. Nous avons ces vingt-mille dollars que m’a payés Conrad, bien qu’à la vérité j’avais songé à les lui rendre.

— Vous n’en ferez rien, car nous avons besoin de cet argent pour accomplir les projets que je forme. Et puis, je suis certaine de retrouver les plans et le modèle.

— Bravo ! Henriette.

Ils furent interrompus par un heurt discret dans la porte.

Pierre courut ouvrir. C’étaient nos deux compères qui revenaient de la salle à manger. Ils entrèrent précieusement, mais s’arrêtèrent net à la vue de la jeune fille.

— Entrez, entrez, mes amis ! commanda Henriette de sa voix harmonieuse.

— Mademoiselle, prononça Alpaca avec une longue révérence, pardonnez-nous, à mon ami et à moi, de ne nous être pas enquis plus tôt de votre santé ; mais comme dit le proverbe… Mieux vaut tard que jamais !… nous nous empressons donc de réparer notre impolitesse.

— Messieurs, vous ne me devez aucune réparation, car je n’oublie pas que je suis votre débitrice. Daignez vous asseoir, nous allons nous entretenir sérieusement.

Pierre disposa des sièges, offrit un cigare que les deux compères acceptèrent après avoir demandé la permission à la jeune fille, puis Henriette commença :

— Mes amis, pour l’instant je désire vous exprimer combien je vous suis redevable pour votre acte de courage, mais plus tard je compte m’acquitter tout à fait de ma dette de reconnaissance. Maintenant, je vais vous demander si je peux compter sur votre discrétion entière.

— Mademoiselle, je vous jure que vous pouvez avoir confiance en nous.

— Et seriez-vous disposés à travailler pour moi et Monsieur Lebon, durant quelques jours ? Je vous assure que vos services seront raisonnablement payés.

— Commandez, mademoiselle, dit Tonnerre, et nous obéirons.

— Merci. Mais avant de vous mettre au travail, je vais vous instruire de certains détails qui ne manqueront pas de vous être utiles.

Elle leur narra le vol des plans et du modèle du Chasse-Torpille, et leur fit part d’une partie des projets qu’elle avait conçus pour retrouver ces plans et ce modèle. Elle conclut :

— Vos services consisteront à nous aider à mettre la main sur les voleurs et à reprendre ce qui nous a été volé.

— Nous ferons tout ce qu’il sera possible de faire pour le succès de votre entreprise, mademoiselle, affirma Alpaca.

— Je vous crois, mes amis, sourit la jeune fille. À présent, nous allons nous entendre avec Madame Fafard, qui nous est très dévouée, pour que cette brave femme mette à votre disposition la chambre que vous avez occupée la nuit dernière. Vous voilà donc logés. La table vous sera mise aussi trois fois par jour. À titre d’avance sur votre salaire, je vais vous remettre une somme d’argent avec laquelle vous pourrez remplacer vos habits que vous avez gâchés en me sauvant la vie. Je vous donnerai en outre une liste de marchandises dont j’aurai besoin et que vous pourrez me procurer en ville.

— Ah ! mademoiselle, s’écria Alpaca avec une véritable émotion, vous ne pouvez vous imaginer comme vous nous rendez heureux en mettant votre confiance en deux inconnus dont vous ignorez l’origine et les antécédents.

— Je n’ignore pas, mes amis, que vous êtes braves et généreux, et cela me suffit. D’ailleurs, quelle que soit votre présente situation, je me doute bien que vous avez dû appartenir à une classe élevée de la société.

— Vous avez bien deviné, mademoiselle. Hélas ! la vie parfois dirige l’homme en d’étranges situations, à travers lesquelles il est emporté comme un fétu, il devient le jouet d’une bourrasque qui se moque de lui avec une joie malicieuse. Et pour ne dire qu’un mot de moi, mademoiselle, un jour, il y a vingt ans passés, j’appartenais au Barreau de cette ville. J’étais devenu un légiste remarquable, un criminaliste réputé. La célébrité s’emparait de mon nom. Mais pour des raisons personnelles qui ne seraient nullement intéressantes pour vous, j’abandonnai le Barreau, je quittai cette ville et, pauvre, m’en allai à l’aventure. Et comme le grand rival de Charles-Quint, mademoiselle, je peux dire… « J’ai tout perdu fors l’honneur ! » Et mon ami, ici présent, Maître Tonnerre, ancien notaire à Québec, peut confirmer mes paroles. Lui aussi et pour les mêmes raisons a dû abandonner, un jour, une profession qui lui était chère. Ai-je dit la vérité. Maître Tonnerre ?

— La vérité vraie, approuva Tonnerre avec force et en lançant au plafond un nuage de fumée.

— Depuis ce jour néfaste, poursuivit Alpaca d’une voix troublée par une intense émotion, nous avons couru le monde, vivant du travail manuel, exerçant un peu tous les métiers, crevant un peu de faim, mourant un peu de soif, mais restant toujours et quand même du côté de l’honneur et de la probité. N’est-ce pas, Maître Tonnerre ?

— Hélas ! soupira Tonnerre excessivement touché à la fin par les accents émus de son compagnon. tout cela n’est que trop vrai !

— Et chose curieuse, mademoiselle, reprit Alpaca, après avoir brillé au Barreau comme étoile, je brillai également comme étoile durant quelques mois au Cirque « Ringling ». Je devins le premier artiste de la troupe. On ne m’appelait plus que le « Grand Alpaca », le merveilleux acrobate. Mon nom suffisait à soulever des trépidations dans l’assistance électrisée. Maître Tonnerre était mon plagiaire, mais il réussissait assez mal ses plagiats : car à chaque tour de trapèze ou de balançoire il allait mordre le sol en se démanchant un peu quelque chose. Et alors seulement, ses mimiques expressives et les grimaces de sa figure de singe faisaient un tant soit peu rire la foule.

Henriette et Pierre éclatèrent de rire, tandis que Tonnerre se dressait debout, le regard enflammé d’indignation, et disait d’une voix très aiguë :

— Moi… une figure de singe. Maître Alpaca ?… Répétez donc, voir, si vous l’osez !

— Pardon, Maître Tonnerre, riposta froidement et poliment Alpaca, vous m’avez mal saisi. Je veux dire que vous étiez passé maître dans l’imitation des gestes et expressions de figure de singe auquel, vous ne l’ignorez pas, on ne peut trouver d’égal. Mais, pour parler plus justement, je dirai que vous étiez mon bouffon…

— Votre bouffon ! éclata Tonnerre plus courroucé encore par cette épithète. Vous voulez donc m’avilir à tout prix, Maître Alpaca ? Mettez donc les choses à leur place. Voici, mademoiselle, ce qui en était à la vérité. Tout comme Maître Alpaca, j’étais un artiste consommé, et s’il était l’étoile, j’en étais bien le rayon. Car les applaudissements de la foule n’éclataient que juste au moment où je venais d’exécuter et mieux que lui, le terrible et prodigieux « Saut de la Mort ».

— Et « le Saut de l’Échalas », s’il vous plait, Maître Tonnerre ?… s’écria Alpaca en se levant et se haussant avec une hautaine supériorité.

— Le « Saut de l’Échalas » ! bredouilla Tonnerre en rougissant.

— Oui, le saut que vous avez essayé une fois seulement, avec le résultat, d’une côte coincée et d’une patte déboîtée ! Oui, Maître Tonnerre, le Saut de l’Échalas qui m’a valu la célébrité universelle ! Vous n’avez jamais plus tenté de l’exécuter, bien sûr que vous étiez de vous tordre le cou cette fois.

— C’est vrai, Maître Alpaca, avoua timidement Tonnerre.

— Mais c’est assez de nos exploits, poursuivit Alpaca en se rasseyant ainsi que Tonnerre. Et maintenant, mademoiselle, et vous, monsieur, vous n’avez qu’à nous mettre à l’épreuve.

— C’est bien, dit Henriette qui avait peine à retrouver son sérieux, nous allons nous mettre à l’œuvre. Voici d’abord la liste des différents objets dont j’ai besoin, avec les indications nécessaires pour vous faciliter leur achat. Monsieur Lebon va vous remettre l’argent qu’il faut pour faire ces emplettes.

Le jeune inventeur exhiba un portefeuille volumineux et en tira une liasse de billets de banque dont il fit deux parts égaies, et qu’il remit ensuite à chacun des deux amis qui ouvraient des yeux démesurés.

— Tâchez, recommanda Henriette au moment où Alpaca et Tonnerre allaient prendre congé, que tout soit terminé pour ce soir.

— Comptez sur nous, firent d’une seule voix les deux amis.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il passait quatre heures de l’après-midi lorsque Pierre Lebon, qui était sorti, rentra à son appartement où Henriette était demeurée seule.

Le jeune homme entra dans son cabinet brusquement, la démarche saccadée, le teint livide.

Du premier coup d’œil la jeune fille saisit le trouble de son fiancé. Elle s’écria avec inquiétude :

— Que se passe-t-il donc, Pierre ?

Pour toute réponse, le jeune homme tira de sa poche un journal anglais, le déplia d’une main fébrile, et dit d’une voix sourde et méconnaissable :

— Lisez !

Henriette saisit le journal et se mit à parcourir rapidement l’article indiqué par le jeune homme.

Et à son tour elle pâlit, ses mains furent violemment agitées, son sein battit en tumulte. Elle leva ses yeux hagards sur Pierre qui s’était laissé tomber sur un siège sur lequel il demeurait affaissé, désespéré, et elle prononça :

— Oui, c’est terrible.

— C’est épouvantable ! murmura Pierre avec un frisson d’horreur.

Ils demeurèrent un moment silencieux et sombras.

Que disait donc le journal ? Voici :

UN VOL AUDACIEUX !

Les bureaux de « Conrad-Dunton Engineering Company » ont été avant-hier, dans la nuit, le théâtre d’un vol audacieux. Depuis un mois le bruit courait qu’une jeune ingénieur canadien avait inventé une machine Chasse-Torpille dont on vantait les merveilles. Un modèle minuscule fabriqué par l’inventeur lui-même, avait par des essais subséquents, démontré le parfait fonctionnement de la machine et les grands services qu’elle pouvait rendre. Conrad et Dunton, après une longue étude de l’affaire, firent des avances à l’inventeur qui consentit à céder tous ses droits de propriété pour certaine somme d’argent, dont le quart lui fut versé immédiatement. Les plans demeurèrent entre les mains de MM. Conrad et Dunton, l’inventeur s’engageant à leur livrer, le jour suivant, le modèle de la machine. Or, hier matin, les plans du Chasse-Torpille, qui avaient été déposés dans le coffre-fort de la Compagnie la veille avaient mystérieusement disparu au cours de la nuit suivante. Au moment où cette disparition était constatée, l’inventeur survenait tout à coup et annonçait que son modèle avait été enlevé de son domicile durant la même nuit. C’était bizarre. D’autant plus que la veille au soir, une certaine Henriette B…, employée de la Compagnie et connaissant la combinaison du coffre-fort, avait travaillé, seule, une couple d’heures aux bureaux où l’inventeur était venu la rejoindre dans la soirée. Il faut dire que l’inventeur et la jeune fille étaient fiancés et désireux de gagner la forte somme, afin de s’épouser au plus tôt et de couler des jours aisés. Déjà, le soupçon s’imposait fortement. Mais voilà que ce matin nous sommes informés que l’inventeur et sa fiancée ont mystérieusement disparu de la Métropole et ont, en toute probabilité, passé la frontière américaine. On croit comprendre que l’inventeur, après avoir extorqué une somme d’argent considérable à la « Engineering Company », va tenter de renouveler ailleurs son exploit. Mais la police a été saisie de l’affaire et les autorités américaines ont été prévenues. On s’attend à l’arrestation prochaine des escrocs.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Qu’allons-nous faire ? demanda Pierre à la jeune fille qui demeurait méditative.

Elle releva la tête et sourit doucement.

— Une seule chose, Pierre, répondit-elle avec la plus belle tranquillité, prouver votre innocence et la mienne !

— Mais comment ? s’écria le jeune homme très incrédule.

— C’est mon secret. Néanmoins, cet incident va déranger les premiers plans que j’ai établis. Mais bah ! nous lutterons. Oh ! je conçois bien que la partie va être rude et terrible, mais Dieu aidant, nous la gagnerons, Pierre… Nous la gagnerons, je le jure !

Et le visage pâle de la jeune fille s’éclaira d’une belle lueur d’énergie qui ramena la confiance à l’esprit de l’inventeur. Et en même temps, tandis qu’un éclair sillonnait ses prunelles sombres, elle se dit à elle-même, avec un accent impossible à rendre :

— Et maintenant, Philip Conrad à nous deux !…


XV

L’ACCUEIL QUE MAÎTRE ALPACA ET MAÎTRE TONNERRE FIRENT À DEUX AGENTS DE POLICE


C’est à ce moment que Tonnerre et Alpaca. chargés de paquets de toutes sortes, revinrent de la mission dont les avait chargés Henriette le matin de ce jour.

Dès leur entrée, les deux anciens pitres du Cirque « Ringling » remarquèrent les physionomies altérées des deux jeunes gens.

— Bon, ça va mal ! se dit Alpaca.

— Il y a du tracas, pensa Tonnerre, tenons-nous bien.

Puis Alpaca disait :

— Mademoiselle, je pense que vous serez satisfaite de nos premiers services.

— Merci, mes amis. Avez-vous pu faire imprimer les cartes de visite mentionnées sur la liste que je vous ai remise ce matin ?

— Oui, mademoiselle, répondit Tonnerre, mais ça n’a pas été sans quelques peines. Figurez-vous que nous avons dû parlementer avec trois imprimeurs. Sont-ils têtus un peu ces imprimeurs ! Ils réclamaient deux ou trois jours pour imprimer un simple nom deux fois douze seulement. Si bien que nous nous vîmes réduits à la perspective peu alléchante de rôder tout le jour et toute la nuit pour trouver — et sans certitude encore — l’homme qu’il nous fallait. Or, ce que voyant, mademoiselle, au quatrième de ces personnages nous en vînmes au tour des arguments auxquels on ne résiste pas… c’est-à-dire que nous l’avons décidé ! Si mon souvenir est fidèle, il était alors onze heures de matinée. Selon que nous en avait priés cet imprimeur, à qui du reste j’avais eu soin de dire son fait, nous sommes repassés vers les deux heures de relevée. Eh bien ! — cela pourra vous paraître incroyable — cet animal-là a eu la grossièreté de nous faire attendre et languir une grosse heure. En sorte que…

— Et ces cartes, vous les avez ? interrompit Henriette qui redoutait que le verbiage de Tonnerre ne prit fin.

— Les voici, mademoiselle, répondit ce dernier en présentant à la jeune fille un petit paquet.

— Merci.

Pierre Lebon, ayant observé que les deux amis revenaient avec les mêmes habits déchirés, rapiécés, fripés, demanda alors :

— Vous n’avez donc pas acheté des habits pour vous-mêmes ?

— Si fait, monsieur, répondit Alpaca. Mais vu que ces vêtements que nous avons commandés avaient besoin d’un coup de fer, on nous a priés de repasser dans la soirée.

Tout en rendant compte de leur mission, Alpaca et Tonnerre avaient déposé leurs paquets dans un coin de l’étude près d’une fenêtre donnant sur la rue. Une auto venait de s’arrêter devant la maison et deux inconnus en descendaient. Ceux-ci parurent se consulter à voix basse tout en élevant leurs regards vers l’étage et l’appartement où se trouvaient nos amis. Alpaca qui, machinalement, avait jeté les yeux sur la rue, saisit le manège de ces deux hommes qu’il vit ensuite se diriger vers la maison.

Saisi d’un pressentiment, il se tourna vers Henriette et dit, à voix rapide et basse :

— Je pense que nous allons avoir la visite de la police !

— Et ils sont deux ! dit à son tour Tonnerre qui avait également vu arriver les deux agents.

— Je m’attendais un peu à cette visite, dit tranquillement Henriette.

Et en peu de mots elle instruisit les deux amis de l’accusation qui pesait sur Pierre et sur elle-même. Et elle ajouta avec un sourire railleur :

— Vous comprenez, mes amis, que cette visite de la police ne peut guère nous surprendre.

— Que songez-vous à faire, Henriette ? interrogea Pierre ému à cette nouvelle.

— Rien… attendre seulement. En toute probabilité ils s’en retourneront après que Mme Fafard, selon nos instructions, leur aura répondu que nous sommes absents.

— Mais supposons que ces deux hommes s’avisent de monter jusqu’ici, afin de s’assurer par eux-mêmes de notre absence ?

— En ce cas, nous seront arrêtés, voilà tout.

— Arrêtés ! fit Pierre que cette perspective fit pâlir.

— Cela vous effraye ? sourit Henriette.

— Pour moi, personnellement, pas trop. Mais c’est vous, Henriette ! Songez donc… être jetée en prison parmi cette classe de femmes vouées à tous les vices !… Oh ! rien qu’à y penser, je sens l’horreur m’envahir.

— Pierre, reprit la jeune fille, j’ai peur aussi, mais non de la prison, mais de perdre notre liberté, parce qu’en perdant notre liberté nous perdrons toutes chances de retrouver les plans et le modèle de votre Chasse-Torpille. C’est donc là ma seule peur.

— Voulez-vous me permettre un avis ? intervint Alpaca.

— Certainement, dit Henriette.

— Pour ne pas laisser de chance au hasard, je vous conseillerais de vous réfugier dans la chambre que la brave dame de cette maison a mise à notre disposition : et nous, si les deux agents s’avisent de venir mettre le nez ici, nous arrangerons l’affaire. Qu’en dites-vous, Maître Tonnerre ?

— Je dis, répliqua Tonnerre qui crut saisir la pensée de son camarade, que ces deux agents de police laisseront cette maison fort émerveillés de notre parfaite civilité.

En bas une sonnerie vibra longuement.

— Voilà les deux agents qui sonnent, dit Henriette.

— Allons-nous suivre le conseil de nos amis ? demanda Pierre.

— Certainement, la prudence nous le commande.

En entendant sonner à sa porte, Mme Fafard était accourue du fond de sa cuisine. Elle vit deux inconnus bien mis et à l’air respectable. Un moment elle pensa que ces deux hommes cherchaient un domicile. Mais l’un des inconnus lui demanda aussitôt, en anglais :

— C’est ici que demeure Monsieur Lebon ?

Surprise par cette question à laquelle elle ne s’attendait pas, Mme Fafard ne répondit pas tout de suite. Son trouble fut remarqué par les agents qui échangèrent un coup d’œil d’intelligence.

Le deuxième agent vint de suite à la rescousse en se servant de la langue française.

— Monsieur Lebon, fit-il avec un sourire bonhomme, il est là, n’est-ce pas ?

— Oui… balbutia enfin Mme Fafard.

— C’est ce que nous pensions, dit le même agent avec un air satisfait.

— C’est-à-dire, se reprit Mme Fafard d’une voix bien tremblante qui la démentait, que Monsieur Lebon demeure dans cette maison, mais il est absent à cette heure. Et ce pieux mensonge mettait sur le visage de la brave femme une forte couche de cramoisi.

Un sourire ambigu plissa les lèvres des deux agents.

— Ah ! il est absent, reprit le premier agent, mais en français cette fois. Il est absent de la ville sans doute ?

— Oui, monsieur.

— Pouvez-vous nous dire où il est allé ?

— Je l’ignore, répondit la pauvre femme qui se sentait mourir, si peu habituée à mentir qu’elle était.

Les deux hommes se consultèrent du regard.

— Madame, fit le second agent sur un ton sévère, je dois vous déclarer de suite que nous sommes de la police.

Mme Fafard chancela.

— Et, continua l’agent, une grave accusation pèse sur votre locataire. Nous sommes chargés, en cas d’absence de ce dernier, de faire une perquisition dans son appartement.

Mme Fafard, n’ayant pu être prévenue et ne pouvant deviner l’entente qui venait d’être arrangée entre nos amis, demeura confondue et sans voix. Seule sa pensée vacillante exprima ces deux mots :

— Les malheureux !…

— Madame, voulez-vous nous indiquer l’appartement de Monsieur Lebon ?

— Oui, monsieur… parvint à bégayer la pauvre femme dont les jambes se dérobaient sous elle. Et incapable de trouver une ruse quelconque qui aurait pu lui donner le temps de prévenir ou de faire prévenir le jeune inventeur, elle laissa entrer les deux agents, et leur indiqua le chemin à suivre en montrant l’escalier.

— Montez… au premier, dit-elle presque indistinctement, la deuxième porte à gauche.

— Merci, Madame, dit un des agents avec un sourire de triomphe. Et se penchant à l’oreille de son compagnon il murmura : Nous le tenons !

Les deux hommes furent peu après devant la porte indiquée par Mme Fafard, et trouvèrent cette porte hermétiquement close.

L’un d’eux frappa rudement.

— Entrez ! cria aussitôt de l’intérieur une voix aigre et perçante.

Les agents poussèrent la porte pour se trouver en présence d’Alpaca assis dans la berceuse et plus grave qu’un sénateur romain en sa chaise curule, et de Tonnerre béatement allongé sur le sofa et fumant avec allégresse une pipe toute neuve bourrée du meilleur tabac.

Les agents s’étaient arrêtés un peu décontenancés, tant ils s’attendaient de trouver, au lieu de ces deux inconnus dépassant l’âge mûr, un jeune homme dont ils possédaient le parfait signalement.

Entrez donc, messieurs ! commanda Alpaca de sa voix profonde et sévère.

Machinalement les deux hommes obéirent pour repousser la porte derrière eux.

— Asseyez-vous, reprit Alpaca en leur indiquant des sièges, et veuillez nous dire, je vous prie, ce qui nous vaut l’honneur de votre visite.

Les deux hommes demeurèrent debout paraissant étudier les êtres et les choses du petit cabinet de travail. À la fin, l’un d’eux dit :

— Pardon… nous pensions trouver ici Monsieur Lebon !

— Monsieur Lebon ?… s’écria Alpaca en se levant avec vivacité pour s’approcher des agents. C’est moi-même, messieurs, ajouta-t-il. Et si c’est pour des services professionnels, je suis à vous… Maître Alpaca-Lebon, conclut-il en s’inclinant.

— Et moi, fit à son tour Tonnerre en accourant se ranger à côté de son compagnon, je suis notaire… Maître Tonnerre-Lebon, à votre service, messieurs !

Les deux agents échappèrent un geste de surprise.

— Nous sommes, en effet, Messieurs Lesbons, compléta Alpaca avec une nouvelle révérence.

— Hommes de loi tous deux, ajouta Tonnerre.

— Si c’est pour une cause civile ou criminelle, reprit Alpaca, vous ne trouverez pas mon pareil et je vous garantis le succès.

— Si c’est pour contrat quelconque ou acte notarié, fit Tonnerre, je vous rédigerai cela sans équivoque.

— Nous cherchons… voulut dire un des agents tout ébaubi…

— Un plaideur de première force ?… interrompit Alpaca, je suis l’un, messieurs.

— Ou un expert en rédaction légale ?… je suis l’autre, dit Tonnerre.

— Non, ce n’est pas… tenta de dire l’un des agents.

— C’est peut-être, interrompit Alpaca, un appel en Cour Suprême ?…

— Ou bien pour un testament qui ne laissera aucune prise aux tribunaux ?

— Non… cria l’un des agents avec colère, il ne s’agit ni d’appel ni de testament, mais…

— Bon, je vois ce que c’est, interrompit Tonnerre très sérieux, c’est un contrat de mariage. Vous tombez bien, messieurs, c’est ma spécialité, les contrats de mariage. Ou bien, serait-ce par hasard un acte de vente, cession, donation entre vifs… à moins qu’il ne s’agisse simplement d’un emprunt hypothécaire ?… Je suis de tout cela, chers messieurs.

— Peut-être est-ce un divorce que vous désirez soumettre à la magistrature ?… Je suis légiste, messieurs.

Et moi, notaire, je pourrai en style ondoyant préparer l’acte de divorce en y mentionnant toutes concessions, biens meubles et immeubles, progéniture passée et à venir, legs et cætera que vous désirez faire à vos charmantes épouses respectives.

— Je vous certifie à l’avance, messieurs, déclara Alpaca avec un grand geste, que votre cause est gagnée !

Interloqués par cette volubilité étourdissante de nos deux compères, épouvantés aussi par leurs grands gestes qui menaçaient de briser quelque chose à leurs visages, les deux agents de police retraitaient prudemment vers la porte. Si bien que nos deux gaillards, enhardis, se mirent à multiplier leurs offres de service et à se vanter au point de faire pâlir un Gascon.

— Et s’il s’agit d’un crime que vous avez commis, poursuivait Alpaca d’une voix presque tragique, ayez confiance en moi : car je sais attendrir les juges les plus durs, les jurés les plus entêtés, je sais faire pleurer les auditoires les plus froids et les plus indifférents.

— Car si vous avez commis tel crime, l’échafaud vous regarde, messieurs ! cria Tonnerre avec un geste redoutable.

— Car le bagne vous ouvre déjà ses portes infernales !

— Car le bourreau graisse déjà la corde qu’il vous passera au cou… faites donc vos testaments !

— Car la tombe s’ouvre sous vos pas… confiez-moi votre crime !

— Confiez-moi vos biens et vos fermes ! clama Tonnerre d’une voix stridente.

Mais déjà les deux agents, saisis de vertige, s’enfuyaient, dégringolaient l’escalier, se précipitaient au dehors et gagnaient leur machine qui bientôt détalait comme si le diable eût été agriffé à l’arrière.

Et Tonnerre lançait par la fenêtre un éclat de rire homérique. De son côté Alpaca, toujours grave, disait :

— Voilà deux individus qui sont bien près de devenir fous !

Tonnerre continuait à se tordre.

Henriette et Pierre, qui avaient entendu cette scène de la chambre où ils s’étaient réfugiés, mêlèrent leurs rires à celui de Tonnerre…


XVI

AU GUET


Il était huit heures du soir, lorsque Tonnerre et Alpaca, après un copieux souper, quittèrent leur nouveau domicile pour aller chercher les habits qu’ils avaient commandés chez certain fripier du Boulevard Saint-Laurent.

Le premier soin des deux amis en sortant fut d’inspecter les abords de la rue. Les passants étaient rares. Mais ils purent remarquer la sombre silhouette d’un homme stationné un peu plus loin du côté de la rue Dorchester.

— Que fait là ce type ? questionna Tonnerre.

De l’espionnage probablement, répondit Alpaca. Mais vu que nous avons affaire rue Saint-Saint-Laurent, prenons de ce côté de la rue Dorchester, de la sorte il nous sera permis de voir un peu la binette de ce particulier.

— Allons ! acquiesça Tonnerre,

Et tous deux partirent dans la direction de l’individu qui, à la vue des deux compères, se mit en mouvement pour s’avancer à leur rencontre.

La minute suivante, Alpaca et Tonnerre croisaient l’homme auquel ils jetaient un regard perçant, regard que leur rendit l’inconnu en poursuivant son chemin d’un pas délibéré.

De leur côté nos deux amis poursuivirent leur route. Alpaca dit :

— Gare à nous… nous sommes surveillés !

— Nous nous gardons ! répliqua Tonnerre. Mais gare à lui… gare à tous !

Et sans plus un mot ils accélérèrent le pas.

En tournant sur la rue Dorchester ils se heurtèrent à un jeune homme qui, lui aussi, marchait à une vive allure.

Le choc fut si violent et si inattendu que Tonnerre perdit l’équilibre et tomba lourdement sur le trottoir non sans lâcher un juron énorme.

Quant à l’inconnu, il n’avait fait que chanceler un peu et reculer de deux pas.

— Vous êtes donc aveugle, vous ? demanda Alpaca.

— Ôtez-vous de mon chemin, imbéciles ! rétorqua le jeune homme qui voulut passer.

Mais Tonnerre, qui, d’un bond, s’était remis sur pied, lui barra le passage.

— Pardon, monsieur, dit-il en même temps de sa voix criarde, vous nous devez bien, je pense, des excuses.

— Place ! rugit l’inconnu qui se ramassa pour ainsi dire sur lui-même et s’apprêta à bondir en avant.

— N’est-ce pas qu’il est gros, celui-là ? fit observer Alpaca en s’opposant au passage du jeune homme.

— Il veut que nous nous ôtions de son chemin, répliqua Tonnerre, lorsque c’est lui qui est sur le nôtre. Comprenez-vous cela, cher Maître de mon cœur ?

L’inconnu cherchait, par des zigzags, à droite et à gauche, à se faire un chemin, mais toujours l’un ou l’autre de nos deux amis l’empêchait de passer en goguenardant à qui mieux mieux.

— Monsieur, dit enfin Alpaca d’une voix impérative, nous sommes pressés.

— C’est à vous de céder, étant le moins pressé, ajouta Tonnerre.

— Misérables ! rugit l’inconnu. Prenez garde que j’appelle la police ! Puis il fonça tête baissée sur les deux compères.

D’un simple coup d’épaule Alpaca rejeta l’homme en arrière, pendant que Tonnerre nasillait :

— Si vous appelez la police, c’en est fait de votre liberté, car vous êtes l’assaillant.

Alors seulement, l’inconnu, qui reprenait rudement haleine, remarqua la mine douteuse des deux gaillards et leurs physionomies gouailleuses. Il ébaucha un sourire de mépris et dit :

— Savez-vous qui je suis ?

— Vous ne devez pas être l’Empereur ! ricana Tonnerre.

— En effet, nous ignorons qui vous êtes, cher monsieur, fit poliment Alpaca. Vous seriez bien aimable de nous l’apprendre.

— Soit. Sachez donc, mes gaillards, que je suis avocat… Mon nom est Montjoie !

— Monsieur, prononça Alpaca en s’inclinant révérencieusement, très honoré de vous connaître. En vous je salue le représentant d’une très illustre profession.

Et Tonnerre, qui ne voulait pas demeurer pour moins impoli que son compère, enleva son feutre en bataille, inclina sa tête pelée et dit :

— Monsieur, veuillez croire, puisque vous êtes avocat…

Mais peu en humeur gaie Monjoie coupa court à ces belles paroles d’aspect condoléant.

— En effet, interrompit-il rudement, je suis avocat, et c’est dire que sur ma recommandation la police se fera un vrai plaisir de ramasser deux vagabonds tels que vous, mes maîtres.

— Hein ! s’écria Tonnerre indigné de l’épithète, que dit ce butor, Maître Alpaca ?

— Il dit que nous sommes deux vagabonds… est-il impoli un peu, ce monsieur Montjoie !

— Grossier, voulez-vous dire ?

— Il déshonore notre brillante et respectable profession !

— Un vrai scandale !

— Arrière… vociféra Montjoie qui, pour la troisième fois, se rua en avant.

De commun accord les deux amis s’écartèrent vivement, et peu s’en fallut que l’avocat n’allât piquer une tête sur le trottoir, tant il s’était attendu à une nouvelle résistance.

Aussi, lorsqu’il fut revenu de son étourdissement, il vit au loin déjà les deux compères déambuler d’un pas rapide, et il ne manqua pas de saisir les restes d’un ricanement aigre et narquois.

— Les insensés ! proféra-t-il en poursuivant sa route.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une heure ne s’était pas écoulée que nos deux pitres revenaient rue Saint-Denis chargés, chacun, d’un paquet énorme.

Comme ils approchaient de leur domicile, ils virent d’assez loin deux hommes se séparer brusquement et l’un d’eux s’avancer à leur rencontre.

— Attention ! dit Tonnerre.

— On y est ! répliqua Alpaca.

Comme ils allaient croiser l’individu, celui-ci s’arrêta net pour demander en anglais ;

— Pouvez-vous me dire, messieurs, de quel côté est la rue Ontario ?

— Hein !… Ontario ?… s’écria Tonnerre avec une surprise bien jouée et en regardant son compagnon.

— On en est loin ! fit celui-ci.

— Loin… c’est-à-dire qu’il en est à cent milles.

— Monsieur, reprit Alpaca comme avec regret, quand nous vous indiquerions le chemin à suivre, vous n’y arriveriez pas ce soir.

— Surtout, si vous avez fait le vœu d’y aller à pied, ajouta Tonnerre.

— Ce qui vous prendrait, en tenant compte des repos, expliqua Alpaca, au moins quatre bonnes journées de marche.

— Je vous conseillerais le chemin de fer, émit Tonnerre avec une sorte d’intérêt.

— Ça va plus vite, assura Alpaca.

— Naturellement en prenant le convoi, expliqua Tonnerre.

— Et ça va plus directement, ajouta Alpaca.

— Que nos routes sinueuses, compléta Tonnerre.

— Et rocailleuses, ce qui ruine vos souliers, renchérit Alpaca.

— C’est-à-dire qu’au lieu d’une économie, reprit Tonnerre, ça vous coûte énormément dans la boutique du cordonnier.

L’homme, fort ahuri, put trouver à dire :

Vous m’avez mal compris, je…

— Pardon… nous entendons parfaitement la langue anglaise, monsieur, reprocha dignement Alpaca.

— Nous sommes polyglottes, cher Monsieur, déclara Tonnerre avec une révérence ; si donc vous voulez…

Mais ces paroles furent interrompues par un grognement de l’inconnu qui poursuivit rapidement son chemin.

Riant fort dans leur barbe les deux compères atteignirent, sans autre incident leur logis. Mais Tonnerre, qui s’était retourné, avait vu le même individu faire demi-tour plus loin et revenir bientôt, sur ses pas.

— Un autre espion ! remarqua-t-il.

— Il faudra prévenir Mademoiselle Henriette, dit Alpaca.

Sur ce, ils pénétrèrent dans leur nouvelle demeure et, l’instant d’après, ils mettaient Henriette et Pierre au courant de leurs récentes aventures.

Mais lorsque le nom de Montjoie tomba de leurs lèvres, ce fut un bel éclat de rire que, en dépit de leur situation peu gaie, Henriette et Pierre firent entendre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au dehors, l’homme qui avait accosté Tonnerre et Alpaca avait remonté la rue, dépassé la maison de Mme Fafard et avait rejoint un autre individu qui l’attendait. Et cet homme, qui n’aurait pas manqué de causer une certaine émotion chez Alpaca et Tonnerre, était très barbu de noir. Et dans ce personnage Henriette aurait reconnu sans peine l’homme qu’elle avait rencontré le soir où les plans et le modèle du Chasse-Torpille de Lebon avaient été volés, ce même homme brutal qui avait frappé la jeune fille dans cette maison inhabitée de la rue Dorchester, enfin, celui qui, de concert et avec l’aide d’un autre malandrin qu’elle ne connaissait pas, l’avait jetée dans le fleuve du haut du Pont Victoria… c’est-à-dire Peter Parsons.

— Eh bien ? demanda Parsons d’une voix rude.

— Ce sont les mêmes individus que vous m’avez signalés, deux espèces de fous…

— Non, dit Parsons, ces deux individus ne sont pas fous. Seulement, ils jouent un rôle et il importe de les surveiller.

— Croyez-vous qu’ils soient mêlés à l’affaire de Lebon ?

— Je le crois.

— Mais Lebon ?

— Je jurerais qu’il est là-haut, répondit Parsons avec conviction et en regardant le premier étage de la maison de Mme Fafard. À tout hasard, reprit-il, surveillez bien les gens qui entrent et qui sortent. Si Lebon sort, suivez-le. Avant une demi-heure je serai de retour avec mes hommes. Et alors nous saurons bien la fin de la chanson.

Sur cette conclusion, Parsons se dirigea du côté de la rue Sainte-Catherine.

Resté seul, l’autre alla se poster sur le côté opposé de la rue, dans un endroit plus sombre.

Vingt minutes s’écoulèrent. Puis l’individu vit une silhouette humaine sortir de la maison de Mme Fafard, gagner le trottoir et prendre la direction de la rue Sainte-Catherine.

L’individu s’élança aussitôt, traversa la chaussée et courut sur les pas de celui qu’il put alors reconnaître pour un tout jeune homme.

La minute suivante il abordait ce dernier disant :

— Pardon, monsieur. Voulez-vous avoir l’obligeance de me donner une allumette ? En même temps il exhibait un bout de cigare éteint.

Le jeune homme s’était arrête, avait écouté l’homme avec attention et avait répondu d’une voix fraîche :

— Avec plaisir, monsieur.

Il fouilla sa poche de veste de laquelle il tira une jolie boite d’allumettes.

À ce moment le visage du jeune homme se trouva nettement éclairée par une lampe électrique toute proche.

L’autre dévisagea curieusement le jeune inconnu et ses traits manifestèrent de la surprise.

Cet inconnu était, en effet, un tout jeune homme. On eût douté qu’il dépassât vingt ans. Imberbe, le visage ovale et rosé, les lèvres rouges, les yeux noirs et brillants, c’était un jeune et très joli garçon. Et il était très chic dans un complet de nuance grise, avec chapeau melon noir, bien cravaté, ganté de gris et la canne à la main. C’était une élégance, quoi ! Et l’espion ne put que manifester une certaine admiration. Tout de même il essaya de jouer au plus fin.

— Tiens ! tiens ! fit-il tout à coup avec une familiarité qui parut surprendre fort l’élégant jeune homme, savez-vous qu’on se connaît, mon ami ?

— C’est possible, répondit le jeune homme avec un fin sourire. Mais il est fort possible aussi que vous me preniez pour un autre. Mais pour éviter une erreur, qui pourrait vous être désagréable, voici ma carte, monsieur !

— Et d’un beau porte-cartes en or, le jeune homme avait tiré et tendu un petit carré de carton.

L’espion saisit la carte et lut, non sans la plus grande stupéfaction :

William Benjamin, Jr.
Broker — Chicago.

Et il demeurait sans voix et comme médusé devant la carte d’affaires de l’Américain, quand un petit rire argentin et quelque peu narquois doucement égrené dans la nuit le tira de son saisissement. Il releva les yeux et vit l’étrange jeune homme s’éloigner d’un pas alerte en balançant avec une grâce incontestable sa légère canne.


XVII

L’ARRESTATION


L’espion demeurait sans mouvement, comme hypnotisé, et ses yeux ahuris rivés sur la carte de William Benjamin. Il fut tiré de sa torpeur par les lumières éclatantes d’une auto qui vint stopper à dix verges environ.

De la machine quatre hommes descendirent et s’avancèrent vivement jusqu’à l’espion, à qui l’homme que nous avons reconnu tout à l’heure pour Peter Parsons demanda :

— Y a-t-il du nouveau ?

— Oui, répondit l’espion.

— Quoi donc ? interrogea avidement Parsons.

L’espion narra la scène qui venait de se passer entre lui et William Benjamin, Jr., dont il fit une esquisse.

— Et voici la carte qu’il m’a remise, ajouta-t-il. Parsons prit vivement cette carte qu’il examina avec attention.

— William Benjamin, Jr., lut-il, Broker, Chicago. Et il demeura pensif.

Pendant quelques minutes le silence demeura entre ces cinq hommes, puis, Parsons demanda encore :

— Combien de temps ce William Benjamin est-il demeuré dans la maison ?

— Je l’ignore, ne l’ayant pas vu entrer.

— N’importe ! fit brusquement Parsons avec humeur. D’ailleurs, je devine un peu de quoi il s’agit.

Et se tournant vers les trois personnages descendus avec lui de l’auto, il ajouta :

— Messieurs, vous savez comme moi que Lebon est accusé d’avoir volé aux bureaux de Conrad et Dunton des plans qu’il leur avait vendus ; et ce vol il l’a fait avec le dessein de revendre les mêmes plans à d’autres capitalistes. Pour prouver cette hypothèse, voici précisément un banquier de Chicago qui vient, naturellement, de traiter de l’affaire avec Lebon. La chose est flagrante. Lebon est là, c’est sûr. Et c’est à vous à présent d’agir en conséquence et selon le mandat dont vous êtes porteurs.

Vous êtes certain que Lebon est là ? interrogea un agent qui paraissait douter fort de l’assertion de Parsons.

— Je suis certain que Pierre Lebon est chez lui en ce moment, affirma encore Parsons avec un air de conviction qui fit disparaître les doutes de l’agent incrédule. Néanmoins, ajouta Parsons, Lebon se sait surveillé, et il se tient sur ses gardes, et si vous faites une fausse manœuvre quelconque, il vous échappera et échappera en même temps à la justice. Et puis, il ne faudra pas oublier qu’il a près de lui deux hommes dangereux… ces deux bouffons dont je vous ai parlé. Vous devrez donc avoir l’œil sur ces deux individus. Donc, si vous suivez bien le petit plan d’opération que je vous ai tracé, il est certain que Lebon ne pourra vous échapper.

— Soit, acquiesça l’agent qui semblait être le chef de l’escorte, à l’œuvre !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pendant que sur la rue on préparait son arrestation, Pierre Lebon, tranquillement assis dans la berceuse de son cabinet de travail, fumait et causait avec Alpaca et Tonnerre.

Le cabinet de travail possédait deux fenêtres, dont l’une, avec ses rideaux soigneusement tirés, donnait sur lu rue Saint-Denis ; l’autre, sur un étroit passage qui reliait la rue à la cour d’arrière de la maison. Cette deuxième fenêtre, tout comme la première, était garnie de rideaux de serge bleue, seulement ces rideaux étaient entr’ouverts sur le châssis.

Au moment où nous entrons dans le cabinet de travail, nous trouvons nos trois amis ainsi placés : Alpaca tourne le dos à la fenêtre de la rue, Pierre Lebon à celle du passage, et Tonnerre, assis à quelques pas de Lebon et en face de lui, séparé qu’il en est par la table de travail, fait vis-à-vis à la fenêtre du passage. Or, tandis qu’Alpaca narrait certaines de ses vieilles aventures, et au moment où Pierre Lebon paraissait vivement intéressé, car l’aventure racontée par Alpaca avait un certain cachet de mystère, Tonnerre fit un soubresaut sur son siège et ses yeux, manifestant une grande stupeur, demeuraient fixés sur la fenêtre du passage.

Pierre et Alpaca, qui virent l’attitude étrange de Tonnerre, tournèrent les yeux vers la fenêtre, mais sans rien voir d’étrange.

— Que voyez-vous donc ? interrogea Pierre Lebon.

— Rien à présent, répondit Tonnerre. Mais j’ai vu ou j’ai cru voir quelque chose.

— Quel était ce quelque chose, Maître Tonnerre ? demanda Alpaca à son tour.

— Une tête d’homme !

— Êtes-vous sûr de cela ? demanda Pierre en pâlissant.

— Sûr ?… répliqua Tonnerre, c’est-à-dire que j’en donnerais ma propre tête au diable ! Et cette expression était pour Tonnerre le plus grand des serments peut-être.

Pierre courut à la fenêtre.

Il souleva le châssis, pencha la tête en dehors et darda un regard perçant. L’obscurité profonde qui emplissait le passage ne pouvait lui permettre de voir quoi que ce fût. Il prêta l’oreille, dans l’espoir peut-être de saisir quelque bruit indicateur. Mais il n’entendit que les vagues rumeurs de la cité. Du passage son regard se porta sur la rue Saint-Denis vaguement éclairée à cet endroit. Il vit des promeneurs passer rapidement, et ce fut tout.

— Rien ! dit-il en laissant retomber le châssis.

Il revint vers les deux compères qui l’avaient observé avec une certaine inquiétude, il sourit à Tonnerre et reprit :

— Il est possible qu’après les rencontres singulières que vous avez faites ce soir, votre esprit ait été l’objet d’une vision imaginaire.

— C’est possible, répliqua Tonnerre, et je souhaite de m’être trompé.

À l’instant même où Tonnerre achevait ces paroles on frappa dans la porte du cabinet.

Pierre alla ouvrir.

C’était Mme Fafard.

Elle pénétra dans le cabinet sur la pointe des pieds, après avoir repoussé doucement la porte derrière elle.

Le jeune inventeur remarqua l’inquiétude peinte à gros traits sur le visage de sa maîtresse de pension, et il demanda :

— Qu’est-ce donc, Madame Fafard ?

— Monsieur Pierre, répondit la femme d’une voix qui tremblait d’angoisse et de peur, il y a en bas trois hommes qui désirent vous parler. J’ai eu beau répéter que vous étiez absent, ils ont insisté, affirmant que vous étiez dans votre cabinet de travail, et ils ont menacé de m’arrêter, si je continuais à vouloir chercher à entraver les devoirs de la police. J’ai répondu que si réellement vous étiez dans votre cabinet, c’est que je ne vous avais pas vu rentrer. Alors, dans l’espoir que vous pourriez échapper à ces hommes, je leur ai demandé d’attendre une minute, pour venir voir, ai-je ajouté, si vraiment vous étiez revenu. Mais, je vous le dis, vous n’avez pas de temps à perdre. Qui sait même s’ils ne surviendront pas tout à coup, bien qu’ils m’aient assuré qu’ils attendraient mon retour.

— Merci, Madame Fafard, répondit le jeune homme très ému. Je vous promets que je n’oublierai jamais votre bon dévouement.

— Vous voyez, dit Tonnerre, que je ne m’étais pas trompé. Un individu de la police a dû, à l’aide d’une échelle, grimper jusqu’à cette fenêtre. Et, naturellement, monsieur Pierre, vous avez été vu et reconnu.

— Oui, oui, murmura l’inventeur en réfléchissant.

— Il est vrai aussi, ajouta Alpaca, que le temps n’est pas aux longues réflexions… il faut agir !

— Avez-vous une idée ? demanda Pierre.

— Oui, une idée bien simple, répliqua Alpaca. Comme c’est à vous qu’on en veut, fuyez, voilà tout.

— Idée simple, en effet, sourit le jeune homme. Seulement vous conviendrez qu’il m’est assez difficile de m’en aller par la porte de la rue.

— C’est juste, approuva Tonnerre, attendu que cette porte doit être gardée.

— Monsieur Pierre, intervint Mme Fafard, il y a la porte d’arrière qui donne, par la cuisine, sur la cour. De là vous pourriez tant bien que mal parvenir jusqu’à la rue Sanguinet.

— Merci encore, Madame Fafard, pour me faire penser à cette issue. C’est en effet le meilleur chemin à prendre, et je vais suivre votre avis. Quant à vous, mes amis, ajouta le jeune homme en regardant Tonnerre et Alpaca, vous informerez Mademoiselle Henriette qu’avant demain matin je lui aurai fait connaître ma retraite. Ah ! comme je bénis le ciel, acheva-t-il, qu’elle ne soit pas dans cette maison, car on n’aurait pas manqué de l’arrêter aussi !

Et Pierre courut à sa chambre pour y prendre une valise afin d’y mettre le linge nécessaire pour le temps de son absence. Mais à la minute même où il revenait de sa chambre avec la valise, une main rude frappait dans la porte du cabinet.

— Trop tard !… gémit Mme Fafard.

Pierre rejeta vivement sa valise dans la chambre à coucher, et d’une voix ferme commanda à la femme qui vacillait d’épouvante :

— Ouvrez, Madame Fafard !

— Il n’y a pas d’autre alternative, prononça Alpaca sur un ton grave.

— En tout cas, fit Tonnerre, soyez assuré, Monsieur Pierre, que votre innocence sera bien vite reconnue.

— Et quant à nous, ajouta Alpaca, soyez certain que nous ne rouillerons pas dans l’oisiveté, et avec Mademoiselle Henriette nous nous occuperons de vous.

Déjà, la porte ouverte par Mme Fafard livrait passage à trois agents de police. L’un d’eux marcha jusqu’à Pierre, tandis que les deux autres demeuraient avec une attitude résolue sur le seuil de la porte.

— Monsieur Pierre Lebon, dit l’agent qui s’était approché du jeune homme, je suis porteur d’un mandat d’arrestation contre votre personne, le voici.

Et il déployait une large feuille de papier frappée du timbre de la loi.

Mais Pierre d’un geste digne l’arrêta.

— Inutile, dit-il, je sais qu’on m’accuse d’un vol dont je ne suis pas coupable. Je suis prêt à vous suivre, et je m’expliquerai devant un magistrat.

L’agent s’inclina et remit son papier dans sa poche.

Pierre serra les mains de ses deux amis, murmura quelque paroles de consolation à Mme Fafard qui pleurait silencieusement, et sortit de son cabinet suivi de près par les trois agents.

L’instant d’après l’auto, que nous avons vue s’arrêter à quelques verges de la maison, descendait la rue Saint-Denis en direction des quartiers généraux de la police à l’Hôtel de Ville.

À quelques pas de la maison de Mme Fafard, sur le côté opposé de la rue, deux hommes étaient demeurés en observation, dissimulés dans l’ombre.

Lorsque l’auto emportant Pierre Lebon et ses trois gardes du corps se fût éloignée, l’un de ces hommes, qui n’était autre que Peter Parsons, dit à l’autre :

— Maintenant que cette affaire est terminée, voici les vingt dollars convenus pour vos services.

L’homme prit les billets de banque, les examina rapidement et les mit dans sa poche.

— À présent, ajouta Parsons, si vous désirez en gagner encore autant, vous n’avez qu’à retrouvez ce William Benjamin, et m’en prévenir par un message que vous laisserez rue Lagauchetière, No 126 D.

— C’est entendu, consentit l’espion. Pas plus tard que demain soir, vous saurez où loge William Benjamin.

Sur ces paroles, les deux hommes se séparèrent.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans le cabinet de travail de Pierre Lebon Alpaca et Tonnerre demeuraient confondus et abîmés dans de terribles pensées.

Chacun d’eux se demandait à lui-même par quel moyen il aurait pu empêcher cette arrestation, et tous deux s’en voulaient de n’avoir pas tenté une résistance quelconque qui aurait permis à Pierre, dans la confusion qui se fût produite, de s’enfuir, quitte à être arrêtés eux-mêmes pour avoir mis entraves aux procédures de l’autorité policière.

Longtemps ils demeurèrent ainsi, silencieux, sombres, farouches presque, sans même s’adresser le moindre regard, tant ils avaient peur de s’accuser l’un l’autre de faiblesse. Leur ouïe demeura sourde au bruit que fit la porte du cabinet en s’ouvrant tout à coup, et seule une voix bien connue les fit tressauter sur leurs sièges. Et cette voix, toute frémissante d’inquiétude, avait dit :

— Il est donc arrivé un malheur !

— Hélas ! mademoiselle Henriette… firent en même temps les deux compères d’une voix morne.

Mademoiselle Henriette ?…

Mais Tonnerre et Alpaca étaient-ils devenus subitement fous ? Car ce n’était pas Mlle Henriette qui était là, debout et angoissée, mais un jeune homme, un joli garçon, plus joli avec la pâleur de son visage, et c’était ce même jeune homme qui avait à l’espion de Peter Parsons, sur la rue, plus d’une heure avant, remis sa carte de visite… c’est-à-dire William Benjamin.

Mais à la même minute, le chapeau melon et la canne allaient tomber sur un sofa, et si les cheveux noirs, soigneusement peignés, lissés et rejetés en arrière avaient été arrangée en boudins, on aurait sans difficulté reconnu notre petite Canadienne… Henriette Brière. Oui, c’était bien Henriette qui jouait ainsi le rôle de William Benjamin, Jr. banquier de Chicago.

Henriette, devinant aux mines abattues des deux amis, qu’un malheur était arrivé et devinant aussi la nature de ce malheur s’était laissée choir sur un fauteuil. Elle voulut demander des détails, mais un violent accès de toux étouffa ses paroles.

— Mademoiselle, fit observer Alpaca de sa voix profonde et grave, vous êtes peut-être sortie trop tôt après le bain glacé d’hier soir, car cette toux ne dit rien de bon.

— Oh ! ce n’est rien, répondit Henriette en continuant à tousser.

— Selon mon humble avis, mademoiselle, fit Tonnerre à son tour, vous avez bien fait de vous absenter ; car si vous étiez demeurée ici, le malheur qui nous atteint eût été double.

— J’ai parlé inconsidérément, mademoiselle, se repentit aussitôt Alpaca, Maître Tonnerre à raison.

Pierre a été arrêté, n’est-ce pas ? put enfin dire Henriette.

— Et en dépit de tout le dévouement que nous devons à Monsieur Lebon, dit Alpaca, nous n’avons pu empêcher les agents de police de faire ce qu’ils appellent « leur devoir ».

— Comment la chose s’est-elle passée ?

— D’une façon aisée pour les agents, répondit Tonnerre avec humeur, car il y en avait une nuée autour de la maison, il y en avait partout… dans la rue, dans le passage de la cour, dans les fenêtres… Il devait y en avoir sur le toit.

Et Tonnerre narra la scène que nous connaissons.

Henriette écouta ce récit attentivement sans laisser paraître le moindre signe de découragement sur sa physionomie. Et quand Tonnerre eut terminé, elle dit simplement :

— Le mal est fait, et c’est à nous qu’il appartient de le réparer ou l’empêcher de s’aggraver. Mes amis, ajouta-t-elle avec une expression d’énergie qui fit l’admiration des deux compères, la tâche sera plus rude encore que je ne l’avais pensée. C’est une bataille en règle que nous allons engager et que nous devons gagner à tout prix. Êtes-vous décidés ?

— Toujours ! affirma Alpaca d’une voix ferme.

— Plus que jamais ! fit Tonnerre avec un geste résolu.

— C’est bien, dit Henriette, votre énergie redouble ma confiance, dans la cause que j’ai entrepris de défendre. Maintenant, écoutez-moi bien attentivement. Demain, entre trois et quatre heures de l’après-midi, vous vous rendrez à l’Île Sainte-Hélène que vous traverserez. Vous dirigerez ensuite vos pas vers l’extrémité est de l’Île dans un endroit désert de la rive. Une fois là, vous aurez l’œil et l’oreille aux aguets. Vous entendrez la chute d’un corps à l’eau et, ce bruit guidant vos pas, vous découvrirez flottant sur l’eau le corps inerte d’une jeune fille…

— Ho !… s’écrièrent Alpaca et Tonnerre en sursautant.

— Et cette jeune fille, continua Henriette avec un sourire tranquille… ce sera moi !

— Vous !… Et avec cette exclamation les deux amis s’entre-regardèrent avec une comique stupéfaction.

— Mais rassurez-vous, ajouta Henriette en riant, je ne serai pas morte.

— À la bonne heure ! dit Alpaca en respirant bruyamment.

— Cette façon de parler, mademoiselle, est plus en harmonie avec la courtoisie, ajouta Tonnerre en essuyant sa tête chauve sur laquelle les paroles d’Henriette avaient fait perler une sueur abondante.

— Seulement, reprit Henriette, je serai inerte en une sorte de léthargie qui me donnera la rigidité de la mort, et cette mort factice durera vingt-quatre heures ou moins. Donc, comme vous êtes de hardis nageurs, vous me tirerez du fleuve comme vous l’avez si héroïquement fait hier, et vous vous arrangerez ensuite pour me faire conduire à la morgue. Naturellement, vous ne me connaîtrez pas : je serai pour vous une étrangère que le hasard seul vous aura fait découvrir. Voilà tout ce que vous aurez à faire. Quant au reste, ça regarde d’autres personnes qui seront prévenues en bon temps ; et demain soir vous recevrez de moi de nouvelles instructions. Ainsi, puis-je compter que vous serez à l’Île Sainte-Hélène à l’heure dite et à l’endroit convenu ?

— Nous y serons, répondirent d’une seule voix les deux anciens pitres.


XVIII

UNE PAIRE D’AMIS


Sept heures du soir étaient sonnées.

Au travers de la foule des voyageurs et des curieux et désœuvrés qui encombraient les quais de la Gare Windsor, un individu, gros et gras, la mine fleurie, tiré à quatre épingles et surchargé de bagages, se fit difficilement jour, franchit l’une des grilles et gagna le convoi du Rutland sous pression, en destination de New-York.

L’employé à peau d’ébène, militairement campé près du marchepied du wagon-lits, s’empressa au-devant du gros homme, dont l’importance était fort évidente, et s’empara de ses bagages.

L’instant d’après le gros voyageur, qui n’était autre que ce brave Kuppmein, disparaissait dans le wagon.

Or, en deçà des grilles et mêlés à la foule grouillante, deux individus avaient paru observer avec un intérêt intense le passage de Kuppmein que, d’un œil ardent, ils avaient suivi jusqu’au convoi.

L’un d’eux, de haute taille et de forte encolure. ayant pour sommet une tête grotesque coiffée d’un large feutre gris, et vêtu d’un habit à carreaux noirs et blancs, se tenait adossé au mur de la gare.

L’autre, mince et fluet, avec une figure pâle et maladive, la lèvre supérieure ornée d’une moustache noire aux pointes tournées en queue de cochonnet, semblait chercher à dissimuler sa présence derrière un groupe de voyageurs.

Ces deux individus demeurèrent rivés à leur place respective jusqu’au départ du convoi de New York. Puis satisfaits et assurés, sans doute, que leur homme était bel et bien parti, tous deux se mirent en mouvement pour quitter la gare.

L’un, celui qui était demeuré adossé à la muraille de l’édifice, se dirigea vers la sortie qui donnait sur la rue Dorchester ; l’autre parut gagner la salle générale, si bien que tous deux, la minute d’après, se croisaient inopinément, se dardaient un regard méfiant, puis s’arrêtaient brusquement avec ces deux noms prononcés à mi-voix :

— Grossmann !…

— Fringer !…

Puis deux mains, par formalité de rencontre plutôt que par amitié, se tendaient l’une vers l’autre et se serraient.

Pendant que les deux hommes se posaient les questions d’usage en pareille circonstances, une femme de noir vêtue et le visage complètement caché sous une épaisse voilette, la tournure élégante et jeune, passa près d’eux, les frôlant presque. En même temps, elle tourna la tête très légèrement vers les deux hommes, et en même temps aussi, sous l’épaisse voilette, deux regards d’acier s’illuminèrent.

À dix pas plus loin la femme s’arrêta. Durant un moment, ses yeux demeurèrent attachés sur les deux associés, puis on aurait pu entendre ces paroles murmurées :

— Grossmann et Fringer… Que dois-je faire ? Kuppmein est parti avec les plans du Chasse-Torpille, mais il n’a pas le modèle. Et ce modèle, que j’ai tenu en mes mains un moment… Le diable seul peut savoir où il est à cette heure.

Un rauque rugissement accompagna ces derniers mots, et la jeune femme poursuivit :

— Enfin, Pierre Lebon et sa fiancée sont accusés du vol des plans et du modèle. Il y a cer- Dois-je retourner à New-York ?… Vaut-il mieux demeurer à Montréal quelques jours encore ?…

À cette minute un convoi entrait en gare et déversait une nuée de voyageurs.

La jeune femme, que notre lecteur a assurément reconnue pour Miss Jane, fut pendant quelques minutes entourée, poussée, bousculée à droite et à gauche, si bien que, après cet ouragan, elle constata que Grossmann et Fringer avaient disparu.

— Allons ! rugit-elle avec une sourde énergie, je reste !

Et elle quitta la gare en prononçant ces paroles à voix basse :

— L’énigme… est rue Metcalf !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Fringer et Grossmann avaient quitté la gare et dirigé leurs pas vers le Square Dominion. Là, confortablement assis sur un banc, Grossmann avait allumé sa pipe, et Fringer, avec un sourire ironique plissant ses lèvres minces, avait entamé la conversation.

— Ainsi donc, mon cher Grossmann, nous sommes allé souhaiter le bon voyage à notre cher ami Kuppmein ?

— Moi ?… grogna Grossmann avec un regard mauvais du côté de son associé, jamais de la vie ! Savais-je seulement que Kuppmein partait en voyage ? Mais du moment que tu m’en informes, j’imagine que c’est toi plutôt qui lui as souhaité bon voyage.

Un ricanement moqueur roula sur les lèvres de Fringer, qui reprit aussitôt sur un ton sérieux :

— Écoute, Grossmann, ce jeu de colin-maillard que nous jouons ne peut nous acquérir aucun bénéfice : jouons à jeu ouvert, veux-tu ?

— Que veux-tu dire ? demanda Grossmann sur un ton rogue et défiant.

— Ceci : tu n’as pas souhaité le bon voyage à Kuppmein, parce que tu hais trop Kuppmein pour lui faire si bons souhaits, et tu hais Kuppmein depuis que Rutten lui a donné l’autorité sur toi comme sur moi. Mais tu hais Kuppmein surtout depuis hier au soir, et tu le hais à cause de cette balle qu’il t’a logée dans le ventre, et tu le hais doublement parce que le même Kuppmein a alourdi ton ventre d’abord pour soulager ensuite ton gousset.

— Eh bien ? gronda Grossmann.

— Eh bien ! je me demande à présent comment, par Dieu où par Diable, tu t’es sitôt tiré de ce coup de revolver. Puis je me pose cette question : Qu’est-ce que Grossmann va faire de Kuppmein que, pour ma modeste part, je serais friand d’étriper ?

Grossman tira de sa pipe une bouffée énorme qu’il souffla rudement dans l’espace et dit :

— À ta première question je réponds par ceci : la balle que Kuppmein m’a fait avaler par le ventre, je l’ai fait extirper, voilà tout. Car ce n’est pas d’une balle qu’on se débarrasse de Grossmann, il en faut vingt au moins et encore. Et je réponds à ta seconde question par ceci : j’ai mon idée.

— Ah ! ah ! fit simplement Fringer.

Le silence s’établit entre les deux associée, chacun d’eux paraissant chercher à saisir la pensée de l’autre. La nuit venait rapidement, la cité s’illuminait. Une brise du sud, fraîche et parfumée, faisait bruire le feuillage naissant. Là, dans ce parc où l’ombre était à peine troublée par les lampes électriques posées de loin en loin, la nature revêtait un charme qu’on ne pouvait trouver dans les rues animées et bruyantes. Cette nature portait à la joie et à la sérénité, et cependant il y avait là deux hommes dévorés par les soucis et la haine. Grossmann fumait sa pipe à grosses bouffées, les regards perdus parmi les arbres du parc. Fringer fronçait le sourcil et ses doigts nerveux recroquevillaient davantage les pointes de sa moustache postiche. De temps à autre il glissait sur la face grotesque et niaise de son compagnon un regard sournois et profond.

Enfin, il reprit :

— Cette idée, Grossmann que tu dis avoir au sujet de Kuppmein ne pourrais-tu pas m’en faire part ? Car moi aussi je hais Kuppmein et veux m’en venger !

— Tiens ! tiens ! ricana Grossmann, et pourquoi donc hais-tu Kuppmein, Fringer ?

— Pourquoi ?… J’ai mon idée, moi aussi. Mais tu n’as qu’à me dire la tienne pour que je te fasse connaître la mienne ensuite.

— Non, répliqua rudement Grossmann. Depuis hier, je médite sur ceci : la meilleure confiance est celle qu’on se réserve à soi-même !

— Tu te défies donc de moi ?

— Sans me défier d’autrui, il m’est bien permis, je suppose, de ne me fier qu’à moi-même.

— Après tout, c’est ton affaire, repartit Fringer avec une indifférence affectée. Seulement, une chose certaine, c’est que pour te venger de Kuppmein il est trop tard maintenant.

— Trop tard ?… Allons donc, j’ai mon idée, te dis-je.

— Soit, tu as ton idée. Mais Kuppmein à la sienne aussi, et avec son idée, il a tes vingt mille dollars, plus les plans du Chasse-Torpille, plus le modèle, et tout cela additionné donne à Kuppmein un magnifique résultat : c’est-à-dire une large récompense, une montée en grade, des petits soins, un avenir assuré, quoi ! Et toi, quel résultat as-tu ?

— D’abord, Fringer, tu commets une erreur : oui, Kuppmein m’a volé vingt mille dollars qui n’étalent ni à moi ni à lui, et puis il a acheté les plans… mais le modèle, lui ?

— Le modèle !… répéta Fringer avec curiosité.

— Oui, le modèle… il ne l’a pas, et voilà ton erreur.

— Ah bah ! proféra Fringer terriblement ému par ces dernières paroles de son associé. Car c’est ce modèle que Fringer voulait à tous prix retracer, et Fringer, qui ne croyait ni à dieu ni à diable, eût tout voué au hasard. Il s’était dit : — Si, par hasard, ce n’est pas Miss Jane qui a le modèle… et si, par hasard, c’est Grossmann ?… Oui, ajouta-t-il, si cette fois le hasard s’appelait simplement Grossmann ?…

Et pour cette fois, du moins, le hasard rapprochait Fringer singulièrement de la vérité : c’est-à-dire que Grossmann, depuis le matin, comme on le sait, était le fortuné possesseur du merveilleux modèle.

Grossmann, cependant, reprenait avec un sourire narquois :

— Ensuite, monsieur Fringer, laissez-moi vous assurer que le capitaine va chanter haut en apprenant que Kuppmein n’a pu acquérir le modèle ; car les seuls plans pour Rutten ne signifient presque rien, de sorte que…

— De sorte que… répéta Fringer en dressant l’oreille.

— Que Kuppmein aura à recracher les vingt mille, sans compter la disgrâce qui va l’atteindre. Après quoi, observe bien, Fringer, que je surviens au moment, opportun et que le reste me regarde ! Vois-tu ça d’ici ?

— Oui, oui, je vois bien du mystère dans tes idées, bien qu’au fond j’y découvre du rationnel. Mais, avoue que pour l’instant, ça n’avance ni tes affaires ni les miennes. Alors, sais-tu à quoi j’ai pensé ?

— À quoi donc ?

— J’avais pensé à ceci : que si nous nous unissions tous les deux pour nous emparer de ce modèle, peut-être que…

— Ah ! ah ! interrompit Grossmann avec un gros rire benêt, saurais-tu où prendre ce modèle, par hasard ?

— Moi ?… Non. Mais je connais la personne qui peut nous guider là où il se trouve !

En même temps que ces paroles Fringer lançait un coup d’œil perçant à Grossmann sur la figure duquel il surprit une légère altération. Et de suite un soupçon agita son esprit tourmenté.

— Cette personne… balbutia Grossmann entre deux fortes bouffées, sais-tu son nom au moins ?

— Je le sais, répondit Fringer avec une conviction qui souleva une intense émotion au cœur de Grossmann.

— Ah ! ah !… souffla rudement celui-ci. Et d’une voix mal assurée il demanda :

— Alors, ce nom… tu peux me le dire ?

— Oui. La personne dont je parle, articula lentement Fringer en dardant ses regards de lynx dans les yeux troublés de son interlocuteur, s’appelle Grossmann !

Depuis une minute Grossmann s’attendait un peu à cette réponse, et néanmoins il tressaillit violemment, pour ensuite demeurer silencieux, ses regards stupides d’hébétement attachés sur la figure narquoise de Fringer.

— Hé ! hé ! hé !… papa Grossmann, ricana, Fringer, vous apprenez à la fin qu’on n’est pas si bête qu’on en a l’air !

Mais Grossmann en un clin d’œil put rattraper son air niais et demander :

— Alors, tu penserais, par exemple, que j’ai le modèle ?

— Je penserais tout au moins que tu sais où fourrer la main pour le faire suivre.

Ces paroles amenèrent une éclaircie sur la figure sombre de Grossmann. Il parut méditer un instant, puis d’une voix basse reprit :

— Eh bien ! oui, Fringer, je l’avoue à la fin : je sais où domicilie le fameux modèle !

— Vous allez nous apprendre son numéro, mon oncle ? gouailla Fringer.

— Non… Mais si tu as le moyen de l’écouler avec de bons bénéfices pour nous deux…

— Alors ?

— Je me charge de déloger le modèle.

— Eh bien ! j’ai le moyen.

— Combien ça peut-il rapporter ?

— De huit à dix mille !

— Quelle serait ma part ?

— La moitié donc. C’est assez et c’est justice. Et puis, à quoi bon le modèle sans l’acheteur ?

— Soit. Maintenant écoute, dit Grossmann en revenant à son accent de dogue qui grogne, je sais où gite le modèle, et j’ai un moyen facile de m’en emparer. À deux, comme tu sais, dans ces sortes d’opérations, il y aurait gros risque d’échouer, et je préfère agir seul de ce côté. Mais toi, de ton côté, tu n’as qu’à préparer l’homme et ses billets de banque, puis nous fixerons l’heure et le lieu pour conclure le marché. Que dis-tu de ça, Fringer ?

— Je dis que c’est compris, et, d’ici deux ou trois jours, j’aurai mon homme tout prêt ainsi que ses billets.

— Et moi, d’ici deux ou trois jours, j’aurai le modèle.

— Où et quand te reverrai-je en ce cas ? demanda Fringer.

Grossmann réfléchit une minute, puis :

— Aujourd’hui, dit-il, c’est mercredi… Eh bien ! fixons le premier rendez-vous pour samedi soir.

— Où ?

— Mettons le Palace Café.

— C’est bon, j’y serai à huit heures précises.

— J’y serai aussi.

Sur cette entente, les deux coquins se séparèrent.


XIX

LA CADAVRE D’HENRIETTE


Le lendemain de ce jour, vers trois heures de relevée, parmi la foule riante surchargeant « Le Saint-Laurent », petit bateau-passeur qui faisait navette entre Montréal et l’Île Sainte-Hélène, on pouvait reconnaître, mais assez difficilement, nos deux amis, Tonnerre et Alpaca.

Nous disons, « assez difficilement » parce que les deux gaillards étaient d’extérieur tout à fait métamorphosés. Le chapeau melon cassé, frangé, et la redingote roussie, fripée, de l’un — le feutre jauni, le veston défoncé et le pantalon effiloché de l’autre… bref, les haillons de nos deux compères avaient été remplacés par des vêtements flambant neufs, pressés, étirés, ajustés. Alpaca, ce jour-là, avait sa haute taille bien serrée dans une jolie redingote de serge noire tombant sur le mollet des jambes, lesquelles s’enfournaient dans un beau pantalon à rayures grises et noires, dont l’extrémité reposait sur une bottine élégante. N’oublions pas que la barbe en pointe et les cheveux avaient été rafraîchis, et qu’un beau melon de la dernière mise du jour rayonnait sur le tout.

Quant à Tonnerre, un superbe feutre dit « Columbia » se campait fièrement sur son oreille gauche, et sa personne était confortablement mise dans un magnifique complet de ville d’un beau brun foncé qui lui seyait à ravir.

Debout à l’avant du petit navire, les deux compères demeuraient silencieux, graves et solennels, jetant sur les groupes joyeux qui les enveloppaient en regard de dédaigneuse indifférence.

La traversée dura quelques minutes. Lorsque le bateau eut stoppé au quai de l’Île pour la première fois alors depuis le départ de Montréal Alpaca rompit le silence.

— Maître Tonnerre, dit-il de sa voix posée et grave, il va s’agir maintenant de nous bien remémorer les instructions de Mademoiselle Henriette.

— Maître Alpaca, répondit Tonnerre, j’ai encore à ma mémoire les paroles « textuelles » de Mademoiselle Henriette.

— Fort bien. De la sorte nous ne pourrons commettre d’erreur ou omission. Rappelez-moi donc ces paroles, s’il-vous-plait.

— Quoi ! vous avez déjà oublié ? s’écria Tonnerre avec une surprise moqueuse.

— Moi, pas du tout… Elles sont là « textuellement » gravées, ajouta Alpaca en frappant son front.

— Alors, pourquoi me demandez-vous de vous les rappeler ?

— Simplement pour m’assurer que vous m’avez dit la vérité

— Soit, cher Maître. Je ne vous ferai pas l’injure, moi, de douter de vos paroles. Voici ce qu’a dit Mademoiselle Henriette : « Demain — c’est-à-dire aujourd’hui — entre trois et quatre heures vous vous rendrez à l’Île Sainte-Hélène que vous traverserez. Vous dirigerez ensuite vos pas vers l’extrémité est de l’Île et atteindrez un endroit peu fréquenté tout près de la rive. Une fois là, vous aurez l’œil et les oreilles aux aguets. Vous entendrez bientôt la chute d’un corps à l’eau, et, ce bruit guidant vos pas, vous verrez flotter le corps inerte d’une jeune fille… et cette jeune fille, ce sera moi ! »

Lorsque Tonnerre eût achevé cette citation, il demanda avec orgueil :

— Ai-je seulement manqué un iota, Maître Alpaca ?

— Non, Maître Tonnerre, pas le moindre, et je rends hommages à votre merveilleuse mémoire. En avant donc !

— En avant ! répéta Tonnerre au moment où tous deux touchaient le sol de l’Île.

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Précédons les deux compères à l’endroit où ils avaient reçu ordre de se rendre.

Dans l’épaisseur d’un bouquet de saules et de peupliers aux feuilles naissantes, et à deux pas des eaux à peine moutonneuses du fleuve, Henriette Brière, notre petite canadienne, se tient debout, attentive aux bruits divers qui se répercutent par échos incertains dans les bois de l’Île.

Elle porte le costume noir de l’avant-veille, et ce costume, séché et repassé, a repris son apparence ordinaire.

Mais le visage de la jeune fille est très pâle, et ses yeux, lorsqu’ils se fixent sur les eaux clapoteuses à ses pieds, sont sillonnés par des lueurs d’inquiétude.

Certes, sur le point d’exécuter un projet hardi et aventureux, il est facile de concevoir que, en dépit de toute sa bravoure, la petite canadienne éprouve une étrange sensation. Elle est prise, peut-être, de cette espèce d’éblouissement qui tourbillonne soudain dans l’esprit de celui qui se prépare au suicide. Ou bien, comme ceux qui vont affronter la mort sur les champs de bataille, incertaine de l’issue, Henriette subit tout à coup l’angoisse de l’appréhension. Elle ressemble à celui qui, penché sur le bord d’un abîme, sent le vertige qui l’entraîne. Mais la jeune fille se raidit, elle dompte l’éblouissement, le vertige, sinon la peur.

Et, lorsque tout à coup des branches craquent sous des pas qui s’approchent avec précautions, lorsque deux silhouettes d’hommes se profilent à travers les arbres, quand elle reconnaît Alpaca et Tonnerre promenant autour d’eux des regards scrutateurs et inquiets, Henriette sourit et un long soupir d’allègement gonfle sa poitrine.

Et alors elle élève sa main droite qu’elle avait comme précieusement fermée jusque là, elle l’ouvre lentement, et dans le creux de cette petite main apparaît quelque chose de noir ayant la forme d’une fève. Au même moment la jeune fille murmure en tenant ses yeux fixés sur cette fève :

— Je n’ai qu’à avaler cette pastille composée d’un puissant narcotique, et la minute suivante je vivrai dans une sorte de mort de laquelle je ne sortirai qu’au bout de vingt-quatre heures environ. Je ne cours que le risque de me noyer au cas où ces deux braves, qui me cherchent déjà, n’arriveraient pas à temps à mon secours. Mais qu’importe !… Il faut que je prenne ce risque ! Il faut que dès demain on apprenne que le cadavre d’Henriette Brière a été retiré des ondes du fleuve Saint-Laurent ! Allons, à la grâce de Dieu !

Elle se rapprocha de l’eau, très profonde à cet endroit, elle posa ses pieds sur une roche qui ressemblait à un bloc d’ivoire, et d’un geste rapide porta la pastille à sa bouche.

Pendant une demi-minute elle demeura immobile, les lèvres serrées, les regards fixes, la respiration suspendue, comme si elle eût prêté toute son attention sur l’effet mystérieux et terrible à la fois qu’elle attendait. Puis soudain ses paupières se mirent à papilloter, sa figure devint plus pâle, ses traits se crispèrent, un frisson violent l’agita tout entière. Puis elle ferma les yeux, murmura à Dieu une courte prière, et ses bras se tendirent en avant comme pour se protéger contre une chute. Un râlement roula entre ses lèvres devenues très blanches, elle oscilla légèrement, puis avec lourdeurs sa tête s’inclina sur sa poitrine, et, enfin, elle s’écroula dans la nappe d’eau à ses pieds.

Une pluie de gouttelettes d’eau crépita… et la minute d’après le courant du fleuve ballottait et emportait un corps inanimé.

À vingt pas de là, Alpaca et Tonnerre avaient entendu.

— Avez-vous saisi. Maître Tonnerre ?

— Oui, Maître Alpaca, c’est elle, pas de doute !

— À l’œuvre donc, commanda Alpaca.

À l’instant les deux amis se mirent à enlever leurs habits. Naturellement, ils s’étaient entendus pour ne pas gâter de si beaux vêtements tout flambant neufs. Mais cette opération ne leur prit qu’une minute, et, cette minute écoulée, les deux gaillards demi-nus, se jetaient dans le fleuve et nageaient avec vigueur vers le corps d’Henriette.

Ce fut jeu d’enfant pour les deux intrépides nageurs… Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées qu’ils ramenaient sur le rivage le corps de la jeune fille.

— Elle est morte pour sûr ! émit Tonnerre avec inquiétude.

— Léthargie, Maître Tonnerre ! prononça laconiquement Alpaca. Ou si vous préférez, ajouta-t-il de sa voix grave, coma, catalepsie… bref, tout ce qui ressemble à la mort et qui, cependant, n’est pas la mort ! Moi, acheva-t-il avec une conviction inébranlable, je crois en Mademoiselle Henriette !

— Je veux bien que vous disiez vrai, cher Maître ! soupira Tonnerre peu convaincu.

Les deux amis s’étaient vêtus en quelques instants.

— À présent, dit Alpaca, il nous reste à exécuter la dernière partie des instructions de Mademoiselle Henriette.

— À la morgue donc ! s’écria Tonnerre.

— Au bateau d’abord ! rectifia Alpaca.

Une heure environ après l’incident, le corps de la jeune fille reposait à la morgue rue Notre-Dame.

Le lendemain, les journaux annonçaient que le cadavre d’une jeune fille avait été repêché près de l’Île Sainte-Hélène par deux inconnus. Ils ajoutaient que la mort semblait dater de quelques jours, que l’identité de cette jeune fille n’avait pu être établie encore, et ils donnaient une description de la noyée.

Or, ce même jour, vers dix heures de la matinée, un vieillard arrivait précipitamment à la Morgue, disait s’appeler Antoine Brière, cultivateur à Saint-Félix de Joliette, qu’il était venu, la veille, rendre visite à sa fille dont il avait appris la disparition mystérieuse, et qu’enfin, par le signalement fourni par un journal, il croyait trouver sa fille à la Morgue.

L’homme fut conduit à la salle des cadavres.

En apercevant le corps inanimé d’Henriette, le vieillard tomba à genoux et se mit à pleurer.

Et voici ce que disaient les journaux du soir :

Nous sommes informés que le cadavre de la jeune fille repêché hier à l’Île Sainte-Hélène a été identifié ce matin. Cette jeune fille s’appelait Henriette Brière. Elle était employée aux bureaux des ingénieurs-fabricants Conrad et Dunton. On croit à un suicide. Son père, Antoine Brière, cultivateur de Saint-Félix, comté de Joliette, venu à Montréal pour rendre visite à sa fille, a retrouvé celle-ci sur les dalles de la Morgue. Le malheureux père a été autorisé à emmener le corps à Saint-Félix où aura lieu l’inhumation.

Coïncidence curieuse : sur les mêmes journaux on pouvait lire dans les notes sociales :

Mr. William Benjamin, Jr., banquier de Chicago, est dans la Métropole pour affaires et loge au Corona.

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Le même soir nous retrouvons Alpaca et Tonnerre dans leur chambre, rue Saint-Denis. Ils ont lu les faits divers que nous venons de reproduire et se communiquent leurs impressions.

— C’est égal, disait Tonnerre avec une expression de doute sur sa figure rubiconde, je croirai à sa léthargie à Mademoiselle Henriette que quand je l’en aurai vue revenir !

— Incrédule ! reprocha sévèrement Alpaca. Triple Thomas, ajouta-t-il, est-ce que ces lignes relatives à William Benjamin ne suffisent pas à vous convaincre ?

Tonnerre secoua la tête.

— Et pourquoi n’êtes-vous pas encore convaincu ? demanda Alpaca qui finissait par devenir lui-même tout aussi incrédule que son camarade.

— Parce que cette note de journal que vous apportez comme preuve irréfutable de votre argumentation, cher Maître, a été rédigée et envoyée par Mademoiselle Henriette elle-même avant son affaire de l’Île, c’est évident… Donc, hier elle vivait, aujourd’hui elle est morte ! Et si vous pouvez me sortir de là, cher Maître, j’embrasse à pleine bouche votre barbe.

Alpaca allait répliquer, quand un heurt léger se fit dans la porte. Madame Fafard entra.

— C’est une lettre qu’on apporte pour Monsieur Alpaca, annonça-t-elle.

— Merci, madame, dit Alpaca en prenant la lettre.

La maîtresse du logis se retira aussitôt. Puis Alpaca brisa l’enveloppe et en tira deux feuilles de papier toutes couvertes d’une écriture fine et serrée.

Pendant quinze minutes Alpaca demeura absorbé par la lecture de cette lettre. Tonnerre épiait avec une ardente curiosité les impressions que cette lettre pourrait mettre sur le visage de son compère. Mais ce visage, toujours sévère et grave, demeura de marbre.

Enfin, Alpaca termina sa lecture, tendit la lettre à Tonnerre et dit :

— Lisez à votre tour, puisque cela vous concerne comme moi.

— De qui donc est cette lettre ? demanda Tonnerre.

— De Mademoiselle Henriette.

— Pas possible ! s’écria Tonnerre avec stupeur.

— Lisez, vous verrez bien ! J’espère qu’après cette lecture vous serez convaincu.

Tonnerre prit la lettre d’une main tremblante et lut à haute voix l’en-tête ainsi conçu :

Le Corona, vendredi, huit heures du soir.

Instructions à Mtres Alpaca et Tonnerre, relatives à Pierre Lebon, par William Benjamin…

Et Tonnerre de plus en plus ébaubi lut à son tour ces instructions mystérieuses dont nous aurons bientôt la clef dans l’épisode suivant qui a pour titre :

Les Amours de William Benjamin !


FIN