Éditions Édouard Garand (68p. 11-13).

IV

OÙ FRINGER ET GROSSMANN SE VOIENT DEVANCER DANS LEUR BESOGNE RESPECTIVE


Dans le bureau de James Conrad, Henriette Brière venait de terminer le petit travail supplémentaire que son patron lui avait demandé de faire.

Elle consulta à son poignet une petite montre retenue par un bracelet.

— Neuf heures moins quart… murmura-t-elle. Pierre devrait être sur le point de me téléphoner.

Son désir fut réalisé à la seconde même : l’appareil téléphonique posé sur le bureau du patron vibra.

La jeune fille le prit vivement.

— Est-ce vous, Pierre ?

— Oui, Henriette. Avez-vous terminé votre besogne ?

— Je viens de la terminer et je vous attends.

— J’y cours… un quart d’heure seulement et je serai là.

Quinze minutes plus tard le jeune inventeur pénétrait dans le bureau de Conrad.

Comme la conversation qui suivit n’intéresserait nullement notre lecteur, nous quitterons pour un instant les deux fiancés et descendrons sur la rue Saint-Jacques.

Depuis vingt minutes environ on aurait pu distinguer, sur le côté opposé de la rue et juste en face des bureaux de Conrad et Dunton, la vague silhouette d’un individu qui obstinément tenait ses regards fixés sur les fenêtres éclairées du cabinet de James Conrad. Ce soir-là, de tout l’édifice, hormis le vestibule d’entrée, c’était l’unique fenêtre éclairée.

L’homme qui regardait ainsi cette fenêtre était comme on le devine bien, l’allemand Fringer. Au bout de ces vingt minutes d’observation il murmura avec impatience.

— Le patron va-t-il coucher là ? Belle affaire, alors ! À moins que j’entre et lui demande très civilement de me remettre les précieux plans ? Ce serait certainement me tirer d’une faction bien ennuyeuse, et je ne manquerais pas d’en exprimer toute ma reconnaissance au gentleman.

Un sourd ricanement accompagna cette facétie.

Quinze autres minutes s’écoulèrent.

Puis Fringer détacha pour la première fois ses yeux de la fenêtre éclairée pour observer un tramway qui s’arrêtait à l’angle de la rue Saint-Georges, non loin de là. Du tramway un jeune homme sauta sur la chaussée et se dirigea rapidement vers l’édifice que Fringer surveillait et y entra.

— Encore un importun ! maugréa l’Allemand avec dépit.

Quelques minutes encore se passèrent.

Soudain, Fringer frémit d’aise en remarquant que la fenêtre de Conrad venait de s’obscurcir subitement.

— Allons ! soupirait-il, c’est pas trop tôt. Est-ce que les honnêtes gens ont maintenant des velléités de découcher ? Décidément le monde va mal !

Dès cette minute, ce fut sur la porte de l’édifice que se concentra l’attention du guetteur. Bientôt il en vit sortir une jeune fille et un jeune homme. Ce jeune homme, il le reconnut sans peine pour celui qui était descendu de tramway l’instant d’avant. Mais la vue de la jeune fille, qu’il ne connaissait pas, parut fort l’étonner.

— Tiens, tiens ! se dit-il, où je me trompe fort ou c’était cette demoiselle qui se trouvait là-haut. Misère !… ce que c’est que de manquer de flair ! Dire que j’aurais pu filer un bout d’amour à cette jolie fille… brune ou blonde… du diable ! si j’en vois la nuance ! Et cela, tout en trimant mes petites affaires ; car, selon moi, il n’est rien comme de joindre l’utile à l’agréable !

Un nouveau ricanement tomba de ses lèvres.

Le jeune homme et la jeune fille, qui n’étaient autres que nos amoureux Pierre et Henriette, remontaient la rue Saint-Jacques vers la rue Saint-Laurent. Mais à peine avaient-ils marché la longueur d’un bloc, qu’ils croisèrent un individu portant à la main droite une énorme valise. Cet individu marchait vite. Mais en arrivant près du couple il parut ralentir sa marche, et sur Pierre et Henriette il jeta un coup d’œil furtif. Puis, il accéléra sa marche. Pierre et sa fiancée n’avaient nullement remarqué ce passant, tout à leurs amours qu’ils étalent.

Cet inconnu fut bientôt devant l’édifice où se trouvaient les bureaux de Conrad et Dunton. Sans la moindre hésitation il poussa la porte et entra tout comme s’il se fût trouvé chez lui.

Au moment même où cet homme pénétrait dans l’édifice. Fringer quittait subitement son poste d’observation pour franchir la chaussée. Mais il s’arrêta et proféra un juron de colère en voyant l’inconnu à la valise entrer dans l’immeuble.

— Au diable, l’animal ! grommela-t-il. N’aurait-il pu attendre à demain pour apporter sa maudite valise.

Et, pestant, sacrant, Fringer se renfonça dans l’ombre et attendit.

Tout à coup il sursauta, frotta rudement ses paupières, écarquilla les yeux et gronda :

— Bon ! il ne manquait plus que ça maintenant… Cette fois, ça doit être le patron lui-même, ou le diable me brûle !

Et, les yeux fortement arrondis par la stupeur, sinon par l’inquiétude ou par la contrariété, il regarda la fenêtre du bureau de Conrad où la lumière venait de jaillir. Cinq minutes seulement se passèrent ainsi, puis la fenêtre retomba brusquement dans l’obscurité.

Un éclair de joie illumina le regard de Fringer, mais cette joie se changea aussitôt en déception et en courroux, lorsque le jeune homme vit Henriette revenir précipitamment vers l’édifice et entrer.

Disons que la jeune fille s’était aperçue qu’elle avait oublié sa sacoche au bureau, et elle revenait la chercher. Elle monta vivement l’escalier afin de ne pas faire attendre trop longtemps Pierre Lebon demeuré plus loin. Sur le palier du second étage elle croisa l’homme à la valise, et son cœur battit de surprise. Elle lança à cet homme un coup d’œil perçant. Mais l’inconnu s’engageait déjà rapidement dans l’escalier. Mais il ne passa pas si vite que la jeune fille n’eût le temps de remarquer que cet homme était grand, vêtu de noir, coiffé d’un melon et que sa figure était encadrée d’une barbe noire et touffue. Et l’énorme valise que cet inconnu tenait à la main n’avait pas manqué non plus d’attirer son attention.

Mais Henriette n’y prêta pas plus d’attention, et elle continua son ascension au troisième étage. Elle retrouva sa sacoche et redescendit aussitôt pour rejoindre Pierre Lebon.

Tout cela s’était passé en l’espace de quelques minutes seulement, mais tout cela avait excité au plus haut degré la curiosité et l’étonnement de Fringer qu’une perspiration abondante inondait.

Et quand il avait vu l’homme à la valise ressortir, puis Henriette peu après, il s’était dit avec un juron :

— Je veux être étouffé si ce n’est pas mon tour maintenant !

Et hardiment il gagna l’édifice.

Disons que certains de ces immeubles ne ferment leurs portes qu’à dix heures ; et, souvent, le gardien de nuit s’est absenté pour aller faire un bout de causette avec un verre à l’un des cabarets de la rue Notre-Dame ou de la rue Craig, toutes deux à un pas de la rue Saint-Jacques. Si bien qu’à certains moments, avant l’heure de la fermeture, l’édifice est tout à fait désert et l’entrée libre au premier maraudeur venu.

Ce fut donc sans encombre que Fringer atteignit le bureau de James Conrad.

Il sortit de sa poche une petite lanterne électrique, et à l’aide d’une clef que lui avait remise Kuppmein, il pénétra dans le cabinet.

Il avait si bien en mémoire les indications précises fournies par Kuppmein, que le premier rayon de sa lanterne frappa justement le coffre-fort.

Fringer s’en approcha et se mit à étudier attentivement la combinaison que, de temps à autre, il comparait au croquis tracé par Kuppmein.

Après quelques minutes de cet examen, il se mit en frais de tourner le bouton de la serrure chiffrée. Sa main tremblait légèrement, et de son front creusé de plis durs coulaient des gouttes de sueur. De ses lèvres tombaient parfois des paroles hachées et inintelligibles, parfois aussi c’était un juron. Durant pas moins de quinze minutes il travailla activement, mais la porte du coffre-fort demeurait opiniâtrement close.

— Diable ! souffla-t-il enfin en épongeant sa face mouillée, est-ce que ce bélître de Kuppmein se serait trompé par malheur ?… Ou bien, est-ce moi qui vois noir ?

De nouveau il compara son papier à la combinaison.

— C’est, pourtant bien le même chiffrage, murmura-t-il. Peut-être ai-je fais un demi-tour de plus ou de moins ?… Alors, il faut recommencer. Voyons… D’abord, deux tours entiers à droite… Ça y est ! Maintenant… un tour complet à gauche… Bon ! Voilà ! Enfin… revenir à gauche jusqu’à douze…

Cette fois Fringer sursauta joyeusement en entendant un léger déclic vibrer à l’intérieur du coffre-fort. Fébrilement il tourna la poignée et tira à lui la lourde porte.

Il poussa un immense soupir.

Il ne vit d’abord que des livres de comptes et des paperasses. Puis il examina le contenu du coffre-fort avec une grande attention, murmurant :

— Kuppmein a dit… « une grande enveloppe jaune marquée : PLAN… C-T. » et déposée dans le cinquième des six casiers. Voyons… je vois bien le cinquième casier, mais il est vide ! Il n’y a pas d’enveloppe jaune dedans !…

Perplexe, il se gratta activement le front.

— Enfer !… jura-t-il avec colère et désappointement. Si c’était…

Il s’interrompit, haletant et n’osant formuler entièrement sa pensée. Mais tout à coup ses sourcils se froncèrent terriblement et ses lèvres grondèrent une nouvelle imprécation.

— Nous sommes volés… rugit-il, volés par cet homme à la valise !

Mais une autre pensée parut le bouleverser bien davantage.

— La valise !… Le modèle !… s’écria-t-il… Oh ! il n’y a pas de temps à perdre, si je veux sauver l’autre pièce…

D’une main brutale il repoussa la porte du coffre-fort et se dressa d’un bond. Mais dans ce geste, chose étrange, sa grosse moustache noire aux pointes tournées en queue de cochonnet se détacha de sous son nez et tomba sur le parquet.

Fringer grommela une nouvelle imprécation, ramassa sa moustache postiche, la replaqua sous son nez, éteignit sa lanterne et sortit du cabinet de Conrad.

Trois minutes plus tard, il était sur la rue et jetait un regard inquiet au cadran de l’hôtel des Postes, dix heures moins quart !

— Rue Saint-Denis, murmura Fringer en allongeant le pas… pourvu que j’arrive à temps !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous laisserons Fringer à son désappointement et à sa rage pour rejoindre l’homme à la valise.

Il était exactement neuf heures et quart quand il sortit de l’édifice, il traversa la chaussée, par crainte de se trouver nez à nez avec Pierre Lebon dont il aperçut plus loin la silhouette, remonta la rue Saint-Jacques jusqu’à la côte de la Place d’Armes d’où il descendit sur la rue Craig pour gagner le Boulevard Saint-Laurent. Il sauta dans un tramway montant le Boulevard, prit un autre tramway rue Sainte-Catherine en direction de l’est et descendit rue Saint-Denis. Quelques instants après il était au No 143 B. À la femme de la maison qui le reçut il demanda en un français haché :

— Monsieur Pierre Lebon ?

— Il est absent, monsieur.

— Pour longtemps ?

— Je ne sais pas.

— Puis-je attendre son retour quelques minutes ?

— Certainement, monsieur, entrez.

Et la femme s’effaça pour laisser passer cet homme étrange avec sa grosse valise.

Une fois la porte fermée, la brave femme dit à son visiteur :

— Si vous désirez monter chez Monsieur Lebon, vous y trouverez des journaux qui vous aideront à passer le temps ?

— Vous êtes bien aimable, madame, j’accepte avec plaisir.

L’instant d’après, l’homme était dans la place.

Or, au moment où cet inconnu pénétrait dans la maison, un homme, porteur lui aussi d’une grosse valise jaune, s’arrêtait subitement avec une physionomie empreinte d’ébahissement à la vue de l’autre qui le précédait avec sa valise également jaune et de forte dimension aussi.

Ce nouveau venu, c’était Grossmann.

Il fut secoué par un funeste pressentiment, et murmura :

— Où va cet homme avec sa valise ?… Il n’habite sûrement pas la maison, puisqu’il a parlementé avec la femme du logis ! Attendons, nous verrons bien !… Du reste, il n’est encore que neuf heures et demie… j’ai du temps.

Bien que la soirée fût belle, les promeneurs étaient peu nombreux. Grossmann déposa sa valise sur le trottoir et se mit en train de suivre le conseil que lui avait donné Kuppmein au Palace Café : il alluma sa pipe. Seulement, il l’alluma sur la rue au lieu de l’allumer dans la maison et dans l’étude de Lebon. N’importe !

Ayant pris l’attitude nonchalante d’un homme qui attend quelqu’un, afin de ne pas éveiller l’attention et la curiosité des passants, il fuma et attendit.

Les minutes s’écoulèrent.

Grossmann fuma sa première pipe et en alluma une seconde. Puis, l’inquiétude et l’impatience le gagnèrent. Il commença de s’agiter et de jeter sur la maison où logeait Pierre Lebon des regards anxieux. L’homme à la valise ne revenait pas…

Un moment, il eut la pensée de tout risquer et d’aller frapper à la porte, et il grogna :

— Arrive qu’arrive, je saurai bien !

Brusquement il saisit sa valise, fit quelques pas incertains vers la maison, puis s’arrêta tout à coup saisi d’une appréhension quelconque. Il murmura avec humeur :

— Le diable emporte l’animal qui est entré là !… Et moi, vais-je entrer ? Ou vaut-il mieux attendre encore quelques minutes ?… Que faire ?

Il tira furieusement les poils de sa barbe inculte. Puis, prenant une nouvelle résolution, il grogna :

— Oui, je vais attendre encore… dussé-je attendre deux heures !

Il reposa sa valise sur le trottoir.

Sa montre qu’il consulta indiquait dix heures.

Il tressaillit. Puis, nerveusement, il bourra sa pipe pour la troisième fois.

Mais au moment où il allait frotter une allumette, une main le toucha à l’épaule.

Il sursauta, se retourna d’une pièce et reconnut, non sans surprise, la figure maladive et tourmentée de Fringer.

— Après quoi, diable, cours-tu ? interrogea-t-il de sa voix rogue.

— Après le modèle, simplement.

— Le modèle !… s’écria Grossmann plus stupéfait encore.

— Oui, où est-il ?

— Dans la maison donc !

— Tu n’es pas entré encore ?

— Tu le vois bien, puisque j’attends.

— Et qu’attends-tu ?

— Que l’autre en sorte, mort-du-diable !

– L’autre !… dit Fringer qui eut peur de comprendre.

— Eh bien ! oui, un autre individu, armé, lui aussi, d’une valise de la dimension de la mienne.

— Malédiction ! rugit Fringer.

— Eh bien ! quoi ? Qu’est-ce qui te prend ?

— Il me prend que nous sommes joués des deux côtés !

— Que veux-tu dire ? s’écria Grossmann, ébaudi.

— Je veux dire que cet homme avec sa valise m’a précédé au bureau de Conrad et a volé les plans que nous nous étions réservés.

— Mort-Dieu ! dis-tu vrai, Fringer ?

— Regarde plutôt ! répliqua l’autre en indiquant la maison où domiciliait Lebon.

À cet instant même l’homme barbu de noir sortait, toujours avec sa valise à la main, saluait la femme de la maison avec une grande révérence, gagnait le trottoir et se dirigeait vivement vers la rue Sainte-Catherine.

Grossmann sacra, Fringer jura, et tous deux, de commun accord, partirent à pas de loup derrière l’inconnu.

Mais quand ils arrivèrent sur la rue Sainte-Catherine, l’inconnu venait de sauter dans un auto qui, à toute vitesse, s’éloignait vers l’ouest de la cité.

Grossmann et Fringer demeurèrent un moment là plantés et stupides d’hébétement.