Éditions Édouard Garand (68p. 50-52).

XIX

LA CADAVRE D’HENRIETTE


Le lendemain de ce jour, vers trois heures de relevée, parmi la foule riante surchargeant « Le Saint-Laurent », petit bateau-passeur qui faisait navette entre Montréal et l’Île Sainte-Hélène, on pouvait reconnaître, mais assez difficilement, nos deux amis, Tonnerre et Alpaca.

Nous disons, « assez difficilement » parce que les deux gaillards étaient d’extérieur tout à fait métamorphosés. Le chapeau melon cassé, frangé, et la redingote roussie, fripée, de l’un — le feutre jauni, le veston défoncé et le pantalon effiloché de l’autre… bref, les haillons de nos deux compères avaient été remplacés par des vêtements flambant neufs, pressés, étirés, ajustés. Alpaca, ce jour-là, avait sa haute taille bien serrée dans une jolie redingote de serge noire tombant sur le mollet des jambes, lesquelles s’enfournaient dans un beau pantalon à rayures grises et noires, dont l’extrémité reposait sur une bottine élégante. N’oublions pas que la barbe en pointe et les cheveux avaient été rafraîchis, et qu’un beau melon de la dernière mise du jour rayonnait sur le tout.

Quant à Tonnerre, un superbe feutre dit « Columbia » se campait fièrement sur son oreille gauche, et sa personne était confortablement mise dans un magnifique complet de ville d’un beau brun foncé qui lui seyait à ravir.

Debout à l’avant du petit navire, les deux compères demeuraient silencieux, graves et solennels, jetant sur les groupes joyeux qui les enveloppaient en regard de dédaigneuse indifférence.

La traversée dura quelques minutes. Lorsque le bateau eut stoppé au quai de l’Île pour la première fois alors depuis le départ de Montréal Alpaca rompit le silence.

— Maître Tonnerre, dit-il de sa voix posée et grave, il va s’agir maintenant de nous bien remémorer les instructions de Mademoiselle Henriette.

— Maître Alpaca, répondit Tonnerre, j’ai encore à ma mémoire les paroles « textuelles » de Mademoiselle Henriette.

— Fort bien. De la sorte nous ne pourrons commettre d’erreur ou omission. Rappelez-moi donc ces paroles, s’il-vous-plait.

— Quoi ! vous avez déjà oublié ? s’écria Tonnerre avec une surprise moqueuse.

— Moi, pas du tout… Elles sont là « textuellement » gravées, ajouta Alpaca en frappant son front.

— Alors, pourquoi me demandez-vous de vous les rappeler ?

— Simplement pour m’assurer que vous m’avez dit la vérité

— Soit, cher Maître. Je ne vous ferai pas l’injure, moi, de douter de vos paroles. Voici ce qu’a dit Mademoiselle Henriette : « Demain — c’est-à-dire aujourd’hui — entre trois et quatre heures vous vous rendrez à l’Île Sainte-Hélène que vous traverserez. Vous dirigerez ensuite vos pas vers l’extrémité est de l’Île et atteindrez un endroit peu fréquenté tout près de la rive. Une fois là, vous aurez l’œil et les oreilles aux aguets. Vous entendrez bientôt la chute d’un corps à l’eau, et, ce bruit guidant vos pas, vous verrez flotter le corps inerte d’une jeune fille… et cette jeune fille, ce sera moi ! »

Lorsque Tonnerre eût achevé cette citation, il demanda avec orgueil :

— Ai-je seulement manqué un iota, Maître Alpaca ?

— Non, Maître Tonnerre, pas le moindre, et je rends hommages à votre merveilleuse mémoire. En avant donc !

— En avant ! répéta Tonnerre au moment où tous deux touchaient le sol de l’Île.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Précédons les deux compères à l’endroit où ils avaient reçu ordre de se rendre.

Dans l’épaisseur d’un bouquet de saules et de peupliers aux feuilles naissantes, et à deux pas des eaux à peine moutonneuses du fleuve, Henriette Brière, notre petite canadienne, se tient debout, attentive aux bruits divers qui se répercutent par échos incertains dans les bois de l’Île.

Elle porte le costume noir de l’avant-veille, et ce costume, séché et repassé, a repris son apparence ordinaire.

Mais le visage de la jeune fille est très pâle, et ses yeux, lorsqu’ils se fixent sur les eaux clapoteuses à ses pieds, sont sillonnés par des lueurs d’inquiétude.

Certes, sur le point d’exécuter un projet hardi et aventureux, il est facile de concevoir que, en dépit de toute sa bravoure, la petite canadienne éprouve une étrange sensation. Elle est prise, peut-être, de cette espèce d’éblouissement qui tourbillonne soudain dans l’esprit de celui qui se prépare au suicide. Ou bien, comme ceux qui vont affronter la mort sur les champs de bataille, incertaine de l’issue, Henriette subit tout à coup l’angoisse de l’appréhension. Elle ressemble à celui qui, penché sur le bord d’un abîme, sent le vertige qui l’entraîne. Mais la jeune fille se raidit, elle dompte l’éblouissement, le vertige, sinon la peur.

Et, lorsque tout à coup des branches craquent sous des pas qui s’approchent avec précautions, lorsque deux silhouettes d’hommes se profilent à travers les arbres, quand elle reconnaît Alpaca et Tonnerre promenant autour d’eux des regards scrutateurs et inquiets, Henriette sourit et un long soupir d’allègement gonfle sa poitrine.

Et alors elle élève sa main droite qu’elle avait comme précieusement fermée jusque là, elle l’ouvre lentement, et dans le creux de cette petite main apparaît quelque chose de noir ayant la forme d’une fève. Au même moment la jeune fille murmure en tenant ses yeux fixés sur cette fève :

— Je n’ai qu’à avaler cette pastille composée d’un puissant narcotique, et la minute suivante je vivrai dans une sorte de mort de laquelle je ne sortirai qu’au bout de vingt-quatre heures environ. Je ne cours que le risque de me noyer au cas où ces deux braves, qui me cherchent déjà, n’arriveraient pas à temps à mon secours. Mais qu’importe !… Il faut que je prenne ce risque ! Il faut que dès demain on apprenne que le cadavre d’Henriette Brière a été retiré des ondes du fleuve Saint-Laurent ! Allons, à la grâce de Dieu !

Elle se rapprocha de l’eau, très profonde à cet endroit, elle posa ses pieds sur une roche qui ressemblait à un bloc d’ivoire, et d’un geste rapide porta la pastille à sa bouche.

Pendant une demi-minute elle demeura immobile, les lèvres serrées, les regards fixes, la respiration suspendue, comme si elle eût prêté toute son attention sur l’effet mystérieux et terrible à la fois qu’elle attendait. Puis soudain ses paupières se mirent à papilloter, sa figure devint plus pâle, ses traits se crispèrent, un frisson violent l’agita tout entière. Puis elle ferma les yeux, murmura à Dieu une courte prière, et ses bras se tendirent en avant comme pour se protéger contre une chute. Un râlement roula entre ses lèvres devenues très blanches, elle oscilla légèrement, puis avec lourdeurs sa tête s’inclina sur sa poitrine, et, enfin, elle s’écroula dans la nappe d’eau à ses pieds.

Une pluie de gouttelettes d’eau crépita… et la minute d’après le courant du fleuve ballottait et emportait un corps inanimé.

À vingt pas de là, Alpaca et Tonnerre avaient entendu.

— Avez-vous saisi. Maître Tonnerre ?

— Oui, Maître Alpaca, c’est elle, pas de doute !

— À l’œuvre donc, commanda Alpaca.

À l’instant les deux amis se mirent à enlever leurs habits. Naturellement, ils s’étaient entendus pour ne pas gâter de si beaux vêtements tout flambant neufs. Mais cette opération ne leur prit qu’une minute, et, cette minute écoulée, les deux gaillards demi-nus, se jetaient dans le fleuve et nageaient avec vigueur vers le corps d’Henriette.

Ce fut jeu d’enfant pour les deux intrépides nageurs… Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées qu’ils ramenaient sur le rivage le corps de la jeune fille.

— Elle est morte pour sûr ! émit Tonnerre avec inquiétude.

— Léthargie, Maître Tonnerre ! prononça laconiquement Alpaca. Ou si vous préférez, ajouta-t-il de sa voix grave, coma, catalepsie… bref, tout ce qui ressemble à la mort et qui, cependant, n’est pas la mort ! Moi, acheva-t-il avec une conviction inébranlable, je crois en Mademoiselle Henriette !

— Je veux bien que vous disiez vrai, cher Maître ! soupira Tonnerre peu convaincu.

Les deux amis s’étaient vêtus en quelques instants.

— À présent, dit Alpaca, il nous reste à exécuter la dernière partie des instructions de Mademoiselle Henriette.

— À la morgue donc ! s’écria Tonnerre.

— Au bateau d’abord ! rectifia Alpaca.

Une heure environ après l’incident, le corps de la jeune fille reposait à la morgue rue Notre-Dame.

Le lendemain, les journaux annonçaient que le cadavre d’une jeune fille avait été repêché près de l’Île Sainte-Hélène par deux inconnus. Ils ajoutaient que la mort semblait dater de quelques jours, que l’identité de cette jeune fille n’avait pu être établie encore, et ils donnaient une description de la noyée.

Or, ce même jour, vers dix heures de la matinée, un vieillard arrivait précipitamment à la Morgue, disait s’appeler Antoine Brière, cultivateur à Saint-Félix de Joliette, qu’il était venu, la veille, rendre visite à sa fille dont il avait appris la disparition mystérieuse, et qu’enfin, par le signalement fourni par un journal, il croyait trouver sa fille à la Morgue.

L’homme fut conduit à la salle des cadavres.

En apercevant le corps inanimé d’Henriette, le vieillard tomba à genoux et se mit à pleurer.

Et voici ce que disaient les journaux du soir :

Nous sommes informés que le cadavre de la jeune fille repêché hier à l’Île Sainte-Hélène a été identifié ce matin. Cette jeune fille s’appelait Henriette Brière. Elle était employée aux bureaux des ingénieurs-fabricants Conrad et Dunton. On croit à un suicide. Son père, Antoine Brière, cultivateur de Saint-Félix, comté de Joliette, venu à Montréal pour rendre visite à sa fille, a retrouvé celle-ci sur les dalles de la Morgue. Le malheureux père a été autorisé à emmener le corps à Saint-Félix où aura lieu l’inhumation.

Coïncidence curieuse : sur les mêmes journaux on pouvait lire dans les notes sociales :

Mr. William Benjamin, Jr., banquier de Chicago, est dans la Métropole pour affaires et loge au Corona.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le même soir nous retrouvons Alpaca et Tonnerre dans leur chambre, rue Saint-Denis. Ils ont lu les faits divers que nous venons de reproduire et se communiquent leurs impressions.

— C’est égal, disait Tonnerre avec une expression de doute sur sa figure rubiconde, je croirai à sa léthargie à Mademoiselle Henriette que quand je l’en aurai vue revenir !

— Incrédule ! reprocha sévèrement Alpaca. Triple Thomas, ajouta-t-il, est-ce que ces lignes relatives à William Benjamin ne suffisent pas à vous convaincre ?

Tonnerre secoua la tête.

— Et pourquoi n’êtes-vous pas encore convaincu ? demanda Alpaca qui finissait par devenir lui-même tout aussi incrédule que son camarade.

— Parce que cette note de journal que vous apportez comme preuve irréfutable de votre argumentation, cher Maître, a été rédigée et envoyée par Mademoiselle Henriette elle-même avant son affaire de l’Île, c’est évident… Donc, hier elle vivait, aujourd’hui elle est morte ! Et si vous pouvez me sortir de là, cher Maître, j’embrasse à pleine bouche votre barbe.

Alpaca allait répliquer, quand un heurt léger se fit dans la porte. Madame Fafard entra.

— C’est une lettre qu’on apporte pour Monsieur Alpaca, annonça-t-elle.

— Merci, madame, dit Alpaca en prenant la lettre.

La maîtresse du logis se retira aussitôt. Puis Alpaca brisa l’enveloppe et en tira deux feuilles de papier toutes couvertes d’une écriture fine et serrée.

Pendant quinze minutes Alpaca demeura absorbé par la lecture de cette lettre. Tonnerre épiait avec une ardente curiosité les impressions que cette lettre pourrait mettre sur le visage de son compère. Mais ce visage, toujours sévère et grave, demeura de marbre.

Enfin, Alpaca termina sa lecture, tendit la lettre à Tonnerre et dit :

— Lisez à votre tour, puisque cela vous concerne comme moi.

— De qui donc est cette lettre ? demanda Tonnerre.

— De Mademoiselle Henriette.

— Pas possible ! s’écria Tonnerre avec stupeur.

— Lisez, vous verrez bien ! J’espère qu’après cette lecture vous serez convaincu.

Tonnerre prit la lettre d’une main tremblante et lut à haute voix l’en-tête ainsi conçu :

Le Corona, vendredi, huit heures du soir.

Instructions à Mtres Alpaca et Tonnerre, relatives à Pierre Lebon, par William Benjamin…

Et Tonnerre de plus en plus ébaubi lut à son tour ces instructions mystérieuses dont nous aurons bientôt la clef dans l’épisode suivant qui a pour titre :

Les Amours de William Benjamin !


FIN