La traversée de la Manche

La traversée de la Manche
Le Journal de la jeunesseI (p. 42-46).
LA TRAVERSÉE DE LA MANCHE

EN CHEMIN DE FER

FERRY-STEAMERS, OU BACS A VAPEUR

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Avez-vous jamais traversé le détroit en bateau à vapeur?

S'il en est ainsi, que vous ayez pris la voie de Boulogne à Folkestone, ou celle plus courte de Calais à Douvres, vous connaissez par expérience tous les désagréments, les ennuis d'une traversée qui ne laisse au voyageur que des impressions pénibles, sans compensation. A l'arrivée comme au départ, ce sont les formalités fastidieuses de la douane, la visite des bagages, l'embarquement et le débarquement précipités, et ces mille petits riens qui accompagnent presque forcément tout changement de véhicule en route.

Une fois en mer, c'est autre chose ci c'est pis. Pour peu que la mer soit houleuse, et cela arrive souvent dans le détroit qui ne livre au mouvement des eaux qu'un passage resserré entre la mer du Nord et la Manche, ce sont deux heures de souffrances, de dégoût et d'angoisses, qui vous livrent meurtri et fatigué au train qui vous attend. Si vous êtes un de ces rares privilégiés, inaccessibles au mal de mer, vous ̃échappez sans doute à ses atteintes, mais c'est pour avoir sous les yeux, pendant toute la durée du passage, le spectacle peu attrayant, peu gai, des douleurs de tous vos compagnons'de route c'est sur le pont et dans tout le navire un indescriptible tohu-bohu dont les scènes tristes ou grotesques peuvent bien appeler le pinceau d'un Hogarth ou d'un-Biart, mais sont absolument insupportables à qui en est le témoin forcé.

Mais enfin, direz-vous, comment se soustraire à cette nécessité, à ce supplice, peu dangereux sans doute et en somme assez court, mais inévitable? Comment traverser la Manche sans subir les inconvénients directs ou indirects du mal de mer?

Ce problème, on n'a guère songé à le résoudre, tant que le mouvement des voyageurs entre l'Angleterre et la France ou le continent, par le détroit, était peu considérable. Mais, depuis que le réseau des chemins de fer a augmenté cette circulation dans une proportion immense, que les relations
Ferry-steamer traversant le détroit (P. 46, col. 1)
industrielles et commerciales se sont développées, que les voyages de simple agrément sont devenus plus fréquents eux-mêmes, non-seulement ou s’est posé la question, mais les esprits et les imaginations ont travaillé de concert à la résoudre. On comprendra tout l’intérêt qu’elle comporte en lisant les chiffres suivants, extraits de statistiques officielles, Par les gares de Calais, Boulogne et Dunkerque, il y avait déjà en 1835 entre l’Angleterre et la France, à l’arrivée et au départ, un mouvement de 424 340 voyageurs ; en 1867, ce nombre était plus que doublé il atteignait 857 379. Il va en augmentant chaque année. Ces voyageurs, outre leurs bagages non taxés, emportaient avec eux plus de six millions de kilogrammes de bagages taxés.

Sur ce dernier point, il n’y a pas lieu sans limite de se préoccuper des inconvénients du mal de mer ; mais il faut visiter deux lois celle masse énorme de colis, les transporter deux fois, de la gare au navire et du navire à la gare anglaise. Cela est un autre point de wic du problème, qui prend alors une double importance. Car si, des voyageurs et des bagages, on passe au transport et au transbordement des marchandises de toute nature qui suivent la même voie, voici les chiffres qui attestent, combien il serait avantageux de pouvoir éviter les pertes de temps et les frais résultant du mode actuel de transport. Pendant l’année 1867, le tonnage des marchandises de grande vitesse ; entre la France et l’Angleterre a dépassé 17 3110 000 kilogrammes, celui des marchandises de petite vitesse a presque atteint 000 000 000 kilogrammes il s’en faut de peu qu’il ait triplé depuis 1855, et il tend toujours à s’accroître.

Comment faire pour éviter les inconvénients de divers ordres signalés plus haut ?

Faire franchir la Manche aux trains du chemin de fer, aller de Paris à Londres sans changer de voiture ?

Au premier abord, cela parait tout simplement une utopie. C’est hardi, s’écriera-t-on, c’est gigantesque, si l’on veut, mais c’est parfaitement insensé. Cependant, il faut le dire, des hommes sérieux, des ingénieurs d’un grand mérite, ont tenté de résoudre directement celte question.

Les uns voulaient construire sur le détroit un pont immense, dont le tablier métallique, reposant sur des culées et des piliers bâtis en mer, porteraient les trains, tandis que les navires passeraient à toutes voiles sous les arches. l"n pont de plus de 110 kilomètres de longueur, cela ne s’est jamais vu, cela n’est point matériellement impossible..Mais la dépense, mais l’entretien, mais l’inconvénient d’une série de piliers faisant obstacle à la navigation pour lesquels ce seraient comme autant d’écueils ! Un projet de ce genre, étudié par M. Thomé de Gamond, eût exigé l’énorme dépense de quatre milliards de francs. D’autres proposaient de couler en mer une jetée, de combler le détroit auquel ils ne laissaient ça et là que d’étroits passages pour les navires !

Un autre projet, d’une hardiesse non moindre, est dû à l’ingénieur distingué que nous venons de citer. Il ne s’agissait de rien moins que de forer sous la mer une galerie sou le irai ne, un a si e tunnel qui, pion géant sous terre à peu de distance de la côte, de va il reprendre jour, treille et quelques kilomètres plus loin, eu un point voisin de la côte anglaise et transborder les trains sans coup férir, du continent sur le sol britannique. Les moyens d’exécution dans le détail desquels nous ne pouvons entrer maintenant, une longue et sérieuse étude géologique des couches de terrain, sur le fond et au-dessous île la nier, la coopération d’hommes de science el de pratique, tout prouve qu’il y a là uni ; solution possible du problème la dépense évaluée à 15O millions, lui-elle plus grande encore ne serait point sans doute un obstacle, du moins pour l’avenir.

Mais il s’agit du présent, el n ju^ avons hâte d’arriver à une solution plus pratique qui peut suffire, longtemps encore.

Celle solution est bien simple dans son énoncé : elle consiste à construire des bateaux à vapeur de dimensions suffisantes pour recevoir les trains, ceux de voyageurs comme les trains de marchandises, et pour les transborder directement sur les voies ferrées, d’un côté ou d’autre du détroit. Ces bateaux devront à leurs dimensions et à leur tonnage considérable, à leur mode de construction même, une stabilité qui les rendra à peu près insensibles aux secousses des lames. Les mouvements de roulis et de langage étant
Port de Douvres. Docks et jetées en project (P. 46, col. 1.)
annules ou considérablement atténues, le mal de mer disparaît, et, avec lui, les principaux inconvénients de la traversée.

Le projet que nous signalons est du a un ingénieur anglais. M. Fowler, qui en a étudie tons les points de vue, depuis six ou sept années. On peut voir, par nos gravures, à quel système de navires il s'est arrête. Ce sont des bateaux à vapeur à aubes, d'une longueur de 430 pieds anglais (137 mètres), de 95 pieds de largeur aux tambours, près des roues (29 mètres), de 37 pieds (17 mètres) a l'arrière. Les moteurs seront deux machines indépendantes, de la force chacune de 1400 chevaux nominaux, c'est-à-dire d'environ 4000 chevaux vapeur en'effectifs: nous avons dit que la forme et les dimensions seraient telles, que les mouvements de la mer dans les plus gros temps seront presque insensibles.

Les trains de marchandises seront reçus en cale, et les trains de vova~em's a l'étape supérieur, dans l'entrenont, tes uns eUes antres partaitementa couvert atahridela))Iuie,duvent,dutroid.<estsons des docks couverts, construits dans tes deux ports de dena!'tetd'arrivee,que les trains,sonteves an niveau des raits par des mactnnes hydrauliques, passeront sans que les voyageurs aient à descendre de leurs compartiments, du citomnde fer en bateau à vapeur ou réciproquement: en cinq minutes, le transbordement d un train sera effectué au départ comme a l'arrivée.

Il va sans dire que les nouveaux navires, les/'cn's<<'<(mc'r.s(t)acs a vapeur) comme les nomme M. Fo\vIer. seront établis avec tout le luxe d'amenaement et le confort des grands paquebots; salons, catnnes, seront mis a disposition des diverses classes de voyageurs pendant la traversée pendant le trajet, qui ne dure !'a qu'<Mc/M«rf, les douaniers feront )eur office, et les voyageurs n'auront en realite a subir qu'une station d'une heure dans une gare de p!'emier ordre ce sera pour cnxun repos, non une fatigue.

Voila pour la traversée proprement dite, qui offrira ainsi toutes les conditions de régularité, de vitesse, de sécurité et de confort. Restent la sortie et l'entrée dans les ports. C'est le côte de la question qui est à l'étude, question en partie résolue sur la côte anglaise, ou le port de Douvres, choisi par nos voisins, serait l'objet d améliorations qui profiteraient à la navigation en général. L' un de nos dessins montre ce port en perspective, avec les nouveaux docks, vers lesquels se dirige un ferry-steamer, qui traverse en ce moment le vaste et nouveau port abrité a l'est et à l'ouest par deux jetées immenses.

En France, la même question est étudiée. Un de nos ingénieurs maritimes les plus savants et les plus compétents, M. Dupuy de Lome a rédigé à ce sujet un mémoire qui paraîtra prochainement et qui conclura sans doute sur le choix du port de départ en France et sur les travaux et améliorations nécessaires. Les Anglais préféreraient a Calais un point voisin de la côte entre Calais et Boulogne, pres du cap Gris-Nez ou un phare électrique est établi depuis peu..Mais il reste à savoir si ces deux ports maritimes ne protesteront point contre un choix qui peut léser leurs intérêts.

Ajoutons enfin pour terminer, qu'un savant industriel, M. Bessemer, bien connu pour ses procédés de fabrication de l'acier, a étudie un projet de navire a vapeur dont un modèle est eu ce moment même en construction et sera prochainement terminé. Son but est aussi la suppression du mal de mer, par la suppression du roulis. La partie t'o!i~inat de ce projet consiste dans un salon suspendu a l'interieur du navire et dont le planein'r pourra osei[)er autour de son axe. peufhtnt'jue te navire osciHeraauttntr du sien, sous )'hu)uene<'(tes n)ouven)euts()e ta u)er. L'équilibre du salon serait obtenu par l'action d'une pression hydraulique dont la disposition et le mécanisme seraient trop longs a décrire, mais qui auraient peur effet de maintenir le plancher horizontal. Le roulis serait ainsi supprimé, mais non le tangage. Du reste, il ne s'agit plus ici, comme dans le projet Fowler, du transbordement des trains de chemin de fer.

Voila ou en est aujourd’hui la question posée en tête de cet article: voyager de Paris a Londres, de France en Angleterre, sans changement de voiture, sans mal de mer pour les voyageurs, sans rompre charge pour les marchandises.

A. Guillemin.

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