XXI

Les employés.


Deux mois se sont écoulés, et nous prions le lecteur de se transporter avec nous au sommet de la tour Verte, dans la petite cabane de la station télégraphique.

On était alors au mois de novembre, et bien que la campagne des environs de Puy-Néré ne parût pas avoir grand’chose à craindre des approches de l’hiver, elle présentait des teintes encore plus grises et plus ternes que d’habitude. Le vent faisait rage autour du télégraphe et la machine, afin de résister à la tempête, avait prudemment replié ses ailes. Une brume épaisse, qui, par moments, se résolvait en pluie fine et comme poudreuse, estompait l’immense paysage que dominait la tour Verte, et en cachait tous les détails.

Ce temps sombre ne convenait guère à la transmission des signaux télégraphiques, et, comme nous l’avons dit, la machine demeurait immobile. Cependant l’employé Morisset et Bascoux étaient à leur poste pour le cas où, le ciel venant à se rasséréner, les dépêches reprendraient leur vol. Morisset fumait sa pipe dans un coin, tandis que le jeune surnuméraire, qui se piquait de littérature, anonnait un vieux journal, porté par le hasard dans cette bourgade inconnue. Un poêle de fonte ronflait à côté d’eux, en répandant autant de fumée que de chaleur, et, outre le sifflement du vent, on n’entendait dans la cabane que le tictac monotone de la pendule.

Morisset paraissait absorbé par de graves méditations, bien qu’il ne pensat à rien, le brave homme, et que son apparente rêverie fût seulement une invincible somnolence.

En revanche, Bascoux se levait par intervalles pour coller son œil à la lunette incrustée dans la muraille, puis il venait reprendre sa place et son journal.

Cette exagération de rôle finit par impatienter Morisset, qui dit en secouant les cendres de sa pipe :

— Tiens-toi donc tranquille, petiot ; les camarades ne bougeront pas tant que durera ce gros brouillard ; nous pouvons nous donner du bon temps.

— Dame ! monsieur Morisset, répliqua Bascoux, l’indicateur de gauche a battu deux fois ces jours derniers et ce matin encore pendant l’éclaircie ; cela annonce, comme vous savez, que l’inspecteur est sur la ligne, qu’il peut arriver d’un moment à l’autre… Or, je voudrais être nommé employé définitif, puisque aussi bien tout est fini pour M. Fleuriot, à ce qu’on dit, et je soigne mon service, voyez vous !

— Bah ! tu seras « définitif. » J’aurais pu faire tout seul le service, si on avait voulu me payer double ; mais l’administration est si « chienne !… » Enfin, puisque tu lis le journal, vois donc s’il ne s’y trouve pas quelque chose sur notre procès qui se juge en ce moment à Bordeaux… Tu sais ! le procès de Brandin et des autres, qui ont gagné des milliasses de millions à tricher le télégraphe !… Des malins, c’est-à-dire des gueux finis !

— C’est que, monsieur Morisset, répliqua Bascoux avec embarras en se grattant l’oreille, le journal ne parle pas de ça du tout,

— Alors de quoi diable parle-t-il ?

— Je ne sais trop, mais il me semble qu’il s’agit de la révolution de juillet…

— Bon ! c’est un journal d’il y a quatre ans… Pauvre innocent, va !

Le surnuméraire tout honteux s’empressa de glisser le journal dans le poêle.

— Eh bien ! monsieur Morisset, reprit-il bientôt, vous qui êtes au courant des affaires de Puy-Néré, dites-moi donc ce qu’il faut penser…, M. Fleuriot est-il mort ou vivant, et peut-on croire qu’il reviendra ?

— Qui le sait ? Depuis deux mois que sa mère et sa sœur sont parties pour aller le soigner dans ce village des Landes où il était malade et blessé, on n’a plus entendu parler, ni d’elles ni de lui… C’était un brave homme que M. Fleuriot ! Tout de même, petiot, ne te désole pas ; je crois bien qu’il ne reviendra plus. Tu seras définitif ; quant à moi, je passerai de première classe, et j’aurai cinq sous de plus par jour.

Bascoux, quoique fort impatient d’être « définitif, » n’éprouvait pas le sentiment égoïste et impitoyable que le désir d’avancement inspirait à son collègue, sentiment beaucoup trop ordinaire chez les employés de tous ordres dans les administrations,

— Eh bien, voyez, monsieur Morisset, reprit-il, moi je consentirais à rester surnuméraire encore longtemps, pourvu que ce pauvre M. Fleuriot revint bien portant, comme il est parti !

Morisset ne répondit pas, mais il jeta sur Başcoux un regard méprisant qui semblait dire :

— Voilà un drôle qui n’arrivera jamais à rien.

Bascoux reprit après un nouveau silence ;

— Du moins vous pouvez m’apprendre si ce « monsieur vicomte » qui habitait le Château-Neuf existe encore ?

— Oh ! pour celui-là, il est mort et bien mort… C’est dommage, car il y avait de l’argent à gagner pour ceux qui l’approchaient. Il m’a joliment payé mon chien… Ah ! comme il payait bien les chiens, ce gaillard-là ! Ensuite l’argent ne lui coûlait guère, car il a ramassé des mille et des cent à faire la contrebande de ces signaux que nous transmettons si bonnement, nous autres… M. Fleuriot s’y est laissé prendre, mais on ne mouche pas Morisset comme ça ! Fais-moi l’amitié de me dire, petiot, qui a découvert la diablerie du pigeon voyageur, avec son billet sous l’aile et ses rubans à la patte… Hein ! était-ce fin, cela ?

— Oh ! pour ça, oui, monsieur Morisset. Mais aussi qui a découvert que le pigeon venait du pigeonnier du Château-Neuf, si ce n’est moi ? À la vérité, quand les gendarmes et les autres messieurs de la justice sont arrivés, le pigeonnier était vide et « monsieur vicomte » avait fait envoler les oiseaux ; cependant on a écrit la chose dans les papiers, et c’est moi pas moins qui avais éventé la mèche.

— Bah ! des bêtises !… ça pourra te compter pourtant… Il s’agit de savoir comment tournera le procès qui se juge à Bordeaux. Ah ! mais ce ne sont pas des gens de petite volée qui vont paraître devant le tribunal ! Il y a d’abord M. Brandin, un employé de Paris, rien que cela… En voilà un qui nous en a fait faire des faux signaux, et nous ne nous en doutions pas ! Mais ça lui a fièrement rapporté. Ensuite il y a la marquise, une belle créature tout de même, et qui, à ce qu’on assure, avait un peu donné dans l’œil à M. Fleuriot… Mais suffit ! tu es trop jeune et trop innocent pour comprendre cela, toi… Enfin, il y a un gros… gros banquier de Bordeaux, appelé Colman ; il est si riche qu’il pourrait acheter une ville entière avec l’église et la mairie, et payer comptant encore… Cependant on les a mis tous en prison, comme des rien qui vaille, et certainement il leur en cuira.

— Eh bien ! monsieur Morisset, vous qui êtes si savant, à quoi donc pourra-t-on les condamner ?

— Cela dépend, répliqua Morisset d’un air capable ; à mon avis, pourtant, on pourrait bien les guillotiner ; car, vois-tu, ce n’est pas une mince affaire que de tricher le télégraphe… Mais, ajouta-t-il en redoublant de gravité, je suis inquiet par-dessus tout de ce que deviendra dans la bagarre notre M. Fleuriot, à supposer qu’il soit encore vivant. Il a été emberlificoté par la belle dame, lui et sa sœur et tout son monde, et faudra voir comment il s’en tirera. Il n’était pas tout à fait en règle, petiot, c’est moi qui te le dis, et les gens de la ville ne plaisantent pas.

— Est-il possible, monsieur Morisset ? Je croyais au contraire que M. Fleuriot s’était fait tuer pour le télégraphe et pour la justice !

— Hum ! hum ! il faut beaucoup en rabattre, et il est peut-être à souhaiter qu’il soit mort complétement. Il y a bien du louche ! Aussi M. Vincent n’est-il pas venu ici de puis l’affaire et c’est un autre inspecteur qui a pris le service ; cela prouve que M. Vincent ne songe plus du tout, mais du tout, à épouser la Lucile, et toi-même tu peux tirer les conséquences de la chose. Je te le répète, l’affaire de Fleuriot n’est pas claire… Et, tiens ! si le cachot de la Naz-Cisa pouvait parler, j’ai dans l’idée qu’il en raconterait de belles.

— Le cachot de la Naz-Ciza ! répéta Bascoux avec un léger frisson ; je ne passe jamais devant la porte, quand je monte ou quand je descends l’escalier, sans me signer ou dire un pater, parce que « quelque chose y revient. » Mais, sainte Vierge ! qu’a pu faire M. Fleuriot dans le cachot de la Naz-Cisa ?

— Personne ne le sait ; d’ailleurs tu es trop jeune…

— Mais pourrais-tu m’expliquer pourquoi maintenant la serrure est bourrée de pierres et de bois ? Que le vent casse une pièce du télégraphe et tu verras si nous aurons des pièces de rechange pour raccommoder la machine ! Est-ce clair cela, dis, petiot ? Cela ne te donne-t-il pas à penser ?

— Le fait est, monsieur Morisset, répliqua Bascoux en roulant des yeux terrifiés, que j’en ai la chair de poule… cependant comnient se trouve-t-il que M. Fleuriot…

— Bon ! tu es un enfant qui ne comprend rien de rien… Mais songe à ton devoir, car le temps s’éclaircit et il se pourrait bien que le poste de Paris se remit à marcher.

Bascoux courut appliquer son œil à la lunette, et dit en soupirant :

— N’importe ! monsieur Morisset, je serais bien content de voir revenir M. Fleuriot, et cette gentille demoiselle Lucile, et aussi cette bonne madame Fleuriot, qui me donnait des pommes et des nèfles quand j’allais chez elle.

Morisset haussa les épaules et se disposait à répondre, mais un pas rapide se fit entendre sur la plate-forme de la tour, et quelqu’un entra brusquement dans la cabane du télégraphe.

C’était Georges Vincent, l’inspecteur de la ligne.

Les employés, en voyant ainsi apparaître leur chef, de meurèrent d’abord interdits ; puis ils se levèrent et se découvrirent.

— Bonjour, bonjour, mes enfants, dit Georges Vincent avec sa rondeur habituelle ; je tombe ici comme une bombe, mais je ne vous trouverai pas en faute, je le sais… Voyons, montrez-moi bien vite vos registres, vos listes de présence… Je n’ai pas beaucoup de temps à vous donner. On s’empressa de lui présenter ce qu’il demandait, et l’inspecteur s’assura que tout était en règle.

— À merveille, mes braves garçons, reprit-il ; vous êtes consciencieux et le service n’a pas souffert de l’absence de Fleuriot ; aussi soyez certains que je ferai un rapport favorable sur votre compte.

Les deux employés devinrent rayonnants.

— Croyez-vous point, monsieur l’inspecteur, dit Bascoux timidement, que je pourrai passer « définitif » ?

— Et moi employé de première classe ? demanda avidement Morisset.

— Ma foi ! c’est possible, car une place est vacante à la station de Puy-Néré, et il y aura de l’avancement,

— Alors ce pauvre M. Fleuriot est mort tout de bon ? dit Bascoux d’une voix émue.

— Parbleu ! c’est comme ça que les autres avancent, répliqua Morisset avec sécheresse.

Vincent le regarda.

— On dirait, Morisset, reprit-il, que la mort de votre ancien camarade ne vous désole guère ?

Morisset, de son côté, essaya de lire sur les traits de Vincent s’il convenait ou non de manifester de la tristesse ; ne parvenant pas à deviner sa pensée, il répliqua d’un ton cauteleux :

— C’est comme il plaira à monsieur l’inspecteur.

Vincent lui tourna le dos avec mépris.

Vincent, après avoir jeté un coup d’œil rapide sur les diverses pièces du télégraphe et s’être assuré que tout y était de même en bon état, s’approcha du parapet et promena son regard sur la campagne. Les landes dites de Barbezieux étaient toujours là, aussi stériles, aussi nues et presque aussi solitaires que les grandes landes de Bordeaux. En face de Puy-Néré se dressait toujours le Château-Neuf, dont les portes et les fenêtres étaient closes, et qui, après avoir retrouvé un moment de vie et de splendeur, était retombé dans son abandon. Déjà la mousse recommençait à envahir son toit, sur lequel la nuit chantaient les chouettes et les hiboux.

Mais ces détails n’attirèrent nullement l’attention de Georges. Ses yeux s’étaient tournés vers un chemin bordé de haies chétives et de maigres vignes, qui conduisait à la ville. Non loin de la tour, le soleil, se glissant par l’échancrure d’un nuage, laissait tomber un rayon éblouissant sur ce chemin boueux et éclairait une espèce de carriole attelée de deux chevaux qui semblait se diriger vers Puy-Néré.

Georges Vincent resta quelques minutes à observer cette voiture ; tout à coup il battit des mains et s’écria : Ce sont eux… les voici ! Je suis arrivé au bon moment.

Morisset et le surnuméraire regardaient bouche béante.

— Monsieur l’inspecteur, demanda enfin le petit Bascoux, qui donc est dans cette voiture ?

— Eh parbleu ! la famille Fleuriot, que je suis venu attendre ici… Eh bien, mon garçon, votre mère, je crois, est chargée des clefs de la maison pendant l’absence des maîtres ; descendez promptement la prévenir pour qu’elle donne de l’air, qu’elle allume du feu, qu’elle prépare à manger, car les pauvres voyageurs seront sans doute très fatigués.

— Oui, oui, monsieur ; je vais prévenir ma mère ; je l’aiderai, s’il le faut, pour mettre de l’ordre là-bas… Ah ! poursuivit Bascoux d’un air attendri, si le pauvre M. Fleuriot était encore avec les autres !

Il sortit précipitamment et on l’entendit dégringoler l’escalier, peut-être afin de s’étourdir en passant devant le cachot de la Naz-Cisa.

Vincent, appuyé au parapet de la tour, continuait de suivre des yeux la carriole, qui s’avançait rapidement, et bientôt il agita son chapeau pour saluer les voyageurs. Mais sans doute ces démonstrations ne furent pas remarquées, perdu qu’il était à cette immense élévation dans cet immense paysage, car personne ne se pencha à la portière et ne répondit à son salut. En se retournant, il se heuria contre Morisset qui l’observait avec un gauche embarras.

— Faites votre service, vous, lui dit-il durement.

Et il se dirigeait vers l’escalier. Morisset lui demanda encore :

— Monsieur l’inspecteur, est-ce que, sauf votre respect, vous avez toujours l’intention d’épouser la petite Fleuriot ?

— Et pourquoi pas ? Pourquoi n’épouserais-je pas la plus douce, la plus charmante, la plus intéressante jeune fille de tout le pays ? Je l’aime depuis longtemps et j’espère, dans le plus bref délai… Mais que vous importe à vous ?

Morisset étoit en proie à une cruelle anxiété.

— Dame ! monsieur l’inspecteur, répliqua-t-il, je pensais, sans vous offenser, que le mariage était tombé dans l’eau ; d’abord M. Fleuriot a mangé la dot de la demoiselle, et puis on a fièrement jasé sur son compte depuis qu’il a levé le pied et tourné de l’œil… Aussi, vous, qui êtes ferré sur la discipline et qui savez certainement le dessous des cartes…

— Je le sais si bien, Morisset, que je vous affirme ceci : vous êtes un imbécile.

— Si monsieur l’inspecteur le dit, cela doit être.

Georges sourit à cette preuve d’humilité excessive ; Morisset, encouragé, ajouta aussitôt :

— Alors il est bien entendu, monsieur l’inspecteur, que vous me porterez pour employé de première classe dans votre prochain rapport.

Vincent finit par s’amuser de cette ténacité.

— On verra cela, Morisset, répliqua-t-il avec gaieté ; si vous êtes assez mauvais ami, vous n’en remplissez pas moins bien vos fonctions au télégraphe ; le bien et le mal trouveront leur récompense.

Laissant Morisset chercher à comprendre ces paroles énigmatiques, il quitta la plate-forme, descendit l’escalier de la tour et se dirigea en courant vers le village de Puy-Néré.

Déjà la carriole venait de s’arrêter devant la maison des Fleuriot, et les voyageurs se disposaient à mettre pied à terre, tandis que les voisins accouraient sur leurs portes pour leur souhaiter la bienvenue. La première personne qui apparut fut Lucile, qui, en touchant le sol, s’empressa de regarder à droite et à gauche, comme pour chercher quelqu’un ; puis vint la vieille maman Fleuriot, un peu alourdie par les cahots de la voiture ; puis enfin un homme encore pâle et paraissant sortir d’une récente maladie, mais alerte et plein d’activité ; c’était Raymond Fleuriot.