XX

La rencontre.


Dans la matinée qui suivit cette nuit si agitée pour Raymond Fleuriot, un cavalier trottait sur une route sablon neuse qui traverse les landes au sud de Bordeaux.

À cette époque déjà éloignée de nous, les landes qui, grâce aux canaux, aux chemins de fer, aux plantations de diverses natures, aux efforts de la colonisation, tendent à prendre un aspect nouveau, avaient encore tout leur caractère triste et sauvage. C’étaient des plaines stériles, couvertes de bruyères, parsemées d’étangs qui répandaient aux environs la fièvre et les émanations malsaines.

Le regard, en glissant sur ce vaste espace, était arrêté seulement par quelques bouquets de pins, quelques suriers, (chênes-liéges) qui en rompaient la lugubre uniformité. Les villages y étaient rares, les habitations clair-semées et misérables. En revanche, on apercevait de temps en temps des bandes de bouviers qui, ayant dételé leurs charrettes, bivaquaient en donnant la bourrée à leurs bœæufs ; ou bien des pâtres maigres, au teint plombé, qui, enveloppés dans leur justaucorps de peau de mouton et dans leur grand manteau à houppes rouges, juchés sur leurs échasses, dirigeaient à travers ces interminables pâturages, des troupeaux de moutons maigres et chétifs comme eux.

Enfin, par intervalles, on rencontrait sur la route des propriétaires des environs, moitié bourgeois, moitié paysans, qui, coiffés de bérets basques et montés sur leurs petits chevaux à longue crinière, parcouraient le pays pour surveiller leurs vastes mais pauvres domaines. Sur la gauche on distinguait encore çà et là quelques irrégularités dans le sol, quelques places où les cultures annonçaient un reste de fertilité ; mais sur la droite tout était plat, gris, uniforme. Seulement, dans un bleuâtre éloignement, se dressaient des collines onduleuses ; c’étaient les dunes derrière les, quelles on devinait la mer.

Tel était l’immense tableau qui se déroulait aux yeux du voyageur. Il faisait un temps magnifique, et le soleil inondait de lumière tous les détails du paysage ; mais ce soleil, déjà très-chaud, quoique la matinée ne fût pas avancée, menaçait de devenir insupportable. Déjà la pous sière, la fatigue, et jusqu’au bruissement continuel des sauterelles et des cigales, rendaient la marche aussi pénible que maussade à travers ces campagnes désolées.

Cependant le voyageur ne s’inquiétait guère du paysage et semblait avoir des préoccupations fort différentes. C’était un prêtre encore jeune et robuste, autant du moins que le permettait d’en juger son chapeau enfoncé jusqu’aux yeux, sans doute afin de les préserver du soleil. À sa soutane râpée, à son cheval peu brillant et misérablement harnaché, sur la croupe duquel était une modeste valise, on pouvait le prendre pour un pauvre desservant du voisinage qui regagnait son presbytère.

Les caprices et les écarts de sa monture lui causaient de continuelles impatiences, car la malheureuse rosse, qui semblait avoir fourni déjà une longue traite, manifestait de fréquentes velléités de s’arrêter ou du moins d’aller là où on ne voulait pas la conduire. L’ecclésiastique réprimait ses façons de son mieux, et se montrait excellent cavalier ; mais, par malheur, il n’avait pas d’éperons, et la baguette dont il était armé ne produisait aucun effet sur la croupe de la bête rétive.

La route qu’il avait suivie jusqu’à ce moment, sans être de premier ordre, paraissait assez importante, et, outre les passants dont nous avons parlé, il y rencontrait de temps en temps quelques rouliers, quelques voiturins étrangers au pays. Mais bientôt il atteignit un chemin latéral qui, coupant le premier à angle droit et s’enfonçant dans la partie la plus déserte des landes, semblait se diriger vers les dunes et vers la mer ; ce fut celui-là que prit le prêtre campagnard, après quelques hésitations et non sans avoir plusieurs fois regardé derrière lui.

Ce chemin avait un caractère particulier. Il était composé de poutres de sapin grossièrement équarries, et juxtaposées de manière à former un pavé de bois. Ces sortes de voies de communication, aujourd’hui encore très-usitées en Russie, étaient alors communes dans les landes de Gascogne, et peut-être en trouverait-on de nos jours quelques exemples. Celle-ci, du reste, semblait fort mal entretenue, et par suite fort dangereuse ; avant de s’y engager on pouvait se demander s’il ne serait pas plus prudent de marcher dans les sables, dût-on en avoir jusqu’à mi-jambes. Les roues des charrettes, les pieds des bestiaux avaient tracé dans le bois de profondes ornières. En beaucoup d’endroits les poutres, disjointes par les pluies, laissaient de larges crevasses où les chevaux risquaient de se briser les membres en cassant le cou à leurs cavaliers.

Aussi ne fut-ce pas sans une certaine hésitation, comme nous l’avons dit, que le prêtre voyageur se hasarda dans cette route périlleuse ; encore, après avoir fait une centaine de pas, parut-il éprouver le besoin de se renseigner sur la direction à suivre. Son cheval donnait lui-même de fréquentes marques de mauvaise volonté en marchant sur ce sol retentissant, tout semé d’aspérités et de trous, car ces obstacles continuels épuisaient ce qui lui restait de vigueur.

L’ecclésiastique, tout en maintenant sa monture d’une main ferme, promenait son regard sur la plaine. Un troupeau de moutons étiques paissait à une courte distance, sans que l’on aperçût ses gardiens. Cependant le voyageur finit par distinguer, à l’ombre de quelques chênes-liéges, deux jeunes pâtres, drapés dans leurs manteaux à capuchon malgré la chaleur, et montés sur des échasses si hautes que leur tête atteignait les premières branches des arbres. Adossés au tronc, ils tricotaient des bas de laine pour passer le temps. Quoiqu’ils fussent côte à côte, ils n’échangeaient pas une parole et laissaient à leurs chiens la surveillance du troupeau.

Le voyageur, arrêtant son cheval, les appela d’un signe auprès de lui, mais ils n’eurent pas l’air de l’entendre et ne bougèrent pas. Alors il éleva la voix et leur demanda où conduisait le chemin. Les pâtres landais gardèrent le même silence ; n’eût été l’agilité de leurs mains qui tricotaient toujours, on eût pu croire qu’ils faisaient corps avec les arbres auquels ils s’appuyaient. Poussé à bout, le curé campagnard sauta lestement à terre, attacha sa monture à un vieux genêt qui bordait la route, et se dirigea vers eux.

À mesure qu’il approchait, ces statues semblaient s’ani mer. D’abord le travail des doigts fut interrompu et les bas disparurent comme par enchantement dans les poches des justaucorps. Puis chacun des deux Landais saisit la longue perche qui leur sert d’arme et de support quand ils sont montés sur leurs « canques. » Le voyageur ne s’effraya pas de cette attitude menaçante, et il eut raison, car, lors qu’il fut à quelques pas seulement des pâtres, ceux-ci, toujours sans échanger une parole, sans pousser un cri, se mirent à détaler en faisant d’énormes enjambées avec leurs échasses. Les moutons et les chiens les suivirent, les uns en aboyant, les autres en bêlant, et toute la caravane s’éparpilla dans la plaine. Les Landais se trouvèrent bientôt à une distance considérable ; et, comme on ne voyait plus les minces perches sur lesquelles ils marchaient, on les eût pris pour des formes fantastiques s’agitant entre la terre et le ciel.

Le voyageur, irrité de cette sauvagerie imbécile, éprouva une velléité de les poursuivre ; mais il ne tarda pas à comprendre l’inutilité d’une semblable tentative, et revint en maugréant sur ses pas. Il se remit en selle et continua son chemin. Au bout de quelques instants il rencontra une per sonne du pays qui semblait devoir être moins stupide que les deux pâtres.

C’était une vieille femme, vêtue d’habillements grossiers ;

sa coiffure consistait en une sorte de capuce, formée de plusieurs mouchoirs, par-dessous laquelle s’échappaient de longues mèches de cheveux gris. Elle n’avait pas d’échasses, quoique l’on devinât, à sa démarche gauche et embarrassée, l’habitude de s’en servir. Elle portait au bras un panier plein de résine qu’elle venait sans doute de récolter dans quelque pignada des environs.

À la vue de l’inconnu, elle eut un mouvement de surprise et peut-être d’effroi ; mais elle se rassura un peu en remarquant l’habit ecclésiastique dont il était revêtu, et se signa dévotement. Le voyageur demanda de nouveau d’un ton doux et affable :

— Pouvez-vous me dire, bonne femme, où conduit ce chemin ?

La vieille écarquilla ses yeux chassieux et répliqua d’un air hébété :

— Eh ! boussu ?

— Je vous demande si vous savez où va ce chemin ?

— Eh ! boussu ? répéta la Landaise.

Le prêtre, devinant qu’elle n’entendait pas le français, dut appeler la pantomime à son secours. Enfin, quand il eut prononcé le nom de la Teste-de-Buch, il eut la satisfaction de voir la vieille faire un signe affirmatif. Comme c’était là ce qu’il lui importait surtout de savoir, il remercia la bonne femme et piqua son cheval. Quant à elle, après l’avoir regardé un moment s’éloigner, elle se signa de nouveau comme si elle eût redouté quelque maléfice, même d’un prêtre, et continua d’avancer dans une direction opposée.

Du reste, le voyageur n’alla pas loin. Sa monture, qui, nous l’avons dit déjà, n’était pas des meilleures, butait à chaque pas sur cette abominable route de bois. Il était urgent de lui accorder un peu de repos et de lui laisser prendre quelque nourriture, d’autant plus que la chaleur devenait accablante. Le cavalier, de son côté, éprouvait des besoins analogues, et, certain de ne pas s’égarer, il ne paraissait plus avoir les mêmes motifs d’accélérer son voyage. Aussi, comme il n’y avait aucune apparence d’habitation, résolut-il de faire halte dans un bouquet de pins situé à quelques pas de la route. Là, il débarrassa la pauvre bête fatiguée de la selle et de la valise qui l’écrasaient ; puis, lui ayant entouré les jambes avec la bride pour l’empêcher de s’écarter, il la lâcha sur la lande, où poussait çà et là une herbe fine et drue.

Pour lui, il s’étendit à l’ombre des arbres, auprès de son bagage, et, tirant d’une sacoche des provisions de bouche achetées en passant dans quelque village, il se mit à déjeuner.

Une heure se passa. Le cavalier et sa monture avaient eu tout le temps de se livrer à leur appétit. Le maître, ayant fini le premier, se laissait aller à une profonde rêverie, non sans promener de temps en temps un regard inquiet sur le chemin de bois qu’il avait à suivre et sur la route beaucoup plus fréquentée qu’il venait de quitter. Comme ses yeux parcouraient ainsi une immense étendue, il lui sembla voir quelque chose se mouvoir à l’horizon sur le ciel éblouissant de lumière. Il tira de sa poche une élégante lunette de spectacle, objet bien mondain pour un prêtre campagnard, et la tourna vers ce point éloigné. Tout à coup il s’écria :

— Eh ! eh ! un télégraphe !… En effet, nous sommes ici sur la ligne de Bordeaux à Bayonne et à la frontière d’Espagne… Eh bien, puisque ma maudite rosse m’oblige à perdre un temps précieux, pourquoi n’en profiterais-je pas pour me mettre au courant des nouvelles politiques… et peut-être particulières, qui sait ? Voyons donc cela.

Il ouvrit son carnet et se mit à noter les signaux avec un crayon. Certain que personne ne l’épiait, il avait déposé son chapeau sur l’herbe, et laissait voir une tête vigoureuse, aux cheveux bouclés, ne présentant aucune trace de ton sure.

Il resta quelques instants absorbé par son travail. Le télégraphe continuait d’agiter ses bras et les signaux succédaient aux signaux. Enfin le mouvement cessa. Le prétendu prêtre (car on a devine sans doute que le voyageur n’avait d’ecclésiastique que le costume) reconnut que la dépêche était finie.

— Déchiffrons cela, maintenant, reprit-il.

Il tira de sa valise un gros livre manuscrit, l’étala sur la bruyère et se mit à le compulser.

Bientôt ses traits exprimèrent un embarras extrême, puis un vif étonnement, puis une grande hilarité. Quelle mauvaise plaisanterie ! disait-il ; quelle dérision du sort !… Je me serai trompé de « clef » dans la traduction de la dépêche… Recommençons.

Et il feuilleta de nouveau son manuscrit ; mais il avait beau comparer, tâtonner, vérifier ; toujours le même sens bizarre et impossible se reproduisait avec de légères variantes. On comprendra combien ce sens était peu probable, quand on saura que la dépêche, ou plutôt le fragment de dépêche, se traduisait ainsi :

« …… Hector de Cransac, en récompense de ses services, est nommé sous-préfet à Bayonne et à la frontière d’Espagne.

L’hilarité de Cransac, car le soi-disant prêtre voyageur n’était autre que lui, s’expliquait done aisément. Dans le vocabulaire de la télégraphie aérienne, en effet, les mêmes signaux pouvaient avoir des sens absolument différents, selon que l’on faisait usage de telle ou telle clef. Or Cransac s’était servi de la clef qui, peu de jours auparavant, lui avait permis de traduire plusieurs dépêches, et il ne s’imaginait pas qu’elle eût déjà pu être changée. Toutefois il ne se livra pas longtemps à la gaieté que lui causait cette version baroque, et il était trop judicieux pour ne pas entrevoir le vrai au milieu de ces fantastiques nouvelles. Par suite de considérations trop longues à énumérer, il devina que certaines parties de la dépêche devaient seules être conservées ; c’étaient les mots : Cransac, Bayonne, frontière d’Espagne ; et le simple rapprochement de ces mots suffisait pour alarmer l’aventurier.

— Morbleu ! pensait-il, ne serais-je pas parvenu à donner le change à la police et surtout à ce damné Fleuriot ? Toutes mes précautions semblaient pourtant bien prises ; je m’étais arrangé pour que l’on me crût sur la route de Montauban, voyageant en costume de marin, afin de me rendre dans quelque ville de la Méditerranée ; et pendant ce temps je traversais les Landes, en costume ecclésiastique, pour gagner l’Espagne, en prenant toutes les allures d’un bon curé campagnard. Comment un plan si bien conçu a-t-il été éventé ? Ce ne peut-être que Bras-de-Singe qui m’a trahi ; le scélérat de maquignon est sans doute trop content de m’avoir colloqué ce cheval rétif à la place du cheval dont j’avais fait choix. À moins que son garçon Victorin, ce garnement auquel j’ai été dans l’obligation de me confier… enfin, qu’importe ! Toujours est-il que ces mots « Bayonne » et « frontière d’Espagne, » accouplés à mon nom, m’annoncent des dangers sérieux sur ce point. Mais les expéditeurs de nouvelles seront bien attrapés ; je vais me rendre à la Teste-de-Buch, où je m’embarquerai pour l’Espagne… et un gouvernement étranger, quel qu’il soit, me donnera bien cent mille écus de ce livre, dont je ne saurais désormais tirer profit en France.

Il se leva pour faire ses préparatifs de départ. Néanmoins, avant de songer à rattraper sa monture, il examina de nouveau avec sa lunette la route sablonneuse qui s’étendait à perte de vue. Deux formes mobiles apparaissaient à plus d’une lieue de là. Bientôt il constata, malgré la distance, que ces formes étaient des cavaliers, et que ces cavaliers avaient l’habit bleu et rouge et le chapeau galonné des gendarmes départementaux. Cependant cette découverte ne parut pas l’alarmer.

— Bah ! ces braves gens ne songent pas à moi, reprit-il d’un ton léger ; ils chevauchent sur le grand chemin pour leur service ordinaire, et, si nous venons à nous rencontrer, ils ôteront respectueusement leur chapeau à ma soutane noire.

Cransac poursuivit son examen, mais lorsque sa lorgnette s’arrêta sur l’endroit où les deux routes se cou paient, il changea brusquement de contenance.

Là venait de se montrer un cavalier en bourgeois, dont la présence, en effet, était de nature à le préoccuper. L’éloignement ne permettait pas de distinguer encore le costume et les traits du voyageur ; mais il portait un chapeau de paille que Cransac avait vu dans une circonstance récente ; et d’ailleurs un certain pressentiment disait au faux abbé que le cavalier en question ne pouvait lui être indifférent.

— Ne serait-ce pas encore cet enragé Fleuriot ? mur mura-t-il avec anxiété ; mais comment se trouve-t-il là ? Il est bien autrement redoutable pour moi que tous les gendarmes de la terre, et, s’il savait quelque chose, s’il m’avait suivi à la piste !… Mais probablement le hasard seul l’a conduit ici et il va passer sans s’inquiéter de moi.

Pendant ce soliloque, le cavalier, quel qu’il fût, s’était arrêté à la bifurcation des chemins ; il avait l’air de questionner une femme du pays, assise au revers d’un fossé, dans laquelle Cransac devina la vieille Landaise qu’il avait questionnée lui-même. Sans doute l’inconnu sut mieux se faire comprendre, car elle étendit le bras dans la direction de la route de bois, et désigna le soi-disant ecclésiastique à l’attention du voyageur. Aussitôt celui-ci lança son cheval sur ces troncs raboteux, avec une rapidité qui témoignait d’autant d’impatience que de mépris pour le danger.

Cransac l’observa un moment avec sa lorgneule, puis tout à coup il la referma. — Plus de doute, répliqua-t-il, c’est bien lui !… Que l’enfer le confonde ! Il s’agit maintenant de jouer la dernière partie.

Il voulut rattraper sa monture pour l’harnacher et sauter en selle, sans toutefois mettre dans ses actes une précipitation qui eût pu sembler suspecte. Mais le cheval, tout en paissant, était parvenu à se débarrasser de la bride qui lui servait d’entraves, et comme l’herbe tendre de la lande était de son goût, il ne paraissait nullement disposé à se laisser reprendre. Cransac, s’étant approché en tapinois pour le saisir à la crinière, la malicieuse bête l’évita par un mouvement brusque, et s’éloigna avec un petit trot coquet. Le maître malencontreux renouvela sa tentative, mais sans plus de succès, et le cheval ne fit halte qu’à une quarantaine de pas plus loin. Alors, assuré qu’on ne pouvait plus poser la main sur lui, il se remit à brouter les graminées savoureuses qui pointaient sous la bruyère.

Cransac, son bagage à la main, éprouvait une cruelle anxiété. La fuite lui devenait impossible, et il mesura du regard la distance qui le séparait encore de Fleuriot. Cette distance diminuait rapidement ; quelques minutes plus tard les deux hommes allaient se trouver en présence l’un de l’autre. Un reste de fierté empêchait le vicomte de fuir à toutes jambes, et d’ailleurs sa valise, qui contenait le livre des signaux, eût gêné sa course. Il songea encore que peut-être Fleuriot, ignorant son déguisement, passerait sans le reconnaître. Aussi cessa-t-il de poursuivre son cheval, de peur que le voyageur, voyant son embarras, n’eût l’obligeante idée de venir à son secours. Il prit la contenance la plus paisible, comme il convenait à un curé de campagne ; il rabattit son chapeau sur son visage, s’assit sur sa valise, et fit tout ce qu’il pouvait pour avoir l’air de méditer un sermon.

Fleuriot arrivait bon train, et les sabots de son cheval résonnaient à grand bruit sur les madriers. Parvenu en face de Cransac, il s’arrêta brusquement et sauta à terre ; puis, laissant sa monture rejoindre, si elle en avait le désir, son ancien compagnon d’écurie, il se dirigea en courant vers le soi-disant curé campagnard.

Celui-ci demeurait immobile et semblait toujours plongé dans ses méditations ; en réalité, sa main s’était glissée dans la poche de sa soutane pour y chercher la crosse de ses pistolets.

Toutefois, supposant encore que Fleuriot avait seulement l’intention de lui demander des renseignements, il détour nait la tête pour éviter d’être reconnu. Les premières paroles qu’on lui adressa furent de nature à lui laisser des doutes sur ce point.

— Monsieur l’abbé, demanda Fleuriot, n’auriez-vous pas vu passer ici un voyageur à cheval, ayant l’apparence d’un marin ?

Le prétendu curé secoua la tête d’un air d’impatience, comme un homme pieux dérangé dans ses prières.

Fleuriot poursuivit :

— La personne que je cherche est un scélérat, et, si vous l’aviez vu, ce serait rendre service à la société que de m’in diquer…

— Je… n’ai vu… personne, répliqua le soi-disant prêtre en déguisant sa voix.

Mais, malgré ses efforts, il n’avait pu en changer certaines intonations caractéristiques. Fleuriot ne conserva plus de doutes :

— N’essayez pas de me tromper, monsieur de Cransac ! s’écria-t-il ; c’est bien vous et vous ne m’échapperez pas cette fois !

En même temps il s’élança sur le vicomte. Mais celui-ci avait prévu le mouvement ; il se leva d’un bond, esquiva adroitement l’attaque, et appuya un pistolet sur le front de Fleuriot.

Un mouvement de doigt et c’en était fait du brave et honnète employé. Lui-même, dans une perception rapide comme l’éclair, eut conscience de la grandeur du péril et donna une pensée à Dieu.

Cependant le coup attendu ne partit pas. Le vicomte, relevant la main, reprit avec un accent solennel :

— Vous m’avez sauvé une fois la vie dans une partie de chasse, monsieur Fleuriot, et je ne l’oublie pas. Maintenant nous sommes quittes, et aucun scrupule ne peut plus m’arrèter. Vous avez vos pistolets sans doute, comme moi j’ai les miens ; mettons-nous à dix pas l’un de l’autre, et chacun de nous tirera à sa fantaisie… Cela vous convient-il ?

— Oui, répliqua Fleuriot ; mais ne cherchez plus à vous enfuir comme hier au soir.

— Je n’y songe pas… Il faut en finir, et l’un de nous restera ici.

Tout en parlant, il s’éloignait à reculons. Bientôt les deux adversaires se trouvèrent à une dizaine de pas l’un de l’autre et s’arrêtèrent. Chacune de leurs mains était armée d’un pistolet ; cependant ils ne se hâtaient pas de faire feu.

— Monsieur de Cransac, reprit enfin Fleuriot, vous m’avez cruellement offensé, et je ne manque pas de motifs pour vous haïr. Mais, comme vous m’avez épargné tout à l’heure, votre générosité éveille la mienne… Consentez à me restituer mon livre des signaux et je vous laisse continuer votre voyage.

Le vicomte sourit avec amertume.

— J’ai commis une action ignoble, il est vrai, répliqua-t-il, mais le seul moyen de la rendre moins odieuse c’est d’en accepter toutes les conséquences. Ce livre que j’ai dérobé, je ne le rendrai volontairement à personne. Vous êtes un brave garçon, monsieur Fleuriot ; et si nous nous étions connus autrefois, quand je n’étais pas encore convaincu que la probité est une sottise, l’honneur une vaine parole, nous nous serions entendus peut-être… Eh bien ! moi aussi j’éprouve pour vous quelque chose qui ressemble à de la pitié, et je veux vous en donner la preuve… Ecoutez : Je passe pour être de première force au pistolet : Renoncez à ce livre, dont vous ne pouvez faire aucun usage, et retirons-nous paisiblement chacun de son côté… Sinon je vous tuerai, je vous tuerai aussi vraiment que le soleil nous éclaire !

Fleuriot se redressa.

— Soit, reprit-il ; mais tant qu’il me restera un souffle de vie… Tirez donc, monsieur ; ou, si vous voulez que les chances soient égales, tirons ensemble.

— Tirons ensemble, répéta le vicomte.

Ils étaient, comme nous l’avons dit, en face l’un de l’autre, immobiles, l’œil fixe et l’arme prête. — Un…, compta lentement Cransac, deux…, trois !…

Au mot trois les pistolets partirent simultanément et l’on n’entendit qu’un coup. La détonation fut bruyante, mais le bruit s’éteignit aussitôt sans écho sur la surface nue de la lande :

Un moment les mésanges qui chantaient dans un buisson voisin, les sauterelles et les cigales qui agitaient leurs crécelles sous la bruyère, firent silence avec effroi ; puis un souflle léger dissipa la fumée de la double explosion. Les oiseaux reprirent leurs chants joyeux, les insectes recommencèrent leur bruissement monotone, et il sembla que rien n’eût troublé le calme de cette solitude.

Cependant deux hommes jeunes, qui peu d’instants au paravant étaient pleins de force et de santé, s’agitaient tout sanglants sur l’herbe, se tordaient dans les convulsions de l’agonie. Cransac avait été atteint à la tête, Fleuriot à la poitrine ; et quoique ni l’un ni l’autre ne fit entendre une plainte, ils n’en paraissaient pas moins également frappés à mort.

Bientôt l’un d’eux ne bougea plus, comme s’il venait de rendre le dernier soupir, tandis que l’autre, se soulevant péniblement sur le coude, promenait autour de lui un regard déjà terne et égaré ; celui-ci était Fleuriot. Il essaya de se mettre debout ; comme il ne pouvait y parvenir, il se traîna sur les genoux et sur les mains vers la valise que recouvrait en partie le corps inanimé de Cransac.

À la suite de longs et douloureux efforts, il atteignit son but, en laissant partout où il passait une traînée de sang. Alors, la tête vacillante, les traits livides, il dégagea la valise par un mouvement convulsif et l’ouvrit. Ayant trouvé le livre des signaux, il poussa un faible cri de joie et le couvrit de baisers.

Ces mouvements divers l’avaient épuisé ; il demeura encore les yeux clos, la poitrine haletante. Mais, comme la vie semblait près de l’abandonner, il se ranima ; réunissant toutes ses forces, toute son intelligence, il prit un crayon dans sa poche et écrivit sur l’enveloppe du livre, en gros caractères :

« À monsieur le directeur général des télégraphes, de la part de raymond fleuriot. »

À peine avait-il tracé cette inscription, que le livre, tout souillé de sang, s’échappa de ses mains. Lui-même retomba en murmurant :

— Ma tâche est accomplie… Mon Dieu ! épargnez-moi !

Quand les gendarmes que Cransac avait aperçus de loin et qui arrivaient au galop, attirés par la détonation des armes à feu, atteignirent le lieu du combat, ils ne trouvèrent que deux corps en apparence privés de vie.