XVII

Les hauts fonctionnaires.


Raymond Fleuriot était arrivé, lui aussi, à Bordeaux, la veille, dans l’après-midi, et il s’était sur-le-champ mis en quête d’une auberge modeste où l’hospitalité ne pût être coûteuse. On lui indiqua un cabaret borgne, dans le voisinage des chantiers de construction, cabaret que fréquentaient surtout les ouvriers du port et les matelots. Il s’y installa sans s’inquiéter s’il y serait bien ou mal, et, après, avoir pris rapidement quelque nourriture, il voulut, malgré sa fatigue, commencer les investigations qui l’appelaient dans la ville.

Son premier soin fut de remplacer sa casquette d’uniforme, dont le télégraphe en drap rouge fixait trop l’attention sur lui, par un chapeau de paille, dont il fit l’acquisition. Puis il se dirigea vers le quai, où s’arrêtaient habituellement les bateaux à vapeur de Royan et de Blaye.

C’était par là, en effet, que devait arriver Hector de Cransac, et, comme tout le faisait supposer, il avait l’intention de revenir à Bordeaux. D’après les informations minutieuses que Fleuriot avait recueillies, le vicomte, en quittant Saint-Rémy, s’était rendu à Jonzac. Or, de là il n’avait que deux routes à suivre : gagner quelque port de l’Océan où il se fût embarqué sur un bâtiment en partance pour les pays étrangers, ou bien gagner Blaye et prendre les bateaux à vapeur qui remontaient la Gironde.

Il n’était pas probable que Cransac, après avoir conquis avec tant de peine le livre des signaux télégraphiques, se décidât à porter sa précieuse conquête hors de France, et on savait au contraire qu’à Bordeaux il en tirerait le meilleur parti. C’était donc bien à Bordeaux qu’il fallait l’attendre ; et Fleuriot, ayant exactement calculé le temps et les distances, comptait que le spoliateur arriverait le soir même par le bateau de Blaye, à moins d’un de ces retards imprévus si fréquents en voyage.

Voilà donc pourquoi l’employé du télégraphe se dirigeait d’un pas rapide vers le débarcadère des bateaux à vapeur. Il était armé de sa canne et n’avait pas oublié de mettre ses pistolets dans la poche de sa redingote. On jugeait à son air de détermination que, si le cas se présentait, il ne manquerait ni de vigueur, ni de courage pour se faire justice.

Il suivit les interminables quais qui longent la rivière. Le soleil allait se coucher. La marée étant haute en ce moment, une extrême activité régnait sur le port et dans les innombrables navires de toutes nations, dont les mâts formaient comme une forêt mobile à la surface du fleuye. Ici on chargeait un bâtiment, plus loin on en déchargeait un autre. D’un côté on se faisait les adieux du départ, de l’autre on se donnait l’accolade de retour. Le rivage était encombré de caisses contenant des marchandises de toutes sortes, autour desquelles s’agitaient des matelots, des portefaix, des hommes noirs, jaunes, cuivrés, venus des extrémités du globe. On entendait les chants des marins qui hissaient des fardeaux à l’extrémité des vergues, les sifflets aigus des maîtres d’équipages ; partout des bruits discordants, des appels fiévreux, bien capables d’attirer l’attention du spectateur le plus distrait et le plus préoccupé.

Mais Raymond Fleuriot, qui était venu souvent à Bordeaux, demeurait indifférent au spectacle de cette agitation.

Il n’eut pas un regard d’admiration pour ce fleuve majes tueux, qui, sous les feux du couchant, embrassait dans un immense croissant d’or l’antique capitale de la Guienne. Il passa indifférent devant cette longue ligne de beaux édifices, devant ces voies magistrales, ces monuments imposants qui s’étendent depuis le pont si renommé jusqu’au quai des Char, trons. Il filait droit devant lui, se heurtant ici à un homme chargé d’un ballot, bousculant plus loin un badaud paisible, et ne s’inquiétant pas des injures qu’on lui adressait en divers idiomes. Il craignait de manquer l’arrivée du bateau de Blaye et précipitait sa marche.

Du reste, il avait raison de se presser, car, lorsqu’il atteignit le débarcadère, il entendit le son d’une cloche lointaine qui se rapprochait rapidement. Cette cloche, placée sur le bateau même, sonnait d’une manière continue pour avertir les navires, qui sillonnaient la rivière en tous sens, d’avoir à se ranger devant le pyroscaphe. Bientôt il apparut lui-même, faisant flotter dans le ciel empourpre son panache de fumée noire.

C’était un bâtiment sombre et massif, comme on les construisait à une époque où cette partie de l’architecture navale était encore dans l’enfance. Malgré sa lourdeur apparente, il se dirigea promptement vers les quais ; bientôt la cloche cessa de sonner, en même temps que le ronflement de la vapeur changeait de nature.

Cinq minutes plus tard, le bateau faisait halte et un pont volant, installé par l’équipage, permit aux passagers de descendre à terre.

Pendant le premier moment, comme il arrive d’habitude, tout fut désordre et tumulte. Les voyageurs se pressaient sur l’étroite planche afin de gagner le rivage, disputant leurs malles aux portefaix et aux garçons d’hôtels qui s’en étaient emparés. Ces voyageurs étaient de tout sexe, de tout âge, de toutes conditions : il y avait d’élégantes passagères et des marchandes de poisson ou de volaille, des négociants et des soldats, d’opulents touristes et de pauvres matelots. Tous s’agitaient, tous se bousculaient pour débarquer, et au milieu de ce remue-ménage quelques-uns pouvaient passer inaperçus.

Fleuriot, posté à l’entrée du pont, examinait pourtant ceux qui sortaient ; ni les poussées ni les cahots ne le déterminaient à quitter cette place, et il ne se détournait qu’après s’être assuré qu’il ne les connaissait pas.

Au bout de quelques minutes, la plupart s’étaient éloignés. Il ne restait plus à bord que des retardataires, passagers de troisième classe que rien ne pressait ou qui avaient à terminer quelque affaire avec les douaniers du port ; mais les passagers de distinction, parmi lesquels l’employé au télégraphe avait espéré rencontrer Cransac, s’étaient déjà dispersés dans toutes les directions.

Malgré cela Fleuriot ne se décourageait pas quand il vit s’engager sur le pont de planches deux hommes, dont un surtout ne tarda pas à fixer son attention. Ils paraissaient appartenir à la marine du commerce ; tous les deux, encore jeunes, avaient la figure brunie par le soleil. Ils avaient à peu près le même costume, gros paletot de drap pilote et chapeau ciré ; enfin chacun d’eux était chargé d’un sac de matelot qui formait tout son bagage. Ils semblaient être ensemble sur le pied d’une égalité parfaite ; cependant, en les observant de plus près, on ne tardait pas à découvrir entre eux des différences notables,

Ainsi, tandis que l’un avait ces allures franches et décidées, ce verbe haut, ce pas ferme, ce regard hardi qui caractérisent les marins de la France méridionale, son compagnon avait un air taciturne, cauteleux, embarrassé même, qui s’alliait mal avec son costume et son apparente profession. Celui-là, et ce fut lui que Fleuriot examina particulièrement, portait les cheveux courts et était complétement rasé, tandis que le vicomte portait d’habitude les cheveux longs et toute sa barbe ; il avait aussi le teint beaucoup plus brun que Cransac. En revanche, c’étaient mêmes traits, même finesse de linéaments, mêmes yeux mobiles sur lesquels l’inconnu avait rabattu son chapeau de marin ; c’était même âge, mêne taille et même tournure. Fleuriot savait combien la disparition de la barbe et des cheveux peut changer une physionomie, combien il est facile de donner au visage une teinte basanée. Cependant il hésitait à reconnaître son adversaire dans ce matelot. Une méprise était possible, et il sentait quels dangers aurait pour lui même une erreur en pareille circonstance.

Comme il était livré à cette perplexité, les deux voyageurs franchirent la planche qui mettait le navire en communication avec le quai, et il entendit le méridional dire à son compagnon :

— Tron dé l’air ! le Ponentais, démarre donc si tu veux que je te remorque à la cambuse où nous devons loger.

L’autre prononça quelques mots inintelligibles, et ils s’é loignèrent rapidement.

Fleuriot n’ignorait pas que les marins de la Méditerranée, auxquels appartenait sans doute l’homme qui venait de parler, donnaient alors le nom de ponentais aux marins de l’Océan.

Il ne pouvait donc exister beaucoup d’intimité entre les deux matelots, et peut-être n’avaient-ils fait connaissance que sur le bateau. Mais une autre circonstance avait frappé Raymond ; quand l’individu qu’il prenait pour Cransac avait passé devant lui, il s’était aperçu que la main de cet homme non-seulement ne présentait pas la teinte bronzée de son visage, mais encore qu’elle était fine, blanche, et ne devait jamais avoir été employée à rouler un cable ou à manier un aviron.

Après s’être assuré par un regard qu’il n’y avait plus à bord du navire à vapeur aucun passager, il quitta son poste et se mit à la poursuite des deux marins. Il se trouva bientôt à quelques pas derrière eux, et, quoique la nuit commencât à tomber en ce moment, il lui sembla encore que la démarche du « Ponentais » était celle d’Hector de Cransac. Cependant Fleuriot hésitait toujours à l’aborder, au risque d’une méprise, quand le matelot se retourna, comme pour s’assurer s’il était suivi, et ses yeux rencontrèrent ceux de Raymond. Il tressaillit d’une manière sensible et reprit sa marche aussitôt à travers la foule. Mais aucun doute n’était plus possible ; Fleuriot avait positivement reconnu Hector de Cransac.

Il s’élança donc en avant pour saisir au collet l’homme qu’il cherchait avec tant d’ardeur depuis deux jours. Comme il allait l’atteindre, il se sentit lui-même retenu par le bras. En même temps on lui dit d’un ton où la surprise se joi gnait à la sévérité :

— Vous ici, monsieur Fleuriot ? Sur ma foi ! je ne m’attendais guère à vous trouver à Bordeaux ! Vous n’avez pas demandé de congé, que je sache.

La personne qui le retenait ainsi était un homme d’un âge mûr, de manières distinguées. Fleuriot reconnut le directeur des télégraphes à Bordeaux, un chef avec lequel il avait été mis en rapport en diverses circonstances par les besoins du service.

S’il était une autorité au monde à laquelle l’employé fût disposé à se soumettre en ce moment, c’était certainement celle-là, d’autant plus que le directeur, homme juste et bienveillant, était chéri de tous ses subordonnés. Cependant Fleuriot essaya de se dégager, et balbutia :

— Je n’ai pas demandé de congé, monsieur R*** ; mais dans l’intérêt même de l’administration… Excusez-moi ; j’irai vous voir, je vous expliquerai… Tenez, tenez, ils vont se perdre dans la foule !

Et, les yeux fixés sur les deux matelots qui continuaient de s’éloigner rapidement, il cherchait à retirer son bras ; mais le directeur ne lâcha pas prise.

— Un moment, Fleuriot, reprit-il d’un ton sec ; vous ne me quitterez pas ainsi… Votre présence à Bordeaux peut donner lieu aux plus fâcheuses interprétations. Mon devoir est donc d’exiger de vous à l’instant même… Il y va de votre place, de votre honneur peut-être.

— Malgré la solennité de cette adjuration, Fleuriot écoutait à peine ; tourné vers l’endroit où les deux matelots venaient de disparaître, il disait avec angoisse :

— Laissez-moi les rejoindre, monsieur R*** ; plus tard vous regretterez… Je vous répète qu’il s’agit du plus haut intérêt.

Le directeur perdit patience :

— Restez, monsieur, je vous l’ordonne, reprit-il avec fermeté ; ne m’obligez pas à employer des moyens pénibles pour obtenir que vous me rendiez compte de vos actes.

Cette fois, Fleuriot sentit la menace dans les injonctions de M. R***. Il comprit qu’il était l’objet des plus outrageants soupçons. Il n’en fallait pas moins pour le décider à abandonner sa poursuite et à répondre aux questions de son chef.

— Allons ! dit-il en soupirant, l’occasion est manquée, et qui sait si je la retrouverai jamais !… Eh bien ! monsieur le directeur, ajouta-t-il d’un ton différent, que voulez-vous de moi ? J’ai quitté sans autorisation ma résidence, je l’avoue ; mais mes camarades étaient prévenus, et le service n’a pas souffert de mon absence.

— J’en conviens. On a bien remarqué, il y a deux jours, vers midi, certaines hésitations, certains tâtonnements dans les maneuvres du télégraphe de Puy-Néré ; mais il n’y avait là aucun caractère frauduleux, comme dans les manæuvres de ce misérable Brandin, dont l’affaire nous cause tant de soucis. Cependant, monsieur Fleuriot, je ne dois pas vous le cacher, votre départ de Puy-Néré concordant avec celui d’un intrigant nommé Cransac, dont on vient de nous annoncer la fuite, est de nature à faire peser sur vous une accusation fort grave.

Fleuriot avait songé plusieurs fois en effet qu’il pouvait paraître complice de Cransac, et ainsi s’expliquait comment le directeur, en l’apercevant, s’était cramponné à lui avec tant d’opiniâtreté. Ce ne fut pourtant pas ce soupçon offensant qui l’occupa d’abord ; le nom de Cransac avait réveillé sa haine et sa colère.

— Ah ! monsieur le directeur, répliqua-t-il, que ne m’a vez-vous laissé libre tout à l’heure ! vous auriez bien vu si j’étais de connivenue avec cet infâme vicomte ; je vous l’eusse livré mort ou vif, je le jure !

— Comment ! était-ce Cransac que vous poursuiviez quand je vous ai rencontré ? Il est parti, dit-on, pour Paris en chaise de poste avec une femme qui est associée à ses intrigues.

— Il vient de descendre à l’instant du bateau à vapeur de Blaye : il est déguisé en matelot, et, bien qu’il ait coupé sa barbe et ses cheveux, je l’ai parfaitement reconnu.

— Voilà, Fleuriot, un renseignement précieux, et si ce Cransac est réellement à Bordeaux, la police le retrouvera sans aucun doute… Mais hâtez-vous de justifier votre conduite, car, malgré ma bienveillance pour vous, qui avez toujours été un excellent employé, je vois beaucoup de louche dans cette affaire.

— Je comprends vos soupçons, monsieur, mais vous allez juger combien ils sont peu mérités… Oui, je veux tout vous dire ; les scrupules qui autrefois me fermaient la bouche ne sont plus de saison, quand on en vient à suspecter ma probité et mon honneur. D’ailleurs, ma position irrégulière m’inquiète et me gêne ; il est temps de faire connaître la vérité à un chef juste et bon tel que vous.

— Eh bien ! marchons, et, en nous promenant, vous me conterez cette histoire.

Ils se mirent à remonter le quai à pas lents. M. R*** n’avait pas lâché le bras de Fleuriot, et le retenait au contraire avec force, comme s’il eût craint que l’employé ne tentât encore de lui échapper. Fleuriot ne parut pas s’en apercevoir ; impatient de décharger son cœur d’un secret qui lui pesait, il exposa rapidement sa découverte télégraphique et le dol infâme dont il avait été victime de la part de l’inspecteur Ducoudray ; puis ses rapports avec Cransac et la soi-disant marquise, les moyens adroits par lesquels on l’avait amené à avouer l’existence du livre des signaux et à en faire l’essai ; enfin, la soustraction opérée dans la tour du télégraphe. Il termina par la relation de son voyage à la poursuite des spoliateurs, par sa rencontre avec Fanny Grangeret au village de Saint-Rémy et par les révélations arrachées à cette femme dans un premier moment de frayeur, relations qui l’avaient décidé, lui Fleuriot, à venir à Bordeaux.

M. R*** avait écouté avec autant d’intérêt que d’étonnement. Quand le récit fut achevé, il dit d’un ton de satisfaction :

— Vous êtes un garçon avisé et résolu, Fleuriot, et vos explications jettent un jour nouveau sur des faits très-embarrassants pour moi comme pour d’autres. Aussi sont-elles de la plus haute importance, et je vous prierai de les répéter devant des personnes que j’allais voir quand vous vous êtes trouvé sur mon chemin.

— Quelles sont ces personnes ? demanda Fleuriot, dont la défiance s’éveillait déjà.

— Vous le saurez plus tard… C’est un grand bonheur

que je vous aie rencontré, car la tâche que vous voulez remplir pourrait excéder vos forces et avoir pour vous les conséquences les plus funestes.

Pendant cette conversation, on avait traversé l’ancienne place Louis XVI, et on était entré dans la rue de l’Intendance, éclairée en ce moment de mille becs de gaz. Bientôt M. R*** fit halte devant un grand et bel édifice à la porte duquel un soldat était en faction.

— C’est ici, dit-il.

Mais c’est l’hôtel de la préfecture ! s’écria Fleuriot intimidé.

Le directeur sourit et l’entraina sans lui donner le temps de se reconnaître. Ils franchirent un vestibule, montèrent un escalier monumental et entrèrent dans une antichambre où se tenaient plusieurs domestiques en livrée. M. R*** leur parla bas, et aussitôt l’un d’eux précéda les visiteurs pour les conduire. Comme on traversait un salon d’attente, le directeur dit à Fleuriot :

— Restez ici quelques minutes. Il importe que je prévienne d’abord ceux à qui je compte vous présenter.

L’employé fit un signe de tête et se laissa tomber dans un fauteuil, tandis que M. R*** et le domestique disparaissaient derrière une portière de velours.

Raymond n’était pas fâché de ce moment de répit. Après les agitations de la journée, il éprouvait le besoin de se recueillir, et il ne pouvait se défendre d’une certaine appréhension à la pensée de comparaître devant des hommes de haut rang.

Toutefois la pureté de sa conscience ne tarda pas à le tranquilliser ; il se dit qu’il n’avait à rougir ni de ses paroles ni de ses actes, et se promit de demeurer semblable à lui-même, dùt-on le conduire en présence du souverain en personne.

Comme il venait de prendre cette détermination, M. R*** rentra.

— Fleuriot, dit-il à voix basse, je peux vous apprendre maintenant qui vous allez voir ici… C’est M. le directeur général des télégraphes. Il est venu lui-même à Bordeaux présider l’enquête ouverte sur les manœuvres criminelles de Cransac et de Brandin.

— Le directeur général ! répéta Fleuriot, qui, malgré ses résolutions, fut saisi d’une crainte nouvelle ; est-il possible ? On le dit si rigide ! et puis il défend aux employés de s’occuper de l’étude des signaux… sans compter qu’il a contre moi personnellement des préventions fâcheuses.

— Ne vous inquiétez pas de cela ; parlez-lui avec netteté et franchise, comme vous m’avez parlé à moi-même, et tout ira bien. Du reste il n’est pas seul ; vous le trouverez en compagnie de deux autres fonctionnaires éminents, qui ont droit à votre respect, ne l’oubliez pas.

Fleuriot, d’abord étourdi, releva la tête :

— Allons ! dit-il.

M. R*** sourit d’un air encourageant ; puis il prit l’employé par la main, et, soulevant la portière, l’introduisit dans la pièce voisine.

C’était une vaste salle, richement mais sévèrement meublée, qui semblait être un cabinet de travail. Au centre se trouvait une table chargée de papiers et éclairée de plusieurs lampes autour de laquelle étaient assis trois hommes d’un âge mûr, d’un extérieur grave. Quoique vêtus de simples habits noirs, ils n’en paraissaient pas moins des fonctionnaires de l’ordre le plus éminent. Tous répondirent à la profonde salutation de Fleuriot par un signe poli, mais qui trahissait l’habitude de recevoir de pareilles marques de respect.

M. R*** conduisit Fleuriot vers un vieillard, grand, sec, aux traits presque durs, qui s’était retourné à demi en les voyant entrer.

— Monsieur le directeur général, dit-il, voici cet employé de Puy-Néré dont les révélations m’ont paru dignes de toute votre attention… Ce que je peux affirmer, c’est que M. Fleuriot est un parfait honnête homme et un fidèle serviteur de l’administration des télégraphes.

— Il n’a pas moins quitté son poste sans permission, dit le directeur général, et, pour une pareille faute, il a mérité d’être destitué.

Raymond Fleuriot avait recouvré sa présence d’esprit. Il répondit sans forfanterie, mais avec dignité :

— Je subirai la conséquence de mes actes, monsieur ; mais, si vous devez me frapper, je vous supplie de ne pas le faire sans m’avoir entendu.

Cette réponse à la Thémistocle parut être du goût des deux autres assistants, qui sourirent. Le directeur général lui-même ajouta d’un ton plus doux :

Eh bien ! parlez, monsieur. R*** assure que vous avez à nous donner des éclaircissements précieux sur cette déplorable affaire de Brandin et de Cransac. Je ne demande pas mieux que de trouver un motif d’indulgence dans vos explications.

En même temps il désigna un siége à quelques pas de lui. Fleuriot s’assit, et R***, qui s’était tenu à son côté jusque-là, lui glissa à l’oreille :

— Ne vous intimidez pas… parlez avec hardiesse et je réponds de tout. Puis il se retira modestement à l’extrémité de la salle.

Le pauvre employé parut d’abord éprouver un certain embarras à s’exprimer. Cependant il recommença son récit avec simplicité ; s’enhardissant peu à peu, il oublia bientôt où et devant qui il était. Quand il en vint à l’odieuse perfidie de Ducoudray, le directeur général, qui jusqu’à ce moment avait écouté en silence, parut ne pouvoir se contenir :

— Que dites-vous donc ? s’écria-t-il ; vous seriez l’auteur de ce nouveau système de télégraphic pour lequel j’ai comblé de faveurs M. Ducoudray ? Prenez garde, jeune homme, il faudra fournir la preuve de ce que vous avancez.

— Je la fournirai, monsieur, si je réussis dans l’entreprise que je poursuis en ce moment. Et je réussirai ou je mourrai à la peine !

— Vous ne m’échapperez pas par des faux-fuyants. Cette preuve devra être claire, positive, indubitable, pour que j’ajoute foi à votre accusation. Si vous mentez, je saurai vous en faire repentir ; si au contraire vous avez dit vrai, ce sera l’autre… Enfin continuez ; le temps de ces messieurs est précieux aussi bien que le mien.

Fleuriot glissa légèrement sur ses rapports et ceux de sa famille avec la prétendue marquise de Grangeret. Mais lorsque, à propos de sa rencontre avec Fanny à l’auberge, il prononça le nom de Colman, ce nom parut vivement. frapper ses auditeurs.

— Colman ! dit avec empressement l’un d’eux qui avait l’apparence d’un haut magistrat ; voilà enfin quelque chose de positif. Je suis sûr qu’il est au fond de cette affaire ; mais les preuves matérielles me manquent pour agir contre lui, car Brandin ne le connaissait pas… Répétez-moi, monsieur, ce que vous savez au sujet de M. Colman.

Malheureusement Fleuriot n’avait que des données assez vagues à l’égard du banquier ; Fanny, malgré sa frayeur, s’était montrée pleine de réserve dans ses aveux ; elle avait affirmé seulement que des rapports étroits existaient entre Cransac et Colman, et que Colman devait payer d’une somme énorme le livre des signaux. Si incomplets que fussent ces renseignements, le magistrat les recueillit avec grand soin ; puis Raymond compléta son récit par l’exposé de ses actives démarches afin de rejoindre le vicomte, démarches qui avaient failli réussir peu d’instants auparavant.

Quand il se tut, un silence profond régna dans la petite assemblée ; chacun semblait réfléchir à la portée de ces révélations. Le directeur général, dont la figure sévère avait pris peu à peu une expression de contentement, se tourna vers les deux autres assistants.

— Eh bien, messieurs, reprit-il, que pensez-vous de mon employé ? Vous le voyez, mon administration ne mérite pas le mal que l’on ose dire d’elle, et si elle a des Brandin elle a aussi des Fleuriot… Cet employé s’est bien conduit, quoique en quittant son poste il ait commis une faute pour laquelle il relève seulement de ses chefs… N’êtes-vous pas de mon avis, messieurs ?

Le magistrat et l’autre personnage, dans lequel Fleuriot devina le premier fonctionnaire du département, firent un signe affirmatif. Cependant le magistrat reprit :

Il est nécessaire de donner sans retard une forme légale aux déclarations de M. Fleuriot… Je l’invite donc à se rendre sur-le-champ chez le juge chargé d’instruire cette affaire, afin que des mesures soient prises contre les coupables.

— Fort bien pour la justice, répliqua le directeur géné ral, mais à mon tour j’ai des ordres à donner en conséquence de ce que nous venons d’apprendre. Monsieur R*** vous allez préparer une dépêche qui, dès demain matin, sera expédiée à Paris par le télégraphe, pour commander qu’on change immédiatement toutes « les clefs » des dépêches télégraphiques… Comme cela, si l’on s’avise de faire usage du livre des signaux dont par le M. Fleuriot, on sera fort désappointé.

R*** s’inclina respectueusement.

Fleuriot s’était levé,

— Je suis prêt à me rendre chez le juge d’instruction, reprit-il ; seulement, messieurs, n’oubliez pas, je vous prie, que j’ai hâte de me remettre à la poursuite de Cransac.

— Rapportez-vous en pour ce soin à la police de la ville, répliqua le magistrat ; un mandat va être lancé immédiatément…

— La police peut agir de son côté, je désire agir du mien. On s’est joué de moi d’une manière infâme. On s’est emparé d’un objet m’appartenant. Je ne m’en fierai qu’à moi-même pour arracher au voleur ce livre des signaux qui sera la preuve de la vérité de mes assertions, ce livre dont la remise entre les mains de mes supérieurs est devenue pour moi un impérieux devoir. Aussi longtemps donc que j’en aurai la force et la liberté, je ne faillirai pas à ma tâche !

— Ce jeune homme a du feu ! s’écria le directeur général ; j’aime le noble amour-propre qu’il met à obtenir justice par lui-même ; c’est de l’excellent esprit de corps. Laissons-le donc aller, messieurs ; il est trop intéressé dans l’affaire pour qu’il n’y emploie pas tout son zèle, toute son énergie, toute son intelligence. Quant à moi j’ai en lui une confiance entière, tandis que, je l’avoue, je me méfie un peu de la maladresse de vos agents.

— Allons ! allons ! monsieur le directeur général, dit le haut fonctionnaire avec un léger sourire, un peu de charité pour notre pauvre police locale ! Nous ne sommes plus à Paris, il est vrai, mais nous parvenons encore à faire exécuter nos ordres. Du reste, je ne vois aucun inconvénient à ce que ce jeune homme soit laissé libre d’agir sous sa responsabilité, en lui rappelant toutefois que la loi punit certains excés de colère et de violence. Cela n’empêchera pas la police de se mettre en campagne, et l’on verra qui atteindra le but le premier !

— Je parie pour mon champion, moi ! dit le directeur général.

L’affaire étant ainsi réglée, on invita M. R*** à conduire l’employé chez le juge instructeur qui devait l’interroger d’urgence.

— Adieu donc, monsieur Fleuriot, reprit le directeur général ; je compte sur vous, sur votre dévouement pour effacer la honte que subit notre administration. Tant que votre livre des signaux ne m’aura pas été remis, je serai en droit de suspecter votre véracité, ne l’oubliez pas !

— Vous l’aurez, monsieur, vous l’aurez, je vous jure ! s’écria Raymond. En sortant de chez le juge d’instruction, qui, sur l’ordre supérieur, avait reçu la déposition de Fleuriot, malgré l’heure avancée, M. R*** dit à l’employé :

— Eh bien ! mon garçon, vous n’êtes pas faché, j’imagine, de m’avoir rencontré aujourd’hui ? Tout marche à merveille, et notre directeur général, si rude qu’il paraisse, se trouve dans les meilleures dispositions à votre égard. Maintenant ayez la chance de lui remettre ou de lui faire remettre le livre des signaux dont s’est emparé cet aigrefin de Cransac, et Dieu sait à quoi vous pourrez aspirer… Ah ! par exemple, je ne voudrais pas être dans la peau de Ducoudray ! Mais celui-là est fier et insolent ; personne ne le plaindra !