XVI

Le coup de foudre.


Nous devons revenir maintenant à l’élégant pavillon qui s’élevait au milieu des jardins du banquier Colman, à Bordeaux

C’était dans ce pavillon, on s’en souvient, que le Hambourgeois recevait, par une petite porte donnant sur une ruelle solitaire, les visites qu’il ne voulait ou n’osait recevoir dans son hôtel ; c’est là aussi que nous le retrouvons, le lendemain soir du jour où s’étaient passés au village de Saint-Rémy les événements connus du lecteur.

Colman avait toujours cette mise prétentieuse qui contrastait avec l’énorme rotondité de sa personne. Il était à demi couché sur un divan, sa pipe à la main, en face d’un guéridon qui supportait, outre une lampe munie de son abat-jour, un plateau chargé de verres et de bouteilles. À quelques pas de lui, dans la pénombre, se tenait debout une vieille femme, à menton barbu, à nez crochu, la tête surmontée d’une haute coiffe bordelaise, qui, d’un air moitié respectueux, moitié familier, recevait ses ordres.

— Ecoute-moi bien, madame Bourachon, disait le banquier en coupant chaque mot par une bouffée de fumée, il va venir ici tout à l’heure par la porte du jardin… la porte à toi… une femme voilée ou non, vêtue en grisette ou en grande dame, peu importe, qui te donnera le mot de passe ordinaire. Tu l’introduiras sans lui adresser de questions, et quand elle sera avec moi tu ne laisseras plus entrer per sonne… personne, m’as-tu bien compris ?

La vieille fit entendre un rire asthmatique et chercha une prise de tabac dans sa tabatière de corne.

— Eh ! eh ! monsieur notre maître, répliqua-t-elle avec son accent gascon, tandis que ses yeux éraillés clignotaient de malice, nous la connaissons cette consigne-là, car il y a assez longtemps que nous la pratiquons… Oui, oui, il n’y a rien de nouveau ce soir, et il valait mieux me dire que l’ordre était comme à l’ordinaire.

Colman lui imposa silence par un geste qu’il essayait de rendre digne.

— Je te trouve bien hardie, madame Bourachon, reprit il, d’oser parler ainsi des personnes qu’il me plaît de recevoir ! Elles ne sont pas, ajouta-t-il d’un air bénin et hypocrite, ce que tu as l’air de croire… Elles appartiennent souvent au meilleur monde ; mais, ayant des besoins d’argent et n’osant se présenter dans les bureaux, elles viennent contracter quelques prêts timides. Je suis leur Providence, et je m’efforce de cacher le bien que je fais… Voilà tout, mère Bourachon ; il n’y a pas autre chose, et je te defends, entends-tu, de supposer qu’il peut y avoir autre chose.

— C’est bon, répliqua la Bourachon avec plus de réserve, mais sans renoncer complétement à son ton sarcastique ; il n’est pas moins vrai que si une pauvre vieille personne telle que moi venait vous emprunter ainsi quelques louis, faudrait voir comme vous la recevriez !

— Parbleu ! je ne la recevrais pas… Mais c’est assez ; mère Bourachon, allez à vos affaires et laissez-moi aux miennes, car aussi bien je crois avoir entendu tinter la son nette de la petite porte.

— On y va, monsieur, on y va, répliqua la vieille ; c’est sans doute la dame que vous attendez.

Elle partit en toussant. Arrivée à la porte dont la garde lui était confiée, elle s’assura d’abord par un étroit guichet que la personne qui se présentait éiait une femme seule ; puis elle fit tourner la clef dans la serrure, et, tenant la porte entr’ouverte avec défiance, elle examina de nouveau à qui elle avait affaire.

Mais sa curiosité fut déçue ; la nuit était sombre et la ruelle était faiblement éclairée par un réverbère éloigné. D’ailleurs, l’inconnue avait pris la précaution de poser sur sa tête un de ces foulards dont se coiffent habituellement les Bordelaises, et elle le maintenait sous son menton avec la main, pour cacher son visage. À la question de la Bourachon, elle nomma le maître du logis, puis elle prononça quelques mots mystérieux connus seulement des initiés.

— Fort bien ; vous pouvez entrer… Faut-il vous conduire ?

— C’est inutile.

Et l’inconnue s’élança dans le jardin ; avant que la vieille concierge eût refermé la porte, elle avait déjà disparu.

En dépit de l’obscurité, elle parcourut les allées d’un pas léger, et atteignit bientôt le pavillon, dont les fenêtres laissaient filtrer quelques rayons lumineux. Ayant doucement gratté à la porte, elle entra conme une bouffée d’air frais et parfumé, dans la pièce où se trouvait Colman, entouré d’un nuage de tabac. Alors, elle enleva prestement le foulard dont elle s’enveloppait, et se montra sous le costume d’une svelte et pimpante grisette : c’était Fanny.

Colman, en la reconnaissant, triompha de son flegme germanique ; il mit sa pipe de côté, se leva lestement, et, s’avança vers la visiteuse avec toutes les apparences de la joie.

— Charmante ! lui dit-il, je suis ravi de vous voir… Mais qu’est devenu le vicomte ?

— L’ignorez-vous, monsieur Colman ? demanda Fanny. Je croyais que vous pourriez m’en donner des nouvelles… Cransac ne saurait sans inconvénient se montrer à Bordeaux… et moi-même j’ai cru prudent de me déguiser…

— Ce costume vous va divinement, dit le banquier en la faisant asseoir à son côté ; mais, bon Dieu ! que pouvez vous craindre ?

— Ah cà ! monsieur Colman, vous n’avez donc pas la moindre idée de ce qui se passe ? Vous ignorez jusqu’aux dangers que vous courez vous-même ?

— Des dangers, moi ? contez-nous ça, ma toute belle ; cela promet d’être divertissant.

— Ainsi vous ne savez rien… absolument rien ?

— Eh ! eh ! j’ai pu avoir eu vent de quelque chose… Mais contez toujours, ma charmante ; on a plaisir à vous entendre.

Alors Fanny lui exposa les événements de Puy-Néré ; elle parla de l’arrestation de Brandin, de la soustraction du livre des signaux, de la dépêche expédiée à Bordeaux pour ordonner l’arrestation de Cransac « et de ses complices ; » puis de l’abandon où l’avait laissée le vicomte ; et enfin de sa rencontre avec Raymond Fleuriot. Toutefois, elle se garda bien de mentionner les renseignements qu’elle avait donnés à Fleuriot sur Colman lui-même, dans un premier mouvement de terreur et de colère. Fanny, avec son ésprit mobile, subissait d’ordinaire l’impression du moment, et quoique en définitive les instincts artificieux finissent toujours par l’emporter, elle ne savait souvent pas retenir des aveux qu’elle avait à regretter plus tard. Elle ne fit donc aucune allusion à ses indiscrétions envers l’employé du télégraphe, bien que ces indiscrétions constituassent peut-être le risque le plus sérieux pour le banquier.

— Je suis arrivée ici hier, poursuivit-elle, et, après avoir laissé la voiture dans une auberge, je suis allée’me loger dans une autre, où l’on me prend pour la femme d’un capitaine au long cours dont le navire est attendu. Je me suis empressée de vous écrire, afin de vous demander une entrevue, pour ce soir, car je n’osais venir en plein jour, et je suis heureuse de pouvoir vous mettre en garde contre toutes les éventualités.

Le gros Hambourgeois l’avait écoutée en se dandinant, le sourire sur les lèvres, et il paraissait beaucoup plus occupé de la narratrice que de la narration même.

— Merci, ma belle, reprit-il d’un ton galant ; mais n’ayez aucun souci en ce qui me regarde ; j’ai prévu ce qui arrive, et je n’ai négligé aucune précaution. Le bon papa Colman ne se laisse pas ainsi rouler… Ah çà, vous avez donc réussi à vous emparer du livre des signaux ?

— Et tout l’honneur de cette conquête doit vous revenir, monsieur Colman : vos mesures étaient si admirablement prises ! Nous ne pouvions pas ne pas réussir, quoique Cransac ait commis fautes sur fautes. Mais, àà propos de Cransac, n’avez-vous pas reçu de ses nouvelles ? Il est sûrement dans la ville.

— Il ne m’a pas encore donné signe de vie ; et, si les choses sont comme vous le dites, je doute qu’il ose venir à Bordeaux.

— Oh ! il viendra certainement. Peut-être a-t-il l’intention de passer à l’étranger ; mais il ne quittera pas la France sans vous faire payer les frais du voyage.. Oubliez-vous que vous lui avez promis une somme considérable pour prix de ce livre des signaux télégraphiques ?

— C’est vrai. Eh bien, Fanny, ce livre pourra-t-il rendre autant de services qu’on le suppose ?

— J’en ai vu faire deux fois l’expérience ; une par Fleuriot, l’autre par le vicomte lui-même, et ils ont déchiffré les dépêches sans hésitation.

— À merveille, reprit le banquier, qui ne put conte nir sa joie. Au moyen de ce livre précieux, je n’aurai plus besoin de personne pour mes grandes opérations financières ; j’agirai seul, et…

— Il s’arrêta en voyant Fanny le regarder fixement. Avec vous, je pense tout haut, charmante, ajouta-t-il, et je n’aurai pas lieu de m’en repentir, je le sais.

— Vous pouvez en effet avoir confiance en moi, monsieur Colman : mais je vous conseille en amie de ne pas autant laisser voir au vicomte le prix que vous attachez à ce manuscrit ; on n’est déjà que trop disposé à vous rançonner.

— J’ai promis de le payer deux cent mille francs. Il vaut bien davantage pour vous, et Cransac ne l’ignore pas. Attendez-vous donc à voir croître ses exigences en raison du désir que vous témoignerez de posséder ce livre… Mais ce qu’il y a de plus indigne, monsieur Colman, c’est que le vicomte s’était engagé formellement à partager avec moi le produit de cette affaire, c’était justice, car sans moi il n’aurait pu la mener à bien. Or, il va manquer à sa parole, et je vous saurai gré, monsieur Colman, ajouta Fanny d’un air câlin, de trouver quelque moyen pour l’obliger à la tenir.

— Le gros banquier partit d’un éclat de rire. Eh ! eh ! ma toute belle, reprit-il, je commence à voir d’où souffle le vent… Ce n’est pas seulement pour m’avertir d’un danger que vous êtes venue ce soir ; vous avez encore à mettre opposition sur la somme assez ronde que pourra réclamer le vicomte… Eh bien, ma chère, ajouta-t-il en minaudant, j’ai toujours eu du penchant pour vous, malgré vos airs évaporés, et puis je ne serais pas fâché de donner une leçon à cet orgueilleux Cransac, qui semble ne voir en moi qu’un gros cruchon de bière allemande… Que diriez-vous si je combinais les choses de ma nière à ne payer qu’à vous la somme promise ?

— Oh ! ce serait un trait de génie ! Mais l’œuvre présentera bien des difficultés, car le vicomte est défiant.

— Oui ; mais, dans sa situation, il ne peut guère élever la voix, et, en s’y prenant avec adresse… Eh bien ! je songerai à cela.

Fanny, transportée d’aise, remerciait avec chaleur, quand on frappa doucement. Le banquier cria « Entrez, » d’un ton d’impatience, et la porte s’entr’ouvrant laissa voir la figure rechignée de la portière.

— Que diable veux-tu, madame Bourachon ? s’écria Colman, je t’avais expressément défendu…

— Mille excuses, monsieur notre maître, répliqua la vieille avec confusion, mais il y a un monsieur qui veut absolument vous parler « pour affaire de la plus haute importance, comme il dit. Je le connais, car je l’ai vu ici plus d’une fois ; mais je ne sais pas son nom, et, quand je le lui ai demandé, il m’a répondu qu’il s’appelait… attendez donc… un drôle de nom tout de même… oui, il s’appelle « le châtelain de Puy-Néré. »

— C’est lui ! s’écria Fanny en tressaillant ; j’étais sûre qu’il viendrait.

— Eh bien ! mère Bourachon, reprit Colman, quelle tournure a cet homme ?

— Il est habillé comme un marin ; il était bien mieux vêtu autrefois.

— L’as-tu fait entrer ?

— Oui, car il se disait très-pressé ; mais il est resté dans la loge, sous la garde de mon époux.

« L’époux » en question était un vieux coquin fort brutal et toujours ivre.

— As-tu remarqué qu’il portât un léger paquet ?

— Je ne sais trop ; cependant il me semble qu’il cachait quelque chose sous son caban.

Colman regarda la jeune femme.

— Le livre ! dit-il à voix basse.

— Ou des armes, répliqua Fanny.

Il y eut un moment de silence.

— Que ferons-nous ? ma chère, demanda enfin Colman à la Parisienne ; faut-il le recevoir ?

— Pourquoi non ? et si vous le permettez, j’assisterai à cette entrevue. Il ne s’attend pas à me rencontrer ; je veux l’écraser de reproches, jouir de son humiliation…

— Et aussi vous assurer que je ne fléchirai pas sur certain chapitre, n’est-ce pas, ma charmante ? Restez donc, puisque c’est votre fantaisie. Mère Bourachon, amène-moi ce monsieur.

Comme la vieille allait sortir, on entendit une sourde rumeur dans les jardins, puis des pas précipités ; enfin, la porte s’ouvrant tout à coup, un jeune homme, tête nue, les traits bouleversés, s’élança dans le pavillon. Colman reconnut un des employés de sa maison de banque.

— Monsieur Gervais, s’écria-t-il avec colère, osez-vous venir me relancer ainsi ? On sait pourtant…

— Excusez-moi, monsieur, répliqua l’employé, mais ce qui se passe explique ma hardiesse. Vos bureaux sont envahis par la justice ; on a saisi tous les papiers et tous les registres ; la maison est cernée par des agents de police et des gendarmes. On vous cherche vous-même et je me suis échappé pour vous donner avis…

Colman pâlit en apprenant ces nouvelles. Cependant il conserva son sang-froid et sembla réfléchir. Comme il tardait à répondre, la vieille Bourachon s’écria :

— La justice ! les gendarmes !… Sainte Vierge, nous sommes perdus !

— Et moi, et moi ! que vais-je devenir, dit Fanny ter rifiée.

Mais déjà Colman avait jugé la situation et compris ce qu’il y avait à faire.

Allons ! du calme, reprit-il résolûment ; ils peuvent fouiller mes registres et mes papiers, je m’en inquiète peu.

— L’important, Fanny, est qu’on ne vous trouve pas ici, car votre présence fortifierait certains soupçons… Mais surtout il faut que Bourachon fasse sortir l’individu qui est dans sa loge. Qu’il se sauve bien vite ! Si on le rencontrait chez moi… et avec ce maudit livre… Partez donc, Fanny, partez à l’instant, poursuivit-il avec vivacité ; on va vous conduire à la porte du jardin…

— La porte du jardin est gardée comme les autres, dit l’employé, et personne, à ce qu’il paraît, ne peut sortir de la maison sans un ordre spécial. D’ailleurs, ajouta-t-il avec effroi, il est trop tard, vous le voyez !

En effet, ‬des lumières brillaient au dehors et des pas nombreux se rapprochaient du pavillon. Bientôt un personnage, vêtu de noir, qui avait l’apparence d’un magistrat, entra suivi d’une escouade de gens de police.

— Monsieur, dit-il à l’employé d’un ton sévère, pourquoi avez-vous quitté la pièce où vous étiez consigné ? Le pauvre Gervais balbutia quelques excuses, Colman, affectant un air de dignité, s’empressa d’intervenir.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda-t-il, et que signifie tout ce bruit dans une maison paisible et honorable ? Aurait on l’ordre de m’arrêter ?

Le magistrat salua d’un air froid.

— J’espère, monsieur, répliqua-t-il, n’avoir pas besoin d’en venir à cette extrémité. Il ne s’agit pour le moment que d’un mandat de perquisition, et l’on procède déjà à son exécution, tant dans vos bureaux que dans votre appartement particulier. Jusqu’à la fin de ces recherches, toutes les personnes présentes doivent rester sous la surveillance des agents qui m’accompagnent.

— Il suffit, monsieur, répliqua Colman ; votre autorité ne sera pas méconnue chez moi, car je suis plein de respect pour la justice… Seulement, ajouta-t-il en s’approchant du magistrat d’un air confidentiel et en clignant des yeux, vous êtes trop homme du monde pour ne pas comprendre certaines délicatesses… Je vous prie donc de vouloir bien autoriser la sortie de cette jeune femme, que le hasard a conduite ce soir à mon hôtel.

En même temps il désignait Fanny, qui se tenait dans l’ombre et qui s’était empressée de rejeter son foulard sur sa tête. Le magistrat fit un geste de mépris.

— Comme cette dame, dit-il, me paraît en effet étrangère ici, et comme elle n’a évidemment aucun rapport avec la mission que je viens remplir, elle est libre de se retirer… Je pousserai la condescendance jusqu’à ne pas lui demander son nom.

Il enjoignit à un agent de conduire la jeune femme jusqu’à la rue.

Colman, radieux, se croyait débarrassé déjà d’un de ses plus graves sujets de préoccupation. Fanny s’inclina en silence devant le magistrat, et se disposait à sortir, quand l’homme de police qu’on lui avait donné pour guide se mit à la regarder avec attention et s’écria tout à coup :

— Avec votre permission, monsieur le juge, ne nous pressons pas tant.

Il enleva lestement le foulard avec lequel Fanny cherchait à cacher ses traits.

— Je ne me trompe pas, poursuivit-il ; j’ai vu souvent cette dame quand elle se promenait dans sa belle voiture sur le cours de Tourny, et je la reconnais fort bien, malgré son nouvel habillement. C’est Fanny Grangeret, l’amie du vicomte de Cransac.

L’orgueil offensé l’emporta d’abord chez Fanny sur tout autre sentiment.

— Monsieur le juge, dit-elle, ne sauriez-vous réprimer l’insolence de vos gens ? Est-ce ainsi que l’on traite une femme… qui ignore absolument de quel crime elle peut être coupable ?

— Certains devoirs sont incompatibles avec une exquise politesse… Mais, madame, si l’on a dit vrai, si vous êtes en effet la personne que l’on vient de nommer…

— Et quand cela serait ?

— Vous l’avouez donc ? En ce cas, je ne saurais vous permettre de sortir sans vous avoir interrogée sur des événements qui doivent être à votre connaissance.

Et il fit signe à un de ses hommes de veiller sur elle. Fanny comprit qu’elle était bien et dûment arrêtée. Son assurance fléchit aussitôt ; elle se laissa tomber sur le divan, et s’écria en fondant en larmes :

— Mon Dieu ! que me veut-on ? Si c’est à cause deM. de Cransac qu’on me persécute, j’ai rompu avec lui, je ne le connais plus, je ne suis solidaire d’aucun de ses actes.

Colman à son tour parla bas au juge ; il s’efforça de prouver que la jeune femme, qui se trouvait chez lui par hasard, ne pouvait être impliquée en rien dans ses affaires. Le magistrat écoutait d’un air distrait et ne paraissait nullement disposé à révoquer son ordre. Cependant Colman ne désespérait pas de le convaincre, pourvu qu’une circonstance nouvelle ne vint pas compliquer la situation.

Il s’inquiétait surtout de Cransac, qui devait être dans la loge du portier au moment de la descente de justice. Si le vicomte avait fui sans être reconnu, peut-être pourrait-on encore donner aux événements un tour favorable ; mais s’il était surpris dans la maison nanti du livre des signaux, les plus fâcheuses complications étaient à craindre.

Une circonstance rassurait Colman. On avait laissé sortir la vieille Bourachon, qu’il semblait inutile de surveiller. Certainement cette femme, dont le maître du logis connais sait la finesse, avait dû prévenir Cransac de ce qui se passait et lui fournir les moyens de quitter la maison, malgré l’active surveillance exercée par la force publique.

Il n’en était pourtant pas ainsi. Bientôt une nouvelle rumeur s’éleva dans le jardin. On s’appelait à voix haute, on courait dans les allées ; des lumières s’agitaient çà et là. Le magistrat cessa d’écouter Colman et commanda tout bas à un de ses agents d’aller voir de quoi il s’agissait. L’agent revint au bout d’un moment.

— Monsieur, dit-il, un individu que nul ne connait, et qui ne semble pas appartenir à la maison, a refusé de s’arrêter quand on lui en a intimé l’ordre et a pris la fuite. Mais pos hommes lui donnent la chasse, et, comme toutes les issues sont gardées, ils ne peuvent manquer de l’atteindre.

Si le magistrat s’était tourné vers Colman et Fanny, il les eût vus pâlir sensiblement.

— Qu’on m’amène cet individu aussitôt qu’on l’aura pris ! dit-il.

Un seul des gens de police resta dans le pavillon, tandis que les autres allaient prêter main-forte à leurs camarades. Comme Fanny et Colman se taisaient, le magistrat demanda au banquier :

— Connaissez-vous la personne qui redoute si fort d’être mise en présence de la justice ?

— Comment le saurais-je ? répliqua Colman, dont le ton bourru dissimulait mal l’anxiété.

Une chasse vive et acharnée se continuait au dehors. Des gendarmes et des hommes de police poursuivaient l’inconnu, qui les évitait avec agilité. La nuit était sombre, et les flambeaux que l’on portait s’éteignaient dans la rapidité de la course. Les allées tournantes, les massifs de feuillage, qui formaient une sorte de labyrinthe, rendaient la fuite facile à quelqu’un qui en connaissait les détours. Cependant toute retraite paraissait impossible ; il y avait des factionnaires à toutes les portes, et les murs, hauts de vingt pieds, se trouvaient dans le meilleur état. Le fuyard ne pouvait donc échapper, et sa prise, pour être retardée, n’en était pas moins inévitable.

Bientôt la poursuite se concentra dans la partie la plus fourrée du jardin. Là, de grands arbres dominaient non-seulement les murs de clôture, mais encore les toits de l’hôtel, et étaient pendant le jour l’asile bruyant des moineaux du voisinage. L’inconnu, resserré dans un cercle de plus en plus étroit, venait de disparaître au milieu de cette espèce de bocage, et l’on entendait les voix de ceux qui le traquaient.

— Attention ! cria l’un d’eux, il grimpe sur le grand pin… Il s’agit de le déloger… Voyons, qui sait grimper aux arbres ?

Plusieurs personnes répondirent à cet appel, et pendant quelques minutes, tout redevint calme. Enfin, la voix que l’on avait entendue déjà, celle d’un chef sans doute, s’écria d’un ton alarmé :

— Prenez garde ! le voilà sur la crête du mur… Malheureux ! ajouta-t-on avec force, ne sautez pas !… vous allez vous tuer… Descendez plutôt, descendez ; on ne vous fera aucun mal, on veut seulement savoir qui vous êtes.

Mais sans doute l’inconnu ne tint aucun compte de cette invitation, car presque aussitôt des cris nombreux firent comprendre qu’il avait risqué le saut de la muraille.

— Il doit s’être brisé bras et jambes, reprit le chef. De sourdes clameurs, un bruit de pas précipités, s’élevèrent encore dans la ruelle voisine ; mais il ne sembla pas que la sinistre prévision se soit réalisé. Au bout d’un quart d’heure, pendant lequel Colman et Fanny avaient peu à peu repris courage, le chef des agents rentra, morne et l’oreille basse.

Il nous a échappé, monsieur, dit-il au juge ; il a eu la chance de franchir le mur sans se blesser, et c’est un vrai miracle. On l’a poursuivi dans la rue ; mais c’est un homme jeune et leste, à ce qu’il paraît, et on a perdu ses traces.

Le magistrat ne put retenir un geste de désappointement.

— Voyons, monsieur Colman, reprit-il, n’avez-vous aucune indication à me fournir sur cet individu suspect ?

— Comment puis-je deviner qui est cet alerte gaillard ? répliqua le banquier ; il y a tant de monde dans mamaison ! Ah çà ! monsieur, je pense qu’à présent je suis libre d’aller à mes affaires ?

Le magistrat se concerta avec plusieurs autres personnes qui venaient d’entrer.

— J’ai le regret, monsieur, dit-il d’un ton grave, de vous annoncer que, Fanny Grangeret et vous, vous allez me suivre.

— En prison ? s’écria Colman.

— En prison ! répéta Fanny en chancelant.

Sur un signe du magistrat, les gens de police se saisirent du banquier et de la jeune femme.