XV

Désappointement.


Durant le trajet de Puy-Néré à Barbezieux, Cransac s’était montré sombre et inquiet. Il n’adressait pas la parole à Fanny et se penchait fréquemment à la portière, soit pour s’assurer qu’on ne les poursuivait pas, soit pour ordonner à John de presser l’attelage. En arrivant à la ville, il se fit conduire à la poste, et, après avoir congédié le domestique, il demanda des chevaux afin de repartir sur-le-champ.

Ce fut seulement quand on roula sur la grand’route et quand on eut laissé derrière soi les dernières maisons de Barbezieux, qu’il parut tranquille. Toutefois il ne devint pas plus communicatif avec sa compagne, qui, nonchalamment appuyée dans l’angle de la voiture, l’observait à la dérobée. Elle finit par se lasser de ce mutisme opiniâtre, et, se re dressant tout à coup, elle demanda d’un ton dédaigneux :

— Vous plairait-il, Hector, de me faire savoir où vous me conduisez ainsi ?

— Parbleu ! ma chère, je vous conduis où je vais… à Paris, je crois ; n’est-ce pas là que nous sommes convenus d’aller ?

— À Paris ? Mais, vicomte, est-il bien prudent de nous y rendre… dans les circonstances actuelles ?

— Serait-il plus prudent de nous rendre à Bordeaux ? Vous oubliez donc la charmante dépêche expédiée ce matin par le télégraphe ? Réellement, Fanny, si vous et moi, qui sommes si connus à Bordeaux, nous y faisions ce soir notre entrée ensemble dans cet équipage, nous risquerions fort de passer la nuit prochaine autre part qu’à l’auberge !

Cette allusion causa un frisson à Fanny. Voyant son trouble, Cransac ajouta :

— Vous avez voulu me suivre ; ne vous plaignez pas ; vous êtes un danger pour moi comme je suis un danger pour vous ; car nous allons être signalés partout où nous irons et la présence de l’un trahira celle de l’autre.

— Cependant, Hector, n’auriez-vous pas le plus haut in térêt à voir promptement Colman ?

— Qui sait si Colman, à cause de ses relations avec moi, n’est pas lui-même compromis ?

— Fiez-vous à lui pour tirer adroitement son épingle du jeu… c’est un habile homme que ce Hambourgeois…. Mais voyons, Hector, poursuivit Fanny d’un ton insinuant, ne nous brouillons pas et faisons trêve aux enfantillages. Si, comme vous le dites et comme je le crois, il y avait danger pour vous à Bordeaux, ce danger, j’en ai la certitude, ne saurait exister pour moi seule. Alors, pourquoi ne me confieriez-vous pas ce livre des signaux qui est maintenant notre seul espoir de fortune ? J’irais trouver Colman, je conclurais le marché avec lui, aussi habilement pour le moins que vous pourriez faire vous-même, puis nous parta : gerions le produit de l’ouvre commune… Réfléchissez, Hector, ajouta-t-elle avec une bonhomie tout à fait sédui sante, ne serait-ce par l’arrangement le plus sage ?

Cransac la regarda avec une fixité qui la fit rougir ; puis il partit d’un éclat de rire en disant d’un ton moqueur :

— Charmante ! oh ! charmante, en vérité !

Il y eut un nouveau silence. Fanny était fort irritée ; son joli front se crispait, elle serrait convulsivement ses petites dents blanches. Elle s’était rejetée dans le coin de la voiture et ne tournait plus les yeux vers son compagnon. Celui-ci paraissait s’inquiéter fort peu de cette mauvaise humeur, et bientôt, comme l’on montait une pente escarpée, il mit pied à terre sous prétexte de fumer un cigare.

Tout en marchant à côté du postillon, il eut avec cet homme une conversation assez longue. Fanny, qui était restée dans la voiture, eût bien voulu entendre ce qu’ils disaient, mais le piétinement des chevaux et le grincement des roues ne laissaient parvenir jusqu’à elle aucune parole significative. Enfin on atteignit le sommet de la pente et Cransac rentra dans la berline qui reprit aussitôt le galop,

— Fanny, dit-il à la belle boudeuse, je dois tout prévoir, et, comme je ne voudrais pas vous laisser dans l’embarras si certaines éventualités venaient à se présenter, permettez-moi une question : Avez-vous assez d’argent pour suffire à vos besoins dans le cas où nous serions séparés tout à coup ?

— Je… je ne sais trop, monsieur, répliqua-t-elle avec étonnement ; mais pourquoi cette question ?

— Parce que je serais désolé, Fanny, d’avoir de mauvais prócédés envers vous, et que certains cas, faciles à deviner, ne doivent pas nous surprendre. Il importe donc que vous ayez, indépendamment de moi, des ressources suffisantes pour faire face à toutes les nécessités… Prenez ceci, ma chère, ne fût-ce qu’à titre de précaution.

Il tira de son portefeuille plusieurs de ces billets de banque qui lui coûtaient si peu et les remit à Fanny, qui s’empressa de les cacher ; puis, comme les femmes de son caractère ne sont jamais insensibles à de pareils présents, elle reprit d’un ton considérablement radouci :

— Merci, Hector ; c’est en effet une excellente précaution… mais à présent, ne me direz-vous pas quel parti vous comptez prendre ?

— Eh bien ! ma chère, le danger est égal pour nous à Paris et à Bordeaux en ce moment ; le plus prudent serait donc de n’aller ni à l’une ni à l’autre de ces villes… Je viens de me renseigner auprès du postillon, et j’ai conçu un plan pour faire perdre nos traces à ceux qui seraient tentés de nous poursuivre.

Et quel est ce plan, vicomte ?

— Vous le verrez à l’exécution, car aussi bien des événements fortuits peuvent m’obliger de le modifier.

Nous savons quel était ce projet ; il s’agissait de quitter la grand’route et de s’enfoncer dans l’intérieur du pays pour y chercher quelque retraite paisible et sûre ; du moins c’était ce qui semblait ressortir de la conduite du vicomte, car nous verrons bientôt qu’il nourrissait une arrière-pensée. Quoi qu’il en fût, une sorte de bon accord, à défaut d’intimité, s’était établi entre Cransac et Fanny, et si chacun d’eux se tenait sur la réserve avec l’autre, ils n’en conservaient pas moins les dehors d’une confiance réciproque.

Ils atteignirent ainsi le village de Saint-Rémy, le point le plus éloigné où la poste pût conduire, hors de la ligne régulière des relais. Le postillon, les ayant déposés à l’auberge de la Croix-Rouge, au profond désappointement de l’hôte de la Croix-Blanche, avait refusé d’aller plus loin, malgré les offres les plus brillantes, et s’était empressé de repartir. De son côté, Cransac, ne voulant pas s’arrêter dans un village si peu éloigné de la route royale, essaya de se procurer sur-le-champ des chevaux chez les cultivateurs. Mais, comme nous l’avons dit, il avait trouvé là des difficultés insurmontables. Vainement courut-il de maison en maison, de ferme en ferme ; nul ne consentit à lui fournir immédiatement ce qu’il demandait.

Il était assez tard quand le vicomte revint à la Croix Rouge, où l’attendait Fanny.

— Impossible de repartir aujourd’hui, dit-il ; demain matin seulement on nous amènera quelques rosses poussives pour lesquelles on m’a demandé un prix exorbitant, et qui, je l’espère, nous conduiront jusqu’à Cognac.

— Voilà un contre-temps très-fâcheux, et ne craignez vous pas, Hector, qu’il ne nous expose à quelque désagrément ?

— Bah ! on n’a pu s’apercevoir encore de ce qui s’est passé à la tour Verte, et s’en fût-on aperçu, ce pauvre diable sans le sou ne pourrait nous atteindre de si tôt avec son pied boiteux.

— La justice aussi a le pied boiteux, Hector ; cependant on dit qu’elle finit toujours par arriver.

Le vicomte partit d’un éclat de rire.

— Sur ma parole ! Fanny, vous devenez « littéraire » en diable… Mais boiteux et boiteuse ne peuvent nous serrer de si près. Arrangez-vous le mieux possible d’une situation ennuyeuse.

— Ah çà, Hector, j’imagine que nous partirons demain matin de très-bonne heure ?

— Hum ! je ne sais trop ; les gens de ce pays paraissent peu dégourdis. Il ne faut pas compter sur leur activité, et vous aurez, je crois, tout le temps de vous délasser de vos fatigues. Je vous ferai avertir quand le moment viendra.

Pendant le reste de la journée, Hector entra et sortit à diverses reprises. Toutefois, le soir à souper, il se montra poli et prévenant avec sa compagne. Après le repas, il prit congé d’elle d’une manière presque affectueuse, et ils se retirèrent chacun dans sa chambre, fort satisfaits l’un de l’autre en apparence.

Ainsi, tandis que Raymond Fleuriot, en arrivant à Saint-Rémy, se désolait de l’inutilité de ses fatigantes poursuites et se laissait accaparer par un aubergiste madré, ceux qu’il cherchait avec tant d’ardeur se trouvaient à moins de cent pas de lui et presque à portée de sa voix.

Cependant Fanny n’était pas tout à fait tranquille. Elle avait remarqué dans le ton et les manières du vicomte à son égard quelque chose d’insolite qui excitait sa défiance. Elle éteignit sa lumière ; mais, au lieu de se coucher, elle se mit, comme à l’ordinaire, en observation. Il y eut encore quelques allées et venues dans l’intérieur de la maison ;

mais bientôt la grande porte de la Croix-Rouge fut verrouillée, comme si elle ne devait plus s’ouvrir de la nuit, les lumières disparurent une à une, et le calme le plus profond régna dans l’auberge. Alors seulement Fanny rassurée se décida à gagner son lit, et, en dépit de certaines inquiétudes qu’elle ne pouvait encore surmonter, elle ne tarda pas à s’endormir.

Elle ne s’éveilla que le lendemain, et quoiqu’il fît à peine jour, elle s’étonna qu’on ne l’eût pas avertie de se préparer au départ. Elle s’habilla prestement, sans le secours de personne ; puis, ne comprenant rien au silence et à l’immobilité qui régnaient dans l’auberge, elle sonna pour avoir des nouvelles.

Un temps assez long se passa avant que son appel parût avoir été entendu. Enfin la maîtresse de la maison elle même, femme aux manières polies jusqu’à l’exagération, accourut en robe du matin.

— Quoi ! madame est déjà levée ? dit-elle en faisant une belle révérence ; j’espère pourtant que madame a passé une bonne nuit… que désire madame ?

— Prévenez M. de Cransac que je suis prête à partir.

Une profonde stupéfaction se peignit sur les traits de l’hôtesse.

— Madame dit… Je n’ai pas compris madame sans doute ?

— Je dis qu’il est temps d’atteler… Les chevaux ne sont ils pas arrivés ?

— Certainement il est arrivé des chevaux de selle, mais ceux de la voiture n’ont pas paru encore.

— Enfin, prévenez monsieur ; il est levé aussi sans au cun doute ?

— Mais madame…

— Ah çà, reprit Fanny avec impatience, il semble que je vous demande une énormité !

— Madame ignore donc… je croyais… Il y a plus d’une demi-heure que le « monsieur » est parti à cheval avec le garçon du père Gachet.

— Parti ! s’écrią Fanny en pâlissant ; oh ! le lâche… le misérable !

Elle était tombée sur un siége et resta un moment accablée sans s’inquiéter de l’hôtesse qui la regardait en si lence.

Enfin elle se redressa et frappa du pied avec violence.

— Ah ! il croit se débarrasser ainsi de moi ! s’écria-t-elle ; je le poursuivrai, s’il le faut, jusqu’au fond de l’enfer !… Madame, procurez-moi des chevaux à l’instant… si l’on ne veut pas me les louer, je les achète… je les payerai ce que l’on voudra, mais je veux partir sans retard.

Elle pleurait, rugissait, trépignait comme un enfant en colère. L’hôtesse consternée disait en levant les yeux au ciel :

— Mon Dieu ! qui eût pu s’imaginer pareille chose ? Le monsieur parlait de son départ d’une manière si tranquille… Il nous a recommandé d’avoir grand soin de vous, et il a soldé toute la dépense. D’après ses ordres, des chevaux pour la voiture arriveront à huit heures et vous conduiront où vous voudrez aller… Comment supposer que tout cela n’était pas arrêté d’avance entre vous ? Et tenez, j’oubliais… Voici un papier qu’il m’a chargée hier au soir de vous remettre à votre réveil.

Elle tira de sa poche une lettre sans adresse, que Fanny s’empressa d’ouvrir, et qui contenait seulement ces quel ques lignes :

« Le parti que je prends ne manquera pas d’abord d’exciter votre colère ; mais, à la réflexion, vous reconnaitrez certainement combien il est sage. Seule, vous ne courez aucun danger ; en ma compagnie vous seriez exposée à des inconvénients de toute sorte. D’autre part, votre présence m’enlevait la liberté de mes allures dans un moment où j’ai besoin de tant d’activité et de tant d’adresse pour me soustraire à mes ennemis. Vous comprendrez tout cela, j’en suis sûr, et quand nous nous reverrons, ce qui ne saurait tarder, je l’espère, vous ne témoignerez aucune rancune à H. C. »

Fanny relut deux fois ce billet ; puis elle s’écria avec un redoublement de colère :

— Il ne me dit pas où il compte se rendre… Le savez vous, madame ?

— Le voyageur ne s’est pas expliqué à ce sujet. Mais vous savez du moins où conduit la route qu’il a prise ?

— Ce chemin va d’abord à Jonzac, puis à Blaye, d’où l’on peut gagner Bordeaux par les bateaux de la Gironde.

— Bordeaux ! répéta Fanny avec agitation ; oui, oui, ce doit être cela. Nous ne pouvions, en effet, nous y rendre ensemble, car nous eussions été bien vite reconnus ; mais un trop grand intérêt l’appelle dans cette ville pour qu’il n’essaye pas d’y pénétrer seul et secrètement… Eh bien ! monsieur le vicomte, j’y serai aussitôt que vous !

L’hôtesse ne comprenait pas grand’chose à ces phrases entrecoupées ; d’ailleurs elle écoutait un bruit de voix qui s’élevait de l’étage inférieur. On parlait sur le ton de la colère et de la menace. Enfin, plusieurs personnes montèrent rapidement l’escalier, et comme la porte de la chambre de Fanny était entr’ouverte, un homme entra brusquement, sans s’inquiéter des protestations de la servante qui le sui vait tout effarée. On a deviné Raymond Fleuriot.

L’employé du télégraphe, après avoir reconnu sous le hangar la berline du vicomte, avait pénétré dans l’auberge, et une fille de service s’étant trouvée sur son chemin, il lui avait commandé impérieusement de le conduire aux maîtres de cette voiture. Comme la servante intimidée hésitait à obéir, il s’était mis en devoir de visiter lui-même la maison et avait gagné le premier étage réservé au logement des voyageurs. Il était arrivé ainsi à la pièce où se tenaient Fanny et la maîtresse d’hôtel.

Il avait le teint pâle, l’œil enflammé, une attitude sombre et menaçante. D’une main il tenait sa canne, de l’autre un pistolet.

L’hôtesse et Fanny poussèrent des cris d’effroi. Mais Fleuriot ne parut pas s’en inquiéter ; promenant autour de lui un regard rapide, il demanda froidement :

— Où est M. de Cransac ?

On ne répondit pas d’abord.

— C’est seulement à M. de Cransac que je désire avoir affaire… Où est-il ?

Et le regard ardent de Raymond se fixait sur Fanny qui tremblait de tous ses membres.

— Parti ! balbutia-t-elle enfin en se laissant tomber sur un siége ; il m’a abandonnée.

— Vous voulez me tromper encore ; mais la chose ne sera plus aussi facile !… Je veux voir sur=le-champ M. de Cransac.

Fanny ne put que répéter ce qu’elle avait dit déjà. Elle invoqua le témoignage de l’hôtesse et de la servante, qui attestèrent le départ du vicomte et donnèrent sur ce fait une foule de détails, dont il était difficile de révoquer en doute la sincérité. Raymond avait d’autant plus sujet de les croire qu’il était sûr maintenant d’avoir entendu la voix de son ennemi peu d’instants auparavant. Il demeura pensif ; puis, s’adressant à l’hôtesse et à la fille d’auberge, il reprit d’un ton ferme :

— Sortez… J’ai à causer avec madame.

Elles se tournèrent vers la voyageuse.

— Non, non, restez ! balbutia Fanny, il serait capable… — Sortirez-vous ? répéta Fleuriot.

Les deux femmes terrifiées s’enfuirent. Raymond referma la porte et en tira le verrou ; puis il revint vers Fanny, qui essaya de se soulever et dit en joignant les mains :

— Raymond… Monsieur Fleuriol, ne me tuez pas ! Qui parle de vous tuer, madame ? répliqua Fleuriot avec un profond dédain ; cette arme vous fait peur, ajouta-t-il en remettant son pistolet dans sa poche ; ce n’était pas contre vous que je comptais l’employer, et elle ne me sera pas nécessaire pour tirer de vous une terrible vengeance si vous ne répondez pas sincèrement à la question que je vous adresse : Où est mon livre des signaux ?

— Si artificieuse et hautaine que fût Fanny d’ordinaire, elle éprouvait en ce moment une terreur folle qui paralysait ses facultés et ne lui laissait même pas assez de présence d’esprit pour improviser un mensonge. Elle répliqua donc d’une voix éteinte :

— Votre livre !… M. de Cransac l’a emporté avec lui.

— Cela est-il bien vrai ? Je vous connais maintenant, mademoiselle Fanny Grangeret, et je sais combien peu un honnête homme doit se fier à vos paroles,

Fanny, en entendant son nom prononcé avec un indicible mépris, sentit redoubler sa confusion et ses alarmes.

— Je dis la vérité, murmura-t-elle avec effort ; et vous pouvez vous assurer par vous-même…

— Tout à l’heure… En attendant, vous allez répondre à une autre question : Dans quel but, vous et votre abominable complice, m’avez-vous volé mon livre des signaux ?

— Volé… le mot est bien dur, monsieur ; et en ce qui me regarde…

— Pardonnez-moi, ma belle Parisienne ; je suis un grossier campagnard, et j’appelle les choses par leur nom.

— Vous êtes injuste envers moi, monsieur Fleuriot, reprit Fanny, en versant, ressource suprême, d’abondantes larmes ; oui, injuste et ingrat, car si j’ai pu céder aux suggestions de M. de Cransac, je n’avais pour vous que des in tentions bienveillantes, et j’espérais…

— Vous, madame, vous avez été l’appeau qui fait tomber l’oiseau sauvage dans le filet de l’oiseleur, et moi, pauvre niais orgueilleux, j’ai pu croire un instant… Mais vous ne m’échapperez pas ainsi. Encore une fois, quel intérêt avait ce M. de Cransac à s’emparer de mon manuscrit ?

— Mais… je l’ignore, répondit Fanny en détournant la tête.

— Vous l’ignorez ? Prenez garde, madame, que je ne saurais plus croire à de simples affirmations de votre bouche… Je connais toute votre tendresse, toute votre indulgence pour votre honnête et digne… frère !

— Je méprise et je hais celui dont vous parlez plus que vous ne pouvez le haïr et le mépriser vous-même… Ne vient-il pas de m’abandonner lâchement, me laissant exposée à votre vengeance pour un tort dont il est seul coupable ?

— Vous réglerez vos comptes avec lui, madame ; jusque-là réglons les nôtres… Je vous demande dans quel but, vous et M. de Cransac, vous êtes venus furtivement, la nuit, me dérober mon bien le plus précieux ? N’espérez pas m’abuser de nouveau… Répondez avec franchise, pendant que je peux modérer encore la colère qui gronde au dedans de moi-même… Je n’aurais pas besoin d’une arme pour briser comme verre une femme rusée et méchante qui m’a si cruellement trompé !

En même temps, il appuya sa main sur le bras de Fanny, et bien qu’il semblât en diminuer le poids, cette main n’en pesait pas moins comme un bloc de fer sur l’épaule délicate de la Parisienne. Fanny leva la tête et chercha sur le visage de ce jeune homme qui l’avait aimée une expression de pitié, un signe de faiblesse ; elle n’y trouva qu’un mépris inexorable, une détermination farouche. Alors la terreur l’emporta sur toutes les considérations. Vaincue, fascinée, tremblante, elle raconta en peu de mots comment Cransac s’était en tendu avec le banquier Colman pour s’emparer du livre de Fleuriot, et comment, selon toute apparence, le vicomte était en route pour aller toucher le prix du marché.

Raymond l’interrompit plusieurs fois par des questions brèves et griffonna des notes sur son carnet. Quand Fanny eut terminé ses aveux, il lui dit avec émotion :

— Ces faits sont assez odieux, assez révoltants pour être exacts, et il me semble que votre trouble actuel ne vous permettrait pas de les inventer… Vous n’avouez pas, il est vrai, votre part à vous dans ces infamies, mais je la devine, et d’ailleurs c’est seulement cet exécrable Cransac que je prétends rendre responsable de tout. Quant à vous, madame, je vous laisse à vos remords… si vous êtes capable d’en éprouver… Un dernier mot pourtant : êtes-vous sûre que le vicomte aille à Bordeaux ?

— J’ai lieu de le supposer, répliqua Fanny, qui, à peine remise de cette alerte, ne songeait pas encore à dissimuler sa pensée ; mais, comme il peut être exposé à bien des dangers dans cette ville, il n’y entrera, selon toute apparence, que déguisé et sous un faux nom. Sans doute aussi n’y restera-t-il que le temps de réaliser son marché avec Colman.

— C’est bien, répliqua Fleuriot.

Et il fit ses dispositions pour se retirer. Fanny, qui reprenait courage à mesure que le danger s’éloignait, dit d’un ton humble, mais déjà presque caressant :

— Quel est votre projet, monsieur Fleuriot ? Avez-vous aussi l’intention de vous rendre à Bordeaux ?

— Que vous importe ?

C’est que nous pourrions unir nos haines. J’ai moi même un vif désir de retrouver Cransac et de lui prouver…

— Assez, madame… Mais j’oubliais… Pourquoi ce livre, dont je vais poursuivre jusqu’à mon dernier souffle la restitution, ne serait-il pas caché ici ?

— Je vous ai dit déjà, monsieur, que vous pouviez vous assurer du contraire… Voici, ajouta Fanny en désignant deux petites mallettes en cuir, mes bagages de voyageuse ; prenez ces clefs et voyez vous-même.

Raymond éprouva quelque honte de procéder à ces investigations humiliantes envers une femme ; mais il savait à quelle fourbe créature il avait affaire, et d’ailleurs un intérêt supérieur dominait ses scrupules. Il saisit donc les clefs qu’on lui tendait et ouvrit les deux petites malles. Il reconnut qu’elles contenaient seulement des effets et que son livre ne s’y trouvait pas. Cependant, après les avoir refermées, il continua ses recherches dans la chambre et jusque dans les meubles. Fanny observait tous ses mouvements d’un air moqueur. Le voyant convaincu de l’inutilité de ses perquisitions, elle se leva.

— Je vous sais gré, monsieur, dit-elle d’un petit ton impertinent, de ne pas demander à me fouiller… Mais vous pouvez reconnaitre que votre livre des signaux n’est pas sur moi.

Les ajustements de femme n’avaient pas alors les dimensions exagérées si en faveur aujourd’hui, et qui démontrent si énergiquement l’impuissance de la critique et du ridicule en matière de mode ; un regard suffisait pour reconnaître que Fanny ne pouvait cacher sous ses vêtements un ouvrage aussi volumineux que le livre des signaux. Toutefois elle tourna gracieusement sur elle-même, éleva les bras par un mouvement onduleux et coquet, tandis qu’un sourire fin, moqueur et provoquant effleurait ses lèvres roses. Ray mond se détourna brusquement.

— Il suffit, madame, dit-il ; et… adieu.

Comme il avait ouvert la porte, la servante d’auberge se glissa dans la chambre.

— Madame, dit-elle, les chevaux qu’on a retenus pour la voiture viennent d’arriver.

— Eh bien, qu’on attelle sur-le-champ.

La servante se retira.

— Et vous, monsieur, demanda Fanny doucereusement, comment voyagez-vous ?

— À pied, madame.

— Ce sera une rude fatigue… Voyons, monsieur Fleu riot, malgré vos procédés injustes et cruels à mon égard, nous pouvons encore nous entendre… Voulez-vous prendre place dans la voiture ? Nous nous rendrons ensemble à Bordeaux ; nous ferons la paix, et je vous expliquerai…

— Rien… merci, madame.

Il salua et descendit l’escalier, poursuivi par un joyeux éclat de rire.

Dans la cour, il vit deux rosses poussives, couvertes d’écorchures et de loupes, qu’on était en train d’atteler à l’élégante berline de Cransac. L’idée lui vint de visiter l’intérieur de la voiture, et il en ouvrit la portière sans s’inquiéter de l’étonnement que manifestaient les gens de l’auberge. Il fouilla ainsi les coffres, les poches de la garniture, souleva les coussins, et enfin, bien convaincu que son livre n’était pas caché là, il cessa ses recherches et se dirigea vers la porte cochère.

Comme il allait la franchir, il entendit un nouvel éclat de rire, et levant les yeux, il aperçut Fanny à la fenètre du premier étage ; mais il détourna encore la tête et s’éloigna rapidement.