XIV

Auberges et aubergistes.


Raymond Fleuriot ne semblait nullement songer aux mortels embarras où il laissait sa sœur. Exalté par la colère, par le désir de vengeance, il franchit d’un pas rapide l’espace qui séparait la tour Verte du village de Puy-Néré, et atteignit bientôt sa demeure.

Dans la salle du rez-de-chaussée, il trouva sa mère qui surveillait la classe en l’absence de Lucile. La bonne femme, en le voyant passer sombre et agité, se leva tout inquiète :

— As-tu déjà quitté ton service, Raymond ? demanda-t-elle. Il n’est pourtant pas encore midi… Et puis, n’as-tu pas vu ta sœur ? Je croyais qu’elle était montée au télégraphe.

— Je… je ne sais pas, répliqua Raymond distraitement.

Et il gagna sa chambre.

Ayant opéré quelques changements de toilette, il mit dans ses poches l’argent de ses économies, ainsi que ses pistolets qu’il chargea soigneusement. Puis il glissa un peu de linge de rechange dans un carnier qu’il jeta sur ses épaules. Enfin il s’arma d’une canne solide, et, après avoir promené un lent et dernier regard autour de lui, il redescendit l’escalier.

Sa mère semblait le guetter dans la salle basse, et quand il reparut équipé en voyageur, elle manifesta de vives alarmes.

— Raymond, mon cher enfant, demanda-t-elle, où donc vas-tu ainsi ?

— Ma sœur vous le dira… Adieu, ma mère !

Il embrassa la vieille femme avec un transport convulsif. Madame Fleuriot, de plus en plus effrayée, dit en le retenant par les mains :

— Tu me caches quelque chose, Raymond ; et je ne sais pourquoi j’ai peur… Encore une fois, où vas-tu ? quand seras-tu de retour ?

— Je reviendrai, répliqua Fleuriot ; adieu, bonne mère… et priez pour moi !

Il l’embrassa de nouveau, et, se dégageant de son étreinte, il s’éloigna d’un pas rapide, sans retourner la tête, quoique la pauvre femme le rappelai à diverses reprises.

Comme il sortait du village, quelqu’un l’arrêta an bord du chemin et s’écria d’un ton de stupéfaction :

— C’est-il Dieu possible !… voilà bien M. Fleuriot tout de même !

Raymond, en reconnaissant la voix de Morisset, s’était arrêté de même ; mais il n’adressa pas la parole à son camarade. Celui-ci, de son côté, le regarda fixement, puis se tourna vers le télégraphe, qui se trouvait à quelque dis tance, et poursuivit en secouant la tête :

Oui, c’est joliment drôle ! Nous voilà ici tous les deux et je viens de voir Bascoux en train de gauler des noix dans le clos de la mère Binet… Cependant la machine marche là-haut. Ah çà ! elle marche donc toute seule ? Ça sera bien commode pour les employés !

En effet, le télégraphe était en mouvement, bien que chaque signal s’opérât avec une pénible lenteur. Raymond sourit douloureusement.

— Pauvre petite ! murmura-t-il.

Puis s’adressant à Morisset, fort ahuri par cette circonstance inexplicable, il lui dit avec volubilité : C’est ma sœur qui essaye de me remplacer, et je vous prie, Morisset, de monter bien vite la délivrer. Quant à moi, je vais en voyage pour une affaire qui intéresse au plus haut point notre administration. Pendant mon absence, entendez-vous avec Bascoux, afin que le service ne souffre pas.

Morisset tombait d’étonnement en étonnement.

— Miséricorde ! monsieur Fleuriot, s’écria-t-il, vous partez comme ça sans avoir obtenu congé ? Savez-vous que vous jouez gros jeu ?… Ensuite, vous serez, dans quelques jours, le beau-frère de l’inspecteur, et vous pouvez vous permettre bien des choses… Pas moins, ceux qui aiment la chasse vont se trouver enchaînés à la galère !

— Vous prendrez votre revanche à mon retour… si je reviens ! ajouta Fleuriot avec un sourire amer. Du reste, vous et Bascoux, vous vous partagerez mes appointements en mon absence, et vous aurez l’un et l’autre l’occasion de mériter l’avancement que vous souhaitez avec tant d’ardeur. Songez donc à bien remplir votre devoir… et surtout, par pitié, hâtez-vous de monter au télégraphe pour tirer de peine cette pauvre Lucile.

Morisset semblait avoir encore bien des questions à faire, mais Fleuriot ne les attendit pas ; il adressa à son camarade un signe d’adieu et partit.

Morisset le suivit un moment des yeux.

— Tout ça n’est pas clair ! murmura-t-il ; on dirait que M. Fleuriot médite un coup de tête… Ensuite ça le regarde ; qui sait si je ne vais pas cette fois passer employé de première classe ? Mais le plus pressé est d’aller délivrer la jeune demoiselle… Sans doute elle sera la femme de l’inspecteur, et il faut se faire des amis partout !

La conclusion de ce monologue fut que Morisset se rendit au télégraphe et remplaça la pauvre fille, qui était près de succomber à la fatigue et à l’émotion.

Cependant Fleuriot s’éloignait rapidement de Puy-Néré et se dirigeait vers Barbezieux, où il comptait se procurer un cheval. Maintenant que le sang-froid commençait à remplacer l’effervescence du premier moment, il essayait de calculer les chances favorables de son projet.

— Qui sait, disait-il, si je n’aurai pas le bonheur de les rencontrer encore à la ville ? Ils sont partis de grand matin et probablement sans prendre le temps de déjeuner… Ces Parisiens aiment leurs aises ; ils auront pu s’arrêter à Barbezieux, afin de se procurer une foule de choses nécessaires au bien-être de leur voyage, et peut-être aussi quelque obstacle inattendu aura-t-il retardé leur départ… Oh ! si je pouvais encore arriver à temps !

Et il redoublait de vitesse. À chaque instant, il rencontrait sur la route des personnes de connaissance ; mais il n’avait pas l’air de les voir, ou bien il leur envoyait de loin un salut distrait et passait en courant, sans même retourner la tête.

Comme il approchait de Barbezieux, il vit venir à lui deux beaux chevaux de trait, sur l’un desquels était monté un jeune drôle en livrée élégante. Ce cavalier était John, le groom anglais du vicomte de Cransac ; il ramenait à Puy-Néré les chevaux qui avaient conduit la voiture à la ville.

Maître John, grand garçon à face de singe et à cheveux rouges, était peu causeur, d’autant moins qu’il comprenait mal le français, et le parlait plus mal encore. Tout en chevauchant, il sifflotait d’un air grave, et l’on pouvait soupçonner, à un certain balancement de sa tête, qu’il avait un peu fêté l’eau-de-vie de France dans la ville d’où il venait, et qui est si voisine de Cognac. Et cependant Fleuriot, dans l’espoir de tirer de lui quelques renseignements utiles, surmonta le mépris que le groom lui inspirait, et se plaçant au bord du chemin, il l’invita par signe à s’arrêter. John obéit machinalement.

— Eh ! mon garçon, dit Fleuriot en affectant un air dégagé, vos maîtres nous ont quittés bien brusquement ce matin, et ils sont partis sans dire gare. Ah çà ! ne comptent-ils pas bientôt revenir ?

— Nô, nô, répliqua John avec son flegme britannique, le vicomte et la milady reviendront plus du tout. Mauvais pays, maison triste, gens stioupides ! Le notaire vendé le cottage et les meubles ; moâ vendé les chevaux et les har nais… Plus revenir absoliument !

— Fort bien ; alors vous perdez une bonne place, mon sieur John… à moins que vous ne deviez rejoindre vos maîtres plus tard ?

— Oh ! yes, moa rejoigné plus tard,

— Et où cela ? demanda Fleuriot de l’air le plus innocent possible.

— Milord féra écrire ioune lettré à moa. Nous allé en core à Paris, je suppose.

— À Paris ?… Ainsi c’est à Paris que va M. de Cransac ?… Et il a pris des chevaux de poste à Barbezieux, sans doute ?

— Oh ! yes.

— Et y a-t-il longtemps qu’il est parti ?

— Oh ! beaucoup ; moa s’était arrêté à le auberge pour boire du claret et du whisky… Monsieur le vicomte et la milady partis depuis longtemps.

Raymond en savait assez. Puisque ceux qu’il poursuivait ne s’étaient pas arrêtés à Barbezieux, il importait de ne pas leur laisser prendre trop d’avance, aussi ne mit-il pas beaucoup de cérémonie à congédier le groom anglais, et il continua son chemin.

Quelques instants plus tard il arrivait à Barbezieux. Le trajet qu’il venait de parcourir avec tant de rapidité lui eût rendu bien nécessaire une courte halte dans quelque auberge de la ville ; mais il n’y songea pas une minute et se rendit sans tarder à la poste aux chevaux.

Là, il apprit d’une manière officielle qu’une berline, dans laquelle se trouvaient les deux personnes dont il donnait le signalement, était partie quelques heures auparavant, suivant la route de Paris. Tout à fait certain de ne pas s’aventurer sur une fausse piste, il demanda un bidet de selle afin de poursuivre les voyageurs, « qu’il avait, disait-il, le plus grand intérêt à rejoindre. »

On fit quelques difficultés pour lui confier un cheval ; mais Fleuriot se recommanda de plusieurs personnes honorables de la ville ; d’ailleurs il avait conservé sa casquette d’uniforme, et il laissait entendre qu’il s’agissait d’une affaire à laquelle l’administration des télégraphes était intéressée. Aussi finit-on par mettre à sa disposition le cheval demandé.

Alors Fleuriot put sérieusement espérer de réussir dans son entreprise. Quoiqu’il eût servi dans l’infanterie, il était assez bon cavalier, et on lui avait donné une assez jolie bête normande, solide et pleine de fond. Raymond ne l’épargna pas, et, dans les montées comme dans les descentes, il la maintint au galop. De ce train il ne pouvait manquer de gagner rapidement sur la berline, et, malgré l’avance qu’elle avait prise, il croyait pouvoir l’atteindre bien ayant la nuit.

Cependant il arriva au premier relais après Barbezieux sans l’avoir rejointe, ce qui du reste ne l’étonna pas. Son cheval était venu s’arrêter devant la maison de poste, et, suivant l’usage de ses pareils, aucune excitation du fouet et de l’éperon ne l’eût décidé à faire un pas de plus. Fleuriot, mettant pied à terre, demanda un nouveau cheval au valet d’écurie qui se présenta. Après quelques pourparlers, on accéda à son désir, la bête fatiguée qu’on connaissait pour appartenir à la poste de Barbezieux témoignant par sa présence que toutes les formalités voulues par la loi avaient été remplies au relais précédent.

Aussi, pendant qu’on scellait la nouvelle monture et que l’on conduisait l’ancienne à l’écurie, Raymond s’informa-t-il de la berline qui le précédait. Elle avait passé une heure auparavant, et les gens de la maison parlaient avec admiration de l’air distingué du voyageur, de la beauté, de l’élégance de la voyageuse. De plus en plus rassuré, l’employé pressa les préparatifs de départ, et bientôt il eut la satisfaction de se trouver sur un cheval frais, franchissant l’une après l’autre avec rapidité les bornes kilométriques de la route royale.

Après avoir ainsi galopé longtemps, il lui sembla qu’il devait avoir considérablement gagné sur la berline, et il croyait l’apercevoir à chaque détour du chemin. Mais son attente était toujours déçue, et il atteignit le second relais sans avoir rencontré les voyageurs qu’il poursuivait avec tant d’acharnement.

Il espérait du moins les trouver à la maison de poste ; mais quand sa monture, haletante et couverte de sueur, vint s’arrêter devant l’écurie, comme avait fait la première, ce fut en vain que Fleuriot promena autour de lui un regard anxieux. Aucune voiture ne stationnait en cet endroit, aucun signe n’annonçait qu’une voiture eût passé récemment ou fût attendue.

Une femme sortit de la maison, qui était une auberge selon l’usage, et vint demander au voyageur ce qu’il souhaitait. Fleuriot s’informa avidement de la berline. On lui répondit qu’aucune voiture de poste, venant de Barbezieux, n’avait paru.

Raymond était stupéfait.

— C’est singulier ! reprit-il ; mais cette voiture a quitté le relais de R*** une heure au plus avant moi, et elle a dû arriver, à moins, ajouta-t-il avec humeur, que le diable ne l’aît mangée.

La femme, qui était la maîtresse d’auberge elle-même, répéta qu’on n’avait vu personne.

Alors, qu’est-elle devenue ?… Y aurait-il donc une autre route que celle-ci pour aller à Paris ?

— Non, monsieur, et si cette chaise de poste se dirige sur Paris, il faut nécessairement qu’elle prenne des chevaux chez nous… sans doute vous l’aurez dépassée sans la voir.

— C’est impossible ; j’ai examiné soigneusement toutes les voitures que j’ai rencontrées.

Pendant cette conversation, plusieurs personnes sorties de la maison étaient venues se grouper avec curiosité au tour de Fleuriot.

— Ah ! je vais vous dire, monsieur, dit une grosse servante au teint rouge, ce doit être là un tour de Pierre, le postillon de R***. Autrefois Pierre contait fleurette à… quelqu’un d’ici, ajouta-t-elle en devenant plus rouge encore, et il nous amenait tous les voyageurs. Mais depuis peu de temps il est devenu amoureux d’une mijaurée qui demeure au Soleil-d’Or, à moitié chemin de R*** chez nous. C’est là que Pierre conduit tous ses voyageurs, en leur di sant que nulle part ils ne trouveront meilleure table. Vous avez dû voir le Soleil-d’Or à une grosse lieue d’ici… une maison jaune avec des volets bleus. Peut-être la voiture était-elle dans la cour, et vous ne l’aurez pas remarquée en passant… Ah ! ce brigand, cet affronteur, ce scélérat de Pierre n’en fait jamais d’autres !

La supposition de la fille d’auberge pouvait seule expliquer cette disparition de la berline ; comme Fleuriot ne savait que résoudre, la maîtresse de la maison lui dit :

— Dans tous les cas, monsieur, ces voyageurs ne peuvent manquer de se rendre ici afin de changer de chevaux. Ce que vous avez donc de mieux à faire est de les attendre… On vous servira à dîner, si vous voulez, pour vous faire prendre patience.

Réellement le conseil de l’hôtesse paraissait sage. Fleuriot avait fait plusieurs lieues à pied, couru deux postes au galop, et, malgré la vigueur de sa constitution, il commençait à ressentir la fatigue autant que le besoin de nourriture. Il entra donc dans la salle basse de l’auberge pour prendre quelques rafraîchissements ; et, comme la fenêtre de cette salle donnait sur la cour, nul ne pouvait arriver ou partir sans être vu de lui.

Il expédia lestement son repas, et paya sa dépense, afin d’être prêt à tout événement. Il prêtait l’oreille au moindre bruit de la route, s’attendant à voir toujours paraître la berline ; mais plus d’une heure s’écoula encore sans qu’il vît personne.

Il semblait impossible que des voyageurs pressés eussent stationné si longtemps sur un point quelconque de la route. Sérieusement alarmé, Fleuriot, qui ne tenait plus en place, fit venir de nouveau la maîtresse d’hôtel et lui demanda l’explication probable de ce retard.

— Je n’y comprends rien, répliqua l’hôtesse ; si cette chaise de poste n’était pas aà destination de Paris, je croirais qu’elle a pris la traverse pour aller à Cognac ou à Saintes.

— Ah ! çà, madame, il existe donc une route de traverse où cette voiture aurait pu s’engager ? Où conduit cette route ?

— Je vous le répète, à Cognac et à Saintes, avec un embranchement sur Bordeaux. Mais comme elle n’a pas de relais de poste, et comme, d’autre part, vous êtes sûr que vos voyageurs se rendent à Paris…

Alors, pour la première fois Raymond fut frappé d’une idée. Ne se pouvait-il pas que ce voyage de Paris, annoncé publiquement, ne fût une ruse pour détourner les soupçons et donner le change à ceux qui voudraient se mettre à la poursuite de Cransac ? Fleuriot ignorait quels dangers attendaient le vicomte à Bordeaux et il ne répugnait nullement de croire que ses spoliateurs se fussent dirigés de ce côté.

Une fois cette idée entrée dans son esprit, elle prit promptement les proportions d’une certitude, et les informations nouvelles ne firent que la confirmer. Ce changement d’itinéraire ne semblait pas trop fàcheux, car Fleuriot devait trouver moins de difficultés à rejoindre la berline sur un chemin de traverse, sans relais et peu fréquenté, que sur une route de premier ordre telle que celle de Paris à Bordeaux. D’après les indications qui lui furent données, les chevaux de la poste précédente n’avaient pu s’avancer sur la route de traverse au delà d’un petit village appelé Saint-Rémy. En cet endroit, il fallait se procurer des chevaux chez les habitants, ce qui devait nécessairement entrainer des lenteurs, car on était en temps de vendange et les chevaux avaient fort à faire dans ce pays vignoble. Il s’agissait donc de partir sur-le-champ pour le village en question et de mettre à profit les retards inévitables qu’avaient rencon trés Cransac et sa compagne.

Mais lorsque Fleuriot, dans ce but, demanda un nouveau bidet, on le lui refusa. On alléguait que sa réclamation était contraire aux règlements ; que les chevaux de la poste avaient pour unique destination d’aller d’un relais à un autre et non de courir à l’aventure dans l’intérieur du pays. Vainement Raymond supplia, menaça, promit doubles et triples guides au postillon qui consentirait à l’accompagner ; tout fut inutile. La maîtresse de poste ne voulut rien entendre, et, comme une diligence pleine de voyageurs venait de s’arrêter devant l’auberge, elle tourna brusquement le dos à Fleuriot pour aller recevoir les arrivants.

Le pauvre garçon demeurait donc perplexe, quand la servante, qui avait peut-être remarqué sa noble figure, ses grands yeux noirs et sa taille bien prise, s’approcha d’un air de sympathie.

— Quelle distance y a-t-il, ma bonne fille, demanda Ray mond distraitement, entre l’endroit où nous sommes et le village de Saint-Rémy ?

— Trois lieues de pays, monsieur, répliqua la servante en lui adressant sa plus gracieuse révérence.

— Trois lieues, c’est long !… N’importe ! j’irai à pied.

— Comment ! monsieur, vous pourrez…

Et elle désignait timidement la jambe boiteuse de Raymond.

— Je n’en suis pas moins capable de faire lestement ce trajet, dit Fleuriot ; je me sens réconforté par le repas que je viens de prendre ici… allons, adieu, ma bonne fille… Pourquoi votre maîtresse n’est-elle pas aussi affable que vous ?

Il prit sa canne, son paquet et partit tandis que la servante disait avec un mélange de colère et de tristesse :

— Monstre de Pierre ! Il est cause de l’embarras de ce gentil jeune homme… qui vaut cent fois mieux que lui. Fleuriot dut rebrousser chemin pour trouver la traverse et il s’y engagea sans hésiter. À peine eut-il fait une centaine de pas dans cette voie nouvelle, qu’il recueillit un indice précieux : un peu de pluie était tombé la veille, et sur le macadam vierge de la route départementale, des ornières toutes fraîches et des pas de chevaux annonçaient le passage récent d’une voiture légère. Bientôt il ne lui resta plus de doute qu’il ne fût sur la bonne piste. S’étant croisé avec un roulier qui conduisait un chariot chargé de merrain, il lui adressa quelques questions, et cet homme déclara qu’il avait rencontré une heure auparavant une voiture de maître contenant deux voyageurs « un monsieur et une jolie… jolie dame, » disait-il avec son accent angoumoisin. Fleuriot le remercia de ce renseignement et continua d’avancer. Une seule chose l’étonnait, c’était qu’il ne rencontrât pas le postillon ramenant les chevaux ; mais sans doute le postillon avait passé tandis que Fleuriot était en core à l’auberge ou bien il avait pris une route plus courte, à travers le pays.

Quoi qu’il en fût, l’employé du télégraphe n’avait plus qu’à gagner promptement ce village de Saint-Rémy où, selon toute apparence, la berline avait dû faire une longue station. Par malheur, ses forces ne tardèrent pas à trahir son courage. Le soir approchait, et depuis le matin Fleuriot se livrait au plus violent exercice. Aussi son pas, d’abord si rapide, finit-il par se ralentir. D’ailleurs les trois lieues « de pays » se prolongeaient indéfiniment et représentaient six bonnes lieues ordinaires. Il marchait, marchait toujours ; les paysages succédaient aux paysages, les horizons succédaient aux horizons, et le village de Saint-Rémy ne se montrait pas.

Il était presque nuit lorsque le pauvre piéton atteignit enfin ce village tant souhaité. C’était un gros bourg, dont les habitations, disposées sur le bord de la route, n’étaient pas groupées d’une manière compacte, mais disséminées à une assez grande distance les unes des autres. Fleuriot, après avoir dépassé les premières, s’arrêta pour s’orienter et prendre les informations dont il avait besoin.

Apercevant une auberge d’assez modeste apparence, il s’en approcha. Sur un banc de bois, devant la porte, était assis un petit homme, en bonnet de coton bleu et rouge, qui se leva d’un air empressé.

— Monsieur, demanda Raymond, n’est-il pas passé ici aujourd’hui une berline de poste, contenant deux voyageurs ?

— Certainement, répondit-on avec un mélange de politesse et de raillerie ; et elle doit être loin si elle court toujours !

— Elle ne s’est donc pas arrêtée à Saint-Rémy ?

— Non, monsieur.

Le petit homme, qui n’était autre que le maître de l’auberge, poursuivit avec volubilité :

— Où donc aurait-elle pu s’arrêter si ce n’est chez nous ? L’hôtel de la Croix-Blanche est connu… Tous les rouliers d’Angoulême ou de Saintes descendent ici ; et la patache de Cognac y dîne à l’aller et au retour… Après la Croix-Blanche, il n’y a plus à Saint-Rémy qu’un méchant cabaret… Si donc vous voulez souper et coucher dans le pays, monsieur le voyageur, ajouta l’aubergiste d’un ton mielleux, vous ne sauriez trouver mieux que chez moi.

Fleuriot, horriblement désappointé, ne songea même pas à refuser cette invitation. D’ailleurs il était brisé de fatigue, et sa claudication, à peine sensible en temps ordinaire, semblait très-forte en ce moment. Aussi se laissa-t-il entraîner par l’hôte qui lui avait pris le bras sous prétexte de le soutenir, et il entra dans la maison.

L’auberge, malgré l’éloge qu’en faisait son propriétaire, était mal tenue et mal pourvue de toutes choses. Heureusement Fleuriot ne se montra pas difficile et, tandis qu’on préparait sa chambre, il fit honneur à un maigre souper.

Il espérait du moins se procurer quelques renseignements précis sur la voiture de poste ; mais ce sujet paraissait désagréable à l’aubergiste qui éludait ses questions. Fleuriot, découragé par l’insuccès de ses tentatives, remit donc au lendemain l’enquête à laquelle il comptait se livrer. Aussi bien, par cette nuit noire et dans ce village inconnu où tout le monde semblait déjà couché, aucune démarche n’eût eu de résultat utile.

À l’issue du souper, on le conduisit dans une chambre assez pauvrement meublée du premier étage ; mais les fenêtres de cette chambre donnaient sur la route où personne ne pouvait passer sans qu’il l’entendît. Cette circonstance plut à Raymond qui se promit d’être attentif au moindre incident. Puis, après avoir congédié à grand peine son hôte, qui s’attachait à lui avec la ténacité d’un aubergiste pour lequel le voyageur est une rareté, il se coucha à demi-vêtu.

En dépit de lui-même, il dormit d’un bon sommeil toute la nuit. Aux premières lueurs de l’aurore seulement il fut réveillé par un bruit de chevaux qui passaient au grand trot devant la maison. Il n’y avait là rien que de fort ordinaire, et Fleuriot, encore alourdi par la fatigue, ne se fût pas dérangé sans doute ; mais deux cavaliers qui s’avançaient côte à côte s’étant heurtés dans l’obscurité, l’un d’eux s’écria très-haut et d’un ton de colère :

— Prenez donc garde, butor ! Or, cette voix n’avait pas l’accent trainant du pays ; elle était nette, ferme, impérieuse, et, pour tout dire, Fleuriot crut reconnaitre la voix du vicomte de Cransac.

Aussitôt il sauta à bas du lit, et, courant à la fenêtre, il s’empressa de l’ouvrir. Quoique le ciel fût déjà lumineux, la terre demeurait couverte de ténèbres et Raymond ne put qu’entrevoir les deux cavaliers, qui ne tardèrent pas à disparaître au détour du chemin.

Son premier mouvement fut de s’habiller et de les suivre. Mais comment les atteindre ? Avant qu’il eût pu quitter l’auberge, ces gens devaient être loin. D’ailleurs, était-ce bien la voix de Cransac qu’il avait entendue ? Son imagination surexcitée ne l’avait-elle pas induit en erreur ? En y réfléchissant, il demeura convaincu qu’il était dupe d’une illusion.

Cependant il ne songea pas à se recoucher et vaqua rapidement à sa toilette. Il fut bientôt prêt et descendit dans la salle basse où il rencontra l’aubergiste qui venait aussi de se lever. Fleuriot ayant payé sa dépense, fit de nouvelles questions au sujet de la chaise de poste qui le préoccupait si vivement. Cette fois l’hôte se départit de sa réserve et répondit d’un ton railleur :

— Allons ! puisqu’il n’y a plus moyen de vous retenir, on peut vous dire que cette voiture est peut-être près d’ici. Assurez-vous si elle ne se serait pas arrêtée dans le village, car Saint-Rémy est grand, et je ne sais ce qui se passe à l’autre extrémité. Hier au soir, on cherchait des chevaux pour des gens qui étaient arrivés en poste et l’on n’en trouvait pas, attendu que tous les chevaux des cultivateurs sont employés dans les vignes… Véritablement, il ne serait pas impossible que votre monde fût descendu à la Croix-Rouge, une bicoque qui s’est ouverte ici depuis quelque temps. Fleuriot était pâle de colère et il faillit se jeter sur cet homme qui l’avait si indignement abusé.

— Pourquoi ne m’avoir pas dit cela hier au soir ? de manda-t-il ; vous serez cause peut-être…

— Bah ! il vous fallait bien souper et coucher quelque part ; autant chez moi qu’ailleurs.

Fleuriot ne répondit pas, de peur de ne pouvoir modérer son indignation. Saisissant sa canne et son modeste bagage, il quitta précipitamment la Croix-Blanche.

Il longea l’unique rue de Saint-Rémy, en regardant avec attention les maisons qui s’élevaient à droite et à gauche. Arrivé à l’extrémité, il remarqua un bâtiment neuf de confortable apparence, qui semblait encore être une auberge. Au-dessus de l’entrée principale, une enseigne représentait une croix rouge de la plus grande dimension.

Raymond s’approcha de la porte cochère qu’un valet d’écurie ouvrait en ce moment ; et qu’on juge de sa joie quand il aperçut au fond de la cour, sous une remise, la berline qu’il poursuivait avec tant d’ardeur depuis la veille !