XII

L’explosion.


Le lendemain, un peu après le lever du soleil, Cransac était posté à la fenêtre de son cabinet, qui donnait sur la tour Verte, et il avait disposé les volets de manière à pouvoir suivre les mouvements du télégraphe, sans s’exposer à être épié lui-même de la plate-forme de la tour.

Quoiqu’une brume légère enveloppât la campagne, la machine transmettait déjà des signaux, mais avec lenteur, à travers cette atmosphère vaporeuse, et Hector les notait au passage. Sur la table, à portée de sa main, on voyait le précieux manuscrit dont il s’était emparé la nuit précédente. Avant de s’enfuir avec son trésor volé, il voulait s’assurer s’il en pourrait aisément faire usage, et il tentait l’épreuve en ce moment.

Bientôt un de ces signaux, appelés réglementaires, et que Cransac avait appris à connaître, lui annonça que la dépêche était finie, et la machine, comme pour ne lui laisser aucun doute à cet égard, demeura immobile pendant un temps assez long. Alors le vicomte, reprenant une à une les figures qu’il avait notées, en chercha la signification dans son vocabulaire.

Les indications de Fleuriot étaient si précises, d’ailleurs la méthode par elle-même était si ingénieuse et si simple, que Cransac ne tarda pas à trouver un sens non-seulement raisonnable, mais encore vraisemblable à sa version. En revanche, à mesure qu’il avançait dans sa besogne, il se montrait vivement agité. Il devenait pâle, une sueur froide mouillait son visage. La traduction achevée, il s’assura encore de la valeur de certains signaux et en fit l’objet d’une étude approfondie ; toujours même résultat désolant.

Cransac se leva, le front crispé, et se promena dans son cabinet d’un pas irrégulier. Tout à coup il parut prendre son parti ; il serra précipitamment le livre des signaux, se couvrit de ses habits de voyage, et acheva de remplir les malles commencées la veille. Puis, après avoir fermé serrures et cadenas, il descendit à l’écurie, et appelant John, il lui commanda d’atteler sur-le-champ les chevaux à la berline.

John, qui venait de s’éveiller, voulut demander quelques explications ; un geste énergique lui ferma la bouche, et le domestique se mit en devoir d’obéir.

Alors le vicomte remonta à sa chambre, afin de prendre ses dispositions dernières et de s’assurer qu’il ne laissait aucune trace de ses menées coupables à Puy-Néré. Ayant fait soigneusement disparaître tout ce qui eût pu fournir plus tard des armes contre lui, il allait sortir, quand Fanny, qu’il semblait avoir complétement oubliée, entra dans la chambre.

Sans doute la jeune femme venait d’être prévenue à l’instant de ce départ subit, car elle était encore en robe du matin, en pantoufles et en papillottes. Elle se posa devant Cransac et lui dit d’une voix irritée :

— Quoi donc ! monsieur, comptez-vous partir sans moi ?

Sa présence ne parut pas alarmer et embarrasser Hector autant qu’elle s’y était attendue peut-être.

— Ah ! c’est vous, Fanny ? dit-il avec distraction ; ma foi ! vous êtes libre de me suivre si c’est votre idée et si vous craignez par trop les éclats de colère de votre amoureux transi.

— Que signifie ceci, monsieur ? Ne m’avez-vous pas dit hier au soir que le voyage était ajourné ?

— Je vous l’ai dit hier au soir en effet, mais j’ai changé d’avis ce matin… Et si vous voulez connaitre la cause de ce changement, lisez, avant que je la déchire, la première dépêche que je viens de traduire au moyen du livre de notre ami : elle vous édifiera suffisamment, j’imagine, sur la situation.

Il lui présenta le papier contenant sa version télégraphi que : la dépêche était ainsi conçue :

« Ordre à M. le procureur général de Bordeaux de faire arrêter sur-le-champ et d’envoyer à Paris le nommé Hector de Cransac et ses complices, accusés d’escroqueries nombreuses et de corruption envers un fonctionnaire public. »

Fanny était atterrée.

— Eh bien ! qu’en pensez-vous ? demanda le vicomte avec ironie ; l’expérience est gentille, n’est-ce pas ? Est-ce clair ?… « Et ses complices, » avez-vous bien compris ce petit détail, ma chère ? « ses complices, c’est-à-dire tous ceux qui sont en rapport immédiat avec ma personne, qui partagent le produit de mes opérations… Maintenant vous savez à quoi vous êtes exposée, si l’on vous trouve en ma compagnie ; choisissez le parti qui vous conviendra le mieux.

La jeune femme réfléchit quelques secondes :

— Je pars, dit-elle enfin d’un ton résolu.

— En ce cas vous avez dix minutes pour vous préparer. Quant à écrire des lettres, à faire des adieux, il n’y faut pas songer. M. le procureur général se montrera sans doute expéditif ; il importe que ce soir je sois loin d’ici et qu’on ait perdu complétement mes traces.

— Il suffit ; je serai prête.

Le délai fixé par Cransac n’était pas expiré que la Parisienne, en costume de voyage, arrivait dans la cour avec ses cartons et ses paquets. En un clin-d’œil tout fut chargé, et les voyageurs, après avoir donné leurs dernières instructions aux domestiques, montèrent en voiture.

— Quelle route prend monsieur ? demanda John qui était déjà sur son siége.

— Conduis-nous à la ville, où nous trouverons des chevaux de poste pour Paris.

— Cela fut dit très-haut, de manière à être entendu des gens qui se tenaient à quelques pas.

On partit, et, comme l’on s’éloignait du village, Fanny se pencha à la portière pour jeter un dernier regard sur la tour. Une personne, appuyée contre un créneau de la plate-forme, les observait avec curiosité.

Nous laisserons donc les voyageurs poursuivre leur route, et nous dirons ce qui se passait au télégraphe de la tour Verte.

Raymond Fleuriot devait être de service jusqu’à midi, et une partie de la matinée s’était écoulée pour lui dans une solitude profonde. Absorbé par les devoirs minutieux de son emploi, il n’avait guère le temps de s’occuper des événements extérieurs. Cependant, c’était lui qui, penché sur le parapet de la tour, dans un moment où le télégraphe était au repos, avait vu le vicomte et sa prétendue sœur quitter Puy-Néré. Ce départ, dont il suivit avec anxiété tous les détails, l’attrista profondément.

Elle s’éloigne irritée et mécontente, sans même nous dire adieu ! murmura-t-il d’un air accablé ; ah ! j’ai mérité sa haine et sa colère… J’entends encore sa douce voix quand hier elle me suppliait, les larmes aux yeux, de lui confier ce manuscrit qui peut seul établir la justice de mes réclamations. Quel charme dans son accent, dans son sourire ! Nul ne saura jamais combien l’honneur et le devoir m’ont imposé de douloureux sacrifices !

Pendant que Fleuriot s’abandonnait à ces réflexions, un regard instinctif jeté sur le poste télégraphique dont il de vait répéter les signaux lui apprit que la machine venait de se remettre en mouvement, et il rentra dans la cabane pour s’acquitter de sa besogne ordinaire. La dépêche passée, il se hâta de retourner sur la plate-forme, afin d’apercevoir encore une fois la voiture qui emportait les voyageurs ; mais depuis longtemps déjà la voiture avait disparu dans l’éloignement.

Plusieurs heures s’écoulèrent, et le moment approchait où, selon le règlement du service, Morisset devait venir remplacer son collègue au télégraphe. Raymond entendit marcher sur la terrasse de la tour Verte ; mais ce n’était pas Morisset, c’était Lucile Fleuriot qui, tout essoufflée par son ascension rapide, entra dans le bureau.

La pauvre enfant n’avait pas l’air souriant et ouvert qui lui était habituel ; ses yeux étaient rouges de pleurs ; elle se laissa tomber sur l’unique siége de l’étroite cabane, et, pendant que son frère lui adressait un signe amical, elle lui dit avec tristesse :

— Eh bien, Raymond, tu connais la nouvelle ? Ils sont partis ce matin… partis sans nous accorder un signe de souvenir, une parole d’adieu !… Ah ! ton refus les a mortellement offensés et ils ne nous pardonneront jamais d’avoir méconnu leur dévouement !… Tout le village est dans la consternation ; les petits enfants de l’école ont pleuré à chaudes larmes en apprenant qu’ils ne reverront plus la « belle dame » qui leur prodiguait les jouets et les bonbons. Et toi, mon frère, ta conscience ne te reproche-t-elle rien !

— Rien, Lucile, répliqua Raymond.

Il reprit après un moment de silence :

— Sait-on du moins où ils sont allés et s’ils ne revien dront pas bientôt.

— Ils ont annoncé qu’ils se rendaient à Paris, et sans doute ils ne reviendront plus. Les domestiques ont reçu congé ; la maison sera fermée d’ici à quelques jours, et l’on suppose que des ordres ont été donnés au notaire pour la mettre en vente… Le pays va retomber dans la morne tristesse où il se trouvait avant le trop court séjour de la marquise et du vicomte parmi nous.

— Ah ! nous sommes maudits ! murmura Raymond avec découragement.

Il reprit bientôt d’une voix plus ferme :

— Je dois l’avouer cependant, ma sœur, que je ne le voyais pas avec plaisir, toi, pauvre fille, destinée à devenir la femme d’un modeste employé, fréquenter ainsi une riche et noble dame ; cela pouvait à la longue te donner des idées contraires à ta condition… Du reste, ajouta-l-il en s’efforçant de sourire, tu ne peux manquer de trouver bientôt des consolations à son absence. M. Vincent sera de retour à la fin du mois, vous vous marierez, et…

— Monsieur Vincent ! répéta la jeune maîtresse d’école, tu me rappelles, mon frère, pourquoi je suis montée ici… Le facteur rural vient de me remettre pour toi une lettre que je crois être de M. Georges, et je me suis empressée de te l’apporter.

— Oui, et tu comptes sans doute que, dans cette lettre à mon adresse, se trouveront beaucoup de choses à ton intention ? C’est bien naturel, ma chère Lucile ; et, j’en conviens maintenant, j’ai craint plus d’une fois que les propos musqués de ce vicomte de Cransac ne te fissent oublier cet excellent Georges.

— Si l’on peut dire, répliqua Lucile un peu piquée et en rougissant ; vraiment, Raymond, je restais beaucoup plus indifférente aux compliments du frère que toi aux attentions marquées de la sœur.

Fleuriot ne répondit pas. Comme le télégraphe lui laissait du loisir en ce moment, il prit la lettre apportée par Lucile et, après l’avoir décachetée, il en fit rapidement la lecture.

À mesure qu’il lisait, sa figure exprimait la surprise, la colère et l’épouvante. Lucile, bien qu’elle éprouvât un ardent désir d’apprendre ce qui l’émouvait ainsi, n’osait l’interroger. Enfin Raymond froissa la lettre entre ses doigts crispés, et se dit avec un trouble inexprimable :

— Non, Vincent se trompe sans doute… Il est impossible que nous ayons été abusés à ce point ! Ce serait à devenir fou !

Et il se frappait le front. Lucile, qui suivait avec anxiété chacun de ses mouvements, lui demanda d’une voix tremblante :

— Qu’y a-t-il donc, mon frère ? D’où vient l’agitation où je te vois ? Mon Dieu ! est-ce que M. Vincent t’écrirait que… qu’il ne m’aime plus ?

— Il s’agit bien de cela ! La première moitié de la lettre de ce brave garçon est pleine d’expressions affectueuses pour toi… Mais à qui se fier en présence des révélations étranges, inouïes, monstrueuses que contient l’autre moitié ?… Tiens, lis toi-même, ajouta-t-il en lui présentant le papier, car il me semble que je rêve ou que je perds la raison !

Il s’appuya contre la muraille, comme si en effet il était pris de vertige. Lucile saisit la lettre qu’on lui tendait, et, après l’avoir parcourue avidement à son tour, elle répéta comme son frère :

— Ce n’est pas possible !… Je ne croirai jamais une pa reille infamie !… Et pourtant, ajouta-t-elle, si M. Vincent le dit, comment ne pas croire M. Vincent ?

La lettre de l’inspecteur des télégraphes était datée de Bordeaux, et voici le passage qui avait si profondément bouleversé Raymond et Lucile :

« … Quant à vos nobles voisins, les châtelains de Puy-Néré, je n’ai pas eu besoin d’aller jusqu’à Paris pour me renseigner sur leur compte. J’ai rencontré ici un ancien ami, qui les a beaucoup connus autrefois l’un et l’autre, et qui m’a donné les informations les plus sûres à leur sujet. Aussitôt la présente reçue, rompez toute espèce de relations avec ces personnages plus que suspects ; ma douce et charmante Lucile doit surtout éviter comme la peste l’aventurière qui prend le titre de marquise de Grangeret. Je ne m’étais pas trompé lorsque, trouvant cette femme chez vous, j’avais cru la reconnaitre. C’était bien la Fanny que j’avais vue autre fois. Alors, comme aujourd’hui, elle s’appelait tout simplement Fanny Grangeret ; elle n’a jamais été marquise ; elle n’est ni sœur ni parente de marquis à aucun degré. Pour ce qui touche ce M. de Cransac, son nom et son titre lui appartiennent réellement, mais il n’a plus que cela. Il a gaspillé en folies une grande fortune, et depuis longtemps il se livre à des mancuvres de bourse, à des spéculations véreuses, et peut-être à des escroqueries. Je ne peux m’expliquer la retraite où il vit à Puy-Néré, avec sa digne compagne, que par le désir de se faire oublier l’un et l’autre à la suite d’un acte honteux, à moins qu’ils ne soient là pour ourdir quelque intrigue où vous pourriez vous trouver vous-mêmes enlacés. Je n’ose rien affirmer encore ; mais le billet découvert sur le pigeon voyageur et qui contenait les numéros sortis le jour même à la loterie de Paris, pourrait avoir été écrit dans votre voisinage ; et, d’après certains indices, je soupçonne fort Cransac d’en être l’auteur. Il y a encore, je le répète, bien des doutes et des obscurités dans tout ceci, mais je suis rappelé à Paris, où l’employé Brandin vient d’être arrêté, et la lumière ne peut manquer de se faire promptement. Jusque-là vous avez des raisons plus que suffisantes pour vous tenir soigneusement en garde contre ces vilaines gens. »

Après la lecture de cette lettre, le frère et la sœur n’osaient ni parler ni même se regarder. Chacun craignait les reproches de l’autre et rougissait à ses propres yeux de s’être laissé abuser si complétement. Enfin Fleuriot reprit d’un air de réflexion :

— Nous avons été bien insensés, ma pauvre Lucile : et pourtant qui sait si nous ne venons pas d’éviter un grand péril ? L’insistance singulière de cet homme et de cette femme, leurs sollicitations opiniâtres, infatigables pour obtenir la remise de mon livre des signaux, ne doivent-elles pas nous donner à penser ? Que deviendrais-je aujourd’hui si je savais en pareilles mains un objet de cette importance ?

— Tu as bien raison, mon frère ! s’écria Lucile avec entrainement, et tu as été plus sage que moi. Je m’imaginais que c’était uniquement dans ton intérêt que l’on réclamait ce livre avec tant de persévérance et d’ardeur. Je t’en voulais de ton obstination à le refuser ; je t’accusais de méfiance, d’orgueil, que sais-je ?… Ah ! Raymond, tu as été bien inspiré en retirant ce manuscrit de l’armoire où tú le plaçais d’ordinaire, car sans cette précaution il serait maintenant en leur pouvoir !

Raymond fit un soubresaut.

— Que dis-tu, Lucile ? demanda-t-il d’une voix sévère.

La jeune maîtresse d’école eût bien voulu retirer l’aveu qui venait de lui échapper, mais il était trop tard, et, pressée de questions, elle finit par exposer comment la prétendue marquise l’avait décidée à fouiller l’armoire de Raymond, dans l’espoir d’y trouver le livre de ses signaux.

— Oh ! pardonne-moi, mon frère, ajouta-t-elle d’un ton suppliant ; c’était mon affection pour toi qui me poussait. Pouvais-je soupçonner les horreurs que nous venons d’apprendre ? Heureusement, ta sagesse, la conscience de ton devoir t’avaient donné la prévoyance du danger… Tu avais transporté ailleurs cet objet dont la possession, je le comprends maintenant, devait avoir tant de prix pour… pour ces personnes.

— Tu as fait cela ? demanda Fleuriot, dont les yeux brillaient.

Cependant il se contint et ajouta avec un calme forcé : J’aurais le droit de t’adresser de durs reproches, Lucile ; mais je te pardonnerai tout si tu consens à me répondre avec la plus entière franchise : Soupçonnerais-tu l’endroit où j’aurais pu cacher ce manuscrit, et as-tu communiqué tes suppositions à cette femme ?

— Eh ! mon frère, puisque le livre n’était plus à la maison, où donc aurais-tu pu le cacher sinon ici, à la tour Verte, et sans doute dans cette salle que l’on appelle le cachot de la Naz-Cisa ?

— Et tu as donné ce renseignement à la marquise ?

— Pourquoi aurais-je fait mystère d’une circonstance aussi simple ? demanda naïvement Lucile.

Fleuriot ne dit rien, mais pâlit et alla chercher dans un coin obscur de la loge une grosse clef qu’il y avait déposée. Puis il sortit en courant et traversa la plate-forme, et on l’entendit descendre précipitamment l’escalier roide et obscur de la tour.

Lucile était restée, éperdue et tremblante, à la même place, ne comprenant rien à ce qui lui arrivait. Du reste l’absence de son frère ne fut pas longue ; bientôt il reparut haletant, et les traits décomposés.

Il n’avait pas eu de peine en effet à constater le vol. N’ayant pu introduire la clef dans la serrure du cachot, il s’était assuré que cette serrure avait été bourrée à dessein de corps étrangers, et les flots d’huile répandus sur les ferrements avaient trahi d’une manière précise le travail des spoliateurs. Enfin un morceau de l’enveloppe qui avait servi à protéger le manuscrit et que le vicomte, en se retirant, avait laissé tomber par mégarde dans un coin de l’escalier, avait été trouvé par Fleuriot et ne permettait pas de douter du fait.

— Qu’as-tu donc ? que s’est-il passé ? demanda Lucile.

— Rien, répliqua Raymond avec une sombre ironie ; tu m’as perdu, tu m’as déshonoré… voilà tout. Ces misérables m’ont volé le livre des signaux.

— Grand Dieu !… Mais, voyons, voyons, Raymond, soyons calmes… Et si Vincent avait été trompé au sujet de cet homme et de cette femme que nous avons connus seulement sous des rapports honorables ? Si vraiment ils voulaient faire de ce manuscrit la base des réclamations que le vicomte doit présenter en ton nom à l’administration centrale ? Il y a bien des obscurités dans les accusations de Georges.

— Pauvre innocente, conserves-tu de telles illusions ? Des honnêtes gens qui viennent la nuit (car ce ne peut être que la nuit dernière) dérober un objet si précieux, et tout cela pour rendre service à de malheureux campagnards comme nous ! C’est à en mourir de rire. Non, Lucile, ou je me trompe fort ou ce qui arrive est un coup longuement médité, le résultat d’une odieuse intrigue préparée depuis longtemps. En rapprochant certaines circonstances… Mais, de par tous les démons ! ajouta-t-il dans un transport de rage, je ne me laisserai pas ainsi dépouiller ! Cette vengeance que je n’ai pu exercer contre Ducoudray, je l’exercerai contre ces intrigants, encore plus méprisables que lui ! Et il se dirigea vers la porte de la cabane. Raymond, mon cher Raymond, où vas-tu ?

— Je veux me mettre à leur poursuite ; ils ne peuvent être loin encore ; je ne tarderai pas à les rejoindre ; je tuerai cet infâme aventurier, j’écraserai de mon mépris son abominable compagne, et je leur reprendrai ce livre qu’ils m’ont volé… Oui, ma sœur, ajouta Fleuriot énergiquement, ou je reviendrai avec mon manuscrit ou tu ne me reverras jamais !

— Ce projet est insensé, dit Lucile en joignant les mains ; Raymond, mon frère chéri, réfléchis, je t’en conjure… Tu ne peux quitter ton poste ; une absence non justifiée amènerait ta destitution… Songe à notre mère, songe à moi !

— Notre mère me pardonnera : quant à toi, c’est ton imprudence qui a causé le malheur qu’il s’agit de réparer… Adieu !

Comme il allait sortir, Lucile désespérée lui montra le télégraphe, situé à quelques lieues de là.

— À ton devoir, Raymond ! s’écria-t-elle ; voilà le poste de Paris qui se met en mouvement… Vite, à ton devoir ! Tu vas arrêter la transmission des dépêches, tu vas être signalé comme absent, et tu encourras un blâme sévère.

Elle savait combien une pareille adjuration avait de pouvoir sur son frère, et pensait que l’instinct de la profession allait l’emporter sur les passions tumultueuses qui, en ce moment, agitaient Raymond Fleuriot. Il se contenta de répondre avec un accent farouche :

— Que m’importe !

Et il s’enfuit.

Lucile voulait le suivre ; mais, toujours préoccupée de la grave responsabilité qui allait peser sur son frère si le pas sage des dépêches était interrompu, elle courut à la manivelle du télégraphe, en criant toujours :

— À ton service, Raymond ! Attends du moins que tu aies pu te faire remplacer par Morisset ou par Bascoux… Mon Dieu ! voilà le poste de Paris qui répète son signal !… Et mon frère s’en va… il sera destitué ! Si je pouvais… Plusieurs fois Lucile en se jouant s’était exercée à manier le télégraphe, sous la surveillance de Raymond, et bien qu’elle se fatiguât promptement à ce travail, trop rude pour une femme, elle y avait acquis une certaine habileté. Aussi, après avoir examiné, au moyen de la lunette incrustée dans la muraille, le signal que faisait l’autre station, s’ef força-t-elle de le répéter, et elle y parvint. Mais à peine y eut-elle réussi qu’un nouveau signal se présenta et qu’il fallut le répéter encore, puis un autre, puis toujours. La pauvre enfant épuisée, tout en nage, allait et venait sans cesse ; les poulies et les cordages n’obéissaient qu’avec peine à ses mains délicates, et elle continuait de crier d’une voix haletante :

Raymond, au secours !… Je n’en puis plus, mes bras fléchissent… Raymond, mon frère, au secours ! Mais elle ne recevait aucune réponse et elle voyait approcher le moment où ses forces, trahissant son courage, allaient l’abandonner tout à fait.