X

L’épreuve.


Le lendemain, dans la matinée, Hector de Cransac se rendit en tilbury à une bourgade voisine, où il y avait un bureau de poste. Il s’agissait d’envoyer à Brandin une lettre chargée, contenant un billet de banque, et, pour éviter tout malentendu, il avait voulu s’acquitter lui-même de ce soin important. Sa mission terminée, il reprit la route de Puy-Néré ; mais, comme il éprouvait le besoin de réfléchir en liberté aux embarras et aux dangers de la situation, il fit arrêter le tilbury à une demi-lieue environ du village, et, mettant pied à terre, il ordonna au groom de rentrer avec la voiture, pendant que lui-même continuerait la route à pied.

Bientôt donc le vicomte se trouva seul sur le chemin qu’ombrageaient quelques vieux châtaigniers. Le paysage autour de lui était toujours assez monotone ; c’étaient encore des plaines stériles qu’égayaient à peine quelques bouquets d’arbres, quelques champs de sarrasin aux fleurs blanches, ou de maigres vignes aux fruits vermeils. À l’horizon s’élevait la tour Verte avec son télégraphe, le point culminant de cette morose campagne. Cependant, ce jour-là, un beau soleil la vivifiait et le ciel était tout d’azur. Quelques oiseaux chantaient dans les buissons ; les sauterelles et les grillons faisaient entendre leurs bruissements sous les bruyères roses ; les grenouilles sautaient dans les fossés pleins d’eau quand passait le promeneur. Toute cette nature vivait ; et si triste qu’elle fût d’habitude, elle paraissait en fête sous cette lumière éblouissante.

Cependant il n’y avait rien dans ce tableau qui pût détourņer le vicomte de ses méditations, et il se disait avec découragement :

— Les affaires se gâtent de plus en plus, et si Fanny n’était pas si opiniâtre, nous abandonnerions la partie quand on le peut encore sans danger ; mais elle ne veut rien entendre et ne s’effraye de rien. Véritablement je crois qu’elle a un caprice pour ce langoureux employé… Oh ! si cela était, si j’étais sûr…

Il n’acheva pas sa pensée et décapita d’un coup de badine une magnifique bardane qui se dressait au bord de la route. Mais il se mit à rire aussitôt de ce mouvement de colère.

— Bon, reprit-il, est-ce que réellement je suis jaloux de Fanny ? Il y a longtemps que je ne me soucie plus d’elle… Cependant, lorsque je songe qu’elle déploie son infernale coquetterie avec ce maudit boiteux, ma tête se monte, mon sang bouillonne, et j’éprouve je ne sais quel sot désir de les exterminer l’un et l’autre !

Tout en parlant, il promenait machinalement les yeux autour de lui. Dans le lointain, sur la surface nue de la plaine, brillait comme un miroir poli l’étang où, la veille, il était allé chasser aux tadornes. Cette vue modifia le cours de ses idées.

— Ce Fleuriot ne manque ni de bon sens ni de courage, continua-t-il, et il m’a rendu hier un de ces services que l’on ne peut oublier complétement… D’autre part, je suis presque certain qu’il n’a pas conservé une copie du livre des signaux. Ducoudray, qui paraît un habile homme, n’eût pas négligé de s’assurer de l’existence de cette copie, et Colman lui-même a été trompé. Nous nous obstinons à pour suivre une chimère qui, je n’en doute plus, nous conduira tous à un abime… Maudite Fanny ! avide et fantasque créature !

Le vicomte en était là de ses réflexions, quand il se fit un grand bruit dans la baie d’une vigne voisine. Au même instant le feuillage s’écarta, et un jeune paysan, les mains pleines de raisins, sauta lestement sur la route. À la vue du passant, le drôle s’arrêta court, et cachant précipitamment derrière son dos les produits de sa maraude, s’écria avec assurance, en patois du pays :

— Ce n’est pas moi… je n’ai rien touché.

Cependant, à peine eut-il envisagé Cransac qu’il se rassura, et poursuivit en saluant très-respectueusement : Pardon, excuse, monsieur vicomte ; je vous prenais pour le père Bournichon, qui est si ladre à l’égard de sa vigne… Il fait chaud et j’avais grand’soif ; j’ai eu l’idée de cueillir une grappe ou deux… En voulez-vous ?

Et il offrit à Hector des raisins à moitié écrasés, sur les quels ses doigts avaient laissé leur trace.

Hector refusa par un geste dédaigneux ; dans le jeune maraudeur il venait de reconnaître Bascoux, le surnuméraire du télégraphe de la tour Verte.

Jean Bascoux était le fils unique d’une veuve, qui vivait à Puy-Néré du produit d’un petit champ attenant à sa de meure. Un curé du voisinage, ayant pris Jean en affection, lui avait enseigné à lire, à écrire et à compter, si bien que la mère avait ressenti de l’ambition pour son fils. Grâce à la protection de Fleuriot, elle était parvenue à le faire agréer comme surnuméraire au télégraphe, et nous savons qu’il manœuvrait déjà la machine de Chappe avec dextérité ; aussi, quoiqu’il eût un goût un peu trop prononcé pour les fruits de ses voisins, était-il considéré comme un jeune homme de grande espérance dans les pauvres demeures des environs.

Bascoux, ce jour-là, avait ses habits des dimanches, pantalon, gilet, et veste de gros drap bleu, et une casquette neuve dont le gland de laine pendillait sur son oreille. Sa veste était munie par derrière de deux poches béantes qui occupaient toute la largeur des basques. Ainsi équipé, il représentait assez bien un fonctionnaire public en herbe aux yeux des passants, et il ne semblait pas peu fier de lui même.

Le vicomte lui dit d’un ton d’indulgence railleuse :

— Ah ! c’est donc toi, mauvais garnement, qui franchis ainsi les haies pour aller en maraude ? Qu’arriverait-il, si à ma place tu avais rencontré le père Bournichon, comme tu l’appelles ? Un autre fois, quand tu voudras manger du raisin, entre dans une de mes vignes… Tu courras moins de risques, je te le promets.

Bascoux semblait un peu confus de son escapade ; toute fois il répondit gaillardement :

— Merci bien, monsieur vicomte, je n’y manquerai pas la première fois que je passerai par là… Je connais plusieurs plants de muscat dans votre vigne de la Réserve… et vous n’êtes pas vilain comme Bournichon.

Cransac s’était remis en route ; Bascoux marcha sans façon à son côté, en picorant les grappes qui lui coûtaient si peu.

— Et d’où viens-tu maintenant, mon garçon ? demanda Hector distraitement.

— Ah ! je vais vous dire, monsieur vicomte, répliqua Bascoux. Ce matin j’ai accompagné l’inspecteur, qui se rendait au poste de Marette, à trois lieues d’ici… C’était moi qui portais le sac d’argent pour payer les employés, comme c’est l’usage, si bien que M. Vincent m’a donné dix sous pour ma peine… Et à présent je retourne au télé graphe, vu que M. Morisset a dû prendre le service à midi. Vous connaissez M. Morisset ? Un grand maigre… dont vous avez tué le chien !

Hector, déjà retombé dans ses rêveries, ne répondait pas ; cela ne faisait pas le compte de son jeune compagnon, qui était fort causeur de sa nature.

— Ah ! mais vous l’avez joliment payé, le chien, continua Bascoux, et M. Morisset n’avait jamais eu autant d’argent… Aussi était-ce bien mal à lui de tuer, le soir même, un de vos pigeons… Et si vous lui faisiez payer, vous, à votre tour ?

Le vicomte tressaillit.

— Un de mes pigeons ? demanda-t-il en regardant Bascoux. Que me dis-tu là ?

Le surnuméraire comprit qu’il avait lâché une sottise, et répliqua avec embarras :

— N’avez-vous pas des pigeons dans cette maisonnette qui est au fond de votre jardin ? Plusieurs fois, de la terrasse du télégraphe, j’en ai vu qui s’envolaient ; je les ai remarqués parce qu’il n’y a que vous qui ayez cette espèce là dans le pays… Les vôtres sont de la race des fuyards, tandis qu’on n’élève ici que de gros pigeons pattus, parce qu’il y a plus à manger… J’en ai élevé, moi, quand j’étais petit.

— Et tu assures que l’employé Morisset a tué hier un de mes pigeons d’un coup de fusil ?

— Certainement, à preuve que c’était un fuyard et qu’il était tout blanc, et Morisset аa dû le faire cuire avec des haricots pour son dîner.

Ce pigeon n’avait-il rien de remarquable quand on l’a tué ?

Je ne crois pas ; je l’ai vu, et ma foi ! il était tout comme un autre… Ensuite M. Morisset ne veut pas qu’on en parle, parce qu’il est défendu de tirer sur des pigeons, et on pourrait lui faire un procès. Peut-être même ai-je eu tort de vous dire…

— Ni toi ni Morisset vous n’avez rien à craindre de moi, répliqua le vicomte avec fermeté ; cet oiseau ne m’appartient pas. J’ai, en effet, quelques pigeons dans ma volière, mais ils ne sortent jamais, à moins qu’ils ne s’échappent, Aurais-tu dit à quelqu’un, par hasard, que je possède des pigeons de cette espèce ?

— Non, monsieur ; on ne cause pas comme cela avec M. Morisset ; il vous flanque des taloches si on l’ennuie… Ce n’est pas comme M. Fleuriot ; celui-là ne répond pas toujours lorsqu’on lui parle ; mais, s’il répond, ce ne sont que des bonnes paroles.

— Morbleu ! ne t’avise jamais de dire que j’ai des pigeons fuyards dans ma volière ; d’abord parce que cela n’est pas ; tu as mal vu ; mes pigeons sont de la même espèce que ceux du pays… Et puis je n’entends pas que l’on s’occupe de ce qui se passe chez moi. Si donc tu te permettais de répéter une chose si contraire à la vérité, je le saurais bien tôt et je t’en ferais repentir. Tu désires sans doute passer employé définitif dans ton administration ?

— Je crois bien ! ma mère et moi nous ne parlons que de cela tous les soirs !

— Eh bien ! si tu prononçais un seul mot à ce sujet, non-seulement je t’empêcherais d’être nommé employé mais encore je te ferais destituer de tes fonctions de surnuméraire. Morbleu ! je ne souffre pas qu’on calomnie ainsi mes pigeons !

Cransac avait enflé sa voix et roulé des yeux formida bles. Bascoux était frappé de terreur, et, dans son igno rance des usages, il croyait avoir commis une faute énorme.

— Je n’ai pas voulu manquer de respect à « messieurs » vos pigeons, répliqua-t-il humblement, mais, puisque cela vous déplait, je ne soufflerai mot, je vous le jure…

— Ni à Fleuriot, ni à Morisset… ni à personne ?

— À personne, monsieur vicomte ; ne vous fâchez pas.

— À la bonne heure… Et tiens, afin que cette promesse se grave bien dans la mémoire, voici quelque chose pour toi.

Cransac chercha dans son gilet et allait tirer une pièce d’or ; mais il craignit que l’importance de la somme ne fit penser au jeune paysan qu’on avait un haut intérêt à acheter son silence ; aussi se contenta-t-il de remettre une simple pièce d’argent à Bascoux, qui la reçut avec des transports immodérés de joie.

— Merci, monsieur vicomte, s’écria-t-il ; ah ! vous êtes joliment généreux, vous ! C’est pas comme les gens du pays… Je donnerai ces vingt sous à ma mère avec les dix autres, et elle les mettra dans ma tirelire pour m’acheter des souliers neufs à la prochaine Saint-Martin.

Mais Cransac ne l’écoutait déjà plus. Chaque heure lui révélait un nouveau danger. Il ne doutait pas que le ruban et le billet, dont le pigeon tué la veille était porteur, ne se trouvassent maintenant entre les mains de Morisset ou de Fleuriot, et il tremblait en songeant que la moindre gaucherie de Bascoux pouvait mettre sur la voie des découvertes. Il se confirmait donc de plus en plus dans la détermination d’abandonner une partie si périlleuse, et quandon atteignit les premières maisons du village, il n’avait plus aucune hésitation sur ce point.

Le jeune surnuméraire, enhardi pas le silence même de Cransac, ne paraissait pas disposé à le quitter de sitôt ; mais Hector le congédia, et, après lui avoir recommandé encore une fois la plus absolue discrétion, il s’éloigna brusquement.

Quand il arriva tout soucieux au Château-Neuf, la voiture était rentrée depuis longtemps. En traversant le vestibule, il rencontra une grande fille au nez retroussé, à l’air effronté, que Fanny avait amenée de Bordeaux en qualité de femme de chambre, et il lui demanda distraitement où était la marquise.

— Dans le salon, répliqua la camériste d’un ton maus sade ; elle a de la compagnie.

— De la compagnie ! Et qui peut-elle recevoir dans ce pays perdu ?

— Perdu ! M. le vicomte a bien raison… Personne à qui parler, et si j’avais su avant de quitter Bordeaux…

— C’est bon, interrompit Cransac avec impatience ; enfin quelle est cette visite :

— Je ne sais trop… un de ces hommes du télégraphe, je crois… Il vous a demandé et madame la reçu.

— Y a-t-il longtemps qu’il est ici ?

— Plus d’une heure… Ensuite c’est ce qu’il y a de mieux à Puy-Néré, où l’on ne rencontre que des paysans… Un assez beau garçon, avec de grands yeux et une moustache noire.

— Il suffit, je vais voir.

Et Cransac se dirigea d’un pas rapide vers le salon. Il avait deviné Raymond Fleuriot dans le visiteur, et, en dépit de lui-même, il éprouvait une certaine émotion. Arrivé devant la porte, il s’arrêta quelques secondes pour reprendre haleine. On n’entendait rien, à peine un murmure de voix qui se confondait avec le léger bruissement venu du dehors. Cédant à un transport impétueux, il poussa la porte et entra comme un ouragan.

Le salon était plongé dans une demi-obscurité, les persiennes demeurant fermées à cause de la chaleur. Aussi Cransac, qui venait de passer du grand jour à ces ténèbres relatives, ne distingua-t-il d’abord que vaguement les objets et les personnes. Cependant il put reconnaître que Fanny, en élégant et vaporeux négligé, occupait une chaise longue, tandis que Fleuriot était assis dans un fauteuil tout près d’elle. Sans rien dire, il courut à une fenêtre et l’ouvrit ; aussitôt un flot de lumière pénétra dans la pièce.

Raymond avait mis ses plus beaux habils pour cette visite, et, malgré la simplicité de ce costume, sa distinction naturelle lui donnait l’apparence d’un homme du monde. Il s’était levé précipitamment à l’arrivée d’Hector, et demeurait debout en le suivant des yeux. Sa contenance trahissait de l’embarras, peut-être un peu de confusion, mais aucune crainte ; il soutint sans faiblir le regard ardent que le vicomte lui lança à son tour.

Quant à Fanny, elle demeurait parfaitement calme ; un sourire languissant se jouait sur ses lèvres roses. Elle se redressa et dit avec aisance :

— Ah ! vous voilà donc, Hector ! Depuis longtemps déjà M. Fleuriot yous attend pour vous parler d’affaires, et je ne savais plus comment lui faire prendre patience.

— Il me semble pourtant, ma chère, que M. Fleuriot ne pouvait trouver plus agréable compagnie, répliqua le vicomte d’une voix un peu altérée. Eh bien, je suis à ses ordres… De quoi s’agit-il ?

Il prit un fauteuil et s’assit ; mais Raymond resta debout.

— Je crois, dit l’employé d’un ton qui n’avait pas son assurance ordinaire, que M. le vicomte est fatigué ou préoccupé en ce moment… Je pourrai revenir un autre jour.

— Pourquoi cela ? demanda le vicomte en recouvrant peu à peu son sang-froid ; je suis très-heureux de voir M. Fleuriot. Je n’ai pas oublié l’immense service qu’il m’a rendu hier à la chasse ; et je comptais aller chez lui ce soir pour lui en exprimer encore une fois ma gratitude.

Malgré la bienveillance affectée de ces paroles, on pouvait sentir un fond d’amertume dans l’accent dont elles étaient accompagnées. Cependant Fleuriot se rassit et ses traits se détendirent.

— Mon cher Hector, reprit tranquillement Fanny, M. Fleuriot vient de m’apprendre une monstrueuse injustice dont il serait victime de la part d’un employé supérieur de son administration. Hier au soir, certaines circonstances, dont il n’avait pas eu le moindre soupçon jusqu’ici, lui ont été révélées et il croit être certain qu’on a indignement abusé de sa confiance. Comme vous jouissez d’un certain crédit à Paris, il invoque votre protection, afin de lui faire obtenir justice, s’il y a lieu… J’ai promis que vous ne négligeriez rien pour atteindre ce but, et vous ne me désavouerez pas, Hector, n’est-il pas vrai ?

En parlant ainsi, elle lançait un regard expressif au vicomte ; mais celui-ci ne parut pas s’en apercevoir et détourna la tête.

— Vous savez, Fanny, répliqua-t-il, que je songe sérieusement à quitter Puy-Néré, où la stérilité du pays ne me permet pas de créer une grande propriété comme j’en avais le projet. Cependant, voyons ! de quoi s’agit-il ?

Ainsi encouragé, Raymond Fleuriot raconta le tour infame que lui avait joué l’inspecteur Ducoudray.

— Je suis un ancien soldat, monsieur le vicomte, acheva-t-il d’un ton mâle, et ma première pensée a été de ne recourir à personne pour venger mon offense, de me rendre à Paris, de châtier ce misérable. Mais ma mère et ma sœur en ont jugé différemment ; ce sont elles qui m’ont déterminé à m’adresser à vous, car aussi bien, hier encore, vous m’avez offert obligeamment vos services.

Le vicomte avait écouté avec attention ce récit, qui confirmait toutes les assertions de Colman, et il entrevoyait la possibilité de réaliser son ancien plan sans délai. Toute fois, il ne se départit pas de son apparente froideur et répliqua :

— Mon intervention dans le cas dont il s’agit, monsieur Fleuriot, ne saurait vous être d’un grand secours, car je suis étranger à votre administration. Pourquoi ne vous adresseriez-vous pas plutôt à cet inspecteur qui se trouvait hier ici et qui, m’a-t-on dit, fera bientôt partie de votre famille ? Il est votre protecteur naturel et il a qualité pour réparer le mal causé par son prédécesseur.

— Je n’ai pourtant pas voulu lui dire un mot de cette malheureuse histoire, monsieur le vicomte. Vous ne savez pas combien notre administration est méfiante, jalouse, intraitable en ce qui concerne le secret des dépêches. Tout lui fait ombrage : dans la démarche la plus innocente, elle voit l’intention de pénétrer les affaires de l’État. Elle nous interdit, à nous autres employés subalternes, toutes observations, tous commentaires sur les signaux que nous avons mission de transmettre. Nous sommes seulement des machines auxquelles il est interdit d’examiner et de réfléchir. Au moindre soupçon, on nous congédie impitoyablement… Vous voyez donc, monsieur le vicomte, pourquoi je tiens à ne pas mèler M. Vincent, qui, en effet, sera bientôt mon beau-frère, aux récriminations que je compte élever contre ce Ducoudray, notre supérieur à tous. Si Vincent embrassait trop chaleureusement mes intérêts, il pourrait être considéré comme mon complice, partager la réprobation dont je serais frappé. Vous, au contraire, vous êtes riche, considéré, indépendant ; vous pouvez vous faire le défenseur du faible contre le fort sans aucun risque pour vous.

— Eh bien ! supposons que je sois disposé à prendre en main votre cause : je ne peux lancer contre ce M. Ducoudray, fonctionnaire éminent de votre administration, une accusation aussi grave sans preuve à l’appui ! Or, Ducoudray, qui a été capable d’une pareille action, sera sans doute aussi capable de la nier. Comment convaincrai-je vos chefs que vous êtes vraiment l’auteur du système télégraphique présenté par Ducoudray ?

Le vicomte avait prononcé lentement ces dernières pa roles, comme s’il attachail une extrème importance à la réponse qu’il allait recevoir. Fanny elle-même, le cou tendu, l’œil fixe, respirait à peine.

Raymond sourit.

— Je donnerai, répliqua-t-il, la preuve la plus positive et la plus nette de la vérité de mes assertions. Quand je confiai à ce traître Ducoudray le livre de signaux écrit d’après mon système, j’en avais une copie, de crainte qu’un accident n’anéantit l’exemplaire principal. Cette copie, dont Du coudray a toujours ignoré l’existence, je la possède encore.

En entendant cet aveu tant désiré, Fanny et le vicomte lui-même eurent peine à retenir un cri de plaisir. Ils échangèrent un regard triomphant ; toutefois, ni l’un ni l’autre n’osait parler, de peur que son accent ne trahit le trouble de son esprit.

— Ce sera en effet un argument décisif, dit enfin le vicomte avec une tranquillité affectée ; mais le système actuel de signaux télégraphiques est-il vraiment celui que vous avez inventé ?

— Je l’ignore… Cependant, bien des fois en manœuvrant mon télégraphe, j’ai cru reconnaitre des signaux dont j’a vais prescrit l’usage…

— Et vous n’avez jamais essayé de les traduire au moyen de votre vocabulaire ?

— Jamais. Quand nous entrons dans l’administration, on nous fait prendre l’engagement de ne pas chercher à pénétrer et de ne révéler à qui que ce soit le secret des dépêches. L’épreuve dont vous parlez eût été contraire à mon devoir et je n’ai jamais osé la tenter.

— Mais alors comment établir la fraude dont vous vous

plaignez ? N’êtes-vous pas dupe d’une de ces illusions d’amour-propre auxquelles la plupart des hommes sont sujets ?

Ce soupçon fit rougir Fleuriot, et un éclair de colère brilla dans ses yeux. Fanny s’empressa d’intervenir :

— Véritablement, monsieur Fleuriot, dit-elle de son ton le plus caressant et le plus câlin, Hector a raison ; vous poussez trop loin les scrupules, et votre devoir n’exige pas tant. Quoi ! vous vous croyez victime d’une odieuse injustice et vous reculez devant une innocente épreuve pour vous assurer si cette injustice estou n’est pas réelle ? Pardonnez-moi, mais, à mon avis, c’est là de l’enfantillage.

Cette voix enchanteresse ne manqua pas son effet, encore cette fois, sur l’honnête employé. Il parut tout honteux de sa simplicité devant ces gens du monde si pleins d’aisance et de naturel.

— C’est vrai, madame la marquise, répondit-il ; je suis habitué à la consigne militaire, voyez-vous, et j’exécute les ordres à la lettre… Eh bien ! ajouta-t-il d’un ton résolu, je vais vous montrer que je ne mérite pas plus vos railleries que les soupçons de M. le vicomte… Cette expérience que je n’ai jamais osé faire, je vais la tenter à l’instant… ici même, si vous le permettez.

— Oui, oui, cela m’amusera, dit Fanny en battant des mains.

Raymond désigna, par la fenêtre ouverte, le télégraphe dont on voyait les bras se dessiner immobiles sur l’azur lu mineux du ciel.

— Tenez, dit-il, Morisset vient de faire un signal dont nous connaissons la valeur, car il intéresse la police de la ligne. Ce signal annonce un repos d’une demi-heure. Je vais profiter de cet intervalle pour aller chez moi chercher mon livre, et quand le télégraphe se remettra en mouvement, nous essayerons de déchiffrer la dépêche qui passera… Y consentez-vous, monsieur le vicomte ?

— Soit, répondit Cransac, qui eut la force de montrer encore une complète indifférence.

— Oh ! comme ce sera divertissant ! s’écria Fanny ; vous m’expliquerez tout, n’est-il pas vrai, monsieur Fleuriot ? Je suis si curieuse !

Et elle accompagna ces mots d’un regard qui eût vaincu les dernières hésitations de Raymond, s’il en eût conservé. Il sortit avec précipitation, en annonçant son prochain retour.

Cransac était demeuré immobile au milieu du salon.

— Le sot ! disait-il avec mépris ; je voulais l’épargner à cause du service qu’il m’a rendu hier, et le voilà qui vient me tenter, me forcer la main ! Son immense stupidité pourrait seule maintenant me donner des scrupules.

— Vos scrupules n’ont pas le sens commun, répliqua Fanny avec aigreur, et je dois vous prévenir, Hector, que vous ne brillez pas dans toute cette affaire. Que deviendriez-vous sans moi, avec vos irrésolutions ridicules, vos craintes puériles ? Cependant, le véritable héros dans tout ceci, c’est ce bon gros Colman, l’inventeur du plan ingénieux que nous exécutons. Comme tout est prévu, merveilleusement combine ! Nous n’avons presque pas d’efforts à faire, nous allons atteindre le but par la force même des choses. Maintenant, si l’expérience du télégraphe réussit, nous sommes assurés du succès de notre mission.

— Cependant, j’entrevois encore bien des difficultés, et le moindre retard peut amener une catastrophe.

— Bah ! vous voyez tout en noir, Hector. Ce n’est pas avec de pareilles hésitations, de pareilles faiblesses, que Colman a gagné ses millions… Mais rien ne s’oppose à ce que nous menions lestement les choses… Et, tenez, notre pauvre dupe y met elle-même toute l’activité possible… La voici déjà de retour.

En effet, Fleuriot n’avait fait qu’un bond du Château-Neuf à sa demeure, qui du reste n’était pas éloignée, et il accourait en dissimulant sous sa redingote un livre assez volumineux.

— La demi-heure de repos est sur le point d’expirer, dit il ; hâtons-nous.

Une table fut approchée de la fenêtre, d’où l’on apercevait distinctement le télégraphe et sa tour. Sur cette table on déposa une plume, de l’encre, du papier, et Fleuriot prit place, après avoir verrouillé lui-même la porte du salon. Cransac et Fanny se tinrent debout à ses côtés, lui toujours calme et froid en apparence, elle tremblant d’impatience et les narines gonflées.

Comme la machine allait se mettre en mouvement, Fleuriot dit avec embarras :

— Excusez-moi, monsieur le vicomte, si j’écoute trop certaines suggestions de ma conscience ; mais, au moment de tenter une épreuve qui, je le sens, est contraire à mon devoir, je ne saurais m’entourer de trop de garanties… J’ose donc vous demander, ainsi qu’à madame la marquise, votre parole d’honneur de ne jamais révéler les nouvelles que nous allons apprendre peut-être et qui sont le secret de l’État.

— Fanny partit d’un éclat de rire.

Me demander une parole d’honneur, à moi ! répliqua t-elle ; la chose est fort plaisante… Je vous la donne, mon sieur Raymond ; je vous en donne dix… je vous en donne cent. En ce qui me touche, les secrets de l’État seront bien gardés.

Cransac, au contraire, se redressa d’un air gourmé.

— Vous n’y pensez pas, monsieur, répliqua-t-il froidement. Les nouvelles politiques ou administratives ne m’intéressent pas, et, à supposer qu’elles aient de l’importance, quel usage pourrais-je en faire dans ce pays désert, sans communications avec le reste du monde ? Réfléchissez donc un peu et voyez si une parole d’honneur en pareille circonstance ne serait pas chose ridicule autant qu’inutile !

— C’est juste, monsieur le vicomte, dit Fleuriot tout contrit ; et pardonnez-moi si j’ai pu exagérer ainsi le sentiment de ma responsabilité… Mais, ajouta-t-il aussitôt, soyons attentifs ; Morisset marche déjà.

En effet, la machine de la tour Verte venait de se remettre en mouvement et les signaux se succédèrent avec rapidité.

Fleuriot étudiait avec un soin méticuleux les diverses positions que prenaient successivement les bras du télégraphe, et il les reproduisait d’un trait de plume sur le papier, en tenant compte de certaines particularités dont un homme du métier pouvait seul comprendre l’importance. Le vicomte et Fanny, placés derrière lui, l’observaient avec curiosité, mais gardaient le silence, de peur de causer à l’employé une distraction qui eût fait manquer l’épreuve.

Quelques instants se passèrent ainsi ; un grand nombre de signaux avaient été notés par Fleuriot, quand le télégraphe s’arrêta enfin et laissa tomber ses deux indicateurs verticalement, tandis que le régulateur demeurait dans la position horizontale, figure dont la valeur était connue même des personnes étrangères à la science télégraphique.

— La dépêche est finie, reprit l’employé, et il va y avoir encore une pause plus ou moins longue. À présent, tâchons de traduire en langue ordinaire les signaux que voici.

Et il ouvrit son vocabulaire.

— Pourvu qu’ils n’aient pas eu l’idée de changer les clefs ! reprit-il d’un air soucieux. Tout dépend de là… Voyons, ils signalent « la clef numéro 35… » Essayons-en.

Et il se mit à l’œuvre avec ardeur. Chaque signal l’obligeait à faire dans son livre de longues et souvent difficiles recherches. À cette époque, les vocabulaires télégraphiques étaient de trois sortes : 1o vocabulaire des phrases ; 2o des mots ; 3o des lettres, et fréquemment, dans une même depêche, les signaux de chaque catégorie se mêlaient si bien qu’on pouvait les confondre et leur attribuer des sens opposés. Pendant qu’il s’occupait de son travail, Fleuriot ne s’apercevait pas que le vicomte et Fanny s’étaient mis in sensiblement à le questionner sur les principes de cette mystérieuse langue. Oubliant ses scrupules et ses défiances, il leur exposait le mécanisme ingénieux de son système, il en développait tous les secrets avec l’inépuisable complaisance d’un inventeur.

Bientôt la dépêche télégraphique fut traduite tout entière. Elle était ainsi conçue :

« Une émeute a éclaté ce matin à Paris. Grâce au dévouement des troupes et aux habiles dispositions du général X…, les émeutiers ont été dispersés et force est restée à la loi. »

Comme on le voit, on était alors aux premières années si agitées du règne de Louis-Philippe, et cette dépêche, ainsi surprise, n’avait rien que de fort probable, éu égard à la situation politique de ce temps-là.

— Voilà une nouvelle qui ne manque pas d’importance, monsieur Fleuriot, reprit Cransac avec son indifférence factice ; mais, pour nous autres habitants de Puy-Néré, elle prouve seulement que le système télégraphique aujourd’hui en usage est bien le vôtre, et que décidément Ducoudray est un insigne fripon.

— Le croyez-vous, monsieur le vicomte ? s’écria Fleuriot transporté ; l’expérience vous semble-t-elle assez claire, assez concluante ? Ne suis-je pas en droit de me venger du misérable qui m’a volé le fruit de mon intelligence et de mon travail ?

Cransac n’avait plus le moindre doute ; néanmoins, comme il désirait se familiariser avec l’usage du précieux vocabulaire, il insinua qu’une nouvelle épreuve serait peut-être nécessaire pour établir les faits d’une manière incontestable.

— Vous avez raison, monsieur le vicomte, répliqua Fleuriot ; car si la « clef » dont nous nous sommes servis n’était pas la véritable, la dépêche pourrait avoir un sens diametralement opposé à celui que nous venons de trouver… Voyons donc encore une fois.

Le télégraphe de la tour Verte s’étant remis en marche, Fleuriot nota les nouveaux signaux, puis compulsa son vocabulaire pour les déchiffrer. Cette fois il s’agissait de la nomination d’un fonctionnaire à une charge publique, et la nouvelle ne présentait aucun intérêt général ; mais cette épreuve démontrait, aussi bien que la précédente, l’exactitude des assertions de Fleuriot.

— Vous lirez d’ici à deux jours dans les journaux de Bordeaux les dépêches dont il s’agit, dit-il avec chaleur ; je ne me suis pas trompé.

— Je vous crois, dit Cransac ; véritablement votre découverte est magnifique. Je vous en félicite, et, quant à moi, je ne négligerai rien pour vous faire obtenir la récompense nationale qui vous est due !

— Dites donc, s’écria Fanny avec un enthousiasme réel ou feint, que M. Fleuriot a du génie ! Quels merveilleux résultats ! C’est à confondre l’imagination… Monsieur Fleuriot, vous êtes un homme supérieur, et je vous admire de toute mon âme.

En même temps, elle lui tendit la main par un geste théâtral. Raymond saisit cette main, qu’il pressa convulsivement contre ses lèvres. Fanny la retira aussitôt, comme si elle regrettait de s’être abandonnée à son enthousiasme.

Il y eut un moment de silence. Chacun des deux associés se taisait, par crainte sans doute de trahir trop vite son ardent désir. Raymond était devenu tout à coup rêveur et soucieux.

— Eh bien ! monsieur Fleuriot, demanda Fanny de sa voix caressante, que comptez-vous faire maintenant ?

— Je le tuerai ! répliqua Raymond d’un air égaré.

— Eh ! bon Dieu ! qui donc voulez-vous tuer ?

Fleuriot parut sortir d’un songe.

— Excusez-moi, madame la marquise, et vous aussi, monsieur le vicomte, répliqua-t-il, je pensais à ce misérable Ducoudray ; je pensais qu’il est comblé de biens et d’honneurs, tandis que je vis pauvre, inconnu, oublié dans cette misérable bourgade… Et je veux tirer de cet infâme une terrible vengeance.

— Allons ! monsieur Fleuriot, reprit Fanny, ne vous abandonnez pas à des emportements indignes de vous. Ducoudray sera suffisamment puni quand on lui arrachera sa considération usurpée, quand il sera convaincu publiquement de vol et d’imposture ! Laissez faire le vicomte ; il va se rendre à Paris, et peut-être me déciderai-je à l’accompagner pour stimuler son zèle. Il verra le directeur général des télégraphes, il lui exposera les procédés honteux de votre ancien inspecteur, il plaidera chaleureusement votre cause… Qui sait même si le poste éminent qu’occupe au jourd’hui Ducoudray ne vous sera pas accordé quand vos droits seront reconnus ?

Cette perspective fit briller un éclair de joie dans les yeux de Raymond ; le voyant à demi vaincu, Cransac reprit, avec cette froideur hautaine dont il ne s’était pas départi dans le cours de cet entretien :

— Fanny a raison, monsieur Fleuriot ; tout conflit personnel serait absurde, lorsque vous tenez déjà une vengeance si complète et si sûre. Quant à moi, je n’hésite pas à prendre en main la défense de vos intérêts ; laissez-moi ce livre des signaux, il est indispensable que je le présente au chef de l’administration afin d’établir la réalité de votre découverte. Puis, ayez confiance ; vous n’attendrez pas long temps la réparation qui vous est due.

Et il voulut prendre le manuscrit resté sur la table. Mais Fleuriot, par un de ces mouvements impétueux qui lui étaient naturels, s’en empara et dit d’un ton ferme :

— Excusez-moi, monsieur le vicomte ; ce livre ne doit pas sortir de mes mains. Il y va de mon honneur et d’intérêts bien supérieurs à mes misérables intérêts personnels. Si donc ce livre doit être remis au chef de mon administration, je le lui présenterai moi-même… Jusque-là, il reste en ma garde ; et, moi vivant, je ne m’en dessaisirai pas…

Le vicomte ne put retenir une violente expression de dépit, qui se réfléta sur le visage rose et souriant de Fanny.

— Comme vous voudrez, répliqua Cransac sèchement.

— Voyons, monsieur Fleuriot, reprit la prétendue mar quise avec son accent le plus séduisant, vous êtes trop timoré… Allez-vous annuler les bonnes intentions du vicomte par un refus qu’on pourrait attribuer à la défiance ?

— Ce n’est pas défiance, madame la marquise. Dieu m’est témoin que personne au monde ne m’inspire plus d’estime et de confiance que vous et M. de Cransac. Si l’honneur me permettait ce que vous me demandez, je n’hésiterais pas. Je vous en conjure donc, respectez l’un et l’autre des scrupules, peut-être excessifs et que je défendrais mal, mais qui me paraissent sacrés.

Tout en parlant, il s’était levé et avait glissé le livre sous son bras.

— Ainsi donc, monsieur le vicomte, demanda-t-il avec embarras, vous faites de la remise de ce manuscrit la condition rigoureuse de votre intervention dans mes affaires, et, si ma conscience me défend de céder à votre désir, je dois m’attendre…

— Eh ! reprit Cransac avec aigreur, comment voulez-vous que je porte, contre un homme puissant et honoré, une grave accusation dénuée de toute espèce de preuves ? Ce serait m’exposer à un insuccès dont la honte retomberait sur moi comme sur vous.

— En ce cas, monsieur le vicomte, reprit Fleuriot tristement, il me reste à vous remercier, vous et madame la marquise, de votre bienveillance, et je ne compterai que sur moi-même pour obtenir justice.

— À votre aise, dit Cransac.

Raymond s’inclina et se dirigea vers la porte. Comme il allait sortir, Fanny éperdue courut à lui et lui prit les mains :

— Malheureux jeune homme, qu’allez-vous faire ? dit-elle avec une émotion réelle ou feinte.

Puis, elle ajouta plus bas :

— Oh ! ingrat !… ingrat !… Raymond troublé, fasciné par cette enchantéresse, s’arrêta quelques secondes. On put croire qu’il hésitait, que son énergique détermination allait enfin fléchir ; mais tout à coup il se dégagea des étreintes de Fanny, la remercia par un signe éloquent, et s’éloigna d’un pas rapide, comme s’il eût craint encore de céder à une puissante tentation.

Après son départ, les deux associés demeurèrent quelques instants consternés et silencieux.

— Eh ! eh ! pas si bête ! dit enfin le vicomte avec un rire amer ; je croyais le tenir et il nous échappe.

— Oui, il a évité le piége sans même l’avoir soupçonné… Mais savez-vous, Hector, que la possession de ce livre des signaux aurait une valeur inestimable ? Ce n’est plus deux cent mille francs qu’il faudrait en demander à Colman, mais cinq cent mille, un million peut-être… et Colman les donnerait.

En effet, ce livre serait une véritable fortune. Avoir à soi les secrets de la diplomatie, de la finance, de l’administration !… De par tous les diables, ce niais orgueilleux et sentimental m’a poussé à bout ; j’hésitais à le jouer comme l’a joué cet adroit Ducoudray ; mais je suis irrité de son insolence, de sa méfiance opiniâtre… Avant mon départ, que je ne pourrai, je le crains, retarder beaucoup, je veux trouver un moyen pour m’emparer de ce précieux manuscrit.

— Je le trouverai, moi ! dit Fanny résolûment ; vous savez, Cransac, que nous devons partager les bénéfices de cette affaire ? J’aurai le livre, je vous le promets.

— Et comment vous y prendrez-vous ? demanda le vicomte avec ironie.

— Bon ! Hector, allez-vous recommencer vos scènes de jalousie ridicule ? Pourquoi m’avez-vous amenée ici, sinon pour tourner la tête à ce jeune homme et le décider à nous abandonner le fruit de sa découverte ? Je suis dans mon rôle, ce me semble.

— Et ce rôle vous plaît, ma chère… Mais vous ne réussirez pas ; nous avons affaire à un de ces caractères que rien ne peut émouvoir.

— Laissez-moi tenter l’aventure… Aussi bien, si vous refusiez de me prêter assistance, je serais capable d’agir seule et pour mon propre compte.

— Ne parlez pas tant de votre indépendance, Fanny, et écoutez-moi… Brandin n’a envoyé aucun signal aujourd’hui ; c’est de mauvais augure, et peut-être cet homme est-il déjà arrêté au moment où je vous parle. S’il venait à me trahir, je serais arrêté à mon tour, et croyez-vous qu’alors vous n’auriez rien à redouter, vous ma compagne et ma complice ? Réfléchissez à tout cela, Fanny, et souvenez-vous que vos rêves peuvent avoir, avant demain, avant ce soir peut-être, un terrible réveil !

— Raison de plus pour nous mettre à l’œuvre sans perdre de temps.

Cransac, après avoir fait quelques tours dans le salon, se dirigea vers la porte.

— Eh bien ! où allez-vous donc ? demanda la jeune femme avec impatience.

— La dépêche que nous venons de surprendre au sujet des événements de Paris peut fournir à Colman l’occasion d’un bon coup de bourse à Bordeaux ; aussi vais-je lui envoyer cette nouvelle par un de nos pigeons messagers, en même temps que je lui apprendrai l’interruption de nos relations avec Brandin. Il me faut redoubler de précautions, car je sais maintenant que même cette correspondance, au moyen de pigeons, n’est pas exempte de dangers.

— Faites donc, et puis vous reviendrez ici. Hector, En core une fois, nous n’avons pas intérêt à nous brouiller, et tous nos efforts à l’un et à l’autre seront nécessaires pour mener à bien cette difficile entreprise !