VII

La confidence.


Pendant que le vicomte et Raymond faisaient dans la lande cette malencontreuse partie de chasse, la pretendue marquise était venue, comme l’avait annoncé Cransac, visiter l’école de Puy-Néré.

La classe avait lieu dans une salle basse de la maison Fleuriot, grande pièce meublée seulement de bancs et de tables de sapin, avec un fauteuil de paille pour la maîtresse. Des gravures pieuses, des cartes de géographie, des tableaux d’ardoise ornaient les murs. Quatre fenêtres éclairaient largement cette salle ; les deux qui donnaient sur la rue du village étaient fermées afin de ne causer aucune distraction aux jeunes écoliers. Les deux autres, qui restaient ouvertes, donnaient sur un joli jardinet planté de clématites et de lilas, où les fauvettes et les mésanges faisaient entendre leur petite chanson, où couraient de beaux escarbots verts dorés. Des papillons étourdis s’aventuraient parfois jusque dans la classe, à la vive satisfaction des enfants, qu’on avait alors de la peine à contenir.

Il y avait là quinze ou vingt petits garçons et petites filles de six à dix ans, aux figures éveillées et souriantes. Les costumes eussent peut-être laissé quelque chose à désirer, et certains garçonnets n’avaient pour vêtements qu’une chemise et un pantalon ; mais il faisait si chaud ! Et puis l’excès de vêtements nuit au développement de l’enfance.

Nous devons pourtant dire tout bas au lecteur que, sur l’annonce d’une visite, Lucile et sa mère avaient procédé sommairement à la toilette des plus débraillés. On avait rattaché un bouton par ci, tiré un lacet par là. Certaines têtes blondes avaient été frisées à la chérubin avec un peu d’eau ; certains visages roses et mutins avaient été impitoyablement débarbouillés. Aussi, tout ce petit monde avait-il un air de santé et de fraîcheur. D’autre part, en apprenant qu’une « belle dame » allait venir les voir, leur apporter des jouets et des bonbons, les enfants demeuraient frappés de respect sur leur banc et tournaient la tête au moindre bruit du dehors pour s’assurer si « la belle dame » n’arrivait pas.

Ce jour-là donc, la jeune maîtresse d’école n’eut aucune peine à maintenir l’ordre dans son gentil troupeau. Lucile occupait le fauteuil magistral, d’où son regard pouvait surprendre tous les méfaits, et elle n’était pas le personnage le moins gracieux du tableau. Elle n’avait pourtant d’autre parure que cette robe d’indienné dont nous avons parlé, et ses beaux cheveux noirs, qu’elle savait arranger avec un goût exquis. Comme ses yeux pleins de douceur, sa bouche souriante, son ton gai et caressant, n’eussent peut-être pas imposé suffisamment à certains rebelles de l’un et de l’autre sexe, elle avait appuyé au bras du fauteuil une longue baguette de coudrier, soigneusement ratissée, dont la vue devait frapper de terreur le vice et l’insubordination. Cette baguette n’était qu’un emblème, comme celle que portaient autrefois les alcades espagnols, et de mémoire d’enfant elle n’avait servi. Cependant on la brandissait d’une manière formidable dans certaines circonstances graves ; et son sifflement n’avait jamais manqué de faire rentrer dans le devoir les criminels les plus endurcis.

La classe était dans l’attente, quand la bonne vieille maman Fleuriot vint annoncer tout effarée et en rajustant son bonnet de linge que « madame la marquise » montait la rue. Aussitôt il se fit un profond silence, tous les cols se tendirent, et, quand la soi-disante marquise entra, on se leva d’un commun mouvement.

La châtelaine, avec un tact dont il fallait lui savoir gré, avait choisi pour l’exercice de ses nouvelles fonctions une mise des plus simples. Une robe de mousseline peinte, sans falbalas, un chapeau garni de deux ou trois fleurs champêtres, un fichu de dentelles, formaient sa toilette. Cependant elle apparut à ces pauvres enfants campagnards comme la fée toute-puissante de ces contes qu’on leur narrait le soir au coin du feu, et ils étaient fort disposés à prendre pour la baguette traditionnelle l’ombrelle de soie qu’elle tenait à la main et dont l’usage leur était parfaitement inconnu.

Fanny, en voyant la classe en émoi et l’institutrice venir cérémonieusement au-devant d’elle, éprouvà quelque orgueil des honneurs qu’on lui rendait. Elle, la femme galante, la beauté compromise des réunions parisiennes, elle usurpait dans cet obscur village la considération, les respects auxquels ont droit les dames bienfaisantes et honorées qui accordent leur protection à l’enfance pauvre. Aussi était-elle d’une humeur charmante en écoutant le compliment de Lucile, et elle s’installa dans le fauteuil de la maîtresse, pendant que celle-ci se contentait d’une chaise basse ; puis elle procéda avec une certaine dignité à la distribution des récompenses.

Chaque élève, fille ou garçon, fut appelé à son tour. L’institutrice accompagnait la présentation d’une note biographique fort spirituellement tournée, et Fanny, prenant au sérieux son rôle de dame inspectrice, décernait l’éloge ou le blâme. Mais comme l’éloge ou le blâme était également suivi d’un cadeau analogue à l’âge et au sexe de l’enfant, on peut dire que l’un et l’autre étaient également bienvenus.

Le temps se passa ainsi, et l’heure arriva où la plupart des écoliers retournaient chez eux pour prendre leur repas. Ce jour-là, ils se retirèrent avec d’autant plus d’empressement qu’ils avaient hâte de montrer à leurs familles les modestes présents qu’ils avaient reçus et qui étaient d’un prix inestimable à leurs yeux. Quelques-uns seulement restèrent dans la classe ; et, tirant de dessous le banc des paniers qui contenaient leurs provisions de la journée, ils commencèrent leur dîner sous la surveillance de madame Fleuriot.

Lucile, supposant non sans raison que la visiteuse devait avoir besoin d’air après cette longue séance, engagea la prétendue marquise à passer dans le jardinet dont nous avons parlé. Là, assises sur un banc de pierre, à l’ombre d’une tonnelle de vigne, elles parent causer avec autant de liberté que le permettaient leurs positions respectives.

— Une matinée charmante, mademoiselle Fleuriot, charmante en vérité ! disait Fanny en minaudant ; j’aurai long temps devant les yeux ces figures rondes et joufflues, je croirai toujours entendre les cris de joie de ces pauvres en fants lorsque je leur distribuais des babioles sans valeur… Une chose m’offusque pourtant, madame l’institutrice ; il me semble que ma visite était attendue, et je n’ai pu jouir de la surprise sur laquelle je comptais.

Lucile avoua que le vicomte, en passant le matin avec Raymond, lui avait dit quelques mots des projets de la marquise.

— Ah ! répliqua Fanny avec aigreur, M. Hector ferait bien de s’occuper de ce qui le regarde… Il aurait pu essayer de vous être agréable sans l’être aux dépens de… sa sœur.

— Madame ! balbutia Lucile en baissant la tête avec embarras.

— Tenez ! laissons là M. de Cransac et parlons de votre frère, à vous, ma chère demoiselle ; voilà un homme comme on en rencontre trop peu dans le monde !

— Vous lui rendez justice, madame la marquise, répliqua l’institutrice dont les yeux brillèrent de plaisir ; et pourtant nul ne peut savoir, hormis ma mère et moi, combien Raymond est bon, généreux, dévoué, en même temps qu’instruit et plein de raison !

— J’ai deviné tout cela, mademoiselle, quoique M. Fleuriot soit peu communicatif… Il m’a paru très-supérieur à sa condition présente, et je m’étonne qu’il n’ait pas cherché à obtenir un poste plus avantageux.

Fanny, on le voit, saisissait avec habileté l’occasion de questionner la sœur, comme Cransac avait questionné le frère. Sa tentative fut plus heureuse que celle du vicomte.

— Il y a songé, madame, répliqua l’honnête jeune fille naïvement, et nous avons espéré un moment le succès… mais les choses ont tourné mal… Nous ne sommes pas habitués au bonheur !

— Vraiment, ma chère, demanda Fanny avec un intérêt très-réel ; contez-moi donc cela, je vous prie.

— Raymond n’aime pas que l’on parle de cette malheureuse affaire, reprit mademoiselle Fleuriot en baissant la voix, et il croit que si elle était divulguée elle pourrait lui porter préjudice auprès de son administration… Vous allez voir s’il ne mérite pas plus de sympathie que de colère.

En même temps, Lucile raconta des faits qui sont déjà connus du lecteur. Raymond Fleuriot était cet employé du télégraphe dont avait parlé Colman, et qui avait inventé un nouveau système de signaux plus complet et plus parfait que l’ancien. L’institutrice exposa au prix de quelles veilles, de quels efforts, son frère était parvenu à résoudre le difficile problème, et comment, dans l’impossibilité d’aller lui-même présenter son travail à l’administration centrale, il avait dû le confier à son chef immédiat, un inspecteur nommé Ducoudray. Enfin elle raconta la disgrâce où était tombé Fleuriot à la suite de cette tentative, disgrâce qui les avait obligés à quitter leur cher pays de Touraine pour venir en exil dans les landes de Puy-Néré. Depuis ce temps, madame, acheva-t-elle, mon pauvre frère est sombre, découragé, humilié. Il se montre toujours plein d’affection pour ma mère et pour moi ; il travaille nuit et jour afin de nous assurer un peu de bien-être ; mais il est visible que Raymond n’attend, n’espère plus rien, qu’il n’a plus ni ambition, ni désirs ; et ce découragement insurmontable est pour nous une cause de poignante affliction.

En parlant ainsi, la gentille maîtresse d’école essuya quelques larmes qui roulaient sur ses joues.

— Voilà donc, chère demoiselle, reprit Fanny d’un ton caressant, la cause de cette mélancolie que tout le monde remarque chez M. Raymond Fleuriot ! Vous avez eu raison de m’en faire la confidence ; peut-être ne vous en repentirez-vous pas… J’entrevois dans cette affaire quelque chose qui mérite un sérieux examen. Êtes-vous sûre, par exemple, Lucile, que le système de votre frère soit aussi absurde, aussi extravagant qu’on l’a prétendu ? Cet inspecteur auquel M. Fleuriot avait confié son manuscrit ne se serait-il pas approprié un travail consciencieux, utile, digne d’éloges, et n’en aurait-il pas pris pour lui la récompense ?

— Cette idée nous est venue déjà, madame la marquise. On n’aime pas à soupçonner le mal ; mais, lorsque nous avons été envoyés dans ce pays, M. Ducoudray, l’inspecteur, a obtenu un avancement considérable, et il est aujourd’hui un des chefs les plus influents de l’administration. Peut-être mon frère lui-même soupçonne-t-il une infamie de ce genre, quoiqu’il n’en dise rien, et c’est là une des causes de sa misanthropie.

— Il importe de s’assurer si cette opinion est fondée et si vous n’avez pas été tous victimes d’une abominable spoliation… Seulement il faudra établir d’une manière nette et précise que M. Fleuriot est bien l’auteur de la découverte.

Or, comment établir cela si Ducoudray osait soutenir le contraire ? Voyons, mademoiselle, votre frère n’aurait-il pas conservé certains documents, certains papiers, une copie de son livre de signaux, quelque chose enfin qui puisse le faire reconnaitre pour l’auteur véritable du nouveau système télégraphique !

Fanny, en posant cette question d’une si haute importance pour elle, parlait du ton calme et bienveillant d’une grande dame qui a pour unique mobile l’intérêt de ses pro tégés.

— Hélas ! madame la marquise, répliqua Lucile, je ne sais que répondre sur ce point. Raymond ne nous a jamais rien dit. Après le renversement de ses espérances, il brûla une énorme quantité de paperasses qui lui avaient servi dans son travail ; mais a-t-il conservé la copie dont vous parlez, je l’ignore… Cependant, ajouta-t-elle aussitôt d’un air de réflexion, vous m’y faites penser… Il y a quelques mois, un jour que je mettais un peu d’ordre dans sa chambre, il ouvrit en ma présence une armoire où il serre ses effets les plus précieux. Un coup d’ail jeté par hasard dans ce meuble me permit de remarquer une espèce de registre dont je ne m’explique pas l’usage, car Raymond n’a pas d’affaires et c’est notre mère qui tient les comptes de la maison… Si ce registre était le livre des signaux !

— Il faudrait s’en assurer, mademoiselle, dit Fanny avec la même tranquillité ; car il serait fâcheux de porter contre Ducoudray ou toute autre personne une accusation dont on ne pourrait fournir la preuve.

— Sans doute, mais Raymond ne laisse jamais son ar moire ouverte, et je n’ai aucun moyen de vérifier…

— Eh ! ma chère, qu’est-il besoin de tant de mystères ?

Pourquoi ne vous adresseriez-vous pas avec franchise à M. Fleuriot, et, après lui avoir répété notre conversation, ne lui demanderiez-vous pas nettement s’il a en sa possession ces documents ?

— C’est vrai, madame la marquise ; mais… je n’ose pas.

— Comment donc ! Est-ce qu’il serait despote, brutal ?

— Brutal, lui !… Il s’emporte quelquefois contre les autres ; mais envers ma mère et envers moi c’est l’homme le plus doux, le plus patient, le plus affectueux du monde. Seulement, peut-être sera-t-il fâché quand il apprendra que je vous ai fait la confidence de ses mécomptes, de ses déceptions…

— Il vous pardonnera, ma chère Lucile, il ne peut ignorer que je suis son amie… Enfin, mademoiselle, ajouta Fanny en se levant, vous déciderez si vous voulez ou non mettre à profit ma bonne volonté et celle d’Hector ; vous êtes meilleur juge que personne en pareille matière.

Elle avait pris un petit air pincé, comme une personne qui voit son dévouement méconnu.

— Oh ! pardon, madame la marquise, s’écria l’institutrice effrayée, je sais combien vous êtes bonne, et je suis pénétrée de reconnaissance pour l’obligeant intérêt que vous nous témoignez. Mon frère lui-même, quelle que soit sa fierté, ne peut manquer d’en être touché. Hier encore il me parlait de vous avec tant d’admiration, d’amitié respectueuse !… Allons ! je le verrai ce soir, je lui répéterai notre entretien et, s’il possède les documents dont il s’agit, je ne doute pas qu’il les mette à votre disposition… Ce n’est pas tous les jours qu’on rencontre des protecteurs si généreux et si puissants !

— Petite flatteuse ! répliqua Fanny en touchant du bout de son doigt la joue fraîche de la jeune fille ; mais ce frère, qui observe et admire tant de choses, ne s’est-il jamais aperçu que vous êtes ravissante ?

— Oh ! madame la marquise, vous savez… les frères, d’habitude, ne gâtent guère leurs sœurs de compliments.

— À qui le dites-vous ? réplique Fanny en riant. Eh bien ! Lucile, je retourne au Château-Neuf ; vous viendrez m’y voir, n’est-ce pas ? Je m’y ennuie tant !… Il faut que vous me promettiez…

En ce moment une voix forte et bien timbrée s’éleva dans la pièce qui servait de classe. Quelqu’un venait d’entrer brusquement.

— Bonjour, madame Fleuriot ! bonjour, la marmaille ! disait-on avec rondeur. Comment va mademoiselle Lucile ? Comment va Fleuriot ?… Les affaires me réclament ; mais je m’invite àà souper ce soir avec la famille. Voici du gibier que j’ai tué en route et qui se recommande à vous, bonne maman Fleuriot… Je me suis arrêté ici pour vous le remettre, quoique mon devoir fût de monter tout d’abord au télégraphe, afin de surprendre les employés et de constater les infractions possibles au règlement… Mais le devoir peut attendre, le dîner jamais !

Et un joyeux éclat de rire termina cette allocution.

Fanny demeurait attentive, ne comprenant pas qui pouvait parler avec tant d’assurance. Lucile était devenue rouge de surprise, peut-être de plaisir.

— C’est M. Georges Vincent ! dit-elle.

— Eh ! qu’est-ce que M. Vincent, ma chère ?

— L’inspecteur du télégraphe… Il passe ainsi tous les mois pour payer les employés et pour s’assurer que le service se fait avec exactitude. C’est un joyeux et excellent jeune homme.

— Il me semble, mademoiselle, qu’il est au mieux avec toute la famille ?

— En effet, répliqua Lucile en rougissant plus fort, il est notre ami.

— Mais alors, demanda Fanny avec vivacité, il doit connaître la découverte de votre frère ?

— Non, non, madame ; au contraire, Raymond est convaincu que si M. Vincent apprenait cette malencontreuse tentative, il nous retirerait sur-le-champ l’estime et l’affec tion dont il nous donne de fréquentes preuves. Aussi nous gardons-nous bien de faire allusion au passé devant lui… Cependant, poursuivit Lucile avec un sourire de malice, je suis convaincue, pour ma part, de l’indulgence de M. Vincent, s’il venait à savoir la vérité… Mais le voici lui-même, ajouta-t-elle aussitôt, et vous trouverez certainement qu’il n’est pas bien redoutable.

En effet, la voix s’était rapprochée, et on disait mainte nant d’un ton railleur :

— Comment ! mademoiselle Lucile est ici ; elle m’entend peut-être et elle ne me souhaite pas la bienvenue ? Morbleu ! cela crie vengeance, et, puisqu’elle ne vient pas à moi ; j’irai à elle, quand tous les marmots du canton de vraient me barrer le passage !

On traversa précipitamment la salle du rez-de-chaussée, et un jeune homme leste et robuste, à l’ail éveillé, équipe en chasseur, fit irruption dans le jardin. Il était suivi de madame Fleuriot, qui lui disait avec embarras :

— Lucile n’est pas avec les enfants, monsieur Georges ; elle est en compagnie…

Mais l’impétueux visiteur ne l’écoutait pas. Il courut vers l’institutrice, et, avant qu’elle eût pu s’en défendre, il lui donna deux gros baisers en s’écriant :

— Bonjour, mademoiselle Lucile.

La jeune fille se dégagea et essaya de prendre un air offensé :

— Monsieur Georges, balbutia-t-elle, vous ne voyez donc pas ?… Madame la marquise voudra bien excuser…

Alors seulement l’inspecteur aperçut Fanny. Sans se déconcerter, il óta sa casquette ornée d’une broderie d’argent qui représentait un télégraphe :

— Pardon ! madame, dit-il avec bonne humeur ; il y a si longtemps que je n’ai vu mademoiselle Lucile… Mais, mais, ajouta-t-il en regardant fixement Fanny qui ne broncha pas, il me semble… je crois… reconnaitre… Madame est Parisienne, sans doute ?

— Quoi ! s’écria Lucile, auriez-vous connu par hasard à

Paris madame la marquise de Grangeret, la nouvelle maîtresse du Château-Neuf ?

Marquise de.., Bon ! j’ai commis encore une sottise, reprit l’inspecteur avec confusion ; je n’en fais pas d’autres…, Pardon, madame, continua-t-il en s’inclinant, je vous ai prise pour une… personne que j’ai vue autrefois à Paris et qui n’était pas marquise du tout… Mais mademoiselle Fleuriot vous dira peut-être combien je mérite d’indulgence pour les erreurs de ma pauvre tête folle.

— Je ne dirai rien de pareil, répliqua Lucile avec gaieté ; vos idées ont beau être mobiles comme les bras de votre télégraphe, monsieur Vincent, je ne vois pour mon compte aucune excuse à vos étourderies.

— Allons ! c’est une erreur, dit Fanny dédaigneusement ; pour moi, je n’ai aucun souvenir d’avoir rencontré M. Vincent ou même d’avoir entendu prononcer son nom… Je le regrette… Eh bien ! ma belle, poursuivit-elle en tendant sa main gantée à l’institutrice, je vous laisse… Vous viendrez me voir au Château-Neuf, c’est entendu.

Tout en parlant, Fanny se dirigeait vers la maison. Lucile et sa mère l’accompagnaient respectueusement ; Georges Vincent lui-même venait à quelques pas en arrière, un peu honteux de sa bévue et en tortillant sa casquette. Comme on traversait la classe, madame Fleuriot prit par la main une blondinette de six ans et la présenta à la châtelaine :

— Voilà, madame, dit-elle, une gentille enfant que je vous recommanderai à votre prochaine visite… Savez-vous qu’elle lit déjà couramment ?… Et puis elle s’appelle Fanny, comme vous !

— Fanny ! répéta machinalement l’inspecteur des télégraphes.

— C’est en effet mon nom, répliqua la prétendue marquise en se tournant vers Georges et en lui adressant un de ses sourires hautains. Eh bien ! madame Fleuriot, quand je reviendrai je n’oublierai pas votre protégée. En attendant, qu’elle continue à travailler, à être bien sage… Adieu, mesdames ; quelles bonnes heures j’ai passées chez vous !

Elle fit à Georges un léger salut ; puis elle sortit, en redressant sa taille souple et en agitant son ombrelle.

L’inspecteur, du seuil de la porte, la regardait s’éloigner.

— C’est drôle ! murmurait-il. La figure, le nom et jus qu’au son de voix, tout est pareil… Mais puisque cette dame est une riche marquise, la sœur d’un vrai vicomte, il faut que je sois décidément fou !

— Eh ! qui vous dit le contraire ? répliqua Lucile en riant. Quelle mine vous avez faite à madame de Grangeret, la protectrice du pays, et quelle idée elle doit avoir de vous !

De son côté, Fanny se disait d’un air pensif en retournant au Château-Neuf :

— Serait-il possible que j’eusse déjà rencontré à Paris ce grand nigaud d’inspecteur ? Je n’en ai aucun souvenir ; mais je voyais tant de monde autrefois !… N’importe ! je saurai le tenir à distance et je ne le crains pas.