V

Les châtelains.


C’étaient, en effet, Hector de Cransac et sa prétendue sœur, la soi-disant marquise de Grangeret, qui se trouvaient sur la plate-forme de la tour Verte. L’une et l’autre ne semblaient être venus là que pour satisfaire une curiosité, bien naturelle chez des personnes récemment arrivées dans le pays. Le vicomte tenait à la main une badine à pomme d’agate, tandis que Fanny balançait une ombrelle de soie ; et malgré l’admiration que leur mise excitait dans le village, cette mise n’était rien de plus qu’un élégant négligé de campagne.

Ils venaient de déboucher sur la terrasse, quand Lucile Fleuriot était sortie de la cabane. Cransac la salua d’un gracieux sourire, tandis que Fanny lui adressait un petit signe de protection.

— Ah ! çà, dit-elle d’un ton mignard, il y a donc du monde dans ces ruines ?… Et une fort jolie personne encore ?

— Ignorez-vous, ma chère, répliqua Hector, que cette tour si pittoresque porte un télégraphe ?

Cette apparente ignorance était sans doute poussée un peu loin ; mais Lucile n’éprouvait aucune défiance, car elle avait entendu dire combien certaines grandes dames étaient étrangères aux notions les plus simples et les plus indispensables.

Ce fut en ce moment que la voix de Raymond s’éleva dans l’intérieur de la cabane et bientôt il apparut lui-même. Il manifestait, comme nous l’avons dit, quelque mécontentement à la vue des visiteurs ; ceux-ci essayèrent de l’adoucir par leurs manières polies et leur affabilité.

— Un télégraphe ! répéta Fanny en considérant la machine ; oh ! la singulière chose ! et à quoi cela sert-il ?

— Ah ! monsieur l’employé, dit Hector en souriant, nous sommes en faute, je crois, et nous avons violé une consigne ; mais il faut pardonner quelque chose à un proprié taire qui veut faire connaissance avec sa propriété… Cette vieille construction m’appartient, et c’est à moi désormais que l’État doit en payer la location, si location il y a… Je suis donc fort excusable « de monter à ma tour » comme madame Marlborough, non pour « voir venir mon page, » mais pour contempler le beau spectacle dont on jouit d’ici et admirer mes domaines… Sans compter qu’en ma qualité de propriétaire, je suis obligé à toutes les réparations urgentes, et véritablement cette tour penche autant que la tour de Pise ou celle de Bologne.

Tout cela était débité d’un air à désarmer le fonctionnaire le plus féroce. Mais Raymond Fleuriot ne semblait pas écouter ; son œil de feu se fixait sur Fanny qui baissait modestement la tête, et il balbutiait avec distraction :

— Certainement, monsieur, vous avez le droit… La consigne ne saurait être pour vous… et pour madame.

— Vous avez raison, Hector, dit Fanny en faisant une grimace d’effroi ; cette tour penche d’une manière alarmante… Si elle allait s’écrouler pendant que nous sommes ici !

— Rassurez-vous, madame, répliqua Lucile avec timidité ; il y a plus de cent ans, dit-on, qu’elle se trouve dans cet état. Pour moi, je monte au télégraphe tous les jours et je n’ai plus peur depuis longtemps.

Fanny se tourna vers elle.

— Mademoiselle Lucile Fleuriot, je crois, dit-elle en souriant ; l’institutrice du village de Puy-Néré ?… J’ai beaucoup entendu parler de vous, mon enfant, et je suis fort disposée à vous aimer.

Elle lui tendit sa main finement gantée, que la petite prit avec respect.

— Ah ! madame la marquise, je ne mérite pas… je n’ai rien fait pour être digne…

— Il n’est bruit dans le pays que de vos qualités aimables, et je peux juger par moi-même combien vous êtes charmante… Aussi j’espère, mademoiselle, que nous ferons plus ample connaissance.

Lucile ne savait comment répondre à tant de prévenances. Raymond, qui observait tout de son weil pénétrant, dit à sa sour :

— Monsieur et madame t’excuseront, Lucile… Mais voici l’heure de l’école, et notre mère a sans doute besoin de toi.

— C’est vrai, Raymond… je pars.

Elle adressa une révérence aux visiteurs et disparut dans la cage de pierre qui recouvrait l’escalier de la tour ; on entendit encore tinter les ustensiles de ménage que contenait son panier, longtemps après qu’on pe la voyait plus.

Raymond demeurait immobile et silencieux à l’entrée de la cabane. Cransac lui dit avec politesse :

— Nous serions désolés de vous déranger de vos occupations, monsieur l’employé ; le devoir avant tout, et vous avez sans doute autre chose à penser qu’à nous faire les honneurs de cette masure.

— C’est vrai, répondit Fleuriot avec sa brusquerie habituelle ; pardonnez-moi donc si je retourne à mon ouvrage… Bascoux est sujet à caution ; il serait capable de commettre quelque bévue.

Et il rentra dans la maisonnette du télégraphe.

Hector et Fanny, placés dans l’embrasure d’un créneau, promenèrent un moment leurs regards sur la plaine immense qui s’étendait au-dessous d’eux ; mais ils ne s’occupaient guère d’en admirer les beautés pittoresques.

— Ce Fleuriot est un véritable hérisson, dit le vicomte à voix basse ; on ne sait comment le prendre. Nous n’arriverons à rien avec ce grossier caporal… En revanche sa sœur est une très-jolie fillette et fort avenante.

— Bon ! une petite niaise, répliqua Fanny dédaigneusement ; une rosière de village… Quant à ce jeune homme, malgré son léger défaut dans la marche, je ne le trouve pas mal. Une figure martiale et expressive, des yeux vifs, des dents superbes ; et, quoi que vous en disiez, il ne me paraît pas si difficile à apprivoiser.

— Oh ! vous, Fanny, vous ne doutez de rien.

— C’est que je connais mon pouvoir… Ce M. Raymond Fleuriot m’a regardée avec une certaine attention… Et peut-être déjà se repent-il de sa sauvagerie.

Comme elle achevait ces mots, la porte de la cabane se rouvrit. Le télégraphe venait de s’arrêter, et la transmission des dépêches éprouvait encore une intermittence. Raymond Fleuriot, cédant à quelque sentiment dont peut-être il n’avait pas nettement conscience, reparut sur la plate-forme. S’approchant du vicomte et de sa compagne, il leur dit avec une sorte de confusion :

— Je vous ai quittés bien brusquement, tout à l’heure. Il ne faut pas m’en vouloir ; quand le devoir commande… On est sévère pour nous autres, et la moindre infraction au service peut nous faire perdre notre place.

— Vous êtes tout excusé, monsieur Fleuriot, répliqua le vicomte avec une feinte bonhomie ; je m’explique sans peine la rigueur de vos règlements. Savez-vous que les signaux que vous êtes chargés de transmettre peuvent parfois intéresser le salut de l’État ?

Nous ne pensons pas à cela, monsieur ; nous nous contentons de les répéter avec exactitude, sans nous occuper de ce qu’ils disent.

— Quoi ! demanda Fanny avec son apparente naïveté, vous ignorez absolument le sens de ces figures bizarres que votre machine exécutait tout à l’heure ?

— Absolument, madame ; nous connaissons les signaux de police qui se font sur « l’oblique de gauche, » mais rien de plus.

— C’est singulier ! reprit Cransac en affectant une extrême surprise, et n’est-il personne, parmi des employés si intelligents, qui soit arrivé à connaître du moins certains signaux ?

— Personne.

Le vicomte et la soi-disant marquise échangèrent furtivement un regard de consternation.

— En ce cas, monsieur, dit Fanny d’une voix caressante et comme si elle voulait tenter l’épreuve à son tour, votre genre de vie doit vous paraître bien triste, et je sais que vous étiez destiné à une position plus honorable.

Raymond la remereia de cette bienveillance par un signe de tête. Cependant il se contenta de répondre :

— Bien triste, en effet, madame ; mais… il faut vivre.

— Vous devez trouver insupportable ce travail purement mécanique ?

— On me paye pour le travail de mes bras ; on se soucie peu de mon intelligence… si j’en ai.

— Néanmoins, monsieur Fleuriot, je persiste à croire que vous n’êtes pas ici à votre place ; et si le crédit de mon frère pouvait vous être utile…

Raymond se redressa.

— Merci, madame la marquise, répondit-il avec une certaine hauteur ; je n’ai besoin de rien ; je ne souhaite, je ne demande rien.

Fanny ne se montra pas offensée de cette rudesse.

— Allons ! dit-elle en souriant, je me suis trop pressée d’offrir nos bons offices ; la confiance viendra plus tard, quand M. Fleuriot nous connaîtra mieux… Eh bien ! Hector, poursuivit-elle en se tournant vers le vicomte, nous avons assez vu, je crois, la belle perspective dont on jouit d’ici, et il est temps de rentrer à cette triste maison… qu’on s’obstine à appeler château.

— Je suis à vos ordres, ma chère, d’autant plus que nous dérangeons M. Fleuriot… Mais, par le ciel ! qu’est-ce ci ? ajouta le vicomte d’un ton différent, avec un mélange d’étonnement et de colère.

Un coup de fusil avait résonné dans la plaine, à quelques centaines de pas de la tour. Cransac s’approcha du parapet, suivi de Fanny et de Raymond lui-même, et on aperçut un chasseur qui venait de tirer un lièvre au milieu des bruyères. La fumée de l’explosion faisait un léger nuage, et un petit chien essayait de porter le gibier mort, tandis que le chasseur l’encourageait du geste et de la voix.

— Morbleu ! dit le vicomte avec une colère croissante, je voudrais bien savoir qui se permet ainsi de chasser sur mes terres sans ma permission ! Moi aussi je suis chasseur ; et si mes domaines sont stériles, j’espérais du moins qu’ils seraient abondants en gibier… J’aurai raison de cet insolent, s’il se trouve un garde ou un gendarme à trois lieues à la ronde !

— C’est mon camarade Morisset, qui va prendre le service tout à l’heure, dit Fleuriot avec douceur, et en attendant il fait l’ouverture de la chasse.

— Eh ! que ne la fait-il chez lui ?

— Si Morisset ne pouvait chasser sur les terres d’autrui, il ne chasserait pas du tout… Soyez indulgent, mon sieur le vicomte ; mon camarade est passionné pour la chasse ; il y trouve non-seulement du plaisir, mais encore une ressource, et il y a d’humbles ménages où, sans lui, on ne mangerait jamais de gibier… Les lièvres et les lapins ne manquent pas dans la lande, et votre table n’en sera pas moins bien fournie parce qu’on aura prélevé sur eux la part du pauvre.

L’ancien sous-officier, qui se montrait si inflexible et si fier quand il s’agissait de lui-même, avait trouvé des intonations suppliantes pour plaider la cause de son collègue.

Ses yeux se tournaient particulièrement vers Fanny, comme s’il eût invoqué son appui en faveur du braconnier Morisset. La jeune femme comprit cette invitation muette :

— Allons ! dit-elle d’un ton enjoué, Hector se relâchera un peu de sa sévérité… Il serait cruel de priver un pauvre homme de sa distraction favorite.

— Vous ne savez pas, Fanny, combien il est pénible pour un chasseur… Mais, soit, poursuivit le vicomte en faisant ou paraissant faire effort sur lui-même ; je rends justice à l’excellent sentiment de confraternité auquel obéit M. Fleuriot, et son camarade aura toute liberté de braconner sur mes terres. Seulement Morisset devra savoir que cette faveur, dont je ne serai pas prodigue, lui est accordée à la recommandation de M. Fleuriot, qui m’inspire toute sympathie.

Il était impossible à Raymond de n’être pas touché de cette condescendance. Il s’inclina donc devant Cransac d’un air de gratitude.

— Merci, monsieur le vicomte, dit-il ; Morisset sera bien content !… Merci aussi, madame la marquise, ajouta-t-il d’un ton plus pénétré encore ; votre présence, je le prévois, sera un bienfait du ciel pour cet humble coin de terre, car vous êtes bonne autant que…

Il n’osa achever et rougit sous son hâle. Heureusement Jean Bascoux lui cria de l’autre côté de la cabane :

— Vite ! monsieur Fleuriot ! l’autre se remet en danse.

— C’est bon, me voici.

Il salua et rentra précipitamment dans le bureau du télégraphe. De leur côté, le vicomte et Fanny, quittant la plate-forme, se mirent à descendre l’escalier raboteux et sombre de la tour.

Ils gardèrent le silence pendant le trajet, car ils avaient à donner toute leur attention aux difficultés de la marche. Arrivés en bas, ils se rapprochèrent ; mais ce fut seulement quand ils furent en pleine campagne qu’ils reprirent la conversation.

— Tout va mal, Fanny, dit le vicomte avec découragement, et Colman, je crois, nous a embarqués dans une mauvaise affaire… Evidemment ce Fleuriot n’est pas l’homme que nous imaginions, et il me semble incapable d’avoir inventé cet ingénieux système dont l’administration a fait son profit.

— Qu’en savez-vous ?

— N’avez-vous pas entendu avec quelle force il a nié son intelligence des signaux télégraphiques ?

— Vouliez-vous donc qu’il nous avouât, en nous voyant pour la première fois, une circonstance qui pourrait le faire destituer ? Ce jeune homme cache avec soin un douloureux secret. Il y a en lui beaucoup de tristesse, un abattement profond dont la cause m’échappe encore ; mais cette cause je la découvrirai, et d’ici à quelques jours je saurai si Colman a dit vrai.

— En attendant, pour plus de précautions, je vais de mon côté faire quelque tentative auprès de la petite institutrice. Elle doit être au courant des secrets de son frère, et peut-être…

Il regardait Fanny du coin de l’ail.

— Essayez, répliquà-t-elle avec tranquillité.

Aucune parole ne fut plus échangée jusqu’à la maison. Comme on arrivait devant cette masure, dont une couche de chaux ne pouvait cacher complétement la décrépitude, Fanny reprit d’un ton sec :

— Ce que nous devons faire l’un et l’autre, Hector, faisons-le vite, car notre existence actuelle n’est pas de nature à nous plaire. Brusquons donc les choses, si vous m’en croyez ; puis, nous irons chercher ailleurs des satisfactions que nous ne trouverons jamais ici.

Amen ! Fanny ; sur ce point, du moins, nous ne pouvons manquer de nous entendre.

Ils se séparèrent, et tandis que la jeune femme s’enfermait dans sa chambre en compagnie de quelques romans, Hector gagnait son cabinet, dont la fenêtre donnait sur le télégraphe de la tour Verte. Caché derrière un rideau, il passa une partie de la journée à observer les mouvements de la machine aérienne. Quand il eut terminé ses observations, on vit un pigeon s’élever du toit du Château-Neuf, et après avoir tourné deux ou trois fois dans les airs, se diriger d’un vol rapide vers le midi.