La Tour du télégraphe/Texte entier

LA


TOUR DU TÉLÉGRAPHE

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR.



L’Oiseau du Désert 
 1 vol.
Le Garde-Chasse 
 1 vol.
Le Château de Montbrun 
 1 vol.
Les Mystères de la Famille 
 1 vol.
Une Maison de Paris 
 1 vol.
Le Roi des Ménétriers 
 1 vol.
L’Étang de Précigny 
 1 vol.
ÉLIE BERTHET

LA
TOUR DU TÉLÉGRAPHE
PARIS
DEGORCE-CADOT, EDITEUR
37, rue serpente, 37
Droits de reproduction et de traduction réservés.

I

Hector de Cransac.


En face de Bordeaux, sur la rive droite de la Garonne, se trouvait en 183., une avenue de grands arbres appelée avenue de Paris, toute bordée de villas et de bastides. Quelques-unes de ces élégantes maisons de campagne étaient occupées seulement le dimanche ou pendant une partie de la belle saison ; d’autres avaient des habitants toute l’année, car on n’était là qu’à un quart d’heure des chais, de la Bourse ou du Grand-Théâtre, ces trois centres d’attraction pour la population bordelaise.

Une belle et confortable habitation, située sur cette voie publique, ne manquait pas surtout d’attirer l’attention du passant et du promeneur, malgré la grille de fer à lances dorées et la cour sablée, garnie de caisses d’orangers, qui tenaient les curieux à distance. Elle consistait en un pavillon à l’italienne dont la façade présentait trois colonnes en imitation de marbre et dont le toit plat était surmonté d’un svelte belvédère en verres de couleur. Un jardin, de peu d’étendue, mais bien pourvu d’arbres et de bosquets, l’encadrait en lui donnant de la fraîcheur et de l’ombre. Aussi était-elle la grosse perle, la Peregrina de ce collier de chalets, de cottages, voire de châteaux gothiques en miniature qui s’étalaient à droite et à gauche de l’avenue.

Cette villa avait été construite, quelques années auparavant, par un opulent spéculateur de Bordeaux, qui en avait fait ses délices ; mais, le propriétaire ayant été ruiné par une hausse subite des cafés et des clous de girofle, la propriété avait été vendue à un autre spéculateur qui s’était enrichi par la hausse des vins et des alcools. Cependant le nouveau maître, jadis garçon de peine sur le quai des Chartrons, n’osait l’habiter lui-même, et il avait pris le parti de la louer toute meublée, si bien que, au moment où commence cette histoire, elle était occupée par des locataires beaucoup plus en harmonie que lui avec cette aristocratique demeure.

Ces locataires étaient un jeune et beau couple que, dans le voisinage, on appelait les Parisiens, et qui, en effet, à en juger par leur grand train, par leurs manières raffinées, avaient pu appartenir au monde opulent de Paris. Le mari, car on les supposait mari et femme, se nommait le vicomte Hector de Cransac. C’était un homme de trente ans environ, aux traits nobles et réguliers, mais déjà un peu flétris, soit par les soucis de la vie commerciale, soit par des préoccupations d’une nature moins élevée encore. On ne savait pas au juste à quel genre de spéculations il se livrait ; mais on le voyait chaque jour se rendre à la bourse de Bordeaux dans un joli tilbury ; il était en relations avec des personnages éminents du commerce bordelais ; enfin il se montrait en toute occasion généreux jusqu’à la prodigalité, et il n’en fallait pas tant pour lui mériter cette espèce de considération que donne la fortune, à Bordeaux comme à Paris.

La vicomtesse de Cransac était une fort belle personne de vingt-quatre à vingt-cinq ans, toujours mise avec un goût exquis. Elle passait pour être fort spirituelle, quoique un peu dédaigneuse, et c’était à ce dédain de la Parisienne pour des provinciales que l’on attribuait sa réserve envers les dames de Bordeaux. Elle n’en fréquentait aucune et ne recevait personne. Cependant elle ne vivait pas pour cela en anachorète ; elle sortait chaque jour dans un superbe coupé, traîné par des chevaux de race, et se montrait sur les quais, aux Quinconces, partout où se réunissait la fashion locale. Le soir, on la voyait encore en loge découverte, au grand ou au petit théâtre ; et ses toilettes de soirée, comme ses toilettes de ville, étaient un objet d’études empressées pour les dames du pays.

Maintenant quelle était la position réelle de ce couple, qui s’enveloppait ainsi dans son nuage de richesse et d’élégance ? C’est ce que le lecteur saura bientôt.

Le vicomte et sa compagne habitaient depuis quelques mois déjà la maison de l’avenue, quand, par une chaude journée du mois d’août, nous les trouvons réunis dans un salon du premier étage. C’était l’heure où d’ordinaire madame se rendait à la promenade et monsieur à la Bourse ; mais, ce jour-là, ils ne semblaient songer ni l’un ni l’autre à sortir. Hector de Cransac, revêtu d’un charmant costume de chambre, était assis devant une fenêtre qui donnait sur la campagne. Une lunette à la main, il observait avec intérêt les mouvements d’un télégraphe situé sur une hauteur à quelques lieues de là, et dont un autre télégraphe, établi sur le clocher de l’église Saint-Michel, reproduisait les signaux. De temps en temps il traçait au crayon quelques traits rapides sur un papier posé devant lui ; mais sans doute le résultat de ses observations ne le satisfaisait pas, car il frappait souvent du pied ou poussait une exclamation de colère.

Absorbé par ce travail, il paraissait avoir complétement oublié sa séduisante compagne, qui se trouvait à quelques pas derrière lui. Elle était à demi couchée ou plutôt assise dans un hamac en écorces de couleur, que des cordons de soie attachaient au plafond. Elle ne parlait pas, et se contentait de soupirer par intervalles, mais elle ne semblait pas avoir sommeil ; elle était seulement alanguie par la chaleur, et de plus une petite moue boudeuse contractait ses lèvres rouges. Sa tête gracieuse, aux yeux à demi clos, reposait sur la partie exhaussée du hamac, et d’un de ses pieds, qu’elle laissait pendre, s’était échappée une mignonne mule de satin qui gisait sur le tapis à côté d’une brochure de modes.

Dans cette pose nonchalante, la belle boudeuse méritait bien un regard d’attention ; cependant le vicomte continuait de noter les signaux du télégraphe, sans même daigner retourner la tête, si bien que la jeune femme se révolta enfin contre cette apparente indifférence. Se redressant par un mouvement brusque, elle dit d’un ton de colère :

— Pour Dieu ! Hector, n’en finirez-vous pas aujourd’hui avec cette sotte machine ? Depuis plusieurs heures on n’a pu vous arracher un mot… Et cela quand je suis triste, ennuyée, quand je sens tous les symptômes de ce qu’on appelle le mal du pays !

Et elle s’affaissa de nouveau dans son hamac.

Un moment ! Fanny ; un peu de patience, ma chère, répondit le vicomte toujours sans se déranger, mais d’un ton caressant ; véritablement le ministre expédie là une interminable dépêche !

— Eh bien ! qu’est-ce donc que cette dépêche ? demanda Fanny, qui, la glace une fois rompue, ne voulait pas que la conversation tombât de nouveau ; est-elle donc si importante ?

— Hélas ! vous savez bien que je l’ignore. J’ai beau noter les signaux qui passent, je n’en vois pas un de ma connaissance… Et pourtant, ajouta-t-il en jetant un regard rapide sur la pendule qui décorait la cheminée, voici l’heure de la Bourse… Sans compter que c’est aujourd’hui mardi, jour du tirage de la loterie à Paris… Que font-ils donc ? Je ne comprends rien à ce retard.

Fanny ne répondit que par une moue encore plus prononcée, et s’agita avec dépit. Au bout d’un moment Hector s’écria :

— Ah ! voici enfin un signal connu… Il annonce une suspension d’un quart d’heure dans l’envoi des dépêches ; et, ma foi ! si les employés sur la ligne de Bordeaux à Paris sont aussi fatigués que moi, ils doivent accueillir comme un bienfait ce moment de récréation.

En même temps il déposa sa lunette sur un guéridon, se leva et se mit à se détirer les bras et les jambes d’un air de soulagement. Puis, après avoir jeté un nouveau coup d’œil sur la pendule, afin de ne pas laisser passer le quart d’heure indiqué, il s’approcha de Fanny :

Eh bien ! ma charmante, reprit-il avec gaieté, qu’y a-t-il donc ?… Des diables bleus, des papillons noirs ?

— En vérité, monsieur, il est fort heureux pour moi que le télégraphe vous accorde quelques minutes de repos ; c’est à peine si vous avez daigné vous apercevoir de ma présence aujourd’hui.

Le vicomte s’assit sur un carreau à côté du hamac, et, prenant une jolie main qui retombait inerte le long du filet d’écorces, il la porta distraitement à ses lèvres.

Voyons, Fanny, reprit-il, je ne vous ai jamais vue aussi maussade ! Que vous manque-t-il ? Que pouvez-vous souhaiter ? Ai-je résisté à un seul de vos caprices ? La mauvaise humeur de la jeune femme ne tint pas devant une soumission si complète, et un faible sourire se joua sur ses lèvres.

— J’ai tort peut-être, reprit-elle languissamment ; excusez-moi, Hector… Mais, s’il faut le dire, je m’ennuie… j’ai « du vague dans l’âme. »

L’expression était à la mode en ce temps-là ; cependant le vicomte n’en parut point ému et garda le silence.

— Ah ! monsieur, continua Fanny avec un profond soupir, quelle existence vous m’avez faite ! Cransac perdit patience.

— Je ne vous comprends pas, ma chère, reprit-il assez sèchement ; l’existence que je vous ai faite n’est déjà pas si misérable, ce me semble. N’êtes-vous pas merveilleusement installée ici, dans la plus délicieuse habitation du pays, sous un des plus beaux climats de la France ? N’avez-vous pas tout le bien-être, tout le luxe que vous pouvez désirer ? Aucune des satisfactions d’amour-propre auxquelles vous pouvez prétendre vous a-t-elle manqué ?

— C’est vrai, Hector ; je suis une ingrate peut-être, mais que voulez-vous ? Née à Paris, habituée aux mœurs, aux goûts, aux idées de Paris, je ne saurais me faire à cette insupportable vie de province. Aussi, dussiez-vous me battre, dussiez-vous me tuer, je ne peux que vous dire ce qui est : je m’ennuie mortellement.

— Je ne vous battrai pas, je ne vous tuerai pas, Fanny ; je vous prierai seulement de réfléchir un peu… Quels plai sirs trouveriez-vous à Paris que vous ne puissiez trouver de même à Bordeaux ? N’êtes-vous pas ici comme une reine… reine de la beauté, reine de la mode et du bon goût ? Aucune femme dans cette grande ville a-t-elle une plus belle voiture, un plus fringant attelage, des toilettes plus éblouissantes ? À Paris, au milieu d’un monde extra opulent, formé de toutes les aristocraties de l’Europe, vous seriez toujours écrasée par un luxe supérieur ; ici vous êtes incontestablement la première, la plus enviée des jolies femmes… On vous observe, on vous jalouse, on vous admire… Et n’est-ce pas ce que je vous avais promis en vous décidant à quitter votre cher Paris ? N’est-ce pas tout ce que vous avez pu désirer… à une autre époque ?

— Je vous entends, monsieur, répliqua la jeune femme en pinçant les lèvres ; vous voulez dire que la pauvre Fanny Grangeret, autrefois maîtresse de piano à trois francs le cachet, n’aurait jamais osé aspirer à la haute fortune de la soi-disant vicomtesse de Cransac ? Voyez pourtant combien l’espèce humaine est imparfaite et combien notre imagination, à nous autres femmes, est hardie dans ses aspirations… j’avais rêvé mieux.

Le vicomte repoussa la main qu’il tenait et se leva brus quement.

— À merveille, ma chère, reprit-il ; je ne saurais couper les ailes à votre brillante imagination, mais je dois me tenir dans les bornes modestes de la réalité.

Fanny parut comprendre qu’elle était allée trop loin.

— Tenez, Hector, pardonnez-moi ; je vous ai dit que je m’ennuyais, et l’ennui, voyez-vous, est mauvais conseiller… Voilà l’effet de cette énervante vie de province ! Je la sens qui me gagne, qui m’engourdit, qui me glace, et je me débats… Au lieu de me froisser, vous devriez me plaindre. Je suis dans cette situation d’esprit où l’on aimerait mieux faire du mal que de ne rien faire !… L’inaction m’hébête et me tue.

— Allons ! Fanny, un peu de patience ! vous savez bien que nous ne resterons pas toujours ici… Dès que j’aurai rétabli ma fortune, nous retournerons à ce Paris que vous aimez tant et qui est aussi le but de mes désirs. Prenez patience, vous dis-je ; mon associé et moi, nous avons déjà réalisé des gains considérables…

— Il me semble, Cransac, que vous êtes encore loin du compte, et que le banquier Colman vous fait une part assez mince dans les bénéfices de l’entreprise commune. Vous avez pourtant la plus rude tâche, car vous passez vos journées à épier ces vilaines machines du télégraphe ou à courir à la Bourse… Si encore il se trouvait une occupation pour moi dans tout ceci ? Mais vous me laissez livrée à cette oisiveté qui m’irrite et me rend folle.

Comme elle ne recevait pas de réponse, elle tourna la tête. Hector ne l’écoutait plus ; il était revenu à la fenêtre, et, armé de sa lunette, il examinait le télégraphe, qui s’était mis de nouveau en mouvement. Fanny fit un geste de colère, et, couvrant son visage de ses mains crispées, elle parut s’absorber dans son dépit.

Au bout d’un moment, le vicomte s’écria d’un ton joyeux :

— Ah ! voilà enfin un signal à mon adresse, intercalé au milieu de la dépêche officielle… Voyons s’il se confirmera ! C’est cela même… À présent, le signal réglementaire fait à l’oblique de gauche pour annuler le précédent… À merveille ! je sais ce que cela veut dire.

Il se leva, et, se penchant à la fenêtre qui donnait sur la cour :

— John ! cria-t-il, attelle le tilbury… et lestement, je vais sortir.

— Oui, monsieur le vicomte ! répondit avec un fort accent britannique un polisson en veste rouge qui accourut du fond de l’écurie.

Cransac reprit sa lunette.

— Maintenant que nous connaissons le cours de la Bourse à Paris, poursuivit-il en paraissant s’adresser à sa compagne, bien qu’en réalité il exprimât tout haut ses impressions personnelles, c’est le tour de la loterie !… Ah ! voici encore un de nos signaux… et puis un autre… et puis un troisième…, Quoi ! déjà le signal réglementaire qui les annule pour les employés de la ligne ? Poltron de Brandin, va ! Ne pouvait-il aller jusqu’au quaterne ?… Mais il aura craint sans doute qu’un plus grand nombre de signaux in terlopes n’éveillât le soupçon… N’importe, cela me suffit.

Il tira de sa poche un livret sur lequel étaient tracées des figures cabalistiques, et parut les comparer aux signaux qu’il avait pris soin de noter au fur et à mesure qu’ils apparaissaient.

— Maintenant, ma chère, reprit-il d’un ton dégagé, je connais trois des numéros qui sont sortis aujourd’hui au tirage de la loterie de Paris ; or, comme on peut encore prendre des billets au bureau de Bordeaux pour ce tirage dont le résultat ne sera publié ici que demain soir, il vous serait facile de gagner une jolie somme pour acheter des colifichets… Un terne, c’est cinq mille cinq cents fois la mise. Si donc vous placiez aujourd’hui un louis sur le terne en question, voyez quelle jolie moisson de louis vous pourriez recueillir !

— J’ai la loterie en horreur, répliqua Fanny sèchement, Mais vous, monsieur, qui avez rompu avec certains scrupules, pourquoi ne cherchez-vous pas à réaliser cet énorme bénéfice ?

Je me suis interdit de le faire sans le concours de mon associé, et, si bas que je sois tombé, à vos yeux comme aux yeux du monde, je veux tenir ma parole… J’ai eu tort, Fanny, de vous donner un semblable conseil ; je n’en avais pas le droit, et je vous prie d’oublier mes paroles.

En même temps il jeta un coup d’ail dans la cour afin de s’assurer que le tilbury était attelé, et se mit en devoir de passer dans sa chambre pour s’habiller.

— Vous allez sortir ? demanda Fanny.

— Colman attend à la Bourse les nouvelles qui viennent d’arriver, et il faut que je me hâte… Ah ! Fanny, vous avez été bien injuste envers moi aujourd’hui ! Cependant vos observations au sujet de Colman ne seront pas perdues ; je vais le voir, lui demander certaines explications… J’espère, à mon retour, vous trouver moins déraisonnable et plus gaie.

Il lui donna distraitement un baiser sur la main et sortit à pas précipités.

Après son départ, Fanny retomba dans ses rêveries.

— Allons ! murmurait-elle, je crois qu’il commence à être aussi las de moi que je suis lasse de lui… Mais il a du moins pour se distraire la lutte et le danger ; au lieu que moi… s’il savait de quoi je serais capable pour mettre fin à l’ennui qui me ronge !

II

La Bourse.


Le vicomte Hector de Cransac appartenait à une honorable famille, et sa fortune patrimoniale eût pu suffire largement à des besoins modérés. Mais, ayant perdu ses parents de bonne heure, il s’était lancé dans tous les excès auxquels se livrent les jeunes gens riches et trop tôt maîtres d’eux-mêmes. Pendant plusieurs années, Hector avait été un des plus brillants viveurs du boulevard de Gand ; il n’était bruit, dans le monde frivole où il s’agitait, que de ses duels, de ses chevaux, de ses maîtresses. À un pareil train, sa fortune n’avait pu manquer de se fondre promptement. Aussi se trouva-t-il bientôt dans la situation de tant de jeunes fous qui, après avoir jeté un éclat éphémère sur la scène parisienne, s’éclipsent et disparaissent pour toujours.

Cransac eût semblé pourtant digne d’un autre sort. Il ne manquait ni d’instruction ni d’intelligence ; il avait même fait quelques tentatives pour changer cette vie inutile, et avait occupé dans l’administration publique un de ces emplois, plus honorables que lucratifs, qui semblent réservés à des fils de famille. Par malheur, les dissipations, l’entrainement des habitudes l’ayant empêché de remplir avec assez d’assiduité les devoirs de son emploi, il avait dû donner sa démission.

On eût pu également découvrir en lui, dans les premiers temps, une certaine droiture, certaines qualités généreuses ; mais le sens moral s’altère vite au milieu des agitations de la « haute vie, » comme on dil maintenant ; l’honnêteté bourgeoise y passe aisément pour un ridicule, et l’on y prend volontiers l’intrigue et la bassesse pour l’habileté d’un esprit supérieur. Aussi, le jour où le vicomte Hector se vit bien et dûment ruiné, se trouva-t-il exposé aux tentations les plus honteuses dans le but de recouvrer l’opulence passée.

Une autre cause encore devait rendre ces tentations irrésistibles. Cransac s’était affolé, comme il arrive parfois aux plus blasés, de Fanny Grangeret, dont le rôle avait été jusque-là fort modeste, mais qu’il n’avait pas tardé à lancer dans la société des viveurs et des femmes à la mode. Quand il s’était vu dépossédé de son hôtel, de ses voitures, il avait tremblé que Fanny, qui s’était habituée avec une rapidité extrême aux jouissances de la richesse, ne se détachât de lui, comme font d’ordinaire ses pareilles ; et c’était surtout pour conserver à l’ancienne maîtresse de piano son luxe et ses splendeurs féminines qu’il avait imaginé la spéculation coupable pour laquelle il était venu avec elle à Bordeaux depuis quelques mois.

La suite de ce récit fera connaitre tous les détails de cette entreprise, dont le lecteur peut entrevoir déjà la nature. Cransac, d’abord simple débauché, en était arrivé, par une pente insensible, à se mettre en révolte contre la loi ; ne pouvant acquérir par l’intelligence et le travail cette opulence qu’il souhaitait, il essayait de la dérober : incapable de jouer loyalement la partie, il pipait les dés ; c’est, hélas ! la logique des choses. Fanny, cause première de ces manœuvres criminelles, ne les ignorait pas. Quand Hector, pour la décider à quitter Paris, lui avait fait entrevoir le plan qui devait les conduire si promptement à la fortune, elle en avait d’abord paru effrayée. Mais, soit que le vicomte fût parvenu à la rassurer, soit qu’elle eût voulu faire parade de dévouement en acceptant une part de responsabilité dans cette dangereuse entreprise, elle avait consenti à le suivre.

Tel était donc Hector de Cransac, dont le tilbury, traîné par un pur sang, soulevait des flots de poussière dans l’Avenue de Paris et forçait les honnêtes piétons à se ranger sur son passage. Qui eût pu soupçonner dans ce dandy, comblé en apparence de tous les dons de la richesse et de la naissance, un homme plein de terreurs, à qui ses rêves de jour et de nuit représentaient incessamment de sinistres images ?

Bientôt il atteignit le pont majestueux qui joint les deux rives de la Garonne et le franchit avec rapidité ; puis, remontant les quais, qui s’étendent à perte de vue, il se dirigea vers la place Royale, au centre même de la cité bordelaise. Deux somptueux édifices s’élèvent à l’entrée de cette place monumentale ; l’un est le palais de la douane, l’autre le palais de la Bourse ; ce fut vers ce dernier qu’il guida son cheval. Arrivé devant le perron, il jeta la bride au groom en lui ordonnant de l’attendre, et entra précipitamment.

C’était l’heure des affaires ; une extrême activité régnait dans l’immense salle de la Bourse. Agents de change et courtiers se démenaient autour de la corbeille ; on entendait à chaque instant des cris bizarres qui représentaient « l’offre et la demande » et qui dominaient le bruit sourd des conversations particulières. Des groupes compactes remplissaient la nef, et les personnes qui les formaient étaient tellement occupées de leurs marchés à terme ou au comptant, du cours des trois-six et du cours des raisins secs, que la foudre fût tombée sur le bâtiment sans leur causer une distraction.

Le vicomte essaya vainement de s’ouvrir passage dans cette foule animée ; il ne réussit qu’à soulever des protestations souvent menaçantes. Comme le temps pressait, il s’approcha d’un des piliers du bas-côté et, se haussant sur le piédestal, il chercha des yeux l’homme avec lequel il lui fallait se mettre en rapport sur-le-champ.

De là il dominait cette mer mouvante de têtes qui fluctuait dans la salle. Mais son regard se tourna d’abord vers un angle, à portée de la corbeille, où se tenait habituellement le banquier Colman. Le vicomte ne tarda pas à l’apercevoir à sa place ordinaire, entouré de négociants et de spéculateurs qui semblaient lui demander ses conseils ou ses ordres. Colman était un gros homme, bouffi de graisse et d’importance. Il avait une large figure germanique sans expression, bien que ses yeux décelassent je ne sais quelle astuce mercantile. On le reconnaissait aisément à son costume, toujours le même dans cette saison : pantalon de nankin, habit bleu barbeau à boutons d’or, et ample gilet blanc sur lequel s’étalaient une grosse chaine d’or et de volumineuses breloques de montre ; une fleur ornait prétentieusement sa boutonnière.

Colman, qui passait alors pour le plus opulent capitaliste de la « place » de Bordeaux, était un ancien négociant de Hambourg que des affaires de commerce avaient appelé en France quelques années auparavant ; il s’y était si bien trouvé qu’il n’avait plus voulu la quitter. Colman dirigeait une foule d’entreprises lucratives, et, selon l’usage, on disait de lui « qu’il ne savait pas lui-même le chiffre de sa fortune. » Réellement il menait grand train, faisait grande dépense ; et on avait remarqué, depuis quelque temps surtout, le bonheur constant qui accompagnait ses opérations financières.

Quoi qu’il en fût, le banquier hambourgeois avait en ce moment un air morose ; il ne répondait que par monosyllabes aux questions obséquieuses, aux offres de service dont on l’accablait. Le vicomte, à l’autre extrémité de la salle, ne pouvait réussir à fixer son attention. À la vérité, Hector n’osait faire aucun geste, aucun mouvement extraordinaire qui eût été remarqué des assistants et il lui fallait attendre que le hasard dirigeât vers lui les yeux de Colman.

Ce moment arriva enfin ; le banquier tressaillit et se redressa sur ses grosses, et courtes jambes ; puis son regard s’attacha sur le vicomte avec obstination. Alors Cransac détourna les yeux à son tour, et, sans affectation, par un mouvement qui semblait plein de naturel, il éleva ses deux mains comme pour arranger son chapeau.

Ses mains étaient couvertes de gants d’une blancheur irréprochable.

Aussitôt le spéculateur sortit de sa somnolence. Ses mouvements devinrent vifs, saccadés. Il appela d’un signe autour de lui plusieurs agents de change et leur dit quelques mots à l’oreille. Ces mots étaient :

Achetez… Achetez tout… Achetez à tout prix.

Les agents de change s’empressèrent d’exécuter ses ordres, et leurs voix glapissantes s’élevèrent avec ardeur au-dessus des voix qui produisaient déjà dans la salle un fracas assourdissant. En même temps le bruit se répandit que M. Colman jouait à la hausse sur les fonds publics.

Le vicomte de Cransac ne paraissait déjà plus s’occuper du banquier. Il descendit de son socle, comme un paisible curieux qui vient de satisfaire sa curiosité, et se mêla aux assistants. Toutefois il ne quitta pas la salle, et, quand la bourse finit, au milieu d’un redoublement de clameurs, il se glissa vers la porte, de manière à voir tous ceux qui sortaient.

D’abord la foule s’écoula en tumulte : les uns avaient la mine renversée, d’autres semblaient triomphants et joyeux ; la plupart gesticulaient et causaient avec chaleur pour achever une affaire difficile. Cransac les laissa passer ; mais quand il aperçut Colman, qui, suant et soufflant, s’efforçait à son tour de gagner la porte, il manœuvra si bien qu’il se trouva bientôt côte à côte avec lui, comme si le hasard seul eût produit ce rapprochement.

— J’ai à vous parler, lui dit-il tout bas.

— Bien, répliqua le banquier de même ; allez m’attendre chez moi.

Ce fut tout ; leurs lèvrés avaient remué à peine et leurs voix avaient été couvertes par le brouhaha de la foule. Per sonne surtout ne soupçonna que Cransac avait glissé dans la main du banquier un petit billet que Colman s’était empressé de cacher. Arrivés à la porte, tous deux, sans se saluer, sans même se regarder, s’éloignèrent dans des directions opposées.

Bien qu’il y eût assez loin de la Bourse à la demeure de Colman, Hector ne voulut pas prendre son tilbury, car la voiture eût pu éveiller l’attention des oisifs. Il ordonna donc au groom de continuer à l’attendre ; pour lui, il se mit en route à pied, et s’engagea sur ces interminables quais des Chartrons et de Bacalan qui longent une grande partie de Bordeaux.

Après une marche que la chaleur rendait fatigante, il tourna sur la gauche et pénétra dans une rue peu fréquentée, dépourvue de commerce, et qui ne paraissait contenir que des habitations bourgeoises. Le vicomte suivit une interminable muraille qui la bordait ; puis, s’arrêtant devant une porte basse et peu apparente, il tira une chaîne de bronze. La porte s’ouvrit aussitôt, et Hector, après être entré, s’empressa de la refermer avec le moins de bruit possible.

Il se trouvait maintenant dans le jardin de l’hôtel Colman, dont l’entrée principale donnait sur une autre rue. Le vicomte connaissait les êtres et il passait rapidement, quand une figure de duègne barbue apparut à la fenètre d’un pavillon, qui servait de loge de portier. Mais sans doute Cransac était considéré comme un ami de la maison, car la portière grimaça un sourire d’intelligence, et aucune explication ne fut demandée au visiteur.

Le jardin de l’hôtel Colman avait alors une grande réputation à Bordeaux ; il n’était pas très-vaste, mais entouré d’arbres qui, en cachant les murailles, pouvaient faire illusion sur son étendue. Il consistait en un labyrinthe d’allées de verdure, égayées de distance en distance par des statues, des grottes factices, des jets d’eau ou des pavillons rustiques. Tout cela, à cause de la profusion et de la barbarie des ornements, était du plus mauvais goût ; néanmoins cette oasis de feuillage, presque au centre d’une ville considérable, avait bien son prix sous ce climat méridional. Aucun indiscret ne pouvait des fenêtres du voisinage y plonger un regard ; et le bruit courait que le gros Colman, qui était garçon et qui aimait le plaisir, avait réuni plus d’une fois la nuit, sous ces épaisses charmilles, une compagnie des plus joyeuses, au grand scandale des honnètes bourgeois des environs.

Mais le vicomte ne s’arrêta pas à contempler les merveilles de cet Eden financier. Il parcourait d’un pas rapide plusieurs allées qui s’entre-croisaient et atteignit bientôt un élégant pavillon chinois, enguirlandé de plantes grimpantes et fleuries. Il poussa sans hésitation une porte dorée et pénétra dans l’intérieur.

C’était une jolie pièce, entourée de larges et moelleux divans en étoffe de soie. Des stores, couverts de brillantes peintures, n’y laissaient pénétrer qu’un jour doux et affaibli. Au centre se trouvait un guéridon en laque de Chine, chargé de boîtes à cigares et de caves à liqueurs. Il n’y avait personne ; mais, comme il n’était pas nécessaire de se gêner beaucoup chez le banquier Colman, Hector prit un cigare, l’alluma, puis s’étendant sur le divan, il parut attendre patiemment que le maître du logis jugeât à propos de se montrer.

Sa patience, du reste, ne fut pas mise à une trop longue épreuve. Le sable d’une allée voisine cria sous un pas lourd, tandis qu’on entendait une respiration pénible et haletante, comme celle d’un soufflet asthmatique. Enfin le banquier parut, toujours vêtu de son pantalon nankin, de son habit bleu et de son gilet blanc, avec un bouton de rose à sa boutonnière. Quoiqu’il pût à peine parler, à raison de la rapidité de sa course, il demanda du seuil de la porte, avec un accent allemand très-caractérisé :

— Ah ! cà ! vicomte, quelqu’un vous aurait-il vu entrer chez moi ?

— Non, non, Colman, répliqua Hector sans se déranger et en souriant avec un peu de dédain ; ayez l’esprit en repos… Je n’ai été aperçu de personne, sauf de votre affreuse vieille portière, qui s’étonne toujours à la vue d’un visage masculin.

— À la bonne heure ! répliqua le banquier, en se laissant tomber lourdement sur le divan, voyez-vous, Cransac, nous ne pouvonis veiller avec trop de soin à ce que l’on ne soupçonne pas nos rapports… Nul ne sait ce qui peut arriver… Vous, mon cher, vous’en prendriez sans doute aisément votre parti, mais un homme comme moi, qui a tant à perdre…

— En effet, Colman, répliqua le vicomte sans s’émouvoir, au point de vue financier vous risquez plus que moi ; mais sous tous les autres rapports combien j’aurais plus à perdre que vous !

Colman feignit de ne pas comprendre l’intention blesssante de cette réponse, ou peut-être ne la comprit-il pas. Il étala sa grasse personne sur les coussins, et, s’éventant avec son mouchoir, il dit avec bonhomie :

— Eh bien ! vicomte, il y a donc eu une forte hausse aujourd’hui à Paris ?… J’ai vu vos gants blancs et je me suis empressé de faire acheter toutes les valeurs disponibles. D’autre part, je viens d’envoyer prendre à la loterie, par diverses personnes, les numéros dont vous m’avez remis la liste… Une aura le terne, une autre l’ambe, plusieurs auront des extraits, et tous les produits tomberont dans notre caisse. Mais voyons, mon cher ; vous m’avez annoncé que vous aviez quelque chose à me dire ; de quoi s’agit-il ? Comme le vicomte allait répondre, Colman l’arrêta d’un geste.

— Un moment encore, ajouta-t-il, en touchant le bouton d’une sonnette invisible ; il fait grand chaud et je meurs de soif… Prendrez-vous quelque chose, Cransac ?

— Merci.

Un domestique, doré sur toutes les coutures, entr’ouvrit la porte.

— De la glace et du vin du Rhin, dit le maître du logis.

Le valet disparut.

C’est drôle, n’est-ce pas, reprit Colman, que je boive du vin du Rhin dans le pays du sauterne et du château-laffite ? Que voulez-vous ? L’habitude !… on ne se refait pas.

— Chacun son goût, répliqua le vicomte en lançant philosophiquement une bouffée de fumée vers le plafond.

Le valet revint au bout de quelques minutes, portant sur un plateau d’argent deux verres de Bohême, une de ces bouteilles longues et effilées dont on connait l’origine germanique et une assiette de glace. Il déposa le tout sur la table, et à un signe de son maitre, se retira lestement.

— Maintenant je suis tout à vous, reprit le financier en allumant une grosse pipe d’écume qu’il était allé prendre dans un coin ; parlez donc, mon cher vicomte… Puis, à mon tour, je vous apprendrai certaines choses qu’il est bon que vous sachiez.

III

Le banquier Colman.


Hector de Cransac ne se hâtait pas de profiter de l’invitation qu’il venait de recevoir, et examinait attentivement son associé à travers la fumée de son cigare. Avec sa subtilité de viveur parisien, il s’était cru autrefois de force à lutter contre l’épais Allemand, dont l’esprit ne semblait pas dépasser la compréhension de la hausse et de la baisse. Mais il se trouvait dans la position d’un bourgeois qui, ayant conclu un marché avec un paysan dont il dédaignait les lourdes ruses et l’habit grossier, s’aperçoit trop tard qu’il a été dupé. Aussi éprouvait-il certain embarras à aborder une explication dont il pressentait les difficultés contre un adversaire si habile et si pénétrant.

On eût dit que Colman lui-même avait conscience de ce qui se passait dans la tête du vicomte. Son sourire de niaise beatitude s’effaça peu à peu ; il fixa à son tour un regard ferme et plein d’audace sur Hector, comme pour lui porter un silencieux défi.

Le vicomte comprit enfin le ridicule de cette lutte du regard.

— Monsieur Colman, dit-il lentement et en pesant chacune de ses paroles, notre association est, je le sais, dans la situation la plus florissante, et vous me rendrez la justice de reconnaitre que j’ai rempli d’une manière complète mes engagements envers vous.

— Heu ! heu ! répliqua le banquier évasivement ; mais où voulez-vous en venir, mon cher vicomte ?

— À ceci, monsieur Colman, que, depuis mon arrivée à Bordeaux, vous avez dû réaliser des bénéfices immenses. Grâce aux renseignements que je vous fournis, et dont vous n’ignorez pas l’origine, vous pouvez jouer sur les fonds publics avec la certitude absolue de gagner. La loterie de Paris, dont le tirage vous est annoncé d’avance, est pour vous une nouvelle source de profits. Enfin c’est par millions que l’on peut évaluer les sommes encaissées chez vous ces derniers temps.

— Par millions ! par millions ! Comme vous y allez, Cransac ! Des millions ne se gagnent pas ainsi.

— En tout cas, j’ai le droit de réclamer des comptes… Laissez-moi vous rappeler, monsieur, ce qui s’est passé entre nous : Seul j’ai eu l’idée de la combinaison ingenieuse… coupable, si vous voulez, qui a de si magnifiques résultats. Après m’être entendu avec un employé du télégraphe à la station de Paris, j’ai organisé le système de signaux au moyen duquel la hausse et la baisse de la Bourse, les numéros sortant de la loterie, me sont transmis sur-le-champ, et j’aurais pu seul exploiter ma découverte si cette exploitation, pour devenir sérieuse, n’eût exigé des capitaux considérables. Un homme d’affaires, pour lequel du reste nous n’avons ni l’un ni l’autre beaucoup d’estime, me mit en rapport direct avec vous. Souvenez-vous avec quelle chaleur vous accueillites mes premières ouvertures ! Vous me promites alors un quart dans les bénéfices bruts que l’affaire devait produire, et vous évaluiez vous-même ces bénéfices à un chiffre prestigieux. Par malheur, il n’y eut rien d’écrit entre nous, et toutes nos conventions furent verbales.

— Pardieu ! fallait-il faire dresser un acte de société en règle et par-devant notaire ?

— Non, sans doute ; mais cette précaution est le point de départ d’un système de défiance que je vous vois mettre en œuvre contre moi depuis le commencement de nos opérations. En public, nous paraissons ne pas nous connaitre ; c’est de loin, et par la couleur blanche ou noire de mes gants, que je vous apprends à la Bourse la hausse et la baisse des fonds à Paris ; je dois multiplier les précautions pour vous glisser la liste des numéros sortis à la loterie. Je ne possède pas un acte, un reçu, une simple lettre signés de votre main ; sans doute mon nom ne figure pas une seule fois sur votre registre de comptabilité, et quand vous êtes venu chez moi, ce n’a jamais été que le soir et en une compagnie qui ne permettait pas de supposer des relations commerciales. Croyez-vous que je ne voie pas où tend cette injurieuse tactique ? On veut, en exploitant ma lucrative découverte, avoir toute facilité pour me désavouer au besoin ; on veut, après m’avoir laissé une part à peu près nulle dans les avantages, rejeter sur moi toute la responsabilité, tout le péril… Mais cela ne vous réussira pas, monsieur Colman ; j’ai pris aussi mes précautions… Si donc il arrivait une catastrophe, si le vicomte Hector de Cransac devait comparaître devant une cour d’assises et être envoyé au bagne, il aurait pour complice sur la sellette des accusés, pour compagnon de chaîne à Brest ou à Toulon, le haut et puissant millionnaire M. Frédéric Colman, je vous en donne solennellement ma parole !

Malgré son flegme habituel, le banquier hambourgeois tressaillit et devint très-pâle. Il répondit, en essayant de raffermir sa voix :

— Ah ! des menaces ?

— Pas encore, monsieur, mais un avertissement… Pour le moment, il ne s’agit que de nos comptes ; êtes-vous prêt à me les soumettre ?

— Voyons, Cransac, soyez donc raisonnable, que diable ! répliqua le banquier en reprenant son ton de bonhomie ordinaire ; serait-il prudent ou même possible d’établir une comptabilité régulière pour de semblables opérations ? J’ignore moi-même ce que vous demandez. Morbleu ! je ne vous ai jamais refusé d’argent ; je suis prêt à vous en donner encore… Je vous ai remis plus de dix mille francs par mois depuis que vous êtes à Bordeaux, et ce n’est pas ma faute si vous menez si grand train…

— Monsieur Colman !

— Vous voulez dire que cela ne me regarde pas ? c’est vrai ; mais à présent que vous m’avez fait connaitre vos griefs, ne me permettrez-vous pas de vous présenter certaines observations à mon tour ?

Hector se renversa sur le divan et, sans répondre autrement, prit l’attitude de l’attention.

— Notre affaire, vicomte, poursuivit le banquier, n’a pas donné les résultats que nous pouvions espérer. Il ne serait pas prudent de gagner toujours à la bourse, et il faut savoir de temps en temps accepter des pertes. D’ailleurs les écarts entre la hausse et la baisse sont parfois très-peu considérables, les différences presque nulles. Cependant, malgré ma réserve, les spéculateurs commencent à se défier de moi et à s’étonner du bonheur constant de mes opérations financières. Des rumeurs vagues se répandent ici. On assure que, par un moyen inconnu mais certain, il est possible de savoir immédiatement à Bordeaux le cours des fonds publics à Paris ; on parle de pigeons messagers, de télégraphie particulière, que sais-je ? Bref, on va demander au gouvernement d’envoyer chaque jour par voie télégraphique la cote de la bourse de Paris à Bordeaux, où elle sera affichée publiquement ; sans aucun doute vous avez entendu parler de ce projet ?

Cransac fit un signe de tête affirmatif.

— Si on y donne suite, continua Colman, nous perdons nos avantages, et notre « opération » se trouve radicalement ruinée. Quant à la loterie, les embarras sont plus grands encore. On ne peut, à chaque tirage, gagner un terne ou un quaterne sans éveiller l’attention et l’envie. J’ai beau charger du soin de prendre les numéros diverses personnes qui ne se connaissent pas, tenir autant que possible dans l’ombre les noms des gagnants ; certains bruits transpirent et peuvent me compromettre. Les choses en sont venues à ce point que j’hésite à poursuivre un gain tant soit peu sérieux, de peur d’aggraver les soupçons. Enfin vous savez que la loterie, d’après la loi, ne tardera pas à être supprimée ; elle est, dès à présent, la plus précaire de nos ressources.

Colman avait raison au fond, bien qu’il exagérât certaines difficultés ; aussi Cransac ne répondait-il pas. Le banquier reprit, en versant du vin doré sur un morceau de glace transparent comme du cristal :

— Peut-être aussi, vicomte, connaissez-vous le plus grand de tous les dangers qui menacent notre entreprise… N’avez-vous pas reçu récemment des nouvelles de Brandin, l’employé de Paris que vous avez eu l’art de séduire et qui vous envoie quotidiennement les signaux dont vous me transmettez la traduction ?

Hector fit un bond sur son siége.

— Brandin, répéta-t-il, on vous a parlé de Brandin ? Colman riait en sirotant son vin à la glace.

Pensez-vous donc que je n’aie pas aussi ma petite police ? poursuivit-il. Or, ce Brandin, pour exécuter les conventions conclues entre vous et lui, est dans la nécessité de faire fréquemment certains signaux, qu’on attribue à l’inattention ou à l’incapacité. On ne soupçonne pas encore la vérité ; mais ses prétendues bévues irritent violemment ses chefs, et il est menacé de révocation ; or, si cet homme perdait sa place, nos combinaisons iraient à tous les diables… Qui sait même si l’employé destitué, pour rentrer en grâce ou pour vous obliger à de grands sacrifices, ne serait pas capable de vous trahir ?

Hector n’ignorait pas combien les craintes du banquier étaient légitimes. Brandin, qui l’accablait de demandes d’argent, comme lui-même en accablait Colman (il en est toujours ainsi dans ces sortes d’affaires), avait écrit, afin d’exciter la générosité du vicomte, à quels soupçons il était en butte. Hector crut cependant voir dans les assertions de Colman une manœuvre pour le dérouter.

— Tout cela peut être vrai, reprit-il d’un ton sec, et c’est une raison de plus pour que nous redoublions de vigilance à l’avenir ; mais, si vous le voulez bien, revenons à ce qui concerne le passé… Encore une fois, monsieur Colman, êtes-vous disposé à me fournir les comptes que je réclame ?

— Allons ! allons ! homme intraitable, on s’arrangera pour vous satisfaire ; accordez-moi seulement quelques jours… Et si, en attendant, vous avez besoin de dix mille francs pour acheter des babioles à votre jolie compagne…

— Dix mille francs, soit… Remettez-moi un chèque sur la Banque ou tout simplement un mandat sur votre caisse.

— À quoi bon ? j’ai de l’argent sur moi, répliqua Colman en exhibant un gros portefeuille de cuir ; on ne sait ce qui peut arriver dans notre position, et, à tout événement… Tenez, voici les chiffons.

Et il jeta sur la table une liasse de billets de banque. Cransac les prit et les fit disparaître après les avoir comptés.

— Voulez-vous un recu ? demanda-t-il.

— Et que diable en ferais-je ? Sur ma foi ! vicomte, vous oubliez toujours que nos opérations ne sont pas des plus régulières, et qu’il serait stupide d’en laisser la moindre trace… Chacun de nous doit se fier à l’honneur de l’autre… D’ailleurs, cette somme est si modique !… Mais voyons. Cransac, ajouta-t-il tout à coup avec une rondeur apparente, seriez-vous homme à gagner deux cent mille francs, en dehors des bénéfices qui vous seront attribués dans nos opérations communes ?

— Deux cent mille francs ! répéta Cransac stupéfait.

— J’ai dit deux cent mille… et de plus une propriété, château et terre, que je viens d’acheter, et dont je vous ferai donation par acte authentique… Oh ! ne vous récriez pas ! Le château n’est qu’une masure, et la terre une lande tout à fait stérile… Le tout me coûte deux mille écus. Vous voyez que le cadeau n’est pas grand… une simple bague au doigt… Mais la possession de ce modeste domaine vous est indispensable pour l’accomplissement de la mission que je prétends vous confier, si elle vous agrée.

Cransac resta un moment rêveur.

— Quelque gredinerie nouvelle, pensa-t-il ; mais, baste !

Il alluma un second cigare.

— Voyons, Colman, répliqua-t-il froidement.

Le banquier, à son tour, eut l’air de se recueillir.

— Ne trouvez-vous pas, vicomte, reprit-il enfin avec une sorte d’emphase, que nous employons des moyens mesquins, timides et dangereux, ponr exploiter une idée féconde ? Qu’est-ce, en effet, que ces signaux furtifs intercalés à grand’peine dans les dépêches officielles ? Qu’est-ce que ce misérable agiotage auquel nous nous bornons sur les fonds publics et la loterie ? N’avez-vous pas songé, au contraire, à quelles magnifiques spéculations on pourrait se livrer si, au lieu de dérober ainsi, par la connivence d’un subalterne, quelques signaux frauduleux au télégraphe, on parvenait à la connaissance de tout le langage télégraphique ; si, en un mot, on pouvait déchiffrer toutes les dépêches que le gouvernement expédie par cette voie aérienne ? Je sais bien que, parmi ces dépêches, il en est beaucoup d’insignifiantes ; mais il en est aussi de fort graves, qui touchent aux plus hauts intérêts de l’État, et celles-là se raient pour nous une source de gains incalculables. Dans cette combinaison nouvelle, nous ne craindrions plus l’indiscrétion, la maladresse, la trahison de nos agents, car nous n’aurions plus besoin d’intermédiaires. Nous exécuterions, sans bruit et sans risques, des coups de filet qui nous rendraient les plus riches capitalistes du monde en tier… Avez-vous pensé à tout cela, monsieur de Cransac ?

— Parfaitement, monsieur Colman ; mais ce que vous souhaitez est impossible.

— Vous croyez, vicomte ?

— J’en suis sûr… Les employés subalternes de la télé graphie ne comprennent absolument rien aux signaux qu’ils transmettent, sauf pourtant le petit nombre de signaux réglementaires attribués à la police de la ligne. Seuls les deux directeurs, l’un qui se tient à Paris et expédie la dépêche, l’autre qui se trouve à cent lieues de là et qui la reçoit, sont capables de la déchiffrer, car seuls ils possèdent le vocabulaire où se trouve écrite l’explication de chaque signal.

— Eh bien, si on se procurait le livre des signaux ?

— C’est impossible, je vous le répète. Les directeurs, dépositaires de ce livre, sont des hommes éprouvés, hono rables, incorruptibles ; et, si l’on cherchait à les gagner, ils vous menaceraient du procureur du roi, comme cela est arrivé… à certaines personnes.

— C’est que peut-être on n’avait pas su s’y prendre… Tenez, Cransac, vous me paraissez fort instruit en ce qui touche la télégaphie aérienne, et vous devez l’avoir étudiée longtemps pour posséder une pareille expérience… Eh bien ! avec votre permission, je vais vous apprendre sur ce chapitre une foule de choses qui seront certainement nouvelles pour vous.

Le vicomte observait son gros associé avec une surprise croissante. Colman avait perdu cette lourdeur de mouvements et de langue qu’il montrait d’ordinaire ; son accent était net, son œil résolu.

Vous ignorez peut-être, poursuivit-il, que depuis quelques mois, le système des signaux de la télégraphie aérienne a été complétement changé. Naguère encore on en était aux combinaisons des frères Chappe, inventeurs du télégraphe, et ces combinaisons entraînaient de facheuses lenteurs, quand un jeune employé conçut l’idée d’un système nouveau plus prompt, plus complet et beaucoup plus simple que le précédent. Après plusieurs années d’études, il refondit en un seul les trois anciens vocabulaires, appelés vocabulaire des mots, vocabulaire des phrases et vocabulaire géographique. Sa méthode augmente le nombre de signaux, simplifie la composition et la traduction des dépêches ; elle marque enfin un progrès immense sur celle de Chappe, et son admission devait être une bonne fortune pour l’administration.

« Ce travail achevé dans le plus grand secret, le pauvre garçon dont je parle se trouva très-embarrassé pour en tirer parti. Il était confiné dans une station télégraphique de campagne, livré au rude et assujettissant labeur de ses fonctions, sans autre ressource que ses misérables appointements. D’ailleurs, avec la modestie du vrai mérite, il doutait de lui-même et de sa découverte. Aussi, n’osant adresser directement à l’administration supérieure le volumineux manuscrit qui contenait son système télégraphique, le con fia-t-il à un inspecteur, son chef immédiat, avec prière de l’examiner. L’inspecteur, un finaud, ainsi que vous allez voir, prit le manuscrit d’un air indifférent, comme par complaisance, et l’emporta. Pendant plusieurs mois, l’employé n’en entendit plus parler. Enfin un jour, en faisant sa tournée ordinaire, l’inspecteur revint, mais ce fut pour adresser à son subordonné les reproches les plus sévères. Selon lui, la nouvelle méthode télégraphique était absurde, ridicule, inapplicable ; il avait jeté le manuscrit au feu, et si l’administration centrale apprenait à quoi un de ses employés perdait son temps et comment il cherchait à surprendre les secrets de l’État, il ne pouvait manquer d’être destitué. Le jeune homme baissa la tête en recevant cette verte mercuriale : il invoqua l’indulgence de son supérieur et promit de ne plus songer à sa malencontreuse découverte. Toutefois, il ne put éviter une sorte de disgrâce ; il fut envoyé avec sa famille dans un poste moins avantageux et plus solitaire que l’ancien ; il y végète tristement encore aujourd’hui.

« Cependant, comme vous pensez bien, l’invention du pauvre diable n’était pas aussi absurde qu’on le prétendait, et l’inspecteur, en l’examinant à loisir, en avait parfaitement reconnu l’avantage. Il était donc allé trouver le directeur général de la télégraphie, lui avait confié le manuscrit comme étant son propre ouvrage, et lui avait exposé les principes qui formaient la base du nouveau système. Le directeur général, à son tour, fut frappé de la supériorité de ce système sur celui de Chappe, si bien que, à l’heure où nous sommes, la méthode est appliquée sans modification aucune sur toutes les lignes de France.

« L’inspecteur a été récompensé de sa prétendue découverte par une belle somme d’argent d’abord, puis par un avancement considérable… Et la morale de cette histoire, poursuivit le banquier avec une intention facétieuse, est que les moutons sont faits pour être tondus, que les pattes du chat sont faites pour tirer les marrons du feu au profit des Bertrand ; et qu’enfin les gens habiles auront partout et toujours raison deshonnêtes imbéciles… »

Et Colman partit d’un éclat de rire ; mais Cransac ne pa raissait pas disposé à partager cette hilarité cynique.

— Enfin, monsieur, reprit-il, qu’ai-je à voir dans tout ce fatras, et qu’attendez-vous de moi ?

— En deux mots, vicomte, voici quelle sera votre mis sion… Je vous indiquerai où se trouve une copie du manuscrit dont je viens de vous conter l’histoire, et, le jour où vous me l’apporterez, je vous remettrai deux cent mille francs.

— Et vous croyez, Colman, qu’une fois en possession d’un livre de signaux vous serez maître des secrets de l’État ?

— Pourquoi pas ?

— C’est que, pour comprendre une dépêche télégraphique, il faut d’abord en posséder la clef et que la valeur des mêmes signaux varie selon qu’on se sert de clefs différentes, absolument eomme la valeur des notes varie en musique. Or, l’administration spéciale, pour dérouter les observations, ne manque pas de changer fréquemment ces clefs ; vous ne pourrez donc jamais être sûr de la signification réelle d’une dépêche.

— Bah ! le nombre des clefs n’est pas considérable ; le télégraphe les indique lui-même, et on ne les change pas aussi souvent que vous le dites, car ce serait multiplier les difficultés du déchiffrement. Enfin, peut-être d’abord ne pourrons-nous éviter certains tâtonnements, certains embarras, mais il faudra en prendre notre parti.

— Soit ! ceci vous regarde ; mais, puisque vous croyez possible de vous emparer de ce livre des signaux, pourquoi ne vous chargez-vous pas vous-même de cette tâche ?

— Tout bonnement parce que j’échouerais, vicomte ; et, malgré votre finesse, vous échoueriez également, si vous ne ne vous faisiez assister d’un auxiliaire qui possède un art merveilleux pour tourner les têtes.

— De qui donc voulez-vous parler ?

— Eh ! de qui parlerais-je sinon de votre belle et sémillante Fanny ? Seule, elle a cet esprit de ressources, cet entrain, ce diable au corps, indispensables dans une pareille négociation… Ecoutez-moi.

Il lui exposa longuement le plan qu’il avait conçu, et dont nous donnerons plus tard connaissance au lecteur. Le rôle du vicomte et celui de Fanny, si elle consentait à prendre une part dans cette intrigue, étaient nettement tracés. Tous les cas étaient prévus ; toutes les résistances devaient céder, d’après la loi des probabilités et le jeu ordinaire des passions humaines.

— Véritablement, reprit le vicomte avec admiration, le succès me semble infaillible ! Mais comment se fait-il que vous ayez pu vous procurer des renseignements si nombreux et si précis :

— Quelques louis bien employés produisent parfois des miracles. Je tiens ces renseignements de personnes différentes, qui ne se connaissent pas, et qui ne peuvent avoir la moindre idée de mes projets.

— Eh bien ! décidément, Colman, vous êtes un homme très-fort… beaucoup plus fort encore que je ne l’imaginais.

Le banquier se frotta les mains et se mit à rire.

N’est-ce pas ? reprit-il avec naïveté ; parce que je sais prendre un air bonasse, on me juge sur la mine… On suppose que ma fortune est une affaire de hasard, que mes millions se sont gagnés tout seuls. Si nous vivons encore quelque temps ensemble, vous aurez peut-être occasion de m’apprécier.

Le vicomte appréciait déjà Colman à sa juste valeur. Il avait reconnu notamment que, dans la nouvelle affaire comme dans l’ancienne, lui Cransac, devait supporter toute la responsabilité, tous les risques, tandis que son associé demeurait maître de la situation, et serait en mesure de le désavouer s’il arrivait une catastrophe. Cependant ces considérations ne purent l’arrêter.

— C’est entendu, Colman, dit-il en se levant. Ah çà ! faudra-il donc, pendant que je serai occupé de ma mission, renoncer à nos opérations ordinaires de bourse et de loterie ?

— Pas le moins du monde ; votre mission vous obligera justement à résider près d’une station située à douze ou quinze lieues d’ici, sur la ligne télégraphique de Paris à Bordeaux. Rien ne vous empêchera de faire chaque jour vos observations au télégraphe et de m’en envoyer le résultat par un pigeon messager ; ce sera seulement un retard d’une demi-heure… J’ai ici une excellente race de pigeons, qui m’ont rendu plus d’un service de ce genre, et j’en mettrai un certain nombre à votre disposition.

— Vous pensez à tout et vous avez réponse à tout… Mais quand partirai-je ?

— Pas avant huit ou dix jours. Dans votre intérêt même, Cransac, il faut que je vous prépare convenablement les voies ; et puis je n’entends pas que votre charmanie compagne souffre là-bas dans son bien-être et dans ses habitudes élégantes, si elle consent à nous prêter son aide.

— Oh ! elle consentira, je m’en porte garant. Il faudra bien qu’elle consente !

— Et pour la décider, ajouta le spéculateur de son ton le plus aimable, annoncez-lui que j’ai acheté à un capitaine de navire qui revient de l’Inde un lot de cachemires dont on dit merveille. Je lui serai reconnaissant de vouloir bien venir en choisir une douzaine ou deux, avant que je me débarrasse de cette précieuse marchandise… Vous me permettrez bien d’offrir quelques cachemires à votre Fanny, cher vicomte ?

Les deux associés, après s’être entendus encore sur di vers points de détail, se séparèrent. Colman, qui avait accompagné Hector jusqu’à la porte du jardin, se disait à lui-même en regagnant son hôtel :

— Tout cela me coûtera gros ; mais l’affaire va présenter à ce sot mirliflore et à cette petite Parisienne plus de difficultés que je n’ai voulu le dire… D’ailleurs, je prendrai ma revanche sur les comptes qu’il réclame si impérieusement.

Cransac, de son côté, avait regagné sa voiture et retour nait chez lui de toute la vitesse de son cheval. Il avait la tête en feu. Les bénéfices acquis déjà dans son association avec Colman, les deux cent mille francs promis pour la négociation nouvelle, et jusqu’à la possession de ce domaine qu’on venait de lui concéder, et qui, malgré son vil prix, lui per mettrait encore de dire « ma terre et mon château, » tout réveillait son orgueil, ranimait ses espérances, faisait passer devant ses yeux les plus éblouissantes visions. Aussi était-il radieux quand il rentra à la villa, et sautant à bas du tilbury, il s’empressa de monter au salon, où il espérait trouver Fanny.

La jeune femme s’y trouvait, en effet ; elle était mainte nant en grande toilette et se disposait à sortir.

— Allons ! ma chère, cria Hector en jetant sur la table la liasse de billets de banque qu’il avait reçue de Colman, de la joie ! J’apporte la fortune… Au diable le spleen et les papillons noirs ! Dans quelques jours, je vous emmène d’ici pour vous faire dame châtelaine, et on vous procurera dans votre manoir des occupations qui seront de votre goût, belle ennuyée !

Puis il se mit à lui exposer tout d’une haleine le projet pour lequel on réclamait : son concours. À mesure qu’il parlait, Fanny devenait souriante.

— Autant cette distraction qu’une autre, répliquat-elle, pourvu que je quitte cette insupportable ville, je puis tout prendre en patience, même la vie de châtelaine dans un trou de campagne, même la coquetterie forcée avec un rustre… Mais voyons, Hector, ajouta-t-elle en minaudant, songez-vous à quoi vous m’exposez lorsque vous m’assignez un pareil rôle ?… Vous n’êtes donc pas jaloux ?

— Bon ! dit le vicomte avec gaieté, si vous prenez trop au sérieux votre rôle de coquette, je trouverai bien par là quelque jolie rustresse pour me venger de vous… Tenez-vous pour avertie !

IV

La station de Puy-Néré.

Avant d’aller plus loin, nous devons entrer dans quelques détails assez peu connus sur l’organisation de la télégraphie aérienne, à l’époque où se passe cette histoire.

Alors, comme aujourd’hui, le centre du réseau télégraphique était à Paris, dans l’hôtel du ministre de l’intérieur. Sur un bâtiment de cet hôtel s’élève une espèce de tour quadrangulaire, dont les faces correspondent aux quatre points cardinaux, et qui domine les édifices environnants. C’était de cette tour, maintenant délabrée, ouverte à tous et encombrée de vieux papiers inutiles, que partaient les signaux qui, répétés de station en station, de clochers en clochers, volaient avec rapidité jusqu’aux extrémités de la France. Aussi l’accès en était-il rigoureusement interdit aux profanes ; la curiosité la plus inoffensive excitait les alarmes d’une administration timorée, et sous aucun prétexte, sur aucune recommandation, l’étranger n’était admis à visiter ce sanctuaire d’où les ordres du pouvoir prenaient leur essor.

Là, tant que le jour durait, des hommes actifs se tenaient prêts à remplir leur devoir. À chaque face de la tour se trouvait un télégraphe qui était en communication avec une ligne spéciale. Aussitôt qu’un signal leur était indiqué par le chef, qui seul en connaissait la valeur, les employés s’appliquaient à l’exécuter avec promptitude et précision ; puis, quand ils l’avaient vu répéter par le télégraphe suivant, ils en expédiaient un nouveau, et ainsi de suite jusqu’à la fin de la dépêche. De l’intérieur de la tour, on manœuvrait avec facilité, au moyen d’un mécanisme ingénieux, la machine placée au dehors et qui en reproduisait tous les mouvements. Bien que la télégraphie électrique, cette jeune et triomphante rivale de la télégraphie aérienne, nous ait habitués à ses miracles de vitesse, il ne faut pourtant pas mépriser les services que rendait la machine des frères Chappe. Les nouvelles se rendaient de Paris à Calais en trois minutes par trente-trois télégraphes, à Lille en deux minutes, à Strasbourg en six minutes et demie, enfin à Brest en huit minutes, par cinquante-quatre télégraphes, et à Toulon en vingt minutes, par cent télégraphes[1].

On comprend ce qu’il fallait d’assiduité et d’exactitude aux nombreux fonctionnaires cantonnés sur chaque ligne pour reproduire sans hésitation et sans erreur des manœuvres qui exigeaient tant de soins. Tous les jours, hiver comme été, ils devaient être à leur poste un quart d’heure avant le lever du soleil, et, tant que le jour durait, se tenir prêts à servir la machine, à moins que la pluie, les brouillards ou un accident arrivé à une station intermédiaire ne leur créât des loisirs. Il y avait d’ordinaire deux employés à chaque station ; ils étaient de garde alternativement de midi jusqu’au soir et le lendemain jusqu’à midi. Comme ils n’avaient qu’une rétribution modeste (un franc vingt-cinq centimes ou un franc cinquante centimes par jour), ils exerçaient pour la plupart une autre profession dans les intervalles d’inaction que leur laissait le service.

Toutefois ce devait être une rude et triste existence que celle de ces hommes qui, postés au sommet d’une tour, sur la plate-forme d’un clocher ou dans une station solitaire au milieu, de la campagne, passaient les journées à répéter mécaniquement des signaux. Nulle distraction ne leur était permise à l’heure du travail. Les règlements interdisaient de la façon la plus sévère à qui que ce fût l’entrée du bureau télégraphique. Cette prescription, nous devons l’avouer, n’était pas toujours observée bien rigoureusement dans les postes campagnards ; mais l’employé n’en demeurait pas moins astreint à une ponctualité extrême. Son absence, ne fût-elle que de quelques minutes, arrêtait tout ; une légère distraction de sa part causait les erreurs les plus graves dans la transmission des dépêches. Le moindre bruit qui montait de la plaine, le cri de l’hirondelle qui se jouait autour du poste aérien, pouvait lui faire commettre quelque omission irréparable, lui mériter une verte réprimande ; et quand le pauvre employé, après ces longues heures de fatigue, redescendait à son humble logis, il lui fallait souvent, comme nous l’avons dit, se livrer à un nouveau labeur non moins rude pour subvenir aux besoins de sa famille.

C’est sur un poste de ce genre que nous allons fixer particulièrement l’attention de nos lecteurs. Il était situé au milieu des sables et des marais qui environnent Barbezieux, dans la Charente, et qui semblent être les avant-coureurs des grandes landes de Bordeaux. Dans ce pays stérile, les collines sont rares et peu élevées. Aussi avait on profité du seul monticule qui se trouvât à plusieurs lieues à la ronde pour y établir le poste du télégraphe, et on avait installé la machine au sommet d’une vieille tour en ruines, reste d’un château fort qui avait eu autrefois une certaine importance. De ce château, qu’on appelait Puy-Néré, il n’existait plus que la tour dont nous parlons et quelques grosses pierres moussues éparses sur le sommet de la colline ; encore la tour était-elle fendue du haut en bas et penchait d’un côté, menaçant les curieux d’une chute prochaine. Mais une couche épaisse de lierre cachait ses lézardes et l’enveloppait si bien de la base à la cime que le télégraphe de Puy-Néré était désigné vulgairement sous le nom de « télégraphe de la tour Verte. »

Du pied de cette ruine on dominait le triste paysage qui s’étendait à perte de vue dans toutes les directions. À cette époque, où le drainage et les plantations de pins étaient encore inconnus, cette plaine ne produisait que des ajoncs, des bruyères et quelques arbustes rabougris ; de larges flaques d’eau stagnante se détachaient de distance en distance sur la verdure grisâtre de la lande. L’œil y découvrait fort peu de villages ; seulement quelques chetives cabanes, dont les habitants étaient décimés par la fièvre ou la mal’aria, se montraient parfois dans un pli de terrain, avec leur maigre enclos, avec leur petit champ de maïs ou de pommes de terre. Le reste du sol était en friche et servait de pâturage à des moutons chétifs, rogneux, dont on ne voulait à aucun prix sur le marché des pays plus favorisés. Même par les plus beaux jours, une sorte de brume blanchâtre pesait sur cette nature désolée et confondait les plans infinis qui s’étendaient jusqu’aux limites de l’horizon.

Sur la colline même qui portait la tour Verte l’aspect était plus varié et moins affligeant. Douze ou quinze habitations se groupaient sur le versant méridional et formaient un village. Un peu à l’écart, on voyait une maison assez vaste, affectant, avec ses girouettes rouillées, des allures de château, et flanquée de terrasses sur lesquelles s’élevaient des massifs d’arbres touffus. C’était ce qu’on appelait alors : « le château neuf de Puy-Néré, » et cette habitation avait été occupée longtemps, disait-on, par la fa mille des anciens seigneurs du pays.

Par malheur, le château neuf se trouvait lui-même dans un état de délabrement qui différait peu de celui de la tour Verte. Ses anciens propriétaires, étant très-pauvres, n’avaient pu y faire les réparations les plus urgentes, et, après la mort du dernier (un vieux chevalier de Saint-Louis qui avait passé là de longues années en compagnie de sa tabatière et de ses souvenirs), la maison et les dépendances avaient été mises en vente. Mais qui eût voulu acquérir cette masure et ces landes, dans ce pays perdu ? Aussi, pendant plusieurs années, l’habitation resta-t-elle fermée, livrée à l’abandon. La mousse couvrit ses murailles et ses volets ; les plantes parasites envahirent son toit ; tout l’édifice prit un air sinistre, et les superstitieux paysans du voisinage étaient convaincus que, chaque nuit, une bande de revenants se livrait dans l’intérieur de ce vieux logis aux plus terribles ébats.

Cependant un matin, quelques semaines seulement avant le jour où commence cette histoire, un paysan qui revenait de la ville voisine apporta au village de Puy-Néré une grande nouvelle : le Château-Neuf était vendu, ainsi que la tour et les terres qui en dépendaient. Bientôt on apprit encore que l’acquéreur était noble, immensément riche, et, pour comble de prodige, qu’il allait venir habiter sa propriété.

Pour le coup, l’hyperbole parut trop forte et elle éveilla des doutes nombreux ; mais les sceptiques furent bien punis de leur incrédulité. Une semaine plus tard, on vit une troupe d’hommes, suivis de chariots, monter le chemin raboteux qui conduisait au Château-Neuf. Ces hommes étaient des maçons, des couvreurs, des charpentiers chargés de mettre le vieil édifice en état d’être habité ; ces chariots contenaient les matériaux nécessaires pour les réparations, et jusqu’à des meubles d’une forme et d’un bois inconnus aux naturels du pays. Tout ce monde commença à travailler avec une ardeur inouïe. Pendant plusieurs jours, le hameau de Puy-Néré, où les ouvriers avaient dû se loger, présenta un spectacle joyeux et bruyant dont les plus anciens habitants n’avaient jamais vu d’exemple.

Mais cette animation ne dura pas longtemps, et cette légion d’ouvriers accomplit rapidement sa besogne. La façade du château fut blanchie ; les murs furent repeints et couverts de papier de tenture à l’intérieur ; les arbres des terrasses furent émondés, les allées ratissées. Sans doute ces embellissements étaient plus apparents que réels, et bien des crevasses avaient été masquées avec une simple poignée de plâtre. Mais l’habitation avait perdu son air refrogné, était devenue logeable, luxueuse même dans quelques-unes de ses parties. Les ouvriers, après avoir accompli cette transformation, s’en retournèrent, et le petit village retomba dans sa solitude.

Toutefois la surprise et l’admiration des gens de Puy Néré ne tardèrent pas à recevoir un nouvel aliment. Peu de temps après que le Château-Neuf eût été si magnifiquement restauré, une voiture de poste à quatre chevaux s’arrêta devant l’habitation. C’étaient les nouveaux propriétaires, qui avaient hâte sans doute de prendre possession de leur domaine. Quand la voiture s’ouvrit, il en descendit un homme jeune encore, vêtu avec une élégance étrange, et une jolie dame couverte de rubans et de dentelles. Outre ces personnages principaux, un groom en livrée et une femme de chambre occupaient, l’un le siége de devant, l’autre le siège de derrière de la voiture. L’impériale était chargée de malles et de cartons, sans préjudice des autres malles et des autres cartons qui arrivèrent le lendemain avec un tilbury et deux chevaux de prix.

Il n’y avait donc plus de doute possible ; les maîtres du Château-Neuf s’établissaient là d’une manière permanente, et la joie fut générale dans le pays. Si nous voulons savoir ce qu’on pensait des nouveaux propriétaires de Puy-Néré, nous n’avons qu’à écouter une conversation qui avait lieu, deux jours après leur arrivée, dans la cabane même du télégraphe, au sommet de la tour Verte.

L’intérieur de cette cabane, construite en planches et exiguë, offrait un aspect simple et caractéristique. Au centre se trouvait la machine, qui, au moyen d’une manivelle de deux cordes et de deux poulies, faisait exécuter les mouvements les plus compliqués au télégraphe, placé extérieurement sur le toit. Une longue-vue encastrée à demeure dans la muraille était braquée sur le poste du côté de Paris ; une seconde lunette, fixée de la même manière, visait le poste du côté de Bordeaux. Le mobilier consistait en une petite table, sur laquelle on voyait un registre destiné à l’inscription des signaux, en deux tabourets de bois et en un modeste poêle de fonte, fort nécessaire à cette élévation pendant l’hiver. La lumière arrivait par une lucarne vitrée et par la porte, qu’on laissait volontiers entr’ouverte.

Trois personnes étaient réunies en ce moment dans cet étroit espace : l’employé principal, en train de déjeuner d’une soupe aux choux que sa sœur, grande et belle jeune fille, venait de lui apporter du village ; puis un garçon en blouse et en sabots, âgé de seize ou dix-sept ans au plus, qui remplissait les fonctions de surnuméraire dans l’administration télégraphique.

Il était neuf heures environ, et le jour, très-clair, semblait favoriser le passage des dépêches ; mais sans doute, sur quelque point de la ligne, le brouillard ou un obstacle quelconque empêchait la transmission des signaux, car le télégraphe qui commandait celui de la tour Verte demeurait immobile à l’horizon, ses deux indicateurs abaissés, comme un homme fatigué qui laisse tomber ses bras. Toutefois il ne fallait pas se fier à ce calme trompeur ; d’un moment à l’autre les bras immobiles pouvaient se remettre en jeu, et il importait de les guetter sans relâche. C’était la besogne de Jean Bascoux, le surnuméraire ; et, pendant que son supérieur déjeunait, Bascoux appliquait de temps en temps l’œil à la lunette de Paris, ce qui néanmoins ne l’empêchait pas de prêter l’oreille à la conversation du frère et de la seur.

Raymond Fleuriot, l’employé principal, semblait avoir vingt-cinq ou vingt-six ans, et par tout pays il eût passé pour un fort beau garçon. Sa taille était moyenne, mais robuste et bien proportionnée ; sa figure régulière, un peu brunie par le soleil, avait une expression de loyauté et d’intelligence. Ancien soldat, il portait encore la moustache et l’impériale ; l’ensemble de sa personne conservait quelque chose de militaire. Ses yeux noirs, profonds, décelaient une âme ardente, bien que parfois une nuance de tristesse en amortit l’éclat. Il était vêtu simplement d’un pantalon de toile et d’une blouse de coutil ; cette blouse, ouverte par devant, laissait voir une chemise d’une blancheur de neige et un cou rond, bien modelé, qui jouait avec aisance dans une petite cravate de soie.

Par malheur, si Raymond Fleuriot eût quitté son siége, on eût pu remarquer une légère imperfection dans sa personne, imperfection, hâtons-nous de le dire, qui était l’œuvre des hommes et non de la nature. Par suite d’un coup de yatagan reçu dans la plaine de la Mitidja, en Afrique, Raymond boitait légèrement, et cette infirmité, à peine sensible quand on n’était pas prévenu, n’avait pas moins nécessité son congé de réforme dans l’armée, au moment où il espérait passer officier. C’était peut-être le souvenir de cet événement qui donnait souvent une teinte mélancolique à ses traits, si toutefois, elle n’était due à la conscience de l’humble position où il végétait quand la nature l’avait pourvu d’activité, d’énergie et d’intelligence.

Sa sœur, Lucile Fleuriot, de quatre à cinq ans moins âgée que lui, était une charmante personne, à la physionomie gracieuse, souriante, pleine de douceur. Elle avait aussi les yeux noirs ; mais tandis que ceux de Raymond dardaient comme une flamme dévorante, les siens ne reflétaient que de la bienveillance et de la gaieté. Sa mise, presque pauvre, consistait en une modeste robe d’indienne et en un chapeau de paille. Néanmoins il y avait en elle une distinction innée qui l’élevait de beaucoup au-dessus des riches paysannes et même des petites bourgeoises des en virons.

L’histoire du frère et de la sœur, antérieurement à l’époque où nous sommes, présentait peu d’incidents remarquables, bien qu’elle ne pût manquer d’éveiller la sympathie en leur faveur. Ils étaient nés l’un et l’autre dans une petite ville de la Touraine. Leur père, fonctionnaire public de l’ordre le plus humble, leur avait fait donner une education convenable, et Lucile avait subi à Tours les examens pour obtenir le diplome d’institutrice. Quant à Raymond, qui s’était engagé dans l’espoir d’obtenir promptement l’épaulette, nous avons dit comment une malencontreuse blessure était venue renverser ses espérances. Mis à la réforme, il avait dû rentrer dans la vie civile, et pour vivre il avait sollicité et obtenu le poste modeste d’employé au télégraphe.

Aussi bien, un malheur survenu dans sa famille rendait presque indispensable sa présence auprès de sa mère et de sa sœur. Son père venait de mourir, laissant les deux pauvres femmes sans fortune et sans appui. Raymond accepta avec dévouement ses nouveaux devoirs. Il prit avec lui sa mère et Lucile, et d’abord tout parut leur réussir, Fleuriot était alors employé dans les environs de Tours, où les siens et lui jouissaient d’une sorte de bien-être. Mais un caprice de l’administration l’ayant envoyé depuis quelques mois dans ce pays pauvre et solitaire de Barbezieux, la prospérité relative de la famille avait cruellement décliné.

Cependant les Fleuriot ne s’abandonnaient pas eux-mêmes et cherchaient à tirer le meilleur parti de leur exil. Raymond, aux heures où il n’était pas de service, copiait des actes que lui confiaient le notaire et l’huissier d’une bourgade voisine. Lucile avait fondé une école qui réunissait une douzaine de petits enfants, filles et garçons, et elle ajoutait ainsi de minces subsides au budget de la famille. Quant à la vieille mère Fleuriot, que nous connaitrons plus tard, elle tenait le ménage pendant que son fils et sa fille vaquaient à leurs travaux, et se rendait utile de mille manières à ses enfants qui l’adoraient.

Telles étaient donc les deux personnes qui causaient dans la cabane du télégraphe sur les nouveaux propriétaires du Château-Neuf. Lucile parlait avec volubilité, et paraissait émerveillée de leur opulence ; Raymond, au contraire, se montrait assez indifférent à ce sujet, et, tout en dépêchant son déjeuner, il ne répondait que par monosyllabes, comme s’il eût seulement obéi à un sentiment de condescendance pour sa seur.

— Il est certain, Raymond, disait la jeune fille, que ce sont des gens du grand monde. Ils avaient déjà un domestique et une femme de chambre ; voilà maintenant qu’il leur arrive une cuisinière de Barbezieux, et puis le vieux Joseph sera leur jardinier. Ils feront de la dépense et les pauvres gens en profiteront. Le clerc de notaire dit que le monsieur a l’intention d’acheter tout le terrain à vendre dans le voisinage ; le terrain n’est pas cher, il est vrai, et ne vaut pas grand’chose ; mais il paraît que M. le vicomte (car il est vicomte) fera exécuter des travaux considérables, et que le sol deviendra aussi bon que les meilleurs sols de l’Angoumois et du Bordelais.

— Il ne pourrait mieux employer son argent, répliqua laconiquement Raymond, qu’à fertiliser ce pays de misère.

— On le dit aussi charitable qu’il est riche. L’autre jour, il a donné dix francs à la veuve Canivet, qui s’est cassé la jambe… Et puis il semble aſmer beaucoup les animaux ; il y avait dans les paniers que le petit Antoine a aidé à descendre d’un fourgon, trente ou quarante beaux pigeons que l’on a transportés dans l’ancien colombier.

— Bah ! ce monsieur apprécie sans doute les pigeons rôtis, répliqua Fleuriot avec sa rudesse chagrine ; pourvu qu’il n’ait pas la pensée de nourrir ceux-là avec la récolte des pauvres paysans, comme sous l’ancien régime !

Allons, te voilà encore avec tes idées !… Le maître du Château-Neuf ne songe à rien de pareil. Il a des manières si nobles, si généreuses !

— La fortune donne parfois de ces manières… Eh bien ! et sa femme ? poursuivit Raymond avec plus d’intérêt, l’as-tu vue, Lucile ? Est-elle jeune, est-elle jolie ?

— Le vicomte de Cransac n’est pas marié… La jeune dame qui l’accompagne, et qui s’appelle la marquise de Grangeret, est sa sœur. Malgré sa jeunesse, elle est déjà veuve, et on prétend qu’elle possède personnellement une grande fortune. Je n’ai fait que l’entrevoir, car depuis son arrivée on la dit fort occupée de mettre en ordre ses toilettes ; mais elle m’a paru très-jolie, en effet ; puis quelle mise élégante ! des robes de soie, des bijoux, des cachemires…

— Et à quoi tout cela servira-t-il ici, sinon à faire établir des comparaisons fâcheuses aux pauvres filles telles que toi, ma Lucile ? Crois-moi, ne regarde pas trop cette belle dame parisienne, car cette vue ne peut éveiller aucun bon sentiment dans ton cœur.

— Et pourquoi cela, Raymond ? répliqua l’institutrice avec gaieté ; je ne saurais être jalouse de personnes qui sont tant au-dessus de moi… Peut-être, ajouta-t-elle en souriant et en jetant un regard sur sa robe d’indienne, souhaité-je une mante de laine pour l’hiver ; mais je ne souhaite ni les chapeaux à fleurs, ni les diamants de cette riche marquise.

— Et c’est bien à toi, dit en se levant Fleuriot qui avait fini son déjeuner ; aussi auras-tu ta mante de laine, Lucile, je te la promets, quand je devrais user mes yeux et mes doigts à griffonner des « rôles » pour maître Frossard… Et notre mère aura aussi un châle bien épais pour la garantir du froid… Comment va-t-elle ce matin ? Je suis sorti de la maison de si bonne heure que je n’ai pu la voir.

— À merveille, quoiqu’elle ait encore un peu toussé la nuit dernière… Mais tu m’y fais songer, poursuivit Lucile avec précipitation, en remettant dans un panier les usten siles qui avaient servi au repas de son frère ; les enfants de l’école doivent être arrivés et la mère est si faible avec eux qu’elle n’en peut venir à bout… Je vais bien vite la délivrer.

En ce moment, Jean Bascoux, le surnuméraire, dit avec son accent angoumoisin :

— Eh ! tout de même, monsieur Fleuriot, voilà Paris qui se remet à marcher !

Raymond approcha l’œil de la lunette qui était braquée sur le télégraphe de Paris, et put reconnaître qu’en effet les bras de la machine avaient changé de position. Il courut aussitôt à la manivelle de son télégraphe et répéta le signal observé. Puis, après avoir tracé rapidement quelques lignes sur le registre destiné à cet usage, il se dirigea vers la lu nelte placée au côté opposé de la cabane, afin de s’assurer si le poste suivant’avait vu et opéré la même manœuvre.

Lucile savait que son frère, dans l’exercice si délicat de ses fonctions, n’aimait pas à être dérangé. Toutefois, ayant repris son chapeau de paille et passé le bras dans l’anse de son panier, elle demanda :

— À quelle heure descendras-tu, Raymond ?

— Pas avant midi, et encore si Morisset est exact à me remplacer… Mais c’est aujourd’hui le jour d’ouverture de la chasse, et l’enragé braconnier s’attardera peut-être dans la lande.

— Eh bien donc, à midi.

Et Lucile allait décidément sortir, quand Raymond, qui continuait à « manipuler » lestement son télégraphe, s’écria tout à coup :

— Tiens ! l’indicateur de gauche vient de battre deux fois là-bas avant de prendre la position actuelle !… Nous savons ce que cela veut dire, ajouta-t-il en répétant la manœuvre signalée ; les camarades nous annoncent que l’inspecteur est sur la ligne et que nous ne tarderons pas à recevoir sa visite.

— L’inspecteur ! répéta Lucile en s’arrêtant sur le seuil de la porte et en devenant rouge comme une cerise mûre ; quoi ! est-ce monsieur Georges Vincent que nous verrons ?

— Si c’est M. Vincent ou un autre, répliqua Raymond en souriant avec malice, je l’ignore… mais l’arrivée d’un inspecteur nous est annoncée, au moyen d’un signe connu seulement des employés ; et pendant quelques jours nous aurons à redoubler d’exactitude dans l’observation des règlements… Tu l’entends, Bascoux, ajouta-t-il en s’adressant à son aide ; il s’agit de marcher droit, si tu veux enfin être nommé employé définitif.

— Oh ! c’est M. Georges… c’est certainement M. Georges, répéta la jeune fille avec une joie qu’elle ne pouvait cacher.

Embarrassée des regards railleurs quoique bienveillants que lui lançait son frère, elle sortit de la cabane. Mais à peine fut-elle sur la plate-forme crénelée qui couronnait la tour, qu’elle poussa une exclamation de surprise, et au même instant on entendit au dehors des voix inconnues.

— Du monde ici ! dit Fleuriot avec étonnement. Ce ne peut être encore l’inspecteur, car je ne l’attends pas avant trois ou quatre jours… Vois donc ce qu’on nous veut, Bascoux… Morbleu ! on ne pénètre pas comme ça dans une station télégraphique ; les consignes le défendent.

Le surnuméraire courut à la porte du bureau. Mais, à son tour il s’arrêta sur le seuil, en répétant avec stupéfaction :

— Eh ! monsieur… monsieur Fleuriot !

Qu’est-ce donc, imbécile ? demanda Raymond impatiente. Allons ! charge-toi du travail pendant quelques instlants et tâche de ne pas te tromper, ou sinon… Je veux savoir qui se permet de nous déranger ainsi.

Bascoux saisit la manivelle, qu’il maniait du reste fort habilement, tandis que Raymond Fleuriot, le sourcil froncé, s’avançait hors de la cabane.

Sur la plate-forme venaient d’apparaître un homme d’un extérieur distingué et une jeune femme en riche toilette. L’un et l’autre paraissaient encore essoufflés de leur ascension dans l’escalier tortueux de la vieille tour, et la lumière qui régnait à cette hauteur semblait les éblouir, au sortir d’une obscurité presque complète.

Raymond devina les nouveaux propriétaires du Château-Neuf, et fixa sur eux son œil noir et sévère pendant qu’ils reprenaient haleine. À quelques pas d’eux, Lucile, son panier au bras, se tenait appuyée à un créneau et demeurait comme frappée de respect en présence de ces nobles personnages.

V

Les châtelains.


C’étaient, en effet, Hector de Cransac et sa prétendue sœur, la soi-disant marquise de Grangeret, qui se trouvaient sur la plate-forme de la tour Verte. L’une et l’autre ne semblaient être venus là que pour satisfaire une curiosité, bien naturelle chez des personnes récemment arrivées dans le pays. Le vicomte tenait à la main une badine à pomme d’agate, tandis que Fanny balançait une ombrelle de soie ; et malgré l’admiration que leur mise excitait dans le village, cette mise n’était rien de plus qu’un élégant négligé de campagne.

Ils venaient de déboucher sur la terrasse, quand Lucile Fleuriot était sortie de la cabane. Cransac la salua d’un gracieux sourire, tandis que Fanny lui adressait un petit signe de protection.

— Ah ! çà, dit-elle d’un ton mignard, il y a donc du monde dans ces ruines ?… Et une fort jolie personne encore ?

— Ignorez-vous, ma chère, répliqua Hector, que cette tour si pittoresque porte un télégraphe ?

Cette apparente ignorance était sans doute poussée un peu loin ; mais Lucile n’éprouvait aucune défiance, car elle avait entendu dire combien certaines grandes dames étaient étrangères aux notions les plus simples et les plus indispensables.

Ce fut en ce moment que la voix de Raymond s’éleva dans l’intérieur de la cabane et bientôt il apparut lui-même. Il manifestait, comme nous l’avons dit, quelque mécontentement à la vue des visiteurs ; ceux-ci essayèrent de l’adoucir par leurs manières polies et leur affabilité.

— Un télégraphe ! répéta Fanny en considérant la machine ; oh ! la singulière chose ! et à quoi cela sert-il ?

— Ah ! monsieur l’employé, dit Hector en souriant, nous sommes en faute, je crois, et nous avons violé une consigne ; mais il faut pardonner quelque chose à un proprié taire qui veut faire connaissance avec sa propriété… Cette vieille construction m’appartient, et c’est à moi désormais que l’État doit en payer la location, si location il y a… Je suis donc fort excusable « de monter à ma tour » comme madame Marlborough, non pour « voir venir mon page, » mais pour contempler le beau spectacle dont on jouit d’ici et admirer mes domaines… Sans compter qu’en ma qualité de propriétaire, je suis obligé à toutes les réparations urgentes, et véritablement cette tour penche autant que la tour de Pise ou celle de Bologne.

Tout cela était débité d’un air à désarmer le fonctionnaire le plus féroce. Mais Raymond Fleuriot ne semblait pas écouter ; son œil de feu se fixait sur Fanny qui baissait modestement la tête, et il balbutiait avec distraction :

— Certainement, monsieur, vous avez le droit… La consigne ne saurait être pour vous… et pour madame.

— Vous avez raison, Hector, dit Fanny en faisant une grimace d’effroi ; cette tour penche d’une manière alarmante… Si elle allait s’écrouler pendant que nous sommes ici !

— Rassurez-vous, madame, répliqua Lucile avec timidité ; il y a plus de cent ans, dit-on, qu’elle se trouve dans cet état. Pour moi, je monte au télégraphe tous les jours et je n’ai plus peur depuis longtemps.

Fanny se tourna vers elle.

— Mademoiselle Lucile Fleuriot, je crois, dit-elle en souriant ; l’institutrice du village de Puy-Néré ?… J’ai beaucoup entendu parler de vous, mon enfant, et je suis fort disposée à vous aimer.

Elle lui tendit sa main finement gantée, que la petite prit avec respect.

— Ah ! madame la marquise, je ne mérite pas… je n’ai rien fait pour être digne…

— Il n’est bruit dans le pays que de vos qualités aimables, et je peux juger par moi-même combien vous êtes charmante… Aussi j’espère, mademoiselle, que nous ferons plus ample connaissance.

Lucile ne savait comment répondre à tant de prévenances. Raymond, qui observait tout de son weil pénétrant, dit à sa sour :

— Monsieur et madame t’excuseront, Lucile… Mais voici l’heure de l’école, et notre mère a sans doute besoin de toi.

— C’est vrai, Raymond… je pars.

Elle adressa une révérence aux visiteurs et disparut dans la cage de pierre qui recouvrait l’escalier de la tour ; on entendit encore tinter les ustensiles de ménage que contenait son panier, longtemps après qu’on pe la voyait plus.

Raymond demeurait immobile et silencieux à l’entrée de la cabane. Cransac lui dit avec politesse :

— Nous serions désolés de vous déranger de vos occupations, monsieur l’employé ; le devoir avant tout, et vous avez sans doute autre chose à penser qu’à nous faire les honneurs de cette masure.

— C’est vrai, répondit Fleuriot avec sa brusquerie habituelle ; pardonnez-moi donc si je retourne à mon ouvrage… Bascoux est sujet à caution ; il serait capable de commettre quelque bévue.

Et il rentra dans la maisonnette du télégraphe.

Hector et Fanny, placés dans l’embrasure d’un créneau, promenèrent un moment leurs regards sur la plaine immense qui s’étendait au-dessous d’eux ; mais ils ne s’occupaient guère d’en admirer les beautés pittoresques.

— Ce Fleuriot est un véritable hérisson, dit le vicomte à voix basse ; on ne sait comment le prendre. Nous n’arriverons à rien avec ce grossier caporal… En revanche sa sœur est une très-jolie fillette et fort avenante.

— Bon ! une petite niaise, répliqua Fanny dédaigneusement ; une rosière de village… Quant à ce jeune homme, malgré son léger défaut dans la marche, je ne le trouve pas mal. Une figure martiale et expressive, des yeux vifs, des dents superbes ; et, quoi que vous en disiez, il ne me paraît pas si difficile à apprivoiser.

— Oh ! vous, Fanny, vous ne doutez de rien.

— C’est que je connais mon pouvoir… Ce M. Raymond Fleuriot m’a regardée avec une certaine attention… Et peut-être déjà se repent-il de sa sauvagerie.

Comme elle achevait ces mots, la porte de la cabane se rouvrit. Le télégraphe venait de s’arrêter, et la transmission des dépêches éprouvait encore une intermittence. Raymond Fleuriot, cédant à quelque sentiment dont peut-être il n’avait pas nettement conscience, reparut sur la plate-forme. S’approchant du vicomte et de sa compagne, il leur dit avec une sorte de confusion :

— Je vous ai quittés bien brusquement, tout à l’heure. Il ne faut pas m’en vouloir ; quand le devoir commande… On est sévère pour nous autres, et la moindre infraction au service peut nous faire perdre notre place.

— Vous êtes tout excusé, monsieur Fleuriot, répliqua le vicomte avec une feinte bonhomie ; je m’explique sans peine la rigueur de vos règlements. Savez-vous que les signaux que vous êtes chargés de transmettre peuvent parfois intéresser le salut de l’État ?

Nous ne pensons pas à cela, monsieur ; nous nous contentons de les répéter avec exactitude, sans nous occuper de ce qu’ils disent.

— Quoi ! demanda Fanny avec son apparente naïveté, vous ignorez absolument le sens de ces figures bizarres que votre machine exécutait tout à l’heure ?

— Absolument, madame ; nous connaissons les signaux de police qui se font sur « l’oblique de gauche, » mais rien de plus.

— C’est singulier ! reprit Cransac en affectant une extrême surprise, et n’est-il personne, parmi des employés si intelligents, qui soit arrivé à connaître du moins certains signaux ?

— Personne.

Le vicomte et la soi-disant marquise échangèrent furtivement un regard de consternation.

— En ce cas, monsieur, dit Fanny d’une voix caressante et comme si elle voulait tenter l’épreuve à son tour, votre genre de vie doit vous paraître bien triste, et je sais que vous étiez destiné à une position plus honorable.

Raymond la remereia de cette bienveillance par un signe de tête. Cependant il se contenta de répondre :

— Bien triste, en effet, madame ; mais… il faut vivre.

— Vous devez trouver insupportable ce travail purement mécanique ?

— On me paye pour le travail de mes bras ; on se soucie peu de mon intelligence… si j’en ai.

— Néanmoins, monsieur Fleuriot, je persiste à croire que vous n’êtes pas ici à votre place ; et si le crédit de mon frère pouvait vous être utile…

Raymond se redressa.

— Merci, madame la marquise, répondit-il avec une certaine hauteur ; je n’ai besoin de rien ; je ne souhaite, je ne demande rien.

Fanny ne se montra pas offensée de cette rudesse.

— Allons ! dit-elle en souriant, je me suis trop pressée d’offrir nos bons offices ; la confiance viendra plus tard, quand M. Fleuriot nous connaîtra mieux… Eh bien ! Hector, poursuivit-elle en se tournant vers le vicomte, nous avons assez vu, je crois, la belle perspective dont on jouit d’ici, et il est temps de rentrer à cette triste maison… qu’on s’obstine à appeler château.

— Je suis à vos ordres, ma chère, d’autant plus que nous dérangeons M. Fleuriot… Mais, par le ciel ! qu’est-ce ci ? ajouta le vicomte d’un ton différent, avec un mélange d’étonnement et de colère.

Un coup de fusil avait résonné dans la plaine, à quelques centaines de pas de la tour. Cransac s’approcha du parapet, suivi de Fanny et de Raymond lui-même, et on aperçut un chasseur qui venait de tirer un lièvre au milieu des bruyères. La fumée de l’explosion faisait un léger nuage, et un petit chien essayait de porter le gibier mort, tandis que le chasseur l’encourageait du geste et de la voix.

— Morbleu ! dit le vicomte avec une colère croissante, je voudrais bien savoir qui se permet ainsi de chasser sur mes terres sans ma permission ! Moi aussi je suis chasseur ; et si mes domaines sont stériles, j’espérais du moins qu’ils seraient abondants en gibier… J’aurai raison de cet insolent, s’il se trouve un garde ou un gendarme à trois lieues à la ronde !

— C’est mon camarade Morisset, qui va prendre le service tout à l’heure, dit Fleuriot avec douceur, et en attendant il fait l’ouverture de la chasse.

— Eh ! que ne la fait-il chez lui ?

— Si Morisset ne pouvait chasser sur les terres d’autrui, il ne chasserait pas du tout… Soyez indulgent, mon sieur le vicomte ; mon camarade est passionné pour la chasse ; il y trouve non-seulement du plaisir, mais encore une ressource, et il y a d’humbles ménages où, sans lui, on ne mangerait jamais de gibier… Les lièvres et les lapins ne manquent pas dans la lande, et votre table n’en sera pas moins bien fournie parce qu’on aura prélevé sur eux la part du pauvre.

L’ancien sous-officier, qui se montrait si inflexible et si fier quand il s’agissait de lui-même, avait trouvé des intonations suppliantes pour plaider la cause de son collègue.

Ses yeux se tournaient particulièrement vers Fanny, comme s’il eût invoqué son appui en faveur du braconnier Morisset. La jeune femme comprit cette invitation muette :

— Allons ! dit-elle d’un ton enjoué, Hector se relâchera un peu de sa sévérité… Il serait cruel de priver un pauvre homme de sa distraction favorite.

— Vous ne savez pas, Fanny, combien il est pénible pour un chasseur… Mais, soit, poursuivit le vicomte en faisant ou paraissant faire effort sur lui-même ; je rends justice à l’excellent sentiment de confraternité auquel obéit M. Fleuriot, et son camarade aura toute liberté de braconner sur mes terres. Seulement Morisset devra savoir que cette faveur, dont je ne serai pas prodigue, lui est accordée à la recommandation de M. Fleuriot, qui m’inspire toute sympathie.

Il était impossible à Raymond de n’être pas touché de cette condescendance. Il s’inclina donc devant Cransac d’un air de gratitude.

— Merci, monsieur le vicomte, dit-il ; Morisset sera bien content !… Merci aussi, madame la marquise, ajouta-t-il d’un ton plus pénétré encore ; votre présence, je le prévois, sera un bienfait du ciel pour cet humble coin de terre, car vous êtes bonne autant que…

Il n’osa achever et rougit sous son hâle. Heureusement Jean Bascoux lui cria de l’autre côté de la cabane :

— Vite ! monsieur Fleuriot ! l’autre se remet en danse.

— C’est bon, me voici.

Il salua et rentra précipitamment dans le bureau du télégraphe. De leur côté, le vicomte et Fanny, quittant la plate-forme, se mirent à descendre l’escalier raboteux et sombre de la tour.

Ils gardèrent le silence pendant le trajet, car ils avaient à donner toute leur attention aux difficultés de la marche. Arrivés en bas, ils se rapprochèrent ; mais ce fut seulement quand ils furent en pleine campagne qu’ils reprirent la conversation.

— Tout va mal, Fanny, dit le vicomte avec découragement, et Colman, je crois, nous a embarqués dans une mauvaise affaire… Evidemment ce Fleuriot n’est pas l’homme que nous imaginions, et il me semble incapable d’avoir inventé cet ingénieux système dont l’administration a fait son profit.

— Qu’en savez-vous ?

— N’avez-vous pas entendu avec quelle force il a nié son intelligence des signaux télégraphiques ?

— Vouliez-vous donc qu’il nous avouât, en nous voyant pour la première fois, une circonstance qui pourrait le faire destituer ? Ce jeune homme cache avec soin un douloureux secret. Il y a en lui beaucoup de tristesse, un abattement profond dont la cause m’échappe encore ; mais cette cause je la découvrirai, et d’ici à quelques jours je saurai si Colman a dit vrai.

— En attendant, pour plus de précautions, je vais de mon côté faire quelque tentative auprès de la petite institutrice. Elle doit être au courant des secrets de son frère, et peut-être…

Il regardait Fanny du coin de l’ail.

— Essayez, répliquà-t-elle avec tranquillité.

Aucune parole ne fut plus échangée jusqu’à la maison. Comme on arrivait devant cette masure, dont une couche de chaux ne pouvait cacher complétement la décrépitude, Fanny reprit d’un ton sec :

— Ce que nous devons faire l’un et l’autre, Hector, faisons-le vite, car notre existence actuelle n’est pas de nature à nous plaire. Brusquons donc les choses, si vous m’en croyez ; puis, nous irons chercher ailleurs des satisfactions que nous ne trouverons jamais ici.

Amen ! Fanny ; sur ce point, du moins, nous ne pouvons manquer de nous entendre.

Ils se séparèrent, et tandis que la jeune femme s’enfermait dans sa chambre en compagnie de quelques romans, Hector gagnait son cabinet, dont la fenêtre donnait sur le télégraphe de la tour Verte. Caché derrière un rideau, il passa une partie de la journée à observer les mouvements de la machine aérienne. Quand il eut terminé ses observations, on vit un pigeon s’élever du toit du Château-Neuf, et après avoir tourné deux ou trois fois dans les airs, se diriger d’un vol rapide vers le midi.

VI

Le chien de chasse.


Quelques jours suffirent à Hector de Cransac et à sa rusée compagne pour s’insinuer dans l’intimité de la famille Fleuriot. Comme on l’a dit, le vicomte avait exprimé le désir d’acheter tous les lots de terre qui pouvaient être à vendre dans le voisinage, afin d’agrandir son domaine, et il était tout naturel qu’il s’adressât dans ce but à Raymond, la personne du pays la plus capable de le renseigner. De son côté, Fanny se posait en bienfaitrice pour les pauvres des environs, et elle avait engagé Lucile et sa mère à lui indiquer les misères les plus respectables, les plus dignes de pitié. La générosité, la bonne grâce parfaite, les manières obligeantes des nouveaux maîtres de Puy-Néré ne pouvaient manquer de toucher des gens simples et honnêtes, incapables de soupçonner des intentions cachées sous une attrayante apparence. Aussi Lucile et la mère Fleuriot, comme tous les habitants du village, ne tarissaient-elles pas sur les mérites de « M. le vicomte, » sur la charité sans bornes de la « jolie marquise. »

Raymond lui-même n’avait pu résister à l’entrainement commun. Quoique aigri par les événements de sa vie passée, il avait un sens juste qui le mettait en garde contre des préventions mişanthropiques et non suffisamment fondées. Il s’était dit à la réflexion qu’il ne pouvait repousser les avances d’un homme distingué, riche et noble, uniquement parce qu’il était riche et noble. La première impression passée, il avait ressenti quelque orgueil de se voir, lui dans une condition si obscure, l’objet des prévenances de l’opulent Parisien. D’autre part, il éprouvait auprès de la séduisante Fanny une émotion indéfinissable, et nous devons dire que la soi-disant marquise par l’estime, la confiance, la préférence marquée qu’elle lui témoignait, ne contribuait pas peu à entretenir ce sentiment. Aussi Fleuriot, tout en conservant une certaine réserve envers Hector de Cransac, se montrait-il plus ouvert, plus expansif que par le passé, et il s’abandonnait plus franchement à sa nature, qui était loyale, généreuse, pleine d’enthousiasme et d’énergie au besoin.

On ne s’étonnera donc pas d’apprendre que, moins d’une semaine après l’arrivée des châtelains à Puy-Néré, Raymond se fût offert pour guide dans une chasse, d’espèce nouvelle et toute locale, que Cransac avait projetée. D’abord Morisset avait dû être de la partie, mais le jour convenu il s’était trouvé de service. Comme on attendait d’un moment à l’autre la visite de l’inspecteur de la ligne, on n’avait pas osé laisser le jeune surnuméraire seul au télégraphe, ainsi que cela était arrivé plus d’une fois, et Morisset, à son grand désespoir, avait dû demeurer à son poste au sommet de la tour Verte. Du reste, Fleuriot connaissait très-bien le canton où il s’agissait de chasser, et Hector n’était pas fâché d’une circonstance qui le mettait en rapport intime avec un homme dont il avait à capter la confiance.

Un matin donc, par un temps nuageux quoique chaud, le vicomte, équipé en chasseur et le fusil sur l’épaule, sortait de Puy-Néré en compagnie de Raymond Fleuriot. L’employé n’avait pas de fusil, car il devait être simple spectateur de l’action, et il s’appuyait sur une canne dont sa légère claudication lui rendait l’usage nécessaire. Il portait son costume habituel et avait pour coiffure sa casquette d’uniforme, dont le devant était orné d’un petit télégraphe en drap rouge. Il trainait par une laisse le chien de Morisset, qu’on appelait Grélu, et qui, malgré sa taille exiguë, semblait résumer en lui toutes les races connues de chiens de chasse. Grélu manifestait une certaine répugnance à le suivre, et retournait fréquemment la tête, comme s’il eût voulu rejoindre son maître. Parfois il mordait la corde qui l’entraînait ; mais, obligé de céder à une force supérieure, il se remettait en marche, d’un air morne et abattu qui contrastait avec sa gaieté et sa vivacité ordinaire en pareille circonstance.

Quand on passa devant la maison habitée par la famille Fleuriot, Lucile, qui était dans une salle du rez-de-chaussée, entourée d’une vingtaine de petits enfants, s’approcha de la fenêtre pour adresser un mot amical à son frère et saluer Cransac.

— Bonne chasse, messieurs ! s’écria-t-elle. Ah ! mon sieur le vicomte, ne verrai-je pas madame la marquise au jourd’hui ?

— Hum ! je ne devrais pas le dire, répliqua Cransac avec gaieté et en prenant un air mystérieux ; mais ma sœur, qui de son autorité privée s’est établie inspectrice générale de votre école, a conçu le projet de tomber ici à l’improviste pendant la journée ; elle aura ses poches pleines de bonbons et d’images dorées, afin de récompenser ceux qui seront sages… Qu’on me garde le secret, ou je serai battu ; mais qu’on fasse son profit de l’avertissement… Adieu, mademoiselle Lucile !

Et il partit en riant, sans s’inquiéter de l’agitation extraordinaire produite dans l’école par cette nouvelle. Hélas ! les pauvres enfants qui étaient réunis là avaient rarement l’occasion de recevoir des bonbons et des images dorées en récompense de leur sagesse !

Bientôt Cransac et Fleuriot se trouvèrent au milieu des landes qui avoisinaient Puy-Néré. Le gibier qu’il s’agissait de chasser était une espèce de canards, assez rare en France, qu’on appelle tadornes ou canards-lapins, parce qu’en effet ils font leur nid dans des terriers de lapins, après en avoir chassé les propriétaires. Plusieurs nichées de ces singuliers oiseaux avaient été vues sur les bords d’un étang solitaire, situé à une lieue du village ; et, en apprenant cette circonstance, Cransac, sportsman enthousiaste, avait éprouvé un ardent désir de tuer quelques tadornes. Aussi, quoique dans le trajet l’occasion se présentât plusieurs fois de tirer sur d’autres animaux, réservait-il ses coups, de peur que le bruit de l’explosion n’effrayât le précieux gibier.

L’attitude de Grélu, ce jour-là, était de nature à causer de l’étonnement. Le petit chien, dont l’ardeur pour la chasse était célèbre dans tout le pays, ne paraissait pas s’apercevoir que lièvres et perdreaux partaient presque sous son nez. Il continuait de trottiner, la tête basse, la queue et les oreilles pendantes, les yeux fixes, et fréquemment il mordait sa laisse. Mais on attribuait sa mauvaise humeur au chagrin qu’il ressentait de l’absence de son maître, et on ne s’en inquiétait pas.

Le vicomte et Fleuriot, ayant quitté le chemin frayé, s’avançaient en droite ligne vers l’étang où devait avoir lieu la chasse. Il n’y avait ni hạies ni fossés pour arrêter leur marche dans ce pays inculte et tout ouvert ; parfois seulement il leur fallait éviter une flaque d’eau croupissante, habitée par des salamandres et des tétards. La bruyère faisait entendre un crépitement sec sous leurs pieds, tandis que de grandes sauterelles grises sautillaient en tous sens autour d’eux.

Ce silence et cette monotonie auraient dû inviter les promeneurs à la conversation ; mais, en dépit des efforts de Cransac, on n’avait encore échangé que d’insignifiantes paroles quand, arrivé à mi-chemin de l’étang, Fleuriot s’arrêta et regarda en arrière. De cet endroit on apercevait distinctement la tour Verte et le télégraphe qui la surmontait.

— Allons ! dit-il, voilà la machine au repos, et Morisset en profite pour nous suivre des yeux à travers la lande. Le voyez-vous là-haut appuyé sur le parapet ? Pauvre diable ! Il envie notre sort… J’aurais dû peut-être prendre le service et le laisser vous accompagner, car aussi bien il eût été meilleur guide que moi dans cette promenade.

Et il se remit en marche.

— Eh bien ! moi, mon cher Fleuriot, je n’eusse pas accepté volontiers l’échange… Ce Morisset sans doute est un fort brave homme ; mais il ne saurait être pour moi un compagnon convenable. Vous, au contraire, j’ai pu vous estimer à votre valeur réelle, et je me plais beaucoup en votre compagnie.

Raymond, cette fois encore, ne fut pas insensible à la bonne opinion qu’on avait de sa personne.

— Merci, monsieur le vicomte, répliqua-t-il ; mais que suis-je pour mériter l’attention plus que les autres ?

— Vous êtes un homme de ceur et de sens, Fleuriot ; nous vous avons distingué de tous les gens du pays, comme on distingue le diamant des cailloux ; et si malheureusement vous n’étiez en proie à une tristesse inexplicable…

— Moi triste ? répéta Raymond avec une sorte d’étonnement ; on me l’a dit en effet, mais je ne m’en doutais guère… Ensuite, monsieur le vicomte, ajouta-t-il avec un léger soupir, comment ne serais-je pas triste quand je compare ce que je suis à ce que j’aurais pu être ? Sans le coup de yatagan de cet Arabe, une brillante carrière militaire m’était ouverte… Au lieu qu’aujourd’hui voyez ce qu’on a fait de moi !… un humble employé, vivant misérablement du produit d’un travail ingrat ; un pauvre impotent, objet de pitié pour les autres et pour lui-même.

Et il jetait un regard sombre sur sa jambe boiteuse.

Hector était secrètement ravi du tour confidentiel que prenait la conversation. Il répliqua avec une sorte de rondeur amicale :

— Allons ! allons ! mon cher Fleuriot, il ne faut rien exagérer, et vous auriez dû depuis longtemps prendre votre parti de cette malencontreuse blessure. En définitive, vous êtes robuste, bien portant ; vous êtes resté fort beau garçon, et on prétend que les jeunes filles du pays s’en sont aperçues. Qui sait même si votre légère infirmité n’est pas à leurs yeux un attrait de plus ? les femmes aiment le courage. Pour ce qui est de votre position inférieure, que ne cherchez-vous à l’améliorer ? Ne pourriez-vous, par exemple, en rendant des services à votre administration, obtenir de l’avancement ?

— Je l’ai essayé, monsieur, répliqua Raymond d’un air d’accablement, et je n’ai pas réussi.

— Ah ! ah ! contez-moi cela, dit Cransac avec une vivacité qu’il ne sut pas contenir.

— À quoi bon parler d’une tentative avortée et dont les conséquences ont été désastreuses pour moi ? J’avais tort sans doute, et j’avais trop présumé de moi-même… Laissons le passé ; si je m’en souviens parfois c’est que je n’ose regarder dans l’avenir… Mais excusez-moi, monsieur le vicomte ; des intérêts si bas sont indignes d’occuper votre attention.

Cransac éprouva encore un profond désappointement ; il avait espéré que cet homme, si peu communicatif, allait enfin laisser échapper d’importants aveux, et son espoir se trouvait déçu. Cependant la glace était rompue entre eux ; Cransac venait de recueillir un renseignement qui ne manquait pas de portée, et peut-être, en s’armant de patience, trouverait-il plus tard une occasion d’en venir à ses fins. Il répondit donc avec toutes les apparences de la cordialité :

— Yos intérêts me touchent beaucoup, au contraire, mon brave Fleuriot ; mais soit, je ne veux pas violenter votre confiance… Sachez bien pourtant que ce n’est pas une curiosité stérile qui, comme on vous l’a dit déjà, me fait désirer de connaître vos affaires ; je ne cherche qu’un moyen de vous être utile, s’il est possible… J’ai rempli moi-même autrefois des fonctions publiques, j’ai de nombreux et puissants amis dans diverses branches de l’administration, et il me sera facile, quand je retournerai à Paris…

— Quoi ! monsieur le vicomte, demanda Raymond avec chaleur, n’avez-vous pas l’intention de vous fixer parmi nous ?

Peut-être ! cela dépendra de Fanny… Quand même je serais disposé pour mon compte à me faire ermite, je ne peux espérer que la marquise, habituée à la vie mondaine, s’enterre ainsi dans une campagne.

— Cependant madame de Grangeret paraît se plaire beaucoup à Puy-Néré ?

— Oui, oui, tout ce qui est nouveau est beau ; mais quand la réaction viendra… Du reste, elle est indépendante par position et par caractère ; quelque parti qu’elle prenne, il me faudra céder à ses volontés.

Fleuriot ne répliqua rien et devint rêveur ; évidemment les paroles de Cransac l’avaient troublé. Cransac lui-même sembla s’en apercevoir, et une expression narquoise passa sur son visage. Ils marchèrent quelques instants en silence.

— Revenons à vous, mon cher Fleuriot, reprit enfin le vicomte d’un ton dégagé ; ah çà ; vous n’avez donc aucune ambition ?

— Je n’en ai peut-être que trop, au contraire, répliqua Raymond avec un nouveau soupir.

— L’ambition est un excellent mobile, qui conduit souvent au succès. Si l’on pouvait connaitre le but auquel vous aspirez…

— Ce but est insaisissable, répliqua Fleuriot avec une sorte de brusquerie ; merci encore une fois pour vos bonnes intentions, monsieur le vicomte, mais aucune puissance humaine ne saurait réaliser les rêves d’un pauvre fou tel que moi… D’ailleurs, ajouta-t-il en s’arrêtant et en étendant le bras, voici l’endroit où vous devez vous mettre en quête.

La passion du chasseur reprenant le dessus, Cransac promena un regard curieux autour de lui.

On se trouvait maintenant en face d’une grande mare formée dans un pli du terrain et que traversait un mince filet d’eau courante. Des joncs et des plantes marécageuses en cachaient une partie et n’en laissaient apercevoir çà et là que des plaques brillantes où se reflétait le ciel. Le pays environnant était plus triste et plus aride en core que le reste de la lande. Quelques osiers formaient des touffes d’une verdure glauque au-dessus de la bruyère pourprée, dont le tapis, se déchirant par places, découvrait un sol roux et sablonneux.

Les arbres, dans ce morne paysage, étaient chétifs, maigres et largement espacés ; c’étaient quelques bouleaux, à l’écorce blanche, des châtaigniers au tronc éventré et béant. Sauf une misérable chaumière, située sur l’autre bord de l’étang, et dont quelques flocons de fumée trahissaient la présence, il n’y avait aucune habitation humaine aussi loin que la vue pouvait s’étendre. Un silence lugubre régnait dans ces lieux déserts, et n’était troublé que par la note plaintive d’un oiseau aquatique caché dans les marécages.

Pendant que Cransac contemplait ce tableau, Fleuriot, qui peut-être éprouvait pour son compte le désir d’être seul, lui dit précipitamment :

— Je ne ferais que vous gêner, monsieur le vicomte ; aussi vais-je profiter de l’occasion pour visiter la pauvre vieille mère Bardonet, qui habite cette maison là-bas… Je vous rejoindrai dans une heure ou deux, et je pense que vous aurez déjà accompli bien des prouesses. Les tadornes se retirent dans les terriers de lapins que vous rencontrerez autour de l’étang ; peut-être aussi les ferez-vous partir dans les joncs, et Grélu vous les rapportera, car il va très bien à l’eau… Pourvu, ajouta-il en détachant la laisse, que ce sot animal consente à chasser avec vous, et n’aille pas retronver son maître à Puy-Néré… Il est tout triste et hargneux aujourd’hui, et vraiment on le croirait malade.

En même temps il observait Grélu, afin de s’assurer si le chien ne chercherait pas à s’enfuir ; mais Grélu ne parut pas y songer. Abandonné à lui-même, il fit quelques bonds en avant, sans toutefois aboyer ; puis il se mit à parcourir de grands cercles, la gueule ouverte et écumante. Cransac et kaymond crurent qu’il chassait déjà.

— À la bonne heure, dit le vicomte ; eh bien, mon cher Fleuriot, je vous rends votre liberté et je vais bien employer la mienne, je l’espère. Vous me rejoindrez quand il vous plaira. De là-bas vous pourrez me voir en chassé…, et vous m’entendrez aussi.

— À bientôt donc, monsieur le vicomte, et bon succès ! Fleuriot toucha la visière de sa casquette, et se dirigea d’un pas rapide vers la maison isolée, en côtoyant l’étang. Il avait hâte, en effet, de se trouver seul ; quelques paroles échappées à Hector avaient bouleversé l’esprit du pauvre garçon.

Elle est indépendante et maîtresse absolue de son choix, se disait-il en lui-même ; on prétend que son premier mariage n’a pas été heureux, et si, cette fois, elle était résolue à ne prendre conseil que de son cœur… Oui, mais ne me trompé-je pas sur la valeur de certains signes, de certains regards que j’ai audacieusement interprétés dans un sens trop favorable ? Ces grandes dames ont des manières flatteuses, caressantes, familières envers tous ceux qui les approchent, car elles se croient trop haut placées pour que l’on ait la pensée d’en abuser… Sans doute celle-ci, par désœuvrement, a voulu tourner la tête au premier qui s’est présenté, et j’ai l’honneur, moi qui suis si peu de chose, de lui servir de jouet… Il n’y a, il ne peut y avoir rien de plus.

Il s’arrêta et se frappa le front.

— Pauvre niais ! dit-il avec colère contre lui-même ; quand donc cesseras-tu de faire des rêves absurdes, ridicules, qui l’épuisent et te tuent ?

Cependant il ne tarda pas à se remettre en marche à pas lents ; Cransac l’observait de loin, et, tout en chargeant son fusil, il disait de son côté :

— Hum ! son esprit travaille… Tant mieux ! Cet homme m’ennuie à la fin avec są réserve insupportable, et nous perdons un temps précieux. Je lui ai mis la puce à l’oreille ; cette diablesse de Fanny fera le reste… En attendant, tâ chons de nous distraire en tuant des tadornes.

Et il commença à battre les ajoncs et les bruyères.

Mais Grélu, dont on avait tant vanté l’ardeur à la chasse, ne paraissait nullement disposé à remplir son office habi tuel. Il continuait de courir de çà, de là en silence ; il avait toujours l’œil hagard, la gueule rouge et baveuse. Parfois il s’arrêtait brusquement et mordait avec frénésie les pierres, les souches de genêts qu’il trouvait sur son chemin. Ce fut en vain que Cransac appela, siffla, menaça. Le chien ne parut pas l’entendre et poursuivit son manége, sans même tourner la tête.

— Qu’a donc ce stupide animal ? dit le vicomte avec colère ; sans doute il est trop fier pour chasser en compagnie d’un bourgeois !… Eh bien ! qu’il aille au diable ! je chasserai seul et il se mettra de la partie quand l’envie lui en prendra.

Sans songer davantage à Grélu, il se mit à battre lentement les endroits que son expérience lui désignait. De nombreux terriers étaient béants au milieu de la bruyère, sur le bord de la mare, et à chaque instant des lapins, gités dans les hautes herbes, partaient devant lui ; mais il dédaignait ces proies vulgaires et continuait son chemin.

Il faisait très-chaud, comme nous l’avons dit, et ces allées et venues continuelles ne laissaient pas de fatiguer le chasseur. Aussi s’impatieniait-il de l’inutilité de ses recherches quand un bruit étrange et comme souterrain se fit entendre à ses pieds. On eût dit du grognement que produit le lapin quand, chargé par le furet sanguinaire, il va sortir de son trou. Cransac s’arrêta et se mit en devoir de tirer.

Dans un talus sablonneux formant la berge de l’étang, s’ouvraient plusieurs gueules de terriers, creusées certainement par des lapins, bien qu’elles fussent un peu plus larges qu’à l’ordinaire. C’était de la que partait le bruit, qui allait toujours croissant. Comme le vicomte demeurait attentif, quatre ou cinq grands oiseaux blancs, marqués de noir et de fauve, sortirent de ces cavités avec un battement d’ailes tumultueux et s’élevèrent dans les airs. C’étaient les tadornes.

Hector porta vivement son fusil à l’épaule, et allait faire feu au milieu de la troupe ; mais, en vrai chasseur toujours maître de lui, il ne pressa pas d’abord la détente. Un coup d’ail lui avait suffi pour reconnaître qu’il n’avait à portée que des halbrans de l’année, tandis qu’il désirait surtout abattre un adulte. Comme il hésitait à tirer, une circonstance nouvelle se produisit.

Une des plus grosses tadornes, la mère certainement, se détacha de la bande qu’elle dirigeait, et, tandis que les jeunes continuaient leur vol vers l’extrémité de l’étang, elle revint seule vers le vicomte en ayant l’air de s’offrir à ses coups. Elle volait fort bas et mal, comme si déjà elle était blessée, et s’efforçait visiblement d’attirer l’attention sur elle.

Cransac connaissait par ouï-dire le dévouement de certains oiseaux, qui, pour sauver leurs petits, se jettent ainsi au-devant du chasseur, et La Fontaine, avec sa grâce ordi naire, a conté l’abnégation maternelle de la perdrix en pareille circonstance. Les tadornes surtout donnent l’exemple de ces touchants sacrifices, et c’était sans doute un sentiment de ce genre qui empêchait la mère tadorne de suivre les jeunes tant qu’ils n’étaient pas encore à l’abri d’une atteinte.

Le vicomte le comprit, mais cette considération ne fut pas assez puissante pour le faire renoncer à une si belle proie ; il ajusta froidement et tira. Comme une épaisse cuirasse de plumes avait amorti l’effet du plomb, il fit feu de son second coup ; et alors il eut la satisfaction de voir le noble oiseau tomber au bord de la mare, en se débattant dans les convulsions de l’agonie.

Cette double explosion, qui réveillait l’écho de ces solitudes, causa une frayeur extraordinaire à leurs habitants. Lapins et perdreaux s’enfuyaient, s’envolaient de toutes parts ; le râle faisait entendre son cri d’alarme dans les genêts ; toutes sortes d’oiseaux aquatiques partaient à lire d’aile en poussant des clameurs discordantes. Mais Cransac ne s’en inquiétait guère en ce moment. Quand la fumée de la poudre se fut dissipée et lui eut permis de voir le résultat de son adresse, il accourut pour s’emparer de la tadorne. Elle était tombée, comme nous l’avons dit, très-près de la mare, et, quoique ses blanches plumes fussent tachées de sang, on pouvait craindre qu’en se débattant elle n’atteignit l’eau et ne se mit à la nage, auquel cas elle eût été perdue pour le chasseur.

Aussi Hector n’avait-il pas un moment à perdre s’il voulait s’en emparer ; mais, quelque rapide que fût sa course, il ne l’atteignit pas le premier.

Grélu, auquel il ne pensait déjà plus, était sorti enfin de cette apathie inexplicable qu’il montrait depuis le matin ; le bruit familier des coups de fusil, la vue du gibier blessé avaient secoué sa torpeur. Il s’élança impétueusement, non sans trébucher par intervalles, et, se jetant sur le canard, qui agitait encore ses ailes, il le happa de sa gueule souillée d’écume.

Il n’y avait rien là que Cransae n’attendit d’un chien de chasse, et il ne s’en étonna ni ne s’en irrita. Mais il changea de sentiment quand il vit Grélu s’acharner avec une fureur inconcevable sur la malheureuse tadorne, la mordre frénétiquement, essayer de la mettre en pièces. Le vicomte voulut lui faire lâcher prise.

— Grélu, bête maudite, arrière ! disait-il en colère ; est ce ainsi que tu chasses ?… Il va me gâter ce précieux oiseau !… arrière donc, de par tous les diables !

Mais le chien ne l’écoutait pas ; il ne cessait de déchirer sa proie avec frénésie, et se suspendait par les dents au corps de la tadorne que l’on tentait de lui arracher. Le vicomte, poussé à bout ; retira prestement la baguette de son fusil et en cingla plusieurs coups au féroce Grélu. Celui-ci ne parut pas d’abord en tenir compte, et se contenta de faire entendre un grondement sourd et prolongé ; mais comme Cransac levait de nouveau le bras, le chien abandonna tout à coup le canard et regarda le chasseur avec des yeux si farouches, avec une telle expression de menace, que Cransae, pris d’un soupçon terrible, recula de plusieurs pas sans frapper.

Il n’y avait pas à s’y tromper en effet ; ces yeux hagards, cette gueule ouverte et enflammée d’où s’échappait une bave sanguinolente, ces allures tristes et bizarres que le chien avait depuis le départ, et maintenant cette férocité aveugle, irrésistible en disaient assez. Grélu, que son maître avait reconnu malade depuis plusieurs jours, et qu’on avait trainé à la chasse avec tant de peine, Grélu était enragé ; et la fatigue, la chaleur venaient de déterminer un violent accès de son horrible mal.

Le vicomte ne manquait pas de courage ; plusieurs fois il s’était battu en duel ; il n’avait jamais pâli devant une épée nue ou devant un pistolet chargé. La mort ne l’effrayait pas outre mesure, et il l’eût bravée dans certaines circonstances. Toutefois, en acquérant la certitude que ce faible et chétif animal était vraiment atteint de la rage, il fut pris d’une violente terreur. Il savait que la moindre morsure, même le simple contact de cette bête immonde, pouvait le condamner à d’effroyables souffrances, faire de lui un objet de dégoût, et la mort sous cet aspect lui causait une répulsion invincible.

Aussi resta-t-il le bras levé, les yeux fixés sur Grélu, qui le regardait lui-même de son vil sanglant et déjà vitreux. Pour distraire son attention et essayer de battre en retraite, Cransac lui abandonna le canard, objet du litige ; mais Grélu ne s’en occupait plus ; Ja pauvre tadorne étant déchirée et sans mouvement, ces débris informes n’excitaient plus sa colère. C’était maintenant au chasseur qu’il en voulait ; immobile, le cou tendu, grondant tout bas avec une sorte de hoquet convulsif, il semblait vouloir à chaque instant s’élancer sur lui ; mais il demeurait fasciné par le regard de Cransac, en même temps que cette houssine levée sur lui contenait encore les excitations puissantes de la rage.

Toutefois, la position du vicomte devenait des plus gênantes et des plus dangereuses. Son fusil était resté sur la berge, et d’ailleurs il n’était pas chargé. Cransac, n’osait frapper même de son inoffensive baguette, de crainte que la douleur ne déterminât Grélu à lui sauter à la gorge ; mais il n’osait non plus baisser le bras, car évidemment c’était son geste menaçant qui arrêtait le chien. Il voulut tourner la tête pour chercher du secours ; aussitôt que son œil cessait deiasciner Grélu, celui-ci faisait un mouvement d’attaque, et il ne reprenait sa première attitude qu’en voyant son adversaire le regarder de nouveau.

Comment sortir de celle situation ? Cransac éprouvait quelque honte d’appeler à son aide ; d’ailleurs qui eût pu l’entendre dans ce désert ? Il se voyait donc condamné à demeurer immobile et le bras levé, en face de cette hideuse bête, jusqu’à ce qu’elle jugeât convenable de se retirer ou qu’elle tombât vaincue par le mal mortel qui la minait.

Dans son anxiété, Cransac aperçut à une douzaine de pas de la un châtaignier dont les basses branches lui permet traient peut-être de se placer hors des atteintes du chien hydrophobe. Mais comment arriver à cet arbre sauveur ? S’il tournait le dos, il était certain que Grélu allait s’élancer sur lui. Or, à la pensée seule d’un contact avec l’horrible roquet, Hector sentait ses cheveux se dresser sur sa tête, et un frisson parcourir ses membres. En désespoir de cause, il fit lentement un pas en arrière, sans cesser de me nacer Grélu, qui, à son tour, avança d’autant sans changer d’attitude.

Cependant, le vicomte ne renonça pas à son projet. Il continua de marcher à reculons, s’arrêtant à chaque pas et réprimant par une agitation de sa baguette les velléités agressives du chien. À mesure qu’il approchait ainsi de l’arbre où il comptait trouver un asile, Grélu le suivait avec opiniâtreté, si bien que la distanee entre eux ne diminuait pas.

Il n’y avait pas loin, comme nous l’avons dit, du châtaignier à l’endroit où avait commencé cette lutte singulière. Néanmoins Cransac employa plus de cinq minutes à faire ce trajet, et ces cinq minutes lui parurent des heures. Quand il parvint à l’arbre, après des tâtonnements et des transes infinies, il avait le visage baigné de sueur, la poitrine haletante ; ses jambes tremblantes se dérobaient sous lui. Il se croyait sauvé, mais une nouvelle difficulté se révéla ; les branches du châtaignier étaient beaucoup plus hautes qu’il ne l’avait calculé, et il ne pouvait les atteindre, même en s’élançant de toute sa vigueur`. Son énergie pe tint pas contre cette nouvelle difficulté ; une inexprimable angoisse s’empara de lui, et s’adossant à l’arbre afin de ne pas être attaqué par derrière, il se mit à pousser de grands cris.

Le chien hydrophobe, quoique surpris de ces clameurs et intimidé par les mouvements de la baguette que le vicomte agitait maintenant sans relâche, ne s’enfuit pas, ne sembla pas renoncer à son irrésistible désir de déchirer et de mordre. Seulement, au lieu de rester, comme auparavant, immobile devant Cransac, il tournait autour de lui, la langue pendante, en cherchant à surprendre sa vigilance.

Le vicomte n’espérait guère que ses cris pussent être entendus, et il se demandait comment il éviterait une lutte corps à corps avec cet affreux petit quadrupède, quand, à son vif étonnement, une voix s’éleva à quelque dis tance.

— Tenez ferme, monsieur de Cransac ; disait-on, me voici !

Le vicomte leva les yeux et aperçut Raymond Fleuriot à moins de quarante pas. On ne se serait pas douté en ce moment de l’infirmité de l’ancien soldat, tant sa course était rapide, et il ne songeait même pas à s’appuyer sur sa canné, qu’il brandissait avec assurance.

Hector de Cransac, profondément corrompu, n’avait plus que bien peu de bons sentiments dans le cœur. Cependant, à la vue de cet homme qui accourait sans hésitation et sans crainte à son secours, un reste de générosité s’éveilla en ini et il s’écria :

— Prenez garde, monsieur Fleuriot, le chien de Morisset est atteint de la rage !

— Je m’en suis douté, reprit Raymond sans cesser d’avancer, quand, en revenant de chez la mère Bardonet, qui était absente, j’ai vu de loin vos manœuvres… Vous n’avez pas été mordu, j’espère ?

— Non, grâce au ciel ; mais cette infernale bête me poursuit avec un acharnement… Prenez mon fusil, qui est là bas sur la bruyère, et délivrez-moi au plus vite.

— Votre fusil est-il chargé ?

Non, mais je vais vous jeter mon sac à plomb et ma poire à poudre.

— Bah ! est-il besoin d’une arme pareille avec un misérable avorton de chien tel que celui-ci ?

Tout en parlant, Fleuriot élevait sa canne et épiait l’occasion pour en porter un coup mortel à Grélu.

Celui-ci, quoiqu’il ne cessât de tenir Cransac assiégé au pied de l’arbre, n’avait pas moins remarqué la présence du nouveau venu ; mais, chose bizarre, il ne montra pas un instant l’intention de l’attaquer. C’est qu’en effet, lorsque ces intelligentes et affectueuses bêtes de la race canine sont prises d’hydrophobie, un instinct qui survit aux plus effroyables accès les empêche souvent de rendre leurs maîtres et les amis de leurs mailres victimes de la frénésie. Or, Grélu avait vu souvent Fleuriot en compagnie de Morisset ; il avait reçu de lui du pain et des caresses ; il le considérait comme un ami, et, dans ce moment terrible où le vertige dominait ses instincts ordinaires, il voulait encore l’épargner. Toute sa fureur aveugle, indomptable, se tournait contre Cransac, cet étranger, cet inconnu que le hasard avait jeté sur son chemin.

Il continuait donc d’aller et de venir autour de lui avec obstination. De son côté Fleuriot, chez qui le courage n’excluait pas la prudence, attendait l’occasion favorable pour assommer Grélu d’un seul coup. Comme il tardait à frapper, le nerveux Parisien, épuisé par ces longues émotions, sentit un nuage passer devant ses yeux.

— Par pitié ! dit-il d’une voix éteinte, dépêchez-vous… Je n’en puis plus !

À cet appel désespéré, Raymond bannit toute prudence, et asséna sur la tête de Grélu un si violent coup de canne qu’il semblait devoir lui briser le crâne. Mais il avait compté sans l’énorme vitalité que la rage développe chez le chien pendant les crises. Grélu, abandonnant le vicomte, se releva convulsivement et fit face, tout baveux et sanglant, à son nouvel adversaire. Le souvenir des bons traitements de Fleuriot s’était effacé ; il s’élança sur l’ami de son maître pour le déchirer de ses dents venimeuses, pour lui inoculer la mortelle contagion.

Raymond avait prévu le cas. Aussi leste que vigoureux, il évita le chien par un saut de côté et lui porta un second coup de canne. Comme la misérable bête essayait de se relever encore, il la saisit prestement par la nuque, l’éleva au-dessus de sa tête, puis la lança contre terre avec tant de force que tous les os se brisèrent et qu’elle resta cette fois sans mouvement et sans vie.

Cet exploit accompli, les deux hommes demeurèrent silencieux. Fleuriot considérait avec attention cette masse sanglante qui palpitait encore à ses pieds.

— Allons ! tout est fini, reprit-il tranquillement ; il n’y a plus de danger… Êtes-vous sûr de n’avoir pas été atteint, monsieur le vicomte ?

— Oui, grâce à vous, monsieur Fleuriot… Merci, vous m’avez sauvé la vie… bien plus que la vie !

En même temps Cransac s’affaissa au pied de l’arbre et parut sur le point de perdre connaissance.

Fleuriot courut à l’étang, et, après s’être soigneusement lavé les mains, revint rapporter un peu d’eau qu’il jeta au visage du vicomte. Mais déjà Hector reprenait ses esprits.

Ce ne sera rien, dit Raymond d’un ton encourageant, Je comprends votre frayeur, monsieur le vicomte ; car, moi qui ai vu plus d’une fois une batterie de canons se disposer à me balayer avec une foule d’autres braves garçons, je n’ai jamais éprouvé l’émotion que j’éprouvais tout à l’heure à saisir ce maudit Grélu par la peau du cou… Il y a mort et mort, voyez-vous, et mourir enragé !… Mais ne pensons plus à cela. Maintenant vous allez pouvoir vous remettre en chasse.

— J’ai assez de la chasse pour aujourd’hui, répliqua Hector avec un faible sourire.

— Quoi ! vous ne voulez pas tuer un autre de ces beaux oiseaux que vous désirez tant ? Je les ai vus se remiser là bas dans les joncs, de l’autre côté de l’eau… Quant à moi, je suis dans la nécessité de vous quitter, car je dois être au télégraphe à midi précis pour relever Morisset… Comme vous savez, nous attendons notre inspecteur et il ne faut pas qu’il nous trouve en faute.

— Eh bien, je vais rentrer avec vous, dit le vicomte en essayant de se relever ; je vous le répète, je ne suis ni d’humeur ni de force à chasser davantage ce matin.

En effet, à peine fut-il debout qu’il sentit de nouveau la tête lui tourner.

— La vigueur n’est pas entièrement revenue, reprit Fleuriot avec bienveillance ; les jambes sont comme en coton, n’est-ce pas ? J’ai éprouvé cela après ma maudite blessure… Eh bien ! puisque nous devons rentrer ensemble à Puy-Néré, reposez-vous encore, pendant que je vais m’occuper d’une besogne indispensable.

— Que voulez-vous donc faire ?

— Eh ! serait-il prudent de laisser ce corps exposé au contact soit des êtres humains, soit des bêtes sauvages, soit même des insectes, qui ensuite pourraient propager la contagion dans le pays ?… Vous allez voir.

Avec un couteau qu’il tira de sa poche, il se mit à creuser une petite fosse. La tâche était facile dans ce sol léger et sablonneux. Au bout de quelques minutes, la fosse se trouva assez profonde. Alors Fleuriot saisit le chien avec deux morceaux de bois et le fit glisser dans le trou ; il prit les mêmes précautions à l’égard du canard que Grélu avait déchiré et dont il ne restait que des lambeaux, et, toujours sans le toucher, le mit à côté de l’autre corps. Puis il recouvrit l’un et l’autre avec du sable, et pour comble de pré caution, il alla chercher deux ou trois grosses pierres qu’il déposa par dessus.

— Là ! reprit-il, de cette manière il ne peut y avoir de danger pour personne… Pauvre Morisset ! que va-t-il dire en apprenant comment a fini son camarade à quatre pattes ! Eh bien, monsieur, êtes-vous en état de marcher, maintenant ? Il ne doit pas être loin de midi, et l’administration ne plaisante pas avec nous autres !

Le vicomte, qui semblait plongé dans une sorte de rêverie, s’empressa de se lever, ramassa son fusil, et reprit avec Raymond la route du village. D’abord sa marche était chancelante, mais bientôt elle se raffermit, et ils cheminèrent côte à côte à travers la lande.

Cependant la conversation n’était plus vive et animée comme auparavant. Cransac paraissait sombre et contraint ; il ne répondait que par monosyllabes aux observations de Fleuriot. Celui-ci finit par croire que le vicomte n’était pas complétement remis de sa faiblesse ou qu’il éprouvait de la honte de s’être montré un peu pusillanime ; et après quelques essais infructueux pour le tirer de sa taciturnité, il garda lui-même le silence.

Quand ils atteignirent Puy-Néré, et quand ils durent se séparer, l’un pour rentrer au Château-Neuf, l’autre pour monter au télégraphe, Hector de Cransac, qui depuis quelques instants regardait son compagnon sans avoir le courage de lui adresser la parole, s’arrêta tout à coup :

— Monsieur Fleuriot, reprit-il avec un accent étrange et en lui serrant la main, vous venez de me rendre un grand… un très-grand service. Je ne l’oublierai pas.

Et, comme s’il eût craint d’en trop dire, il s’éloigna brusquement.

VII

La confidence.


Pendant que le vicomte et Raymond faisaient dans la lande cette malencontreuse partie de chasse, la pretendue marquise était venue, comme l’avait annoncé Cransac, visiter l’école de Puy-Néré.

La classe avait lieu dans une salle basse de la maison Fleuriot, grande pièce meublée seulement de bancs et de tables de sapin, avec un fauteuil de paille pour la maîtresse. Des gravures pieuses, des cartes de géographie, des tableaux d’ardoise ornaient les murs. Quatre fenêtres éclairaient largement cette salle ; les deux qui donnaient sur la rue du village étaient fermées afin de ne causer aucune distraction aux jeunes écoliers. Les deux autres, qui restaient ouvertes, donnaient sur un joli jardinet planté de clématites et de lilas, où les fauvettes et les mésanges faisaient entendre leur petite chanson, où couraient de beaux escarbots verts dorés. Des papillons étourdis s’aventuraient parfois jusque dans la classe, à la vive satisfaction des enfants, qu’on avait alors de la peine à contenir.

Il y avait là quinze ou vingt petits garçons et petites filles de six à dix ans, aux figures éveillées et souriantes. Les costumes eussent peut-être laissé quelque chose à désirer, et certains garçonnets n’avaient pour vêtements qu’une chemise et un pantalon ; mais il faisait si chaud ! Et puis l’excès de vêtements nuit au développement de l’enfance.

Nous devons pourtant dire tout bas au lecteur que, sur l’annonce d’une visite, Lucile et sa mère avaient procédé sommairement à la toilette des plus débraillés. On avait rattaché un bouton par ci, tiré un lacet par là. Certaines têtes blondes avaient été frisées à la chérubin avec un peu d’eau ; certains visages roses et mutins avaient été impitoyablement débarbouillés. Aussi, tout ce petit monde avait-il un air de santé et de fraîcheur. D’autre part, en apprenant qu’une « belle dame » allait venir les voir, leur apporter des jouets et des bonbons, les enfants demeuraient frappés de respect sur leur banc et tournaient la tête au moindre bruit du dehors pour s’assurer si « la belle dame » n’arrivait pas.

Ce jour-là donc, la jeune maîtresse d’école n’eut aucune peine à maintenir l’ordre dans son gentil troupeau. Lucile occupait le fauteuil magistral, d’où son regard pouvait surprendre tous les méfaits, et elle n’était pas le personnage le moins gracieux du tableau. Elle n’avait pourtant d’autre parure que cette robe d’indienné dont nous avons parlé, et ses beaux cheveux noirs, qu’elle savait arranger avec un goût exquis. Comme ses yeux pleins de douceur, sa bouche souriante, son ton gai et caressant, n’eussent peut-être pas imposé suffisamment à certains rebelles de l’un et de l’autre sexe, elle avait appuyé au bras du fauteuil une longue baguette de coudrier, soigneusement ratissée, dont la vue devait frapper de terreur le vice et l’insubordination. Cette baguette n’était qu’un emblème, comme celle que portaient autrefois les alcades espagnols, et de mémoire d’enfant elle n’avait servi. Cependant on la brandissait d’une manière formidable dans certaines circonstances graves ; et son sifflement n’avait jamais manqué de faire rentrer dans le devoir les criminels les plus endurcis.

La classe était dans l’attente, quand la bonne vieille maman Fleuriot vint annoncer tout effarée et en rajustant son bonnet de linge que « madame la marquise » montait la rue. Aussitôt il se fit un profond silence, tous les cols se tendirent, et, quand la soi-disante marquise entra, on se leva d’un commun mouvement.

La châtelaine, avec un tact dont il fallait lui savoir gré, avait choisi pour l’exercice de ses nouvelles fonctions une mise des plus simples. Une robe de mousseline peinte, sans falbalas, un chapeau garni de deux ou trois fleurs champêtres, un fichu de dentelles, formaient sa toilette. Cependant elle apparut à ces pauvres enfants campagnards comme la fée toute-puissante de ces contes qu’on leur narrait le soir au coin du feu, et ils étaient fort disposés à prendre pour la baguette traditionnelle l’ombrelle de soie qu’elle tenait à la main et dont l’usage leur était parfaitement inconnu.

Fanny, en voyant la classe en émoi et l’institutrice venir cérémonieusement au-devant d’elle, éprouvà quelque orgueil des honneurs qu’on lui rendait. Elle, la femme galante, la beauté compromise des réunions parisiennes, elle usurpait dans cet obscur village la considération, les respects auxquels ont droit les dames bienfaisantes et honorées qui accordent leur protection à l’enfance pauvre. Aussi était-elle d’une humeur charmante en écoutant le compliment de Lucile, et elle s’installa dans le fauteuil de la maîtresse, pendant que celle-ci se contentait d’une chaise basse ; puis elle procéda avec une certaine dignité à la distribution des récompenses.

Chaque élève, fille ou garçon, fut appelé à son tour. L’institutrice accompagnait la présentation d’une note biographique fort spirituellement tournée, et Fanny, prenant au sérieux son rôle de dame inspectrice, décernait l’éloge ou le blâme. Mais comme l’éloge ou le blâme était également suivi d’un cadeau analogue à l’âge et au sexe de l’enfant, on peut dire que l’un et l’autre étaient également bienvenus.

Le temps se passa ainsi, et l’heure arriva où la plupart des écoliers retournaient chez eux pour prendre leur repas. Ce jour-là, ils se retirèrent avec d’autant plus d’empressement qu’ils avaient hâte de montrer à leurs familles les modestes présents qu’ils avaient reçus et qui étaient d’un prix inestimable à leurs yeux. Quelques-uns seulement restèrent dans la classe ; et, tirant de dessous le banc des paniers qui contenaient leurs provisions de la journée, ils commencèrent leur dîner sous la surveillance de madame Fleuriot.

Lucile, supposant non sans raison que la visiteuse devait avoir besoin d’air après cette longue séance, engagea la prétendue marquise à passer dans le jardinet dont nous avons parlé. Là, assises sur un banc de pierre, à l’ombre d’une tonnelle de vigne, elles parent causer avec autant de liberté que le permettaient leurs positions respectives.

— Une matinée charmante, mademoiselle Fleuriot, charmante en vérité ! disait Fanny en minaudant ; j’aurai long temps devant les yeux ces figures rondes et joufflues, je croirai toujours entendre les cris de joie de ces pauvres en fants lorsque je leur distribuais des babioles sans valeur… Une chose m’offusque pourtant, madame l’institutrice ; il me semble que ma visite était attendue, et je n’ai pu jouir de la surprise sur laquelle je comptais.

Lucile avoua que le vicomte, en passant le matin avec Raymond, lui avait dit quelques mots des projets de la marquise.

— Ah ! répliqua Fanny avec aigreur, M. Hector ferait bien de s’occuper de ce qui le regarde… Il aurait pu essayer de vous être agréable sans l’être aux dépens de… sa sœur.

— Madame ! balbutia Lucile en baissant la tête avec embarras.

— Tenez ! laissons là M. de Cransac et parlons de votre frère, à vous, ma chère demoiselle ; voilà un homme comme on en rencontre trop peu dans le monde !

— Vous lui rendez justice, madame la marquise, répliqua l’institutrice dont les yeux brillèrent de plaisir ; et pourtant nul ne peut savoir, hormis ma mère et moi, combien Raymond est bon, généreux, dévoué, en même temps qu’instruit et plein de raison !

— J’ai deviné tout cela, mademoiselle, quoique M. Fleuriot soit peu communicatif… Il m’a paru très-supérieur à sa condition présente, et je m’étonne qu’il n’ait pas cherché à obtenir un poste plus avantageux.

Fanny, on le voit, saisissait avec habileté l’occasion de questionner la sœur, comme Cransac avait questionné le frère. Sa tentative fut plus heureuse que celle du vicomte.

— Il y a songé, madame, répliqua l’honnête jeune fille naïvement, et nous avons espéré un moment le succès… mais les choses ont tourné mal… Nous ne sommes pas habitués au bonheur !

— Vraiment, ma chère, demanda Fanny avec un intérêt très-réel ; contez-moi donc cela, je vous prie.

— Raymond n’aime pas que l’on parle de cette malheureuse affaire, reprit mademoiselle Fleuriot en baissant la voix, et il croit que si elle était divulguée elle pourrait lui porter préjudice auprès de son administration… Vous allez voir s’il ne mérite pas plus de sympathie que de colère.

En même temps, Lucile raconta des faits qui sont déjà connus du lecteur. Raymond Fleuriot était cet employé du télégraphe dont avait parlé Colman, et qui avait inventé un nouveau système de signaux plus complet et plus parfait que l’ancien. L’institutrice exposa au prix de quelles veilles, de quels efforts, son frère était parvenu à résoudre le difficile problème, et comment, dans l’impossibilité d’aller lui-même présenter son travail à l’administration centrale, il avait dû le confier à son chef immédiat, un inspecteur nommé Ducoudray. Enfin elle raconta la disgrâce où était tombé Fleuriot à la suite de cette tentative, disgrâce qui les avait obligés à quitter leur cher pays de Touraine pour venir en exil dans les landes de Puy-Néré. Depuis ce temps, madame, acheva-t-elle, mon pauvre frère est sombre, découragé, humilié. Il se montre toujours plein d’affection pour ma mère et pour moi ; il travaille nuit et jour afin de nous assurer un peu de bien-être ; mais il est visible que Raymond n’attend, n’espère plus rien, qu’il n’a plus ni ambition, ni désirs ; et ce découragement insurmontable est pour nous une cause de poignante affliction.

En parlant ainsi, la gentille maîtresse d’école essuya quelques larmes qui roulaient sur ses joues.

— Voilà donc, chère demoiselle, reprit Fanny d’un ton caressant, la cause de cette mélancolie que tout le monde remarque chez M. Raymond Fleuriot ! Vous avez eu raison de m’en faire la confidence ; peut-être ne vous en repentirez-vous pas… J’entrevois dans cette affaire quelque chose qui mérite un sérieux examen. Êtes-vous sûre, par exemple, Lucile, que le système de votre frère soit aussi absurde, aussi extravagant qu’on l’a prétendu ? Cet inspecteur auquel M. Fleuriot avait confié son manuscrit ne se serait-il pas approprié un travail consciencieux, utile, digne d’éloges, et n’en aurait-il pas pris pour lui la récompense ?

— Cette idée nous est venue déjà, madame la marquise. On n’aime pas à soupçonner le mal ; mais, lorsque nous avons été envoyés dans ce pays, M. Ducoudray, l’inspecteur, a obtenu un avancement considérable, et il est aujourd’hui un des chefs les plus influents de l’administration. Peut-être mon frère lui-même soupçonne-t-il une infamie de ce genre, quoiqu’il n’en dise rien, et c’est là une des causes de sa misanthropie.

— Il importe de s’assurer si cette opinion est fondée et si vous n’avez pas été tous victimes d’une abominable spoliation… Seulement il faudra établir d’une manière nette et précise que M. Fleuriot est bien l’auteur de la découverte.

Or, comment établir cela si Ducoudray osait soutenir le contraire ? Voyons, mademoiselle, votre frère n’aurait-il pas conservé certains documents, certains papiers, une copie de son livre de signaux, quelque chose enfin qui puisse le faire reconnaitre pour l’auteur véritable du nouveau système télégraphique !

Fanny, en posant cette question d’une si haute importance pour elle, parlait du ton calme et bienveillant d’une grande dame qui a pour unique mobile l’intérêt de ses pro tégés.

— Hélas ! madame la marquise, répliqua Lucile, je ne sais que répondre sur ce point. Raymond ne nous a jamais rien dit. Après le renversement de ses espérances, il brûla une énorme quantité de paperasses qui lui avaient servi dans son travail ; mais a-t-il conservé la copie dont vous parlez, je l’ignore… Cependant, ajouta-t-elle aussitôt d’un air de réflexion, vous m’y faites penser… Il y a quelques mois, un jour que je mettais un peu d’ordre dans sa chambre, il ouvrit en ma présence une armoire où il serre ses effets les plus précieux. Un coup d’ail jeté par hasard dans ce meuble me permit de remarquer une espèce de registre dont je ne m’explique pas l’usage, car Raymond n’a pas d’affaires et c’est notre mère qui tient les comptes de la maison… Si ce registre était le livre des signaux !

— Il faudrait s’en assurer, mademoiselle, dit Fanny avec la même tranquillité ; car il serait fâcheux de porter contre Ducoudray ou toute autre personne une accusation dont on ne pourrait fournir la preuve.

— Sans doute, mais Raymond ne laisse jamais son ar moire ouverte, et je n’ai aucun moyen de vérifier…

— Eh ! ma chère, qu’est-il besoin de tant de mystères ?

Pourquoi ne vous adresseriez-vous pas avec franchise à M. Fleuriot, et, après lui avoir répété notre conversation, ne lui demanderiez-vous pas nettement s’il a en sa possession ces documents ?

— C’est vrai, madame la marquise ; mais… je n’ose pas.

— Comment donc ! Est-ce qu’il serait despote, brutal ?

— Brutal, lui !… Il s’emporte quelquefois contre les autres ; mais envers ma mère et envers moi c’est l’homme le plus doux, le plus patient, le plus affectueux du monde. Seulement, peut-être sera-t-il fâché quand il apprendra que je vous ai fait la confidence de ses mécomptes, de ses déceptions…

— Il vous pardonnera, ma chère Lucile, il ne peut ignorer que je suis son amie… Enfin, mademoiselle, ajouta Fanny en se levant, vous déciderez si vous voulez ou non mettre à profit ma bonne volonté et celle d’Hector ; vous êtes meilleur juge que personne en pareille matière.

Elle avait pris un petit air pincé, comme une personne qui voit son dévouement méconnu.

— Oh ! pardon, madame la marquise, s’écria l’institutrice effrayée, je sais combien vous êtes bonne, et je suis pénétrée de reconnaissance pour l’obligeant intérêt que vous nous témoignez. Mon frère lui-même, quelle que soit sa fierté, ne peut manquer d’en être touché. Hier encore il me parlait de vous avec tant d’admiration, d’amitié respectueuse !… Allons ! je le verrai ce soir, je lui répéterai notre entretien et, s’il possède les documents dont il s’agit, je ne doute pas qu’il les mette à votre disposition… Ce n’est pas tous les jours qu’on rencontre des protecteurs si généreux et si puissants !

— Petite flatteuse ! répliqua Fanny en touchant du bout de son doigt la joue fraîche de la jeune fille ; mais ce frère, qui observe et admire tant de choses, ne s’est-il jamais aperçu que vous êtes ravissante ?

— Oh ! madame la marquise, vous savez… les frères, d’habitude, ne gâtent guère leurs sœurs de compliments.

— À qui le dites-vous ? réplique Fanny en riant. Eh bien ! Lucile, je retourne au Château-Neuf ; vous viendrez m’y voir, n’est-ce pas ? Je m’y ennuie tant !… Il faut que vous me promettiez…

En ce moment une voix forte et bien timbrée s’éleva dans la pièce qui servait de classe. Quelqu’un venait d’entrer brusquement.

— Bonjour, madame Fleuriot ! bonjour, la marmaille ! disait-on avec rondeur. Comment va mademoiselle Lucile ? Comment va Fleuriot ?… Les affaires me réclament ; mais je m’invite àà souper ce soir avec la famille. Voici du gibier que j’ai tué en route et qui se recommande à vous, bonne maman Fleuriot… Je me suis arrêté ici pour vous le remettre, quoique mon devoir fût de monter tout d’abord au télégraphe, afin de surprendre les employés et de constater les infractions possibles au règlement… Mais le devoir peut attendre, le dîner jamais !

Et un joyeux éclat de rire termina cette allocution.

Fanny demeurait attentive, ne comprenant pas qui pouvait parler avec tant d’assurance. Lucile était devenue rouge de surprise, peut-être de plaisir.

— C’est M. Georges Vincent ! dit-elle.

— Eh ! qu’est-ce que M. Vincent, ma chère ?

— L’inspecteur du télégraphe… Il passe ainsi tous les mois pour payer les employés et pour s’assurer que le service se fait avec exactitude. C’est un joyeux et excellent jeune homme.

— Il me semble, mademoiselle, qu’il est au mieux avec toute la famille ?

— En effet, répliqua Lucile en rougissant plus fort, il est notre ami.

— Mais alors, demanda Fanny avec vivacité, il doit connaître la découverte de votre frère ?

— Non, non, madame ; au contraire, Raymond est convaincu que si M. Vincent apprenait cette malencontreuse tentative, il nous retirerait sur-le-champ l’estime et l’affec tion dont il nous donne de fréquentes preuves. Aussi nous gardons-nous bien de faire allusion au passé devant lui… Cependant, poursuivit Lucile avec un sourire de malice, je suis convaincue, pour ma part, de l’indulgence de M. Vincent, s’il venait à savoir la vérité… Mais le voici lui-même, ajouta-t-elle aussitôt, et vous trouverez certainement qu’il n’est pas bien redoutable.

En effet, la voix s’était rapprochée, et on disait mainte nant d’un ton railleur :

— Comment ! mademoiselle Lucile est ici ; elle m’entend peut-être et elle ne me souhaite pas la bienvenue ? Morbleu ! cela crie vengeance, et, puisqu’elle ne vient pas à moi ; j’irai à elle, quand tous les marmots du canton de vraient me barrer le passage !

On traversa précipitamment la salle du rez-de-chaussée, et un jeune homme leste et robuste, à l’ail éveillé, équipe en chasseur, fit irruption dans le jardin. Il était suivi de madame Fleuriot, qui lui disait avec embarras :

— Lucile n’est pas avec les enfants, monsieur Georges ; elle est en compagnie…

Mais l’impétueux visiteur ne l’écoutait pas. Il courut vers l’institutrice, et, avant qu’elle eût pu s’en défendre, il lui donna deux gros baisers en s’écriant :

— Bonjour, mademoiselle Lucile.

La jeune fille se dégagea et essaya de prendre un air offensé :

— Monsieur Georges, balbutia-t-elle, vous ne voyez donc pas ?… Madame la marquise voudra bien excuser…

Alors seulement l’inspecteur aperçut Fanny. Sans se déconcerter, il óta sa casquette ornée d’une broderie d’argent qui représentait un télégraphe :

— Pardon ! madame, dit-il avec bonne humeur ; il y a si longtemps que je n’ai vu mademoiselle Lucile… Mais, mais, ajouta-t-il en regardant fixement Fanny qui ne broncha pas, il me semble… je crois… reconnaitre… Madame est Parisienne, sans doute ?

— Quoi ! s’écria Lucile, auriez-vous connu par hasard à

Paris madame la marquise de Grangeret, la nouvelle maîtresse du Château-Neuf ?

Marquise de.., Bon ! j’ai commis encore une sottise, reprit l’inspecteur avec confusion ; je n’en fais pas d’autres…, Pardon, madame, continua-t-il en s’inclinant, je vous ai prise pour une… personne que j’ai vue autrefois à Paris et qui n’était pas marquise du tout… Mais mademoiselle Fleuriot vous dira peut-être combien je mérite d’indulgence pour les erreurs de ma pauvre tête folle.

— Je ne dirai rien de pareil, répliqua Lucile avec gaieté ; vos idées ont beau être mobiles comme les bras de votre télégraphe, monsieur Vincent, je ne vois pour mon compte aucune excuse à vos étourderies.

— Allons ! c’est une erreur, dit Fanny dédaigneusement ; pour moi, je n’ai aucun souvenir d’avoir rencontré M. Vincent ou même d’avoir entendu prononcer son nom… Je le regrette… Eh bien ! ma belle, poursuivit-elle en tendant sa main gantée à l’institutrice, je vous laisse… Vous viendrez me voir au Château-Neuf, c’est entendu.

Tout en parlant, Fanny se dirigeait vers la maison. Lucile et sa mère l’accompagnaient respectueusement ; Georges Vincent lui-même venait à quelques pas en arrière, un peu honteux de sa bévue et en tortillant sa casquette. Comme on traversait la classe, madame Fleuriot prit par la main une blondinette de six ans et la présenta à la châtelaine :

— Voilà, madame, dit-elle, une gentille enfant que je vous recommanderai à votre prochaine visite… Savez-vous qu’elle lit déjà couramment ?… Et puis elle s’appelle Fanny, comme vous !

— Fanny ! répéta machinalement l’inspecteur des télégraphes.

— C’est en effet mon nom, répliqua la prétendue marquise en se tournant vers Georges et en lui adressant un de ses sourires hautains. Eh bien ! madame Fleuriot, quand je reviendrai je n’oublierai pas votre protégée. En attendant, qu’elle continue à travailler, à être bien sage… Adieu, mesdames ; quelles bonnes heures j’ai passées chez vous !

Elle fit à Georges un léger salut ; puis elle sortit, en redressant sa taille souple et en agitant son ombrelle.

L’inspecteur, du seuil de la porte, la regardait s’éloigner.

— C’est drôle ! murmurait-il. La figure, le nom et jus qu’au son de voix, tout est pareil… Mais puisque cette dame est une riche marquise, la sœur d’un vrai vicomte, il faut que je sois décidément fou !

— Eh ! qui vous dit le contraire ? répliqua Lucile en riant. Quelle mine vous avez faite à madame de Grangeret, la protectrice du pays, et quelle idée elle doit avoir de vous !

De son côté, Fanny se disait d’un air pensif en retournant au Château-Neuf :

— Serait-il possible que j’eusse déjà rencontré à Paris ce grand nigaud d’inspecteur ? Je n’en ai aucun souvenir ; mais je voyais tant de monde autrefois !… N’importe ! je saurai le tenir à distance et je ne le crains pas.

VIII

La querelle.


Hector de Cransat, au retour de la chasse, s’était retiré dans la chambre qui lui servait de cabinet, et il demeura, pendant plusieurs heures, invisible pour les gens de la maison. Peut-être même sa solitude se fût-elle prolongée davantage, quand on frappa à sa porte et Fanny entra.

Cransac avait les vêtements en désordre, et ses traits al térés témoignaient d’une extrême agitation d’esprit. Fanny, au contraire, débarrassée de son châle et de son chapeau, était fraiche et pimpante ; son sourire semblait encore plus railleur que de coutume.

— Ah ! vous voici, ma chère ? dit le vicomte d’un ton froid et distrait ; je suis content de vous voir, car j’ai à vous parler.

— On ne s’en douterait guère, Hector, répliqua-t-elle en se laissant tomber dans un fauteuil ; vous êtes rentré depuis longtemps et vous n’avez pas même daigne vous informer de moi… qui prenais, il faut le dire, mon mal en patience.

— J’avais à surveiller les mouvements du télégraphe, répliqua le vicomte en indiquant une fenêtre de laquelle on apercevait la tour Verte ; les signaux ordinaires peuvent passer d’un moment à l’autre, et, si je manquais d’envoyer à Colman des nouvelles de la Bourse… Et puis, s’il faut le dire, Fanny, j’ai réfléchi longuement sur notre situation présente, et je viens de prendre une détermination définitive.

— Ah !… et peut-on savoir quelle est cette détermination ?

— Certainement. On nous a trompés, j’en ai la certitude, au sujet de la découverte attribuée à Raymond Fleuriot. Cet homme est impénétrable et il se laisse d’autant moins aller aux confidences qu’il n’a pas de secrets à confier. Ce que nous avons de mieux à faire est donc de renoncer à une entreprise chimérique ; et, pour ma part, j’ai résolu de partir… dès demain.

— Est-ce là cette grande résolution que vous venez de prendre ? Que deviendront alors les deux cent mille francs promis par le banquier ?

— Puisqu’il m’est impossible de remplir les conditions exigées, je dois renoncer à la récompense du succès.

— Mais je n’y renonce pas, moi, répliqua la prétendue marquise avec impétuosité, et je n’abandonne pas ainsi la partie !… Souvenez-vous, monsieur le vicomte, de nos conventions ; quand je me suis associée à cette entreprise, où je devais avoir ma part dans les difficultés et les dangers, il a été entendu que cette somme, fruit de notre adresse et de notre patience, serait également partagée entre nous, après quoi chacun serait libre d’aller de son côté, si telle était sa fantaisie. Or, je ne veux pas perdre les bénéfices de mon exil dans ce pays sauvage, je ne veux pas en être pour mes frais de cajoleries avec ces paysans et ces paysannes ; enfin, je veux poursuivre mon projet… à moins que je n’aie de bonnes raisons pour y l’énoncer.

— Si pourtant ce Fleuriot n’était pas l’auteur de la découverte dont on parle, si Colman avait été induit en erreur par quelque fripon ?

— Mais Fleuriot est réellement l’auteur de la découverte, et les informations de Colman sont exactes.

— Comment le savez-vous ?

— Vous êtes bien heureux, Hector, de m’avoir pour par tenaire ; car, livré à vos propres ressources, vous eussiez misérablement échoué. Vous n’avez réussi ni auprès du frère ni auprès de la sœur, quoique vous ayez déployé au près de l’une et auprès de l’autre toutes vos séductions. J’ai mieux réussi, comme vous allez voir.

— Alors elle lui répéta avec complaisance les révélations de Lucile, et lui fit connaître l’espoir qu’avait l’institutrice de décider Raymond Fleuriot à une confidence entière.

Le vicomte écoutait Fanny d’un air surpris, mais sans témoigner aucune joie. Quand elle eut achevé son récit, il se mit à se promener en silence et le sourcil froncé.

— Eh bien ! qu’en dites-vous ? demanda la Parisienne d’un ton triomphant. Voulez-vous encore partir ?

— Vous êtes douée, Fanny, de la malice d’un démon, et vous possédez un art miraculeux pour arriver à vos fins… Cependant vous êtes obligée de reconnaitre vous-même que Raymond Fleuriot pourrait bien n’avoir pas la copie du livre de signaux dont fait usage l’administration télégraphique.

— Et ce registre mystérieux que Lucile a vu dans l’armoire de son frère ?

— Ce registre peut être toute autre chose que le livre en question, et rien ne prouve… Enfin, ma chère, poursuivit le vicomte d’un ton péremptoire et presque dur, cette affaire m’ennuie et elle ne saurait tourner bien, j’en ai la conviction. Colman s’arrangera donc comme il voudra ; pour moi je persiste dans ma résolution d’envoyer tout au diable… et demain je retourne à Bordeaux.

Fanny avait cru jusque-là que le découragement du vi comte provenait uniquement des difficultés qu’il rencon trait du côté de Fleuriot. Aussi montra-t-elle une vive surprise en voyant Cransac s’opiniâtrer dans sa détermination.

— Pour Dieu ! monsieur, répliqua-t-elle avec aigreur, que s’est-il passé et sur quelle mauvaise herbe avez-vous marché aujourd’hui ? Allez-vous renoncer ainsi à une affaire qui nous a déjà coûté tant de sacrifices, dont le succès semble indubitable et prochain ? D’où vient ce revirement inattendu ? C’est de la démence.

— Démence ou non, j’y suis décidé ; qu’on ne m’en parle plus !

— Mais enfin, d’où vient ce changement inconcevable ? Hier encore, vous me disiez… Voyons, Hector, si vous avez une bonne raison, une seule, pour justifier un pareil caprice, je vous supplie de me l’apprendre.

— Eh bien ! Fanny, j’en conviens, mon unique motif est le dégoût que m’inspire la mission dont je me suis chargé sans réflexion. Je ne m’inquiète guère, vous le savez, de certaines banalités de morale. Cependant quelque chose en moi se révolte à la pensée de tromper hypocritement un pauvre garçon et une honnête famille, de m’abaisser à mentir pour dérober leur bien à des gens simples et confiants… Appelez comme vous voudrez le sentiment auquel j’obéis ; mais, par moments, je me souviens que je suis gentilhomme. Cette duplicité éveille en moi une invincible répugnance, et je veux y mettre un terme.

La jeune femme ouvrit d’abord de grands yeux étonnés, puis elle partit d’un éclat de rire.

— Parfait ! s’écria-t-elle avec ironie ; je reconnais le descendant des preux, je crois entendre répéter les nobles devises des chevaliers français : « Plutôt la mort que le déshonneur ! » « Fais ce que dois, advienne que pourra ! » « Tout pour la gloire !… » et quoi encore ? Sur ma foi ! cher vicomte, vous nous ramenez aux croisades, tout au moins au chevalier « sans peur et sans reproche… » Mais, par pitié, Hector, d’où vous viennent ces scrupules gothiques ? Qu’avez-vous fait de cette habileté si vantée, de cet esprit lucide et sans préjugés qu’on admirait chez vous autrefois ? Êtes-vous bien le même Hector de Cransac qui a conçu l’idée hardie de faire servir les télégraphes de l’État à ses spéculations personnelles, et qui a réalisé cette idée avec tant de bonheur ?… Si encore ces scrupules étaient fondés, s’il y avait une apparence d’injustice dans vos procédés envers ces gens ! Mais, je vous le demande, quel tort causerez-vous à ce ridicule Fleuriot en vous rendant maître d’un objet sans utilité pour lui ? L’inspecteur qui le premier a trompé sa confiance en s’emparant de sa découverte, pourrait seul avoir quelque chose à se reprocher, au point de vue de la morale ; mais vous, quel dommage porterez vous à Fleuriot si vous parvenez à mettre la main sur le livre dont il n’a que faire ?… Et puisque réellement vous éprouvez à ce sujet certains tiraillements de conscience, qui vous empêchera, après le succès, d’envoyer à ce jeune homme quelques billets de mille francs prélevés sur l’argent de Colman ?

Le vicomte tourna deux ou trois fois dans la chambre sans répondre. Fanny crut qu’il hésitait, mais elle fut bien tôt détrompée.

— Non, dit-il d’un ton ferme ; ces protestations de conscience, dont vous faites si bon marché, sont plus sérieuses que vous ne pensez, Fanny. J’ai pu me laisser aller à l’entraînement des circonstances, mais j’éprouve parfois de douloureux retours… Enfin, s’il faut le dire, j’ai contracté aujourd’hui envers Raymond Fleuriot une obligation que je ne pourrais oublier sans être le plus vil des hommes.

— Ah ! ah ! il y a donc autre chose que ces regrets vertueux qui ont le tort de venir trop tard ?… Et peut-on savoir, monsieur le vicomte…

— Ce n’est pas un secret, car tout le pays doit connaître déjà l’événement dont il s’agit.

Il raconta comment, par le courage et le sang-froid de Fleuriot, il avait été préservé des terribles morsures d’un chien enragé. Les détails qu’il donna sur le danger de sa situation, sur la terreur qu’il avait éprouvée, étaient de nature à produire de l’impression sur une femme ; cependant, Fanny l’écoutait en haussant les épaules, et, quand il eut achevé son récit, elle partit d’un nouvel éclat de rire.

— Ce pauvre vicomte ! s’écriait-elle ; je crois le voir assiégé au pied d’un arbre par cette laide bête, un bras en l’air, un pied levé et la bouche béante ! Quelle mine piteuse il devait avoir ! Si je savais peindre, je le prendrais pour sujet d’un tableau qui arracherait des larmes à tous les yeux, ferait dresser les cheveux sur toutes les têtes… Quelle scène dramatique ! L’élégant Hector de Cransac se mesurant avec un roquet !

Le vicomte, en certain cas, aimait assez à railler les autres ; mais, comme il arrive d’ordinaire, il supportait difficilement la raillerie. Aussi lança-t-il à Fanny un regard foudroyant.

— Assez, madame, lui dit-il ; l’aventure peut vous pa raître plaisante, mais je n’en juge pas de même, et je ne consentirai jamais à trahir l’homme courageux qui m’a sauvé de ce péril.

— À votre aise, monsieur, répliqua Fanny qui cessa de rire tout à coup ; renoncez, și vous en avez la fantaisie, à un projet qui pouvait relever votre fortune. Seulement vous ne trouverez pas mauvais que j’en poursuive l’exécution pour mon propre compte… Partez quand vous voudrez, moi je reste.

— Quoi ! Fanný, vous voulez…

— Je veux avoir ce livre des signaux, et je l’aurai. Colman a promis d’en donner deux cent mille francs, et il doit lui importer peu que vous ou moi, ou toute autre personne, le lui apporte. Ce sera moi qui le lui apporterai, et j’aurai seule droit à la récompense promise.

— À merveille !… Vous vous croyez donc bien sûre de votre pouvoir sur ce malheureux Fleuriot ?

— Mon pouvoir sur le frère est beaucoup plus certain que le vôtre sur la sœur. J’ai appris du nouveau à l’égard de l’institutrice, et vous perdez votre temps auprès d’elle, car elle est dans les meilleurs termes avec un inspecteur des télégraphes arrivé ce soir à Puy-Néré, et qui m’a tout l’air d’un fiancé en titre… Votre participation à l’entreprise commune est donc devenue inutile, et vous me laisserez tout le labeur, comme tout le profit de cette affaire.

— C’est pourtant ce que je ne ferai pas, madame, répliqua Cransac avec fermeté ; non-seulement je ne veux pas tromper ce jeune homme, mais encore je ne veux pas qu’un autre le trompe sous l’autorité de mon nom… Vous partirez demain avec moi.

— Et si je refuse ?

— Vous êtes ici dans une maison qui m’appartient et…

— Et vous oseriez m’en chasser ? interrompit Fanny le teint enflammé, les yeux en feu ; sur mon âme ! j’ai envie de risquer l’épreuve !… D’ailleurs, pensez-vous, monsieur, que je ne trouverais pas à me loger dans le village ou dans les environs ?

— Oui, mais peut-être, avant mon départ, ne pourrais je résister à la tentation de dire ici ce qu’est ma prétendue seur… Ne me poussez pas à bout, Fanny ; vous le savez, je suis aveugle dans mes colères !

— Et moi je ne recule jamais quand il s’agit de me venger. Je vous défie de commencer le guerre, Hector de Cransac, car je vous la ferai bonne et je vous rendrai hardiment coup pour coup !… Est-il donc si difficile d’écrire quelques mots à un procureur du roi pour l’éclairer sur la nature des opérations financières qu’accomplissent messieurs de Cransac et Colman à la bourse de Bordeaux ?

— Plus bas, Fanny, parlez plus bas… Etes-vous folle ?

Le sourire reparut sur les lèvres de la Parisienne.

— À la bonne heure ! reprit-elle ; tenez, Hector, bornons-nous aux taquineries et aux petites perfidies sourdes, je vous le conseille ; n’en venons pas à une rupture ouverte, car nous aurions à le regretter l’un et l’autre.

Le vicomte lui-même commençait à être de cet avis ; il voyait avec effroi qu’il fallait compter avec cette femme avide, au cœur sec, à laquelle il avait eu l’imprudence de confier ses dangereux secrets. Les sentiments d’honneur et de reconnaissance que l’événement de la matinée avait réveillés en lui s’amoindrissaient déjà devant les sarcasmes de cette créature corrompue. Il reprit sa promenade à travers la chambre et paraissait en proie à une vive anxiété, qu’une circonstance nouvelle vint augmenter encore.

On sonna à la porte extérieure, et au bout de quelques minutes le groom anglais entra, portant deux lettres sur un plateau. Cransac les prit, et, après avoir congédié le domestique, se mit à les lire avec avidité ; puis il continua d’aller et de venir en silence.

— De mauvaises nouvelles, Hector ? demanda Fanny d’un ton calme, comme si aucune discussion ne se fût élevée entre eux.

— Très-mauvaises, répliqua le vicomte ; du reste, au point où nous en sommes, je ne vois pas pourquoi je vous en ferais mystère, car elles peuvent singulièrement influer sur nos projets ultérieurs à l’un et à l’autre… De ces lettres l’une est de Colman, l’autre de Brandin, et je ne sais laquelle des deux doit être considérée comme la plus inquiétante.

— Ce Brandin n’est-il pas l’employé de Paris qui vous envoie chaque jour des signaux particuliers ?

— Précisément ; cet homme m’annonce que, à raison de la surveillance étroite dont il est l’objet, il ne pourra désormais me fournir les indications habituelles aussi régulièrement que par le passé ; et il finit par me demander de l’argent afin de compenser les risques considérables auxquels il s’expose. Je vais lui envoyer l’argent ; mais l’interruption de ses communications sur la hausse et la baisse de la bourse, sur les numéros sortants de la loterie, causera le plus grand tort à notre association financière de Bordeaux.

— C’est grave, en effet, car Brandin est la cheville ouvrière de l’entreprise. S’il vient à manquer, tout se brise à la fois… Eh bien ! et le bonhomme Colman, que dit-il ?

— Le « bonhomme, » comme vous l’appelez, n’est pas plus rassurant. Avec sa défiance ordinaire, il m’écrit une lettre qui ressemble fort à un logogriphe, et tout autre que moi ne saurait y trouver un sens raisonnable ; encore cette lettre n’est-elle ni signée, ni écrite de sa main. Heureusement j’ai la clef de cet amphigouri, et je le comprends à peu près. Colman m’annonce donc qu’il est lui-même l’objet d’une suspicion générale à Bordeaux ; que ses gains constants, à la bourse comme à la loterie, ont excité la défiance, malgré les précautions dont il s’entoure. Enfin les pigeons que je lui expédie d’ici chaque jour s’amusent parfois en chemin, si bien qu’ils arrivent en retard, quand la bourse est finie et quand les opérations sont impossibles. De tout cela le banquier conclut que je dois m’empresser de terminer l’affaire du livre des signaux, car elle pourra, dans un avenir prochain, devenir notre unique ressource.

— Cette conclusion est assez raisonnable, dit Fanny, et vous ferez bien de la méditer.

Le vicomte s’était arrêté en face d’elle et la regardait sans colère.

— Savez-vous, Fanny, reprit-il avec un accent mélancolique, pourquoi nous nous aigrissons ainsi l’un contre l’autre ? C’est que nous nous aimons encore, à notre insu peut-être, c’est que nous ressentons sans nous en rendre compte les âpres aiguillons de la jalousie. Quant à moi, je le reconnais, en dépit de ma philosophie et des suggestions de mon orgueil blessé, je ne vois pas sans un violent déplaisir les avances que vous faites chaque jour à Raymond Fleuriot, D’autre part, j’imagine que mes assiduités auprès de la pe tite institutrice ne vous sont pas tout à fait indifférentes, et telle est la double cause de la mésintelligence qui éclate parfois entre nous… Cependant nous aurions tort de nous quereller et de nous contrecarrer mutuellement, quand toutes nos forces sont nécessaires pour tenir tête aux difficultés présentes.

— Fort bien, Cransac ; voilà enfin de sages paroles, répliqua Fanny avec une apparente douceur. Si nous nous aimons encore, voilà ce que je ne saurais dire ; mais, dans les circonstances actuelles, nous ne pouvons en effet pas grand’chose l’un sans l’autre, et nous avons tout intérêt à nous entendre ; ainsi vous renoncez à ce départ subit et ridicule, n’est-ce pas ?

— Peut-être… nous verrons… Je me suis laissé aller d’abord à un sentiment puéril qui mérite réflexion ; je dois examiner les choses de plus près avant de prendre un parti… Eh bien ! Fanny, ajouta-t-il en souriant et en lui ten dant la main, la paix est-elle conclue entre nous ?

— Oui, Hector, répliqua la Parisienne qui laissa tomber sa main blanche et fine dans celle du vicomté ; et puisque la sotte affaire de ce matin a éveillé en vous certains scrupules, nous nous arrangerons pour leur donner satisfaction. Ne pourriez-vous, par exemple, vous en remettre sur moi de tous les détails qui vous seraient pénibles ? Je n’ai pas failli être mordue par une bête enragée, moi, je n’ai contracté d’obligation envers personne, et je conserve toute ma liberté d’action… si vous voulez bien me l’accorder.

— Irrésistible sirène ! Allons ! j’aurai recours à vous si, comme je le crains, je suis obligé d’en venir à des capitulations de conscience… Mais vous me faites oublier que voici l’heure où je dois accomplir ma tâche quotidienne… Et, de par tous les diables ! ajouta-t-il en voyant le télégraphe de la tour Verte se mouvoir avec rapidité, j’arrive à temps ! Voici des signaux pour moi, et j’ai la certitude que Brandin n’est pas destitué encore.

Il se mit à noter les signaux, suivant son habitude, et toute son attention parut absorbée par ce travail. Au bout de quelques instants, il fit un geste de satisfaction.

— À la bonne heure ! reprit-il ; bourse et loterie, rien n’y manque. Maintenant, je vais aller moi-même au pigeonnier choisir un messager qui ne flâne pas trop en chemin et qui porte au plus vite à Colman les indications attendues.

— Et moi, dit Fanny en se levant, je vais m’occuper de ma toilette.

— N’êtes-vous pas assez charmante déjà ?

— Merci, vicomté… Mais je me sauve, car après vous être élevé si haut, vous ne pourriez que déchoir.

Et elle s’enfuit en riant.

Hector la suivit des yeux, et, aussitôt qu’elle eut disparu, sa physionomie changea tout à coup.

— Méprisable créature ! murmura-t-il ; dure, impitoyable, incapable de comprendre un sentiment généreux !… Mais elle peut faire manquer toutes mes combinaisons et je dois la ménager encore… Quand secouerai-je enfin ce joug insupportable !

IX

La famille Fleuriot.


Le même soir, à la chute du jour, la famille Fleuriot et l’inspecteur Georges Vincent achevaient de souper dans la classe de la maison d’école. Une brume, survenue prématurément, avait donné congé plus tôt que d’habitude à Raymond, qui était de service au télégraphe. Quoique la conversation fût très-cordiale, on eût pu remarquer dans les manières des assistants une sorte de gravité qui ne leur était pas habituelle et tous avaient fait quelque toilette pour assister à ce repas. C’est qu’en effet il s’agissait ce soir-là d’une chose sérieuse, des fiançailles de Lucile Fleuriot avec Georges Vincent, inspecteur de la ligne télégraphique à laquelle appartenait Raymond.

Aucune difficulté ne s’était élevée quant aux arrange ments à prendre. Déjà, dans les voyages précédents, Georges, qui aimait mademoiselle Fleuriot, s’était assuré qu’il était loin de déplaire à Lucile et c’était le principal. Les discussions de fortune eussent été inutiles, Vincent n’avait rien que sa probité, son inaltérable bonne humeur, et les mille écus que lui rapportait annuellement sa place ; Lucile n’avait que sa beauté, son éducation, ses excellentes qualités et c’était tout. Un notaire n’était pas indispensable pour un tel mariage. On se trouva donc aisément d’accord sur tous les points, et le jour de la cérémonie fut fixé à un mois de date, c’est-à-dire à la prochaine tournée d’inspection de Georges, que les exigences du service obligeaient de partir le lendemain matin.

Chacun des assistants, chose rare en pareille circonstance, avait lutté de délicatesse et de désintéressement,

quand Raymond Fleuriot dit de ce ton simple et légèrement triste qui lui était ordinaire :

— Vous serez pauvres, mes amis, mais vous n’en serez pas moins heureux, je l’espère ; car toi, ma sœur, tu es une douce et laborieuse fille, intelligente, aux goûts modestes, et qui saura remplir tous ses devoirs ; vous, monsieur Vincent, vous êtes un homme franc, loyal, et cette gaieté que je vous envie cache, je le sais, les sentiments les plus généreux et les plus élevés… Vous serez heureux enfin parce que vous vous aimez, parce que votre affection, basée sur une estime réciproque, est supérieure aux considérations qui prévalent dans la plupart des mariages. J’aurais voulu, comme chef de la famille, pouvoir vous faire un cadeau digne de vous ; mais vous savez combien mes profits sont restreints et misérables… J’ai réussi pourtant à réaliser quelques modestes économies, ces deux dernières années, et je prierai ma sœur de les accepter pour les frais de sa noce et de son trousseau.

— Quoi ! Raymond, demanda Lucile au comble de l’étonnement, toi qui te privais même du nécessaire, tu as trouvé moyen d’épargner…

— Oh ! une somme tellement modique… Il s’agit, Lucile, de quatre cents francs, que, dans la prévision de ton établissement futur, j’ai prélevés sur les produits de mon travail de copiste… Pardonne-moi, ma sœur, pardonnez-moi aussi, ma chère mère, ajouta-t-il avec émotion, si j’ai paru en différentes circonstances demeurer insensible à vos besoins, sourd à vos plaintes, pour conserver et augmenter cette mesquine épargne !

— Brave enfant, dit madame Fleuriot attendrie, as-tu besoin de mon pardon ?

— Raymond, dit Lucile à son tour en fondant en larmes et en venant embrasser son frère, voilà donc pourquoi tu passais des nuits à l’ouvrage ?

— Sur ma foi, reprit Georges avec chaleur, j’aurai en vous, mon cher Fleuriot, le plus digne et le plus excellent beau-frère… Mais si mademoiselle Lucile veut me croire, nous n’accepterons pas cet argent. J’ai fait moi-même, en dépit de cette légèreté qu’on me reproche, quelques économies, et je subviendrai sans peine…

— Ne parlons plus de cette bagatelle, interrompit Ray mond d’un ton péremptoire ; je rougis d’offrir à ma sœur bien-aimée un présent si humble quand elle va entrer en ménage, et l’on me blesserait par un refus… Laissons donc cela, je vous en prie, et causons d’un sujet bien autrement important, qui touche bien autrement aux sentiments les plus sacrés de nos cœurs… Il s’agit de fixer le sort de notre excellente mère ici présente… Nous ne pourrons plus désormais vivre tous sous le même toit, et il lui faudra choisir entre son fils et sa fille.

— Hélas ! c’est vrai, dit la pauvre madame Fleuriot en cachant son visage dans ses mains.

— Mais j’espère bien qu’elle me suivra dans ma nouvelle résidence ! s’écria Lucile avec anxiété ; que deviendrais-je seule à Paris, quand mon… quand M. Vincent sera en tournée ? N’est-ce pas, maman, que vous ne voulez pas me quitter ? Une mère ayant à choisir entre son fils et sa fille, n’est-ce pas à la fille qu’elle doit accorder la préférence ? J’aurai tant besoin de votre expérience, de vos conseils !… Monsieur Georges, dites-lui donc que nous ne pourrons nous passer d’elle ?

— Certainement, mademoiselle, madame Fleuriot doit être assurée…

— Notre mère choisira, répliqua Raymond avec son accent mélancolique ; mais elle considérera aussi que je resterais seul, sans affection, sans consolations, et que mon existence serait insupportable. Lucile du moins aura son mari, et sans doute bientôt une famille pour l’aimer ; mais moi, qui me soutiendra dans mon abandon si je n’ai plus la tendresse de ma bonne et sainte mère ?

— Toi, Raymond, tu es un homme plein de force et d’énergie…

— J’avais de la force et de l’énergie parce que vous étiez toutes les deux auprès de moi ; c’était vous qui me donniez le courage de supporter les dégoûts de ma vie présente ; mais, si vous me manquez l’une et l’autre, où trouverai-je le moyen de résister aux sombres idées qui m’obsèdent souvent ?

— Mère, réfléchissez, je vous prie…

— Assez, mes enfants, dit madame Fleuriot, tout en larmes ; j’ai pour vous une tendresse égale, mon cœur se brisé à la pensée de quitter l’un de vous… Mais nous verrons, nous aviserons… N’affligeons pas M. Georges en ce moment… Néanmoins, mes enfants, je vous remercie, et laissez-moi vous dire que je suis une heureuse mère… Il est des familles où l’on ne se disputerait pas ainsi une pauvre vieille femme inutile, qui a seulement de l’affection à donner !

Tout le monde était profondément ému. Georges, dont la figure joviale ne semblait pas habituée à refléter la tristesse, reprit bientôt en poussant un « hem ! » sonore afin de s’éclaircir la voix :

— Voyons, voyons, nous nous attendrissons là, sans être bien certains d’en avoir motif… Et s’il se trouyait une combinaison pour nous réunir tous dans la même résidence ? Personne n’a-t-il songé à cela ?

— Ah ! c’est impossible ! dit Fleuriot en soupirant.

— Qu’en savez-vous, monsieur mon futur beau-frère ? J’ai pourtant imaginé quelque chose de pareil, et je ne désespère pas de réaliser mon plan ; écoutez-moi : J’ai appris récemment qu’un employé de Paris avait inspiré des soupçons très-sérieux à l’administration ; c’est un nommé Brandin, qu’on accuse d’être cause des erreurs et des singularités suspectes constatées depuis quelque temps dans la transmission des dépêches sur notre ligne. Il est fortement question de le destituer ou du moins de l’envoyer à une station de province ; et alors pourquoi ne demanderais-je pas sa place pour vous ? De cette manière, il n’y aurait plus de séparation et nous vivrions tous sous le même toit.

Fleuriot secoua la tête.

— La place de Brandin serait un avancement, répliqua t-il ; et, malgré votre crédit, monsieur Vincent, vous ne saurez faire que cet avancement me soit accordé.

— Pourquoi cela, Fleuriot ? N’êtes-vous pas l’employé le plus honnête, le plus ponetuel, le plus instruit qu’il y ait de Paris à Bordeaux, comme je l’ai consigné dans plusieurs de mes rapports ?

— Je vous en remercie ; et cependant, je vous le répète, si vous demandez une faveur pour moi, elle vous sera refusée.

— Encore une fois, pour quel motif ? Déjà, en diverses circonstances, vous avez fait allusion à une disgrâce que vous auriez encourue, et j’ai cherché en vain à me rendre compte…

— Vraiment ne savez-vous rien ? demanda Fleuriot en fixant sur l’inspecteur un regard perçant.

— Rien, je vous l’affirme sur l’honneur.

— Vous ignorez, par exemple, que l’on aurait contre moi des préventions invincibles…

— Mais pas le moins du monde, mon cher Fleuriot, et si quelqu’un a prétendu pareille chose, on a indignement menti… En voulez-vous la preuve ? Ces jours-ci, dans les bureaux de l’administration centrale, a eu lieu une enquête au sujet des prévarications dont on soupçonne l’employé Brandin. À cette occasion j’ai dû donner au directeur général des renseignements très-détaillés sur chaque employé de ma ligne. Quand nous en sommes venus à vous, j’ai exprimé tout le bien que je pense de votre service et de votre personne…

— Et le directeur général, qu’a-t-il répondu ?

Après m’avoir écouté avec attention, il m’a dit tranquillement : « Eh bien ! monsieur Vincent, puisque ce Fleuriot est un employé si capable, il faudra me le présenter pour de l’avancement ou du moins pour une gratification, »

Raymond se leva tout pâle.

— Est-ce possible ! s’écria-t-il ; mais je comprends, mon sieur Georges… vous m’aimez et vous voulez relever mon courage.

— Eh ! diable d’homme, est-il nécessaire d’affirmer encore sur l’honneur que je ne dis rien que de vrai ?

— C’est impossible… impossible ! répétait Raymond dans une agitation extraordinaire. Vous devez savoir, Vincent, que mon envoi dans ce pays perdu, quand nous étions si heureux en Touraine, est le résultat d’une disgrâce, que je suis l’objet des plus inflexibles, des plus puissantes inimitiés.

— Où diable avez-vous pris tout cela ? Quant à moi, je ne sais rien de pareil ; et pourtant j’ai compulsé depuis peu le dossier qui vous concerne, et qui est conservé dans les cartons de l’administration centrale. Toutes les pièces s’y trouvent, depuis vos états de service militaire, si beaux et si honorables, jusqu’aux derniers rapports rédigés par moi-même. Or, j’ai constaté que ce changement de résidence, dont vous vous plaignez aujourd’hui, avait été demandé par votre inspecteur, sur votre sollicitation personnelle ; on faisait valoir que, étant chargé de famille, vous espériez, dans un poste isolé au milieu de la campagne, trouver plus d’économie que dans l’intérieur d’une ville, et on insistait pour que cette faveur vous fût accordée sur-le-champ.

Raymond Fleuriot demeurait pétrifié.

— Je m’y perds, reprit-il d’une voix sourde ; et si tout autre que vous, Vincent, m’affirmait pareille chose… Mais alors qui est l’auteur de ce rapport où l’on m’a prêté des intentions si contraires à mes désirs ?

— Eh ! qui serait-ce sinon l’inspecteur de la ligne à cette époque, M. Ducoudray, aujourd’hui un des fonctionnaires les plus éminents de notre administration ?

— Ducoudray ! mais il me disait au contraire… Et, s’il m’a trompé sur un point, pourquoi ne m’aurait-il pas trompé sur l’autre ? J’entrevois une infamie !

Raymond resta un moment rêveur ; tout à coup il frappa du pied avec violence.

— Je le tuerai ! s’écria-t-il, il faut que je le tue, cet abo minable menteur, ce voleur, ce lâche !… Oui, oui, il m’a dérobé mon secret, j’en suis sûr maintenant ; il a profité de mon travail pour arriver aux honneurs, à la fortune, tandis qu’il m’envoyait dans cet obscur village d’où ma voix ne pouvait être entendue… Il l’entendra pourtant ! Je veux partir, lui reprocher publiquement son infamie, le souffleter, lui cracher au visage, le fouler aux pieds… Je le veux, je le veux !

Rien ne saurait rendre la fureur dont Raymond Fleuriot était saisi en ce moment. Cet homme, habituellement si doux, si réservé, si taciturne, trépignait, frappait du poing sur la table. Sa voix était tonnante. Son mâle visage avait pris une expression terrible. Georges Vincent le regardait d’un air intimidé, tandis que les deux femmes frémissaient d’épouvante.

— Voyons, Fleuriot, calmez-vous, reprit l’inspecteur ; se mettre dans un pareil état pour une bagatelle ! Ducoudray vous a joué un de ces tours de perfidie administrative que certains supérieurs se croient souvent permis avec leurs subordonnés, bien que je ne m’explique pas quel a été son but… Je ne vois pas là de quoi se monter à ce point… Ce qu’un inspecteur a fait, un autre peut le défaire, et je vous promets d’obtenir réparation de l’injustice, puisque injustice il y a.

— Oui, oui, mon cher Raymond, reprit madame Fleuriot toute tremblante en prenant une main de son fils tandis que Lucile s’emparait de l’autre, sois raisonnable ; écoute notre ami M. Vincent.

Mon frère bien-aimé, reviens à toi, ajouta Lucile de son ton le plus caressant ; toi si sage et si bon, je ne te reconnais plus !

Raymond, absorbé par une pensée unique, n’avait pas l’air d’entendre ces plaintes et ces prières.

— Vincent, dit-il à l’inspecteur avec une exaltation croissante, vous ne pouvez comprendre combien ma colère est légitime. Vous ne savez pas encore… je vous dirai peut-être un jour… Mais il faut que je parte pour Paris, que je me trouve face à face avec cet odieux Ducoudray, que je lui reproche son crime, que je l’écrase, que je le tue… Oui, je veux le tuer !… Et pourquoi, ajouta-t-il d’un ton farouche, attendrais-je jusqu’à demain pour aller réclamer la justice qui m’est due ? Je vais partir sur-le-champ, dussé-je voyager à pied !… Vincent, je vous demande congé pour huit jours ; Morisset et le petit Bascoux se chargeront du service en mon absence… Ne me refusez pas ou je donne à l’instant ma démission !… Sur cette somme que j’offrais tout à l’heure à Lucile, je prendrai deux cents francs pour les frais de mon voyage ; cela me suffira, car ma tâche devra s’accomplir rapidement… Mais il faut que je parte, je veux partir.

Le visagé rouge, les yeux hors de la tête, Raymond se promenait dans la salle d’un pas saccadé. Georges Vincent ne trouvait plus rien à dire et demeurait tout stupéfait.

Enfin Raymond étant tombé épuisé sur un siége, sa mère et sa sœur coururent à lui, et, toujours pleurant, le comblèrent de caresses.

— Je t’en supplie, mon Raymond bien-aimé, disait ma dame Fleuriot, songe à ce que tu vas faire ! La colère t’aveugle : elle ne peut te suggérer que des résolutions désespérées, dangereuses ou impraticables… Mais, si tu t’abandonnes toi-même, pense du moins, je t’en conjure, à ta pauvre vieille mère, qui ne vit que par toi !

Lucile, de son côté, lui disait :

— Frère chéri, est-ce là cette force d’âme dont tu nous as donné tant de preuves ? Un chef de famille peut-il se laisser aller à ces emportements insensés ? Avant de prendre une telle détermination, ne devrais-tu pas t’assurer que tu n’es pas trompé par de fausses apparences, que tu ne vas pas exposer ta position et la nôtre par un misérable coup de tête ?… Raymond, mon sage et généreux frère, je t’en conjure, attends vingt-quatre heures avant d’agir !

Les paroles de Lucile semblèrent produire une certaine impression sur Fleuriot.

— Crois-tu vraiment, ma sœur, reprit-il avec hésitation, que je puisse me tromper ! Crois-tu que je ne sois pas sur la trace du crime le plus monstrueux, de la perfidie la plus lâche ?… Eh bien ! poursuivit-il en se levant, laissez-moi mettre un peu d’ordre dans mes idées… J’ai la tête perdue… Excusez-moi, Georges, je reviens à l’instant.

Il passa dans le jardin, que les ombres du soir envahissaient déjà, et disparut sous la tonnelle de vigne, où le silence et l’obscurité ne pouvaient manquer d’exercer sur lui leur action calmante.

Après son départ, Vincent et les deux femmes ne se hâtèrent pas de prendre la parole. Enfin, tandis que madame Fleuriot allumait un flambeau, l’inspecteur dit d’un air pensif :

— Qui se serait attendu à tant de violence chez Raymond ?

— Ses accès de colère sont fort rares, répliqua madame Fleuriot avec un soupir, et ils ne se manifestent jamais que pour une chose juste… Mais alors il me fait peur à moi même.

— C’est de la folie… Où en serait-on dans la carrière administrative si l’on devait s’emporter pour les passe-droits et les mauvais procédés dont on a constamment à se plaindre ?

— Peut-être, monsieur Vincent, répliqua Lucile en baissant la voix, la colère de Raymond n’est-elle pas aussi déraisonnable qu’elle en a l’air ; il s’agit de faits bien plus sérieux qu’un simple changement de résidence.

— Et de quoi s’agit-il alors, ma chère Lucile ? En effet votre frère, tout à l’heure, a dit des choses qui me paraissent inintelligibles. Contez-moi donc, je vous prie…

— Non, non, Raymond va rentrer, et il m’en voudrait mortellement de vous avoir fait cette confidence. Plus tard peut-être nous permettra-t-il…

— Mais songez donc, Lucile, que je vais prendre congé de vous ce soir, que je dois partir demain avant le jour, et que je vous reverrai seulement dans un mois pour la conclusion de notre mariage. Si, comme je le suppose, il s’agit d’une affaire concernant notre administration, ne serait-il pas utile que j’eusse connaissance…

— Ne me pressez pas à ce sujet, monsieur Georges, je vous en prie… N’est-ce pas, mère, que Raymond ne nous pardonnerait pas cette indiscrétion ?

— Sans aucun doute, ma fille, et il est meilleur juge que nous… Mais, silence, le voici.

En effet, Raymond Fleuriot rentrait en ce moment. Il était pâle, mais calme.

— Excusez-moi, monsieur l’inspecteur, dit-il avec son accent habituel ; excusez-moi aussi, ma bonne mère, et toi aussi, ma petite Lucile. Tout à l’heure je me suis emporté comme un enfant ; c’est peut-être l’effet de ce gentil vin de Périgord que nous avons bu à table, ajouta-t-il en s’efforçant de sourire ; je ne sais vraiment où j’avais l’esprit. Avant de prendre une résolution, je veux être fixé sur un point fort important et fort délicat : alors seulement je pourrai agir. Si j’ai commis une erreur, je le reconnaîtrai franchement ; si au contraire j’ai été victime d’une abominable trahison… ma vengeance n’en sera pas moins sûre pour être différée.

Sa mère lui serra la main et Lucile l’embrassa. Vincent, dont la curiosité était fort éveillée, reprit avec sa gaieté ordinaire :

— Ah çà ! mon cher Fleuriot, n’aurez-vous pas pitié de moi et ne me donnerez-vous pas la clef de ces énigmes ? Songez que je peux vous être utile à Paris… et d’ailleurs un bon conseil n’est pas à dédaigner.

— Merci, mon cher monsieur Georges, répliqua Fleuriot d’un ton amical mais ferme ; c’est justement parce que vous êtes mon supérieur administratif que je ne dois pas vous donner connaissance de cette affaire. Je ne manque pas de confiance en vous, mais je serais désolé si vous partagiez en quoi que ce soit la responsabilité de ce que j’ai fait ou de ce que je pourrai faire plus tard.

Georges allait insister peut-être pour apprendre ce qu’on tenait tant à lui cacher, quand quelqu’un frappa doucement à la porte de la salle.

— Entrez ! cria Fleuriot enchanté d’un incident qui ve nait couper court à la discussion.

La porte s’ouvrit et Morisset entra.

Morisset, le compagnon de l’ancien sous-officier pour le service du télégraphe de la tour Verte, était une espèce de paysan, à tournure de sacristain, sur la figure duquel on eût pourtant remarqué l’expression fûtée particulière aux campagnards. Il était grand et robuste, quoique maigre, et sa longue échine semblait avoir une propension naturelle à se courber devant la moindre supériorité. Son costume consistait en un chapeau à larges bords, une blouse bleue et un pantalon de droguet qui disparaissait en partie dans de vieilles guêtres de cuir. Quoiqu’il n’eût pas de fusil, il portait un carnier de chasseur, et on jugeait qu’il était revenu de la chasse depuis peu.

Cet homme ôta son chapeau avec une humilité gauche ; puis il dit d’un ton à la fois chantant et trainant, qui est l’accent du pays :

— Bien le bonsoir, monsieur Fleuriot et la compagnie… Ah ! monsieur notre inspecteur, je suis content de vous voir tout de même, puisque vous n’êtes pas parti… sauf votre respect.

Fleuriot s’était levé pour donner une poignée de main à son collègue.

— Asseyez-vous, Morisset, et soyez le bienvenu, lui dit il avec cordialité ; vous paraissez fatigué et vous boirez bien un verre de vin ?

— Ça ne se refuse pas, répliqua modestement l’employé en s’asseyant sur le bord de sa chaise.

Lucile s’empressa d’apporter un verre.

— Je gagerais, dit Vincent d’un ton railleur, que vous revenez encore de la chasse… Ah çà ! vous êtes donc un braconnier fini ?

— Eh ! mais, monsieur l’inspecteur, répliqua Morisset avec un sourire oblique et en désignant par un mouvement d’épaules l’équipement caractéristique de son chef, nous ne nous devons rien, ce me semble ! Les braconniers ne manquent pas dans l’administration des télégraphes ; il n’y a entre eux que la différence du grand au petit.

— C’est juste, répliqua Vincent en riant aux éclats, et Morisset m’a donné mon compte ; je ne peux m’en plaindre, car je l’ai mérité.

Le paysan était trop fin pour triompher longuement de son supérieur ; aussi reprit-il bientôt, en exagérant encore son air de simplicité :

— Faut bien faire quelque chose, et comme M. Fleuriot était de garde cet après-diner à la boutique, je suis allé me promener en plaine… C’est bien triste de chasser sans chien, d’autant plus que Grélu était pour moi un compagnon et un ami !… Ensuite, le bon monsieur du château m’a envoyé cent francs à cause du malheur de ce matin, et certainement la bête ne valait pas ça… Pauvre Grélu ! Ce que c’est que de nous !

Morisset soupira et avala un verre de vin.

— Ah ! oui, dit Georges Vincent, Fleuriot m’a conté l’affaire. Il est généreux ce vicomte de Cransac, votre nouveau châtelain ! Payer cent françs un animal enragé qui, en dépit de ce brave Raymond, lui a causé une telle frayeur ! Du reste, cela ne m’étonne pas, si ce M. de Cransac est le même qu’un jeune étourdi qui, il y a quelque temps, faisait grand bruit à Paris, et jetait l’argent par les fenêtres.

— Ah ! monsieur Vincent, demanda Lucile avec curiosité, auriez-vous connu M. de Cransac à Paris ?

— Je sais seulement que, à l’époque dont je parle, un jeune homme de ce nom était un des viveurs les plus renommés du boulevard de Gand… Mais je n’appartenais pas à ce monde-là, moi pauvre diable, et je ne pourrais dire s’il y a identité de personnes… En revanche, si madame Fanny de Grangeret n’était pas une grande dame, si elle n’était pas veuve d’un marquis, si elle ne jouissait pas d’une fortune considérable, j’aurais des raisons d’affirmer qu’elle a été… tout autre chose.

— Quoi ! monsieur Vincent, demanda Raymond avec chaleur, pouvez-vous vous exprimer si légèrement sur le compte de la marquise de Grangeret ? Vous êtes dupe sans doute de quelque ressemblance fàcheuse, car madame la marquise est la meilleure, la plus digne et la plus charitable dame qui ait jamais paru dans ce pays !

La voix de Raymond, en prononçant ces paroles, avait retrouvé ses intonations fermes et énergiques. Georges hocha la tête ; cependant il répondit d’un ton indifférent :

— Au fait, c’est possible… Il y a des ressemblances si extraordinaires ! Je prendrai des informations en rentrant à Paris. Laissons cela… Aussi bien, ajouta-t-il en se tournant vers Morisset qui tortillait son chapeau d’un air embarrassé, voici un honnête garçon qui paraît être venu dans l’intention de me dire quelque chose… N’est-il pas vrai, Morisset ?

L’employé s’inclina.

— Ce serait bien possible, monsieur notre inspecteur, répliqua-t-il avec un sourire niais et malin à la fois, on sait que vous êtes un finaud, et on cherche à profiter de vous.

— Fort bien ; de quoi s’agit-il ?

Morisset, au lieu de répondre, regarda en haut, puis en bas, puis il se mit à martyriser son grand chapeau.

— Monsieur l’inspecteur, reprit-il enfin, faut que vous me promettiez de ne pas vous moquer de moi… et la compagnie aussi… dans le cas où l’affaire n’en vaudrait pas la peine.

— Je ne me moque jamais… Voyons, mon cher, où vou lez-vous en venir avec tous ces préliminaires ?

— Eh bien ! monsieur, je ne sais si j’ai eu tort ou raison ; mais la chose m’a paru drôle… et j’ai tenu à vous consul ter, vous qui êtes notre chef.

— Merci ; mais venez au fait, morbleu !

Je vous ai donc conté qu’aujourd’hui, après avoir laissé le service à M. Fleuriot, j’étais allé faire un tour dans la lande. Je désirais voir l’endroit où mon pauvre chien a été enterré, et puis on pouvait rencontrer quelque chose… Mais c’était jour de guignon, et je n’ai rien rencontré du tout. Comme je m’en revenais, un oiseau a passé au-dessus de ma tête ; ma foi ! ennuyé de n’avoir pas eu jusque-là l’occasion de décharger mon fusil, j’ai tiré un peu au ha sard, et il m’est tombé… un pigeon !

— Un pigeon ! répéta Vincent avec humeur ; s’il ne vous est pas tombé tout rôti, je ne vois rien là de miraculeux.

— Il n’était pas rôti, pour sûr, et pourtant, monsieur l’inspecteur, ce n’est pas un pigeon comme un autre. Il était attifé d’une manière qui donne à penser, et peut-être y a-t-il de la diablerie là dedans.

En même temps Morisset tira de son carnier un beau pigeon blanc, aux pattes rouges, qui semblait fraichement tué, et le fit passer sous les yeux des assistants. Georges, qui s’impatientait, daigna à peine y jeter un coup d’ail.

— Eh bien, reprit-il, accommodez votre gibier à la crapaudine et n’en parlons plus.

— Mais, monsieur l’inspecteur, vous ne voyez donc pas ce que cette volaille porte à la patte ?

Et il désignait un léger ruban de soie, de couleur blanche, enroulé autour de la patte du pigeon, de manière toutefois à ne pas gêner les mouvements de l’oiseau.

— Bon ! répliqua Vincent, c’est sans doute un pigeon qui revient de la noce, et il porte, selon l’usage, un morceau de la jarretière de la mariée.

Tout le monde se mit à rire ; mais Morisset ne se déconcerta pas.

— Croyez-vous ? demanda-t-il flegmatiquement ; cepen dant, à mon avis, monsieur l’inspecteur, ce n’est pas à la noce que le gaillard a pu se procurer cet autre affiquet-là.

Soulevant l’aile du pigeon, il montra un billet, en papier extrêmement fin, attaché avec un fil et presque caché dans les plumes.

Cette fois, les rires cessèrent, et tout le monde s’approcha pour examiner le mystérieux billet ; mais la curiosité fut déçue. Sur ce papier soyeux il y avait seulement quelques numéros écrits l’un au-dessous de l’autre, et une date qui se trouvait être la date du jour même.

Cette découverte parut pourtant faire réfléchir les per sonnes présentes.

— L’oiseau qu’a tué Morisset, reprit enfin l’inspecteur, est certainement un de ces pigeons messagers comme certaines gens en emploient, dit-on ; mais d’où vient celui-ci ? où va-t-il ? De quel message est-il chargé ? Il n’est pas facile de le deviner.

— Il s’agit de menées politiques sans doute, dit Raymond d’un air pensif.

— Ou d’affaires de bourse ? répliqua Vincent.

— Pourquoi pas d’une correspondance d’amoureux ? ajouta la petite Lucile en rougissant.

Comme l’on cherchait le mot de cette énigme, Morisset reprit avec son sourire narquois :

— Quant à moi, monsieur l’inspecteur, j’ai entendu conter qu’il y avait de ces oiseaux-là qui faisaient concurrence au télégraphe ; et, lorsqu’on est dans une partie, ça vous met en colère, la concurrence.

— Eh ! Morisset pourrait avoir raison, reprit Vincent d’un air soucieux ; depuis quelque temps on parle de bénéfices énormes qui auraient été faits à la Bourse et à la loterie ; qui sait si des messagers decette espèce n’ont pas joué un rôle dans ces manœuvres ? La date de ce billet prouve qu’il a été écrit aujourd’hui même ; mais ces pigeons parcourent bien du chemin en peu de temps… Morisset, quelle heure était-il exactement lorsque vous avez tué l’oiseau ?

— J’ai eu l’idée de regarder à ma montre, monsieur l’inspecteur, parce que je me suis méfié en voyant le ruban et le papier… Il était tout juste trois heures et demie.

— Alors ce pigeon ne peut venir de Paris, dit Georges Vincent avec réflexion, ou le message ne saurait concerner la loterie et la Bourse, car la loterie se tire à deux heures à Paris et la Bourse ne finit qu’à trois… N’importe, Morisset, poursuivit-il, je vais prendre ce ruban et ce billet, je les joindrai à une note où je relaterai toutes les circonstances de votre trouvaille, et ces messieurs de l’administration essayeront de tirer l’affaire au clair… Jusque-là, je crois que vous pouvez en toute sûreté de conscience manger votre pigeon, en compote ou aux petits oignons, à votre choix.

— Je n’y manquerai pas, monsieur, répliqua Morisset en se grattant l’oreille ; cependant, s’il résultait de tout ceci quelque découverte, vous serez bien gentil de glisser un mot en ma faveur pour me faire passer employé de première classe. On est si peu payé et l’on a tant de mal à vivre !

— Bon, bon ; je vous recommanderai, s’il y a lieu, dit Georges Vincent ; soyez tranquille… Maintenant, adieu, mon cher Morisset ; je pars demain, et je désire passer cette soirée… en famille.

— En famille ? répéta l’employé en clignant des yeux et en ricanant. Ah ! ah ! monsieur l’inspecteur, je savais bien que ça finirait ainsi. Eh bien ! tout est pour le mieux… Bonsoir donc, monsieur l’inspecteur, et bon voyage… Bon soir, monsieur Fleuriot, mon collègue… et la compagnie. Je vous laisse… en famille, eh ! eh ! eh ! Parbleu ! je le sa vais depuis longtemps… On n’est pas aussi grossier que son habit !

Morisset, pour saluer, retira sa jambe en arrière et sortit à reculons, sans cesser de rire et de cligner des yeux.

— Singulier homme ! dit Vincent quand il fut parti ; on ne sait ce qui domine en lui de la bêtise ou de la finesse… Le fait est que ce pigeon messager peut mettre sur la voie de quelque manigance secrète.

— Bah ! dit Raymond avec distraction, ces affaires ne peuvent concerner que des gens de Paris ou de Bordeaux et ne nous touchent en rien, nous autres campagnards… J’ai des soucis bien autrement graves, j’ai bien d’autres mystères à pénétrer !

Il demeura pensif le reste de la soirée, tandis que les deux fiancés causaient tout bas et que madame Fleuriot vaquait silencieusement aux soins du ménage.

X

L’épreuve.


Le lendemain, dans la matinée, Hector de Cransac se rendit en tilbury à une bourgade voisine, où il y avait un bureau de poste. Il s’agissait d’envoyer à Brandin une lettre chargée, contenant un billet de banque, et, pour éviter tout malentendu, il avait voulu s’acquitter lui-même de ce soin important. Sa mission terminée, il reprit la route de Puy-Néré ; mais, comme il éprouvait le besoin de réfléchir en liberté aux embarras et aux dangers de la situation, il fit arrêter le tilbury à une demi-lieue environ du village, et, mettant pied à terre, il ordonna au groom de rentrer avec la voiture, pendant que lui-même continuerait la route à pied.

Bientôt donc le vicomte se trouva seul sur le chemin qu’ombrageaient quelques vieux châtaigniers. Le paysage autour de lui était toujours assez monotone ; c’étaient encore des plaines stériles qu’égayaient à peine quelques bouquets d’arbres, quelques champs de sarrasin aux fleurs blanches, ou de maigres vignes aux fruits vermeils. À l’horizon s’élevait la tour Verte avec son télégraphe, le point culminant de cette morose campagne. Cependant, ce jour-là, un beau soleil la vivifiait et le ciel était tout d’azur. Quelques oiseaux chantaient dans les buissons ; les sauterelles et les grillons faisaient entendre leurs bruissements sous les bruyères roses ; les grenouilles sautaient dans les fossés pleins d’eau quand passait le promeneur. Toute cette nature vivait ; et si triste qu’elle fût d’habitude, elle paraissait en fête sous cette lumière éblouissante.

Cependant il n’y avait rien dans ce tableau qui pût détourņer le vicomte de ses méditations, et il se disait avec découragement :

— Les affaires se gâtent de plus en plus, et si Fanny n’était pas si opiniâtre, nous abandonnerions la partie quand on le peut encore sans danger ; mais elle ne veut rien entendre et ne s’effraye de rien. Véritablement je crois qu’elle a un caprice pour ce langoureux employé… Oh ! si cela était, si j’étais sûr…

Il n’acheva pas sa pensée et décapita d’un coup de badine une magnifique bardane qui se dressait au bord de la route. Mais il se mit à rire aussitôt de ce mouvement de colère.

— Bon, reprit-il, est-ce que réellement je suis jaloux de Fanny ? Il y a longtemps que je ne me soucie plus d’elle… Cependant, lorsque je songe qu’elle déploie son infernale coquetterie avec ce maudit boiteux, ma tête se monte, mon sang bouillonne, et j’éprouve je ne sais quel sot désir de les exterminer l’un et l’autre !

Tout en parlant, il promenait machinalement les yeux autour de lui. Dans le lointain, sur la surface nue de la plaine, brillait comme un miroir poli l’étang où, la veille, il était allé chasser aux tadornes. Cette vue modifia le cours de ses idées.

— Ce Fleuriot ne manque ni de bon sens ni de courage, continua-t-il, et il m’a rendu hier un de ces services que l’on ne peut oublier complétement… D’autre part, je suis presque certain qu’il n’a pas conservé une copie du livre des signaux. Ducoudray, qui paraît un habile homme, n’eût pas négligé de s’assurer de l’existence de cette copie, et Colman lui-même a été trompé. Nous nous obstinons à pour suivre une chimère qui, je n’en doute plus, nous conduira tous à un abime… Maudite Fanny ! avide et fantasque créature !

Le vicomte en était là de ses réflexions, quand il se fit un grand bruit dans la baie d’une vigne voisine. Au même instant le feuillage s’écarta, et un jeune paysan, les mains pleines de raisins, sauta lestement sur la route. À la vue du passant, le drôle s’arrêta court, et cachant précipitamment derrière son dos les produits de sa maraude, s’écria avec assurance, en patois du pays :

— Ce n’est pas moi… je n’ai rien touché.

Cependant, à peine eut-il envisagé Cransac qu’il se rassura, et poursuivit en saluant très-respectueusement : Pardon, excuse, monsieur vicomte ; je vous prenais pour le père Bournichon, qui est si ladre à l’égard de sa vigne… Il fait chaud et j’avais grand’soif ; j’ai eu l’idée de cueillir une grappe ou deux… En voulez-vous ?

Et il offrit à Hector des raisins à moitié écrasés, sur les quels ses doigts avaient laissé leur trace.

Hector refusa par un geste dédaigneux ; dans le jeune maraudeur il venait de reconnaître Bascoux, le surnuméraire du télégraphe de la tour Verte.

Jean Bascoux était le fils unique d’une veuve, qui vivait à Puy-Néré du produit d’un petit champ attenant à sa de meure. Un curé du voisinage, ayant pris Jean en affection, lui avait enseigné à lire, à écrire et à compter, si bien que la mère avait ressenti de l’ambition pour son fils. Grâce à la protection de Fleuriot, elle était parvenue à le faire agréer comme surnuméraire au télégraphe, et nous savons qu’il manœuvrait déjà la machine de Chappe avec dextérité ; aussi, quoiqu’il eût un goût un peu trop prononcé pour les fruits de ses voisins, était-il considéré comme un jeune homme de grande espérance dans les pauvres demeures des environs.

Bascoux, ce jour-là, avait ses habits des dimanches, pantalon, gilet, et veste de gros drap bleu, et une casquette neuve dont le gland de laine pendillait sur son oreille. Sa veste était munie par derrière de deux poches béantes qui occupaient toute la largeur des basques. Ainsi équipé, il représentait assez bien un fonctionnaire public en herbe aux yeux des passants, et il ne semblait pas peu fier de lui même.

Le vicomte lui dit d’un ton d’indulgence railleuse :

— Ah ! c’est donc toi, mauvais garnement, qui franchis ainsi les haies pour aller en maraude ? Qu’arriverait-il, si à ma place tu avais rencontré le père Bournichon, comme tu l’appelles ? Un autre fois, quand tu voudras manger du raisin, entre dans une de mes vignes… Tu courras moins de risques, je te le promets.

Bascoux semblait un peu confus de son escapade ; toute fois il répondit gaillardement :

— Merci bien, monsieur vicomte, je n’y manquerai pas la première fois que je passerai par là… Je connais plusieurs plants de muscat dans votre vigne de la Réserve… et vous n’êtes pas vilain comme Bournichon.

Cransac s’était remis en route ; Bascoux marcha sans façon à son côté, en picorant les grappes qui lui coûtaient si peu.

— Et d’où viens-tu maintenant, mon garçon ? demanda Hector distraitement.

— Ah ! je vais vous dire, monsieur vicomte, répliqua Bascoux. Ce matin j’ai accompagné l’inspecteur, qui se rendait au poste de Marette, à trois lieues d’ici… C’était moi qui portais le sac d’argent pour payer les employés, comme c’est l’usage, si bien que M. Vincent m’a donné dix sous pour ma peine… Et à présent je retourne au télé graphe, vu que M. Morisset a dû prendre le service à midi. Vous connaissez M. Morisset ? Un grand maigre… dont vous avez tué le chien !

Hector, déjà retombé dans ses rêveries, ne répondait pas ; cela ne faisait pas le compte de son jeune compagnon, qui était fort causeur de sa nature.

— Ah ! mais vous l’avez joliment payé, le chien, continua Bascoux, et M. Morisset n’avait jamais eu autant d’argent… Aussi était-ce bien mal à lui de tuer, le soir même, un de vos pigeons… Et si vous lui faisiez payer, vous, à votre tour ?

Le vicomte tressaillit.

— Un de mes pigeons ? demanda-t-il en regardant Bascoux. Que me dis-tu là ?

Le surnuméraire comprit qu’il avait lâché une sottise, et répliqua avec embarras :

— N’avez-vous pas des pigeons dans cette maisonnette qui est au fond de votre jardin ? Plusieurs fois, de la terrasse du télégraphe, j’en ai vu qui s’envolaient ; je les ai remarqués parce qu’il n’y a que vous qui ayez cette espèce là dans le pays… Les vôtres sont de la race des fuyards, tandis qu’on n’élève ici que de gros pigeons pattus, parce qu’il y a plus à manger… J’en ai élevé, moi, quand j’étais petit.

— Et tu assures que l’employé Morisset a tué hier un de mes pigeons d’un coup de fusil ?

— Certainement, à preuve que c’était un fuyard et qu’il était tout blanc, et Morisset аa dû le faire cuire avec des haricots pour son dîner.

Ce pigeon n’avait-il rien de remarquable quand on l’a tué ?

Je ne crois pas ; je l’ai vu, et ma foi ! il était tout comme un autre… Ensuite M. Morisset ne veut pas qu’on en parle, parce qu’il est défendu de tirer sur des pigeons, et on pourrait lui faire un procès. Peut-être même ai-je eu tort de vous dire…

— Ni toi ni Morisset vous n’avez rien à craindre de moi, répliqua le vicomte avec fermeté ; cet oiseau ne m’appartient pas. J’ai, en effet, quelques pigeons dans ma volière, mais ils ne sortent jamais, à moins qu’ils ne s’échappent, Aurais-tu dit à quelqu’un, par hasard, que je possède des pigeons de cette espèce ?

— Non, monsieur ; on ne cause pas comme cela avec M. Morisset ; il vous flanque des taloches si on l’ennuie… Ce n’est pas comme M. Fleuriot ; celui-là ne répond pas toujours lorsqu’on lui parle ; mais, s’il répond, ce ne sont que des bonnes paroles.

— Morbleu ! ne t’avise jamais de dire que j’ai des pigeons fuyards dans ma volière ; d’abord parce que cela n’est pas ; tu as mal vu ; mes pigeons sont de la même espèce que ceux du pays… Et puis je n’entends pas que l’on s’occupe de ce qui se passe chez moi. Si donc tu te permettais de répéter une chose si contraire à la vérité, je le saurais bien tôt et je t’en ferais repentir. Tu désires sans doute passer employé définitif dans ton administration ?

— Je crois bien ! ma mère et moi nous ne parlons que de cela tous les soirs !

— Eh bien ! si tu prononçais un seul mot à ce sujet, non-seulement je t’empêcherais d’être nommé employé mais encore je te ferais destituer de tes fonctions de surnuméraire. Morbleu ! je ne souffre pas qu’on calomnie ainsi mes pigeons !

Cransac avait enflé sa voix et roulé des yeux formida bles. Bascoux était frappé de terreur, et, dans son igno rance des usages, il croyait avoir commis une faute énorme.

— Je n’ai pas voulu manquer de respect à « messieurs » vos pigeons, répliqua-t-il humblement, mais, puisque cela vous déplait, je ne soufflerai mot, je vous le jure…

— Ni à Fleuriot, ni à Morisset… ni à personne ?

— À personne, monsieur vicomte ; ne vous fâchez pas.

— À la bonne heure… Et tiens, afin que cette promesse se grave bien dans la mémoire, voici quelque chose pour toi.

Cransac chercha dans son gilet et allait tirer une pièce d’or ; mais il craignit que l’importance de la somme ne fit penser au jeune paysan qu’on avait un haut intérêt à acheter son silence ; aussi se contenta-t-il de remettre une simple pièce d’argent à Bascoux, qui la reçut avec des transports immodérés de joie.

— Merci, monsieur vicomte, s’écria-t-il ; ah ! vous êtes joliment généreux, vous ! C’est pas comme les gens du pays… Je donnerai ces vingt sous à ma mère avec les dix autres, et elle les mettra dans ma tirelire pour m’acheter des souliers neufs à la prochaine Saint-Martin.

Mais Cransac ne l’écoutait déjà plus. Chaque heure lui révélait un nouveau danger. Il ne doutait pas que le ruban et le billet, dont le pigeon tué la veille était porteur, ne se trouvassent maintenant entre les mains de Morisset ou de Fleuriot, et il tremblait en songeant que la moindre gaucherie de Bascoux pouvait mettre sur la voie des découvertes. Il se confirmait donc de plus en plus dans la détermination d’abandonner une partie si périlleuse, et quandon atteignit les premières maisons du village, il n’avait plus aucune hésitation sur ce point.

Le jeune surnuméraire, enhardi pas le silence même de Cransac, ne paraissait pas disposé à le quitter de sitôt ; mais Hector le congédia, et, après lui avoir recommandé encore une fois la plus absolue discrétion, il s’éloigna brusquement.

Quand il arriva tout soucieux au Château-Neuf, la voiture était rentrée depuis longtemps. En traversant le vestibule, il rencontra une grande fille au nez retroussé, à l’air effronté, que Fanny avait amenée de Bordeaux en qualité de femme de chambre, et il lui demanda distraitement où était la marquise.

— Dans le salon, répliqua la camériste d’un ton maus sade ; elle a de la compagnie.

— De la compagnie ! Et qui peut-elle recevoir dans ce pays perdu ?

— Perdu ! M. le vicomte a bien raison… Personne à qui parler, et si j’avais su avant de quitter Bordeaux…

— C’est bon, interrompit Cransac avec impatience ; enfin quelle est cette visite :

— Je ne sais trop… un de ces hommes du télégraphe, je crois… Il vous a demandé et madame la reçu.

— Y a-t-il longtemps qu’il est ici ?

— Plus d’une heure… Ensuite c’est ce qu’il y a de mieux à Puy-Néré, où l’on ne rencontre que des paysans… Un assez beau garçon, avec de grands yeux et une moustache noire.

— Il suffit, je vais voir.

Et Cransac se dirigea d’un pas rapide vers le salon. Il avait deviné Raymond Fleuriot dans le visiteur, et, en dépit de lui-même, il éprouvait une certaine émotion. Arrivé devant la porte, il s’arrêta quelques secondes pour reprendre haleine. On n’entendait rien, à peine un murmure de voix qui se confondait avec le léger bruissement venu du dehors. Cédant à un transport impétueux, il poussa la porte et entra comme un ouragan.

Le salon était plongé dans une demi-obscurité, les persiennes demeurant fermées à cause de la chaleur. Aussi Cransac, qui venait de passer du grand jour à ces ténèbres relatives, ne distingua-t-il d’abord que vaguement les objets et les personnes. Cependant il put reconnaître que Fanny, en élégant et vaporeux négligé, occupait une chaise longue, tandis que Fleuriot était assis dans un fauteuil tout près d’elle. Sans rien dire, il courut à une fenêtre et l’ouvrit ; aussitôt un flot de lumière pénétra dans la pièce.

Raymond avait mis ses plus beaux habils pour cette visite, et, malgré la simplicité de ce costume, sa distinction naturelle lui donnait l’apparence d’un homme du monde. Il s’était levé précipitamment à l’arrivée d’Hector, et demeurait debout en le suivant des yeux. Sa contenance trahissait de l’embarras, peut-être un peu de confusion, mais aucune crainte ; il soutint sans faiblir le regard ardent que le vicomte lui lança à son tour.

Quant à Fanny, elle demeurait parfaitement calme ; un sourire languissant se jouait sur ses lèvres roses. Elle se redressa et dit avec aisance :

— Ah ! vous voilà donc, Hector ! Depuis longtemps déjà M. Fleuriot yous attend pour vous parler d’affaires, et je ne savais plus comment lui faire prendre patience.

— Il me semble pourtant, ma chère, que M. Fleuriot ne pouvait trouver plus agréable compagnie, répliqua le vicomte d’une voix un peu altérée. Eh bien, je suis à ses ordres… De quoi s’agit-il ?

Il prit un fauteuil et s’assit ; mais Raymond resta debout.

— Je crois, dit l’employé d’un ton qui n’avait pas son assurance ordinaire, que M. le vicomte est fatigué ou préoccupé en ce moment… Je pourrai revenir un autre jour.

— Pourquoi cela ? demanda le vicomte en recouvrant peu à peu son sang-froid ; je suis très-heureux de voir M. Fleuriot. Je n’ai pas oublié l’immense service qu’il m’a rendu hier à la chasse ; et je comptais aller chez lui ce soir pour lui en exprimer encore une fois ma gratitude.

Malgré la bienveillance affectée de ces paroles, on pouvait sentir un fond d’amertume dans l’accent dont elles étaient accompagnées. Cependant Fleuriot se rassit et ses traits se détendirent.

— Mon cher Hector, reprit tranquillement Fanny, M. Fleuriot vient de m’apprendre une monstrueuse injustice dont il serait victime de la part d’un employé supérieur de son administration. Hier au soir, certaines circonstances, dont il n’avait pas eu le moindre soupçon jusqu’ici, lui ont été révélées et il croit être certain qu’on a indignement abusé de sa confiance. Comme vous jouissez d’un certain crédit à Paris, il invoque votre protection, afin de lui faire obtenir justice, s’il y a lieu… J’ai promis que vous ne négligeriez rien pour atteindre ce but, et vous ne me désavouerez pas, Hector, n’est-il pas vrai ?

En parlant ainsi, elle lançait un regard expressif au vicomte ; mais celui-ci ne parut pas s’en apercevoir et détourna la tête.

— Vous savez, Fanny, répliqua-t-il, que je songe sérieusement à quitter Puy-Néré, où la stérilité du pays ne me permet pas de créer une grande propriété comme j’en avais le projet. Cependant, voyons ! de quoi s’agit-il ?

Ainsi encouragé, Raymond Fleuriot raconta le tour infame que lui avait joué l’inspecteur Ducoudray.

— Je suis un ancien soldat, monsieur le vicomte, acheva-t-il d’un ton mâle, et ma première pensée a été de ne recourir à personne pour venger mon offense, de me rendre à Paris, de châtier ce misérable. Mais ma mère et ma sœur en ont jugé différemment ; ce sont elles qui m’ont déterminé à m’adresser à vous, car aussi bien, hier encore, vous m’avez offert obligeamment vos services.

Le vicomte avait écouté avec attention ce récit, qui confirmait toutes les assertions de Colman, et il entrevoyait la possibilité de réaliser son ancien plan sans délai. Toute fois, il ne se départit pas de son apparente froideur et répliqua :

— Mon intervention dans le cas dont il s’agit, monsieur Fleuriot, ne saurait vous être d’un grand secours, car je suis étranger à votre administration. Pourquoi ne vous adresseriez-vous pas plutôt à cet inspecteur qui se trouvait hier ici et qui, m’a-t-on dit, fera bientôt partie de votre famille ? Il est votre protecteur naturel et il a qualité pour réparer le mal causé par son prédécesseur.

— Je n’ai pourtant pas voulu lui dire un mot de cette malheureuse histoire, monsieur le vicomte. Vous ne savez pas combien notre administration est méfiante, jalouse, intraitable en ce qui concerne le secret des dépêches. Tout lui fait ombrage : dans la démarche la plus innocente, elle voit l’intention de pénétrer les affaires de l’État. Elle nous interdit, à nous autres employés subalternes, toutes observations, tous commentaires sur les signaux que nous avons mission de transmettre. Nous sommes seulement des machines auxquelles il est interdit d’examiner et de réfléchir. Au moindre soupçon, on nous congédie impitoyablement… Vous voyez donc, monsieur le vicomte, pourquoi je tiens à ne pas mèler M. Vincent, qui, en effet, sera bientôt mon beau-frère, aux récriminations que je compte élever contre ce Ducoudray, notre supérieur à tous. Si Vincent embrassait trop chaleureusement mes intérêts, il pourrait être considéré comme mon complice, partager la réprobation dont je serais frappé. Vous, au contraire, vous êtes riche, considéré, indépendant ; vous pouvez vous faire le défenseur du faible contre le fort sans aucun risque pour vous.

— Eh bien ! supposons que je sois disposé à prendre en main votre cause : je ne peux lancer contre ce M. Ducoudray, fonctionnaire éminent de votre administration, une accusation aussi grave sans preuve à l’appui ! Or, Ducoudray, qui a été capable d’une pareille action, sera sans doute aussi capable de la nier. Comment convaincrai-je vos chefs que vous êtes vraiment l’auteur du système télégraphique présenté par Ducoudray ?

Le vicomte avait prononcé lentement ces dernières pa roles, comme s’il attachail une extrème importance à la réponse qu’il allait recevoir. Fanny elle-même, le cou tendu, l’œil fixe, respirait à peine.

Raymond sourit.

— Je donnerai, répliqua-t-il, la preuve la plus positive et la plus nette de la vérité de mes assertions. Quand je confiai à ce traître Ducoudray le livre de signaux écrit d’après mon système, j’en avais une copie, de crainte qu’un accident n’anéantit l’exemplaire principal. Cette copie, dont Du coudray a toujours ignoré l’existence, je la possède encore.

En entendant cet aveu tant désiré, Fanny et le vicomte lui-même eurent peine à retenir un cri de plaisir. Ils échangèrent un regard triomphant ; toutefois, ni l’un ni l’autre n’osait parler, de peur que son accent ne trahit le trouble de son esprit.

— Ce sera en effet un argument décisif, dit enfin le vicomte avec une tranquillité affectée ; mais le système actuel de signaux télégraphiques est-il vraiment celui que vous avez inventé ?

— Je l’ignore… Cependant, bien des fois en manœuvrant mon télégraphe, j’ai cru reconnaitre des signaux dont j’a vais prescrit l’usage…

— Et vous n’avez jamais essayé de les traduire au moyen de votre vocabulaire ?

— Jamais. Quand nous entrons dans l’administration, on nous fait prendre l’engagement de ne pas chercher à pénétrer et de ne révéler à qui que ce soit le secret des dépêches. L’épreuve dont vous parlez eût été contraire à mon devoir et je n’ai jamais osé la tenter.

— Mais alors comment établir la fraude dont vous vous

plaignez ? N’êtes-vous pas dupe d’une de ces illusions d’amour-propre auxquelles la plupart des hommes sont sujets ?

Ce soupçon fit rougir Fleuriot, et un éclair de colère brilla dans ses yeux. Fanny s’empressa d’intervenir :

— Véritablement, monsieur Fleuriot, dit-elle de son ton le plus caressant et le plus câlin, Hector a raison ; vous poussez trop loin les scrupules, et votre devoir n’exige pas tant. Quoi ! vous vous croyez victime d’une odieuse injustice et vous reculez devant une innocente épreuve pour vous assurer si cette injustice estou n’est pas réelle ? Pardonnez-moi, mais, à mon avis, c’est là de l’enfantillage.

Cette voix enchanteresse ne manqua pas son effet, encore cette fois, sur l’honnête employé. Il parut tout honteux de sa simplicité devant ces gens du monde si pleins d’aisance et de naturel.

— C’est vrai, madame la marquise, répondit-il ; je suis habitué à la consigne militaire, voyez-vous, et j’exécute les ordres à la lettre… Eh bien ! ajouta-t-il d’un ton résolu, je vais vous montrer que je ne mérite pas plus vos railleries que les soupçons de M. le vicomte… Cette expérience que je n’ai jamais osé faire, je vais la tenter à l’instant… ici même, si vous le permettez.

— Oui, oui, cela m’amusera, dit Fanny en battant des mains.

Raymond désigna, par la fenêtre ouverte, le télégraphe dont on voyait les bras se dessiner immobiles sur l’azur lu mineux du ciel.

— Tenez, dit-il, Morisset vient de faire un signal dont nous connaissons la valeur, car il intéresse la police de la ligne. Ce signal annonce un repos d’une demi-heure. Je vais profiter de cet intervalle pour aller chez moi chercher mon livre, et quand le télégraphe se remettra en mouvement, nous essayerons de déchiffrer la dépêche qui passera… Y consentez-vous, monsieur le vicomte ?

— Soit, répondit Cransac, qui eut la force de montrer encore une complète indifférence.

— Oh ! comme ce sera divertissant ! s’écria Fanny ; vous m’expliquerez tout, n’est-il pas vrai, monsieur Fleuriot ? Je suis si curieuse !

Et elle accompagna ces mots d’un regard qui eût vaincu les dernières hésitations de Raymond, s’il en eût conservé. Il sortit avec précipitation, en annonçant son prochain retour.

Cransac était demeuré immobile au milieu du salon.

— Le sot ! disait-il avec mépris ; je voulais l’épargner à cause du service qu’il m’a rendu hier, et le voilà qui vient me tenter, me forcer la main ! Son immense stupidité pourrait seule maintenant me donner des scrupules.

— Vos scrupules n’ont pas le sens commun, répliqua Fanny avec aigreur, et je dois vous prévenir, Hector, que vous ne brillez pas dans toute cette affaire. Que deviendriez-vous sans moi, avec vos irrésolutions ridicules, vos craintes puériles ? Cependant, le véritable héros dans tout ceci, c’est ce bon gros Colman, l’inventeur du plan ingénieux que nous exécutons. Comme tout est prévu, merveilleusement combine ! Nous n’avons presque pas d’efforts à faire, nous allons atteindre le but par la force même des choses. Maintenant, si l’expérience du télégraphe réussit, nous sommes assurés du succès de notre mission.

— Cependant, j’entrevois encore bien des difficultés, et le moindre retard peut amener une catastrophe.

— Bah ! vous voyez tout en noir, Hector. Ce n’est pas avec de pareilles hésitations, de pareilles faiblesses, que Colman a gagné ses millions… Mais rien ne s’oppose à ce que nous menions lestement les choses… Et, tenez, notre pauvre dupe y met elle-même toute l’activité possible… La voici déjà de retour.

En effet, Fleuriot n’avait fait qu’un bond du Château-Neuf à sa demeure, qui du reste n’était pas éloignée, et il accourait en dissimulant sous sa redingote un livre assez volumineux.

— La demi-heure de repos est sur le point d’expirer, dit il ; hâtons-nous.

Une table fut approchée de la fenêtre, d’où l’on apercevait distinctement le télégraphe et sa tour. Sur cette table on déposa une plume, de l’encre, du papier, et Fleuriot prit place, après avoir verrouillé lui-même la porte du salon. Cransac et Fanny se tinrent debout à ses côtés, lui toujours calme et froid en apparence, elle tremblant d’impatience et les narines gonflées.

Comme la machine allait se mettre en mouvement, Fleuriot dit avec embarras :

— Excusez-moi, monsieur le vicomte, si j’écoute trop certaines suggestions de ma conscience ; mais, au moment de tenter une épreuve qui, je le sens, est contraire à mon devoir, je ne saurais m’entourer de trop de garanties… J’ose donc vous demander, ainsi qu’à madame la marquise, votre parole d’honneur de ne jamais révéler les nouvelles que nous allons apprendre peut-être et qui sont le secret de l’État.

— Fanny partit d’un éclat de rire.

Me demander une parole d’honneur, à moi ! répliqua t-elle ; la chose est fort plaisante… Je vous la donne, mon sieur Raymond ; je vous en donne dix… je vous en donne cent. En ce qui me touche, les secrets de l’État seront bien gardés.

Cransac, au contraire, se redressa d’un air gourmé.

— Vous n’y pensez pas, monsieur, répliqua-t-il froidement. Les nouvelles politiques ou administratives ne m’intéressent pas, et, à supposer qu’elles aient de l’importance, quel usage pourrais-je en faire dans ce pays désert, sans communications avec le reste du monde ? Réfléchissez donc un peu et voyez si une parole d’honneur en pareille circonstance ne serait pas chose ridicule autant qu’inutile !

— C’est juste, monsieur le vicomte, dit Fleuriot tout contrit ; et pardonnez-moi si j’ai pu exagérer ainsi le sentiment de ma responsabilité… Mais, ajouta-t-il aussitôt, soyons attentifs ; Morisset marche déjà.

En effet, la machine de la tour Verte venait de se remettre en mouvement et les signaux se succédèrent avec rapidité.

Fleuriot étudiait avec un soin méticuleux les diverses positions que prenaient successivement les bras du télégraphe, et il les reproduisait d’un trait de plume sur le papier, en tenant compte de certaines particularités dont un homme du métier pouvait seul comprendre l’importance. Le vicomte et Fanny, placés derrière lui, l’observaient avec curiosité, mais gardaient le silence, de peur de causer à l’employé une distraction qui eût fait manquer l’épreuve.

Quelques instants se passèrent ainsi ; un grand nombre de signaux avaient été notés par Fleuriot, quand le télégraphe s’arrêta enfin et laissa tomber ses deux indicateurs verticalement, tandis que le régulateur demeurait dans la position horizontale, figure dont la valeur était connue même des personnes étrangères à la science télégraphique.

— La dépêche est finie, reprit l’employé, et il va y avoir encore une pause plus ou moins longue. À présent, tâchons de traduire en langue ordinaire les signaux que voici.

Et il ouvrit son vocabulaire.

— Pourvu qu’ils n’aient pas eu l’idée de changer les clefs ! reprit-il d’un air soucieux. Tout dépend de là… Voyons, ils signalent « la clef numéro 35… » Essayons-en.

Et il se mit à l’œuvre avec ardeur. Chaque signal l’obligeait à faire dans son livre de longues et souvent difficiles recherches. À cette époque, les vocabulaires télégraphiques étaient de trois sortes : 1o vocabulaire des phrases ; 2o des mots ; 3o des lettres, et fréquemment, dans une même depêche, les signaux de chaque catégorie se mêlaient si bien qu’on pouvait les confondre et leur attribuer des sens opposés. Pendant qu’il s’occupait de son travail, Fleuriot ne s’apercevait pas que le vicomte et Fanny s’étaient mis in sensiblement à le questionner sur les principes de cette mystérieuse langue. Oubliant ses scrupules et ses défiances, il leur exposait le mécanisme ingénieux de son système, il en développait tous les secrets avec l’inépuisable complaisance d’un inventeur.

Bientôt la dépêche télégraphique fut traduite tout entière. Elle était ainsi conçue :

« Une émeute a éclaté ce matin à Paris. Grâce au dévouement des troupes et aux habiles dispositions du général X…, les émeutiers ont été dispersés et force est restée à la loi. »

Comme on le voit, on était alors aux premières années si agitées du règne de Louis-Philippe, et cette dépêche, ainsi surprise, n’avait rien que de fort probable, éu égard à la situation politique de ce temps-là.

— Voilà une nouvelle qui ne manque pas d’importance, monsieur Fleuriot, reprit Cransac avec son indifférence factice ; mais, pour nous autres habitants de Puy-Néré, elle prouve seulement que le système télégraphique aujourd’hui en usage est bien le vôtre, et que décidément Ducoudray est un insigne fripon.

— Le croyez-vous, monsieur le vicomte ? s’écria Fleuriot transporté ; l’expérience vous semble-t-elle assez claire, assez concluante ? Ne suis-je pas en droit de me venger du misérable qui m’a volé le fruit de mon intelligence et de mon travail ?

Cransac n’avait plus le moindre doute ; néanmoins, comme il désirait se familiariser avec l’usage du précieux vocabulaire, il insinua qu’une nouvelle épreuve serait peut-être nécessaire pour établir les faits d’une manière incontestable.

— Vous avez raison, monsieur le vicomte, répliqua Fleuriot ; car si la « clef » dont nous nous sommes servis n’était pas la véritable, la dépêche pourrait avoir un sens diametralement opposé à celui que nous venons de trouver… Voyons donc encore une fois.

Le télégraphe de la tour Verte s’étant remis en marche, Fleuriot nota les nouveaux signaux, puis compulsa son vocabulaire pour les déchiffrer. Cette fois il s’agissait de la nomination d’un fonctionnaire à une charge publique, et la nouvelle ne présentait aucun intérêt général ; mais cette épreuve démontrait, aussi bien que la précédente, l’exactitude des assertions de Fleuriot.

— Vous lirez d’ici à deux jours dans les journaux de Bordeaux les dépêches dont il s’agit, dit-il avec chaleur ; je ne me suis pas trompé.

— Je vous crois, dit Cransac ; véritablement votre découverte est magnifique. Je vous en félicite, et, quant à moi, je ne négligerai rien pour vous faire obtenir la récompense nationale qui vous est due !

— Dites donc, s’écria Fanny avec un enthousiasme réel ou feint, que M. Fleuriot a du génie ! Quels merveilleux résultats ! C’est à confondre l’imagination… Monsieur Fleuriot, vous êtes un homme supérieur, et je vous admire de toute mon âme.

En même temps, elle lui tendit la main par un geste théâtral. Raymond saisit cette main, qu’il pressa convulsivement contre ses lèvres. Fanny la retira aussitôt, comme si elle regrettait de s’être abandonnée à son enthousiasme.

Il y eut un moment de silence. Chacun des deux associés se taisait, par crainte sans doute de trahir trop vite son ardent désir. Raymond était devenu tout à coup rêveur et soucieux.

— Eh bien ! monsieur Fleuriot, demanda Fanny de sa voix caressante, que comptez-vous faire maintenant ?

— Je le tuerai ! répliqua Raymond d’un air égaré.

— Eh ! bon Dieu ! qui donc voulez-vous tuer ?

Fleuriot parut sortir d’un songe.

— Excusez-moi, madame la marquise, et vous aussi, monsieur le vicomte, répliqua-t-il, je pensais à ce misérable Ducoudray ; je pensais qu’il est comblé de biens et d’honneurs, tandis que je vis pauvre, inconnu, oublié dans cette misérable bourgade… Et je veux tirer de cet infâme une terrible vengeance.

— Allons ! monsieur Fleuriot, reprit Fanny, ne vous abandonnez pas à des emportements indignes de vous. Ducoudray sera suffisamment puni quand on lui arrachera sa considération usurpée, quand il sera convaincu publiquement de vol et d’imposture ! Laissez faire le vicomte ; il va se rendre à Paris, et peut-être me déciderai-je à l’accompagner pour stimuler son zèle. Il verra le directeur général des télégraphes, il lui exposera les procédés honteux de votre ancien inspecteur, il plaidera chaleureusement votre cause… Qui sait même si le poste éminent qu’occupe au jourd’hui Ducoudray ne vous sera pas accordé quand vos droits seront reconnus ?

Cette perspective fit briller un éclair de joie dans les yeux de Raymond ; le voyant à demi vaincu, Cransac reprit, avec cette froideur hautaine dont il ne s’était pas départi dans le cours de cet entretien :

— Fanny a raison, monsieur Fleuriot ; tout conflit personnel serait absurde, lorsque vous tenez déjà une vengeance si complète et si sûre. Quant à moi, je n’hésite pas à prendre en main la défense de vos intérêts ; laissez-moi ce livre des signaux, il est indispensable que je le présente au chef de l’administration afin d’établir la réalité de votre découverte. Puis, ayez confiance ; vous n’attendrez pas long temps la réparation qui vous est due.

Et il voulut prendre le manuscrit resté sur la table. Mais Fleuriot, par un de ces mouvements impétueux qui lui étaient naturels, s’en empara et dit d’un ton ferme :

— Excusez-moi, monsieur le vicomte ; ce livre ne doit pas sortir de mes mains. Il y va de mon honneur et d’intérêts bien supérieurs à mes misérables intérêts personnels. Si donc ce livre doit être remis au chef de mon administration, je le lui présenterai moi-même… Jusque-là, il reste en ma garde ; et, moi vivant, je ne m’en dessaisirai pas…

Le vicomte ne put retenir une violente expression de dépit, qui se réfléta sur le visage rose et souriant de Fanny.

— Comme vous voudrez, répliqua Cransac sèchement.

— Voyons, monsieur Fleuriot, reprit la prétendue mar quise avec son accent le plus séduisant, vous êtes trop timoré… Allez-vous annuler les bonnes intentions du vicomte par un refus qu’on pourrait attribuer à la défiance ?

— Ce n’est pas défiance, madame la marquise. Dieu m’est témoin que personne au monde ne m’inspire plus d’estime et de confiance que vous et M. de Cransac. Si l’honneur me permettait ce que vous me demandez, je n’hésiterais pas. Je vous en conjure donc, respectez l’un et l’autre des scrupules, peut-être excessifs et que je défendrais mal, mais qui me paraissent sacrés.

Tout en parlant, il s’était levé et avait glissé le livre sous son bras.

— Ainsi donc, monsieur le vicomte, demanda-t-il avec embarras, vous faites de la remise de ce manuscrit la condition rigoureuse de votre intervention dans mes affaires, et, si ma conscience me défend de céder à votre désir, je dois m’attendre…

— Eh ! reprit Cransac avec aigreur, comment voulez-vous que je porte, contre un homme puissant et honoré, une grave accusation dénuée de toute espèce de preuves ? Ce serait m’exposer à un insuccès dont la honte retomberait sur moi comme sur vous.

— En ce cas, monsieur le vicomte, reprit Fleuriot tristement, il me reste à vous remercier, vous et madame la marquise, de votre bienveillance, et je ne compterai que sur moi-même pour obtenir justice.

— À votre aise, dit Cransac.

Raymond s’inclina et se dirigea vers la porte. Comme il allait sortir, Fanny éperdue courut à lui et lui prit les mains :

— Malheureux jeune homme, qu’allez-vous faire ? dit-elle avec une émotion réelle ou feinte.

Puis, elle ajouta plus bas :

— Oh ! ingrat !… ingrat !… Raymond troublé, fasciné par cette enchantéresse, s’arrêta quelques secondes. On put croire qu’il hésitait, que son énergique détermination allait enfin fléchir ; mais tout à coup il se dégagea des étreintes de Fanny, la remercia par un signe éloquent, et s’éloigna d’un pas rapide, comme s’il eût craint encore de céder à une puissante tentation.

Après son départ, les deux associés demeurèrent quelques instants consternés et silencieux.

— Eh ! eh ! pas si bête ! dit enfin le vicomte avec un rire amer ; je croyais le tenir et il nous échappe.

— Oui, il a évité le piége sans même l’avoir soupçonné… Mais savez-vous, Hector, que la possession de ce livre des signaux aurait une valeur inestimable ? Ce n’est plus deux cent mille francs qu’il faudrait en demander à Colman, mais cinq cent mille, un million peut-être… et Colman les donnerait.

En effet, ce livre serait une véritable fortune. Avoir à soi les secrets de la diplomatie, de la finance, de l’administration !… De par tous les diables, ce niais orgueilleux et sentimental m’a poussé à bout ; j’hésitais à le jouer comme l’a joué cet adroit Ducoudray ; mais je suis irrité de son insolence, de sa méfiance opiniâtre… Avant mon départ, que je ne pourrai, je le crains, retarder beaucoup, je veux trouver un moyen pour m’emparer de ce précieux manuscrit.

— Je le trouverai, moi ! dit Fanny résolûment ; vous savez, Cransac, que nous devons partager les bénéfices de cette affaire ? J’aurai le livre, je vous le promets.

— Et comment vous y prendrez-vous ? demanda le vicomte avec ironie.

— Bon ! Hector, allez-vous recommencer vos scènes de jalousie ridicule ? Pourquoi m’avez-vous amenée ici, sinon pour tourner la tête à ce jeune homme et le décider à nous abandonner le fruit de sa découverte ? Je suis dans mon rôle, ce me semble.

— Et ce rôle vous plaît, ma chère… Mais vous ne réussirez pas ; nous avons affaire à un de ces caractères que rien ne peut émouvoir.

— Laissez-moi tenter l’aventure… Aussi bien, si vous refusiez de me prêter assistance, je serais capable d’agir seule et pour mon propre compte.

— Ne parlez pas tant de votre indépendance, Fanny, et écoutez-moi… Brandin n’a envoyé aucun signal aujourd’hui ; c’est de mauvais augure, et peut-être cet homme est-il déjà arrêté au moment où je vous parle. S’il venait à me trahir, je serais arrêté à mon tour, et croyez-vous qu’alors vous n’auriez rien à redouter, vous ma compagne et ma complice ? Réfléchissez à tout cela, Fanny, et souvenez-vous que vos rêves peuvent avoir, avant demain, avant ce soir peut-être, un terrible réveil !

— Raison de plus pour nous mettre à l’œuvre sans perdre de temps.

Cransac, après avoir fait quelques tours dans le salon, se dirigea vers la porte.

— Eh bien ! où allez-vous donc ? demanda la jeune femme avec impatience.

— La dépêche que nous venons de surprendre au sujet des événements de Paris peut fournir à Colman l’occasion d’un bon coup de bourse à Bordeaux ; aussi vais-je lui envoyer cette nouvelle par un de nos pigeons messagers, en même temps que je lui apprendrai l’interruption de nos relations avec Brandin. Il me faut redoubler de précautions, car je sais maintenant que même cette correspondance, au moyen de pigeons, n’est pas exempte de dangers.

— Faites donc, et puis vous reviendrez ici. Hector, En core une fois, nous n’avons pas intérêt à nous brouiller, et tous nos efforts à l’un et à l’autre seront nécessaires pour mener à bien cette difficile entreprise !

XI

La recherche.


Le lendemain était un dimanche, et dans la matinée les dames Fleuriot se rendirent à l’office de la paroisse, située à une demi-lieue de Puy-Néré. Après la messe, Lucile retourna au village en compagnie des gens du pays, et elle se trouvait seule à la maison quand Fanny, qui peut-être connaissait cette circonstance, vint lui faire visite. Là soi disant marquise était vêtue avec son élégance habituelle, et armée d’une ombrelle rose qui excitait l’admiration des habitants du voisinage. Cependant elle avait un air grave, presque triste.

Lucile, fraiche et jolie dans sa robe à fond blanc, ses beaux cheveux blonds enroulés en boucles autour de son visage, accourut toute joyeuse au-devant de Fanny.

— Ah ! madame la marquise, quelle surprise agréable ! s’écria-t-elle ; je me disposais à bien m’ennuyer ici, car ma mère est restée à la ville, et mon frère est monté au télégraphe pour remplacer Morisset.

— Chère enfant ! répondit Fanny d’un ton mélancolique en lui donnant un baiser sur le front ; je suis heureuse aussi de pouvoir passer encore quelques instants avec vous, car peut-être n’en aurons-nous plus beaucoup à passer ensemble.

Elle s’assit en poussant un profond soupir.

— Bon Dieu ! que voulez-vous dire, madame la marquise ? demanda la petite avec une naive inquiétude.

— Eh bien, ma chère Lucile, peut-être notre séjour à Puy-Néré ne se prolongera-t-il pas autant que nous l’espérions. Hector, en achetant cette propriété, avait, comme personne ne l’ignore, des projets d’agrandissement qui ne semblent pas pouvoir se réaliser ; et puis il est rappelé à Paris par de graves intérêts ; quant à moi, malgré mes velléités d’indépendance, je serai bien obligée de le suivre.

En écoutant ces nouvelles, Lucile ne put retenir ses larmes.

— Quoi ! madame, allez-vous nous quitter déjà ? s’écria-t-elle ; j’espérais que vous resteriez au moins jusqu’à l’époque de mon mariage pour m’accompagner à l’autel.

— En effet, petite dissimulée, dit la marquise avec un faible sourire, j’ai appris que vous deviez vous marier prochainement, et, si nous vous quittons, vous n’aurez guère le loisir de nous regretter… Enfin, profitons de l’heure présente, et laissez-moi tout à la joie de me trouver encore avec vous.

Elles commencèrent alors une longue et intime causerie, à laquelle Fanny apportait autant de ruse et d’adresse que Lucile de candeur et de sincérité. La jeune maîtresse d’école racontait l’histoire de ses innocentes amours avec le joyeux inspecteur des télégraphes. La châtelaine l’écoutait avec une complaisance affectée, et il était visible qu’elle attendait un autre sujet de conversation, sans oser le faire naître. Comme Lucile ne paraissait pas près de tarir sur le compte de Georges Vincent, Fanny demanda avec distraction :

— Ah çà ! chère petite, nous avons reçu hier la visite de votre frère… Et il vous en a dit sans doute le résultat ?

— Mais non, madame, répliqua la jeune fille, dont le cours des idées fut changé brusquement par cette question : que s’est-il passé ?

— Vous n’avez donc pas vu M. Raymond ? Il ne vous a fait aucune confidence ?

— Aucune.

— Eh bien, ma chère, toutes nos bonnes intentions à l’égard de votre frère s’en sont allées en fumée… Écoutez-moi.

Fanny raconta comment l’expérience télégraphique avait eu lieu la veille au Château-Neuf, et comment Fleuriot, refusant avec obstination de confier son manuscrit au vicomte, celui-ci refusait à son tour de se charger des intérêts de Raymond.

Lucile écoutait ces détails avec un douloureux étonnement.

— Mon frère est fou, complètement fou, dit-elle ; repousser les bons offices d’un protecteur aussi puissant, aussi dévoué que M. le vicomte ! Mais ils sont tous ainsi dans cette singulière administration, timorés, soupçonneux, ayant peur de leur ombre ? Chère madame, priez M. le vicomte de s’apaiser, de prendre patience ; tout n’est pas dit encore au sujet de mon frère. Ma mère et moi nous lui parlerons, et nous réussirons peut-être à le rendre plus traitable.

— J’ai bien peur, Lucile, que vous échouiez cette fois l’une et l’autre. M. Raymond montre tant de roideur, tant de ténacité dans sa résolution…

En effet, s’il s’est buté à ce point, répliqua Lucile avec découragement, nous n’obtiendrons rien de lui. J’ai remarqué que, dans certaines circonstances graves, les prières et les larmes n’ont d’autre résultat que de l’irriter… Mais alors que faire ?

La pauvre enfant prit sa tête dans ses mains et réfléchit profondément, tandis que Fanny l’observait à la dérobée. Deux fois Lucile se redressa et sembla vouloir parler, deux fois la parole expira sur ses lèvres. Enfin elle dit d’une voix si faible qu’on l’entendait à peine :

— Et si… je vous remettais ce livre des signaux… moi !

Fanny éprouva un tressaillement.

— Elle y vient ! pensa-t-elle.

Cependant elle composa son visage et dit avec tranquillité :

— Vous savez donc où il est, Lucile ?

— Ne vous ai-je pas confié déjà, madame la marquise, que Raymond l’enferme dans l’armoire de sa chambre et comme je sais où il cache la clef de cette armoire, il me sera facile…

Elle s’arrêta de nouveau.

— Y pensez-vous, mon amie ! votre frère est d’une extrême violence ; s’il venait à s’apercevoir de la disparition de ce registre, il pourrait se porter aux plus grands excès…

— Ce n’est pas cela que je crains… Lui, mon indulgent et généreux Raymond ! il ne saurait tourner sa colère contrę ma mère ou contre moi… mais il ne me pardonnerait jamais.

— Il faut aimer votre frère pour lui-même, mon enfant ; et, sans aucun doute, il sera le premier à vous remercier de votre hardiesse après le succès.

— Eh bien ! madame, puisque vous approuvez mon projet, je n’hésite plus… Je vous remettrai ce manuscrit… Et tenez, ajouta Lucile avec résolution, pourquoi attendre davantage ? Nous sommes seules ici ; personne ne viendra nous déranger à pareil jour… Je vais monter à la chambre de Raymond.

— C’est cela, dit Fanny ; vous avez du bon sens et de l’énergie, chère petite… Mais ne me permettrez-vous pas de monter avec vous ?

— Volontiers, car aussi bien le courage pourrait me manquer au dernier moment. Tromper un si digne frère ! Mon cœur se serre à cette pensée.

Elle versa encore quelques larmes ; mais Fanny l’embrassa, l’encouragea, lui remontra de nouveau les avantages de cet acte de vigueur, et fit si bien que Lucile, essuyant ses yeux, lui dit résolument :

— Venez, madame.

Elle alla d’abord fermer la porte de la maison ; puis, prenant la prétendue marquise par la main, elle lui fit monter un escalier qui conduisait à l’étage supérieur, et l’introduisit enfin dans la chambre de Raymond.

Une exquise propreté en faisait le principal ornement. Les meubles, rares et grossiers, consistaient en un lit de fer sans rideaux, quelques chaises de paille et la grande armoire de chêne qui contenait les effets les plus précieux de l’ancien sous-officier. Trois ou quatre lithographies, représentant des généraux de l’armée d’Afrique, étaient suspendues aux murailles, dans des cadres de bois peint. Devant la fenêtre, une vieille table à pieds tors était chargée de papiers timbrés et de pièces de procédure, car on n’a pas oublié que Raymond Fleuriot, pendant les loisirs que lui laissait le service du télégraphe, faisait des copies pour des hommes de loi du voisinage.

Fanny observait avec curiosité tous ces détails. Quant à Lucile, elle était pâle et tremblante. Comme elle ne pouvait parler, elle fit signe à sa compagne de prendre place sur une chaise, et se mit à chercher la clef de l’armoire. Elle la trouva dans un tiroir de la table de son frère, et véritablement on s’expliquait pourquoi Fleuriot ne se souciait pas de porter cette clef sur lui. Elle était grosse et lourde comme la clef d’une ville.

Une fois en possession de cet objet, la jeune maîresse d’école s’avança en chancelant vers l’armoire. Mais, au moment d’ouvrir, elle fut prise d’un nouvel accès de frayeur.

— Mon Dieu ! madame, dit-elle, croyez-vous vraiment que mon frère pourra me pardonner ce que je vais faire ? La marquise lui répéta ses encouragements et ses promesses.

— Allons ! dit Lucile avec effort, vous êtes meilleur juge que moi dans cette affaire, car toutes mes idées sont boule versées… Puisse Dieu me pardonner si j’agis mal !

Elle enfonça la clef dans la serrure, ouvrit brusquement les battants de l’armoire, et les deux femmes plongèrent avec avidité leurs regards dans l’intérieur du meuble.

Il contenait du linge, des vêtements et plusieurs objets d’équipement militaire, tels que pompon avec le numéro du régiment où Fleuriot avait servi, épaulettes de sergent-major, dont une était percée d’une balle ; enfin, une gourde que l’ancien soldat avait portée dans toutes ses campagnes. On y voyait aussi une belle paire de pistolets modernes, présent d’un officier auquel Fleuriot avait sauvé la vie dans une rencontre avec les Arabes ; puis des états de service, des paperasses et plusieurs journaux, qui sans doute rendaient compte des combats auxquels Raymond avait pris part. Mais ce n’était pas tout cela que cherchaient les deux femmes émues et frémissantes ; c’était le livre des signaux, qui devait se trouver dans cette armoire… et il ne s’y trouvait pas.

Après un examen attentif, Lucile dit avec une vivacité qui ressemblait singulièrement à de la joie :

— Il n’y a rien… Le livre a disparu.

— En êtes-vous sûre ? demanda la marquise.

— Très-sûre… Je l’ai vu à cette place, il y a seulement quelques jours, et je ne le vois plus.

La prétendue marquise, horriblement désappointée, dut reconnaître elle-même que le précieux manuscrit n’était pas dans l’armoire.

— Peut-être l’aura-t-il caché dans quelqu’autre meuble de cette chambre ? reprit-elle.

— C’est possible. Cherchons.

Et mademoiselle Fleuriot se mit à bouleverser les tiroirs, les tables et le lit de son frère ; elle opéra des perquisitions jusque dans une pièce située à l’étage supérieur et qui servait de grenier ; tout fut inutile, le livre ne se trouvait pas.

— Que peut-il en avoir fait ? reprit Fanny en voyant Lucile s’asseoir épuisée ; l’aurait-il brûlé par hasard ? Non, non, madame ; il en resterait au moins des cendres dans la cheminée, et d’ailleurs Raymond sait que ce manuscrit peut un jour assurer sa fortune.

— Alors, il l’aura confié à quelqu’un ?

Il n’a pas d’amis dans le pays, et ce qu’il a refusé à M. de Cransac, il ne le confierait volontiers à personne.

— Où peut-il donc l’avoir caché ? L’aurait-il porté au télégraphe ?

— Oh ! pour cela, non ; il redoute par-dessus tout que Morisset et Bascoux aient connaissance de sa découverte…

— Mais attendez, ajouta Lucile en se frappant le front ; oui… ce doit être cela !

— Quoi ! vous savez où votre frère a déposé son manuscrit ?

— Peut-être ; écoutez-moi. Vous êtes montée, je crois, à la tour Verte, et vous avez pu remarquer dans l’escalier une porte basse qui se trouve au premier étage. Cette porte donne dans une pièce voûtée, qu’on appelle le cachot de la Naz-Cisa, et sur laquelle on raconte une lugubre histoire. C’est en effet une espèce de cachot, éclairé par des meurtrières, où les employés du télégraphe conservent diverses pièces de rechange pour le cas où la machine aurait besoin de réparations. J’y suis entrée une fois et c’est un triste lieu ; mais il est sûr, et quand la porte est close, vingt hommes armés de haches n’y pénétreraient pas, à moins de longues heures de travail. Or Raymond, comme employé de première classe, a la garde de ce réduit, et pourquoi n’y aurait-il pas déposé ce livre auquel il attache une si grande valeur ?

— Les autres employés n’y pénètrent donc pas ?

— Jamais ; Raymond en a la clef, et il la cache sans doute dans quelque crevasse de la tour, car elle est encore plus lourde et plus massive que celle de son armoire… Plus j’y pense, plus je suis certaine de ne pas me tromper. Il ne s’est pas absenté depuis hier que vous avez vu le livre entre ses mains ; il ne l’a ni brûlé, ni déchiré, ni confié à personne, ni envoyé nulle part… Il faut donc qu’il l’ait porté dans le cachot de la Naz-Cisa ; là seulement, avec sa défiance ombrageuse, il a pu le croire en sûreté.

Fanny demeurait consternée ; s’être tant approche du but et le voir reculer tout à coup à une immense distance ? Néanmoins, comprenant le danger de montrer son désappointement, elle reprit bientôt avec une gaieté forcée : Allons ! ma chère, il faut y renoncer. Comme nous n’avons pas vingt hommes armés de haches pour enfoncer le donjon où M. Fleuriot a enfermé son trésor, nous ne pouvons entreprendre cette conquête… Mais ne restons pas davantage dans cette chambre. Il n’est pas convenable…

— Oui, oui, madame, redescendons, dit Lucile avec em pressement, en remettant tous les meubles en ordre, et en effaçant la moindre trace de cette visite ; Raymond ne doit pas savoir la tentative que je viens de faire ; ce serait l’irriter gratuitement… Mais je ne renonce pas encore à l’espoir de le fléchir ; je lui parlerai, je lui ferai parler par notre mère, pour laquelle il a tant de tendresse et de respect.

— Cela vous regarde, ma chère, répliqua la soi-disant marquise avec froideur.

Et elles redescendirent dans la salle basse. Lucile, voyant la châtelaine mécontente, était très-intimidée. De son côté, Fanny, absorbée par ses réflexions, ne trouvait plus rien à dire. Aussi, après quelques instants de conversation languissante, se séparèrent-elles avec une sorte d’embarras.

Fanny, à peine rentrée au Château-Neuf, s’empressa de se rendre au cabinet de Cransac. Le vicomte s’y trouvait et se promenait avec agitation. Par la fenêtre ouverte, on apercevait le télégraphe en mouvement ; mais Cransac ne faisait pas ses observations ordinaires et ne songeait pas à noter les signaux, devenus aussi inintelligibles pour lui que pour le commun des hommes.

Aussitôt que Fanny parut, il vint précipitamment au-de vant d’elle.

— Eh bien ! demanda-t-il, avez-vous vu la petite ?

— Oui.

— Et vous n’avez pas réussi, malgré vos ruses féminines ?

— Votre habileté masculine eût échoué de même, Hector.

Et Fanny lui apprit en peu de mots ce qui venait de se passer. Le vicomte demeura un moment pensif, puis il dit d’un ton ferme :

— Allons ! le coup est décidément manqué, et nous ne viendrons jamais à bout de cet idiot têtu. Fanny, il faut quitter ce pays au plus vite ; et peut-être y sommes-nous déjà trop restés.

— Hector, Hector, ne me parlez pas d’abandonner Puy-Néré sans emporter ce livre !

— Je suis pourtant déterminé à ne partir qu’avec vous, Fanny. Je vous l’ai dit déjà bien des fois, nous sommes liés l’un à l’autre, et vous partagerez mon sort, quel qu’il soit, jusqu’à la fin de l’entreprise commune.

Fanny serra les lèvres avec un frémissement de colère, cependant elle reprit d’un ton calme, après une assez longue pause :

— Hector, quand voulez-vous que nous partions ?

— Peut-être y aurait-il prudence à nous mettre en route ce soir même ; mais, si vous y tenez, ce sera pour demain matin.

— Il suffit, dit Fanny en se levant avec résolution ; nous avons encore quelques heures devant nous et je veux essayer d’en tirer profit.

En même temps, elle remettait son chapeau et se disposait à sortir.

— Où allez-vous, Fanny ? demanda le vicomte avec éton nement.

— Là-haut ! dit-elle en désignant par un geste énergique la tour du télégraphe ; il est seul en ce moment, il a le manuscrit sans doute… Un peu de patience, Hector ! Je reviendrai bientôt.

Elle voulut sortir ; le vicomte la retint :

— Non, non, Fanny, reprit-il, restez ; cette démarche serait inutile ; je vous défends !…

— Voyons, monsieur, répliqua la prétendue marquise avec impatience, ceci devient une véritable folie. Qu’ai-je à craindre de cet homme ? Je lui imposerai d’un mot, d’un signe de la main. Sa stupide obstination me l’a rendu odieux, et je veux tirer vengeance de tous les ennuis qu’il nous cause.

Le vicomte essaya encore de la retenir, mais elle s’échappa en lui disant avec force :

— Hector, songez que Colman pourra nous donner un million de ce manuscrit… que je vais vous rapporter ?

Deux heures se passèrent. Cransac n’avait cessé de se promener avec impatience dans son cabinet, quand un pas léger et rapide se fit entendre de nouveau sur l’escalier et Fanny reparut. Une expression de consternation était répandue sur son visage. Elle se jeta dans un fauteuil, d’un air accablé, et garda le silence. Hector, de son côté, ne lui adressa aucune question, mais vint se placer devant elle et la regarda fixement.

— Ce Fleuriot, dit-elle enfin d’un ton sombre, a un bloc de pierre à la place du cœur ; j’ai pourtant employé contre lui des séductions qui eussent bouleversé les hommes les plus impassibles… Habitué à l’inexorable discipline militaire, infalué de son devoir, ne parlant que de sa conscience et de son honneur, il est demeuré inflexible. Vainement l’ai-je ému jusqu’à faire couler ses larmes, vainement l’ai-je blessé jusqu’à faire crisper son front… ce rustre à la volonté de fer n’a pas cédé ! Moi qu’il supposait être une riche et noble dame, entourée du respect de tous, je me suis abaissée devant lui sans obtenir la moindre concession…

Et elle frappait du pied avec rage.

— J’espère pourtant que vous n’êtes pas allée trop loin dans ce manége de coquetterie…

Laissez-moi donc en repos, répliqua brutalement Fanny en détournant la tête, puisque je vous dis que je le hais !

Hector se mit à rire.

— Allons, reprit-il, il n’est pas mal que les jolies femmes comme vous, Fanny, celles qui sont habituées à ce que rien ne leur résiste, rencontrent parfois de ces Catons contre lesquels leurs prestiges sont impuissants… Mais parlons sérieusement : savez-vous du moins où Fleuriot a pu cacher le livre des signaux ?

— Il s’est borné à me dire que son manuscrit était en lieu sûr ; mais j’ai sujet de croire que Lucile a deviné juste et que le livre se trouve dans l’ancien cachot de la tour Verte. En passant, je me suis arrêtée devant la porte de ce réduit, et il m’a semblé tout à fait convenable pour une pareille destination. Comme le disait encore Lucile, vingt hommes ne pourraient forcer sans de longs efforts la porte de chêne et de fer qui en défend l’entrée.

— C’est bon… Eh bien ! Fanny, puisque vous avez échoué, je vais, de mon côté, essayer de conquérir ce trésor.

— Que voulez-vous donc faire ? demanda Fanny au com ble de la surprise.

— Vous le saurez plus tard… Quant à vous, songez à tout disposer pour que nous puissions partir au premier moment.

XII

La légende de la Naz-Cisa.


Fanny, en effet, passa le reste de la journée à tout préparer pour le départ. Les domestiques furent mandés par elle, l’un après l’autre, et reçurent des instructions particulières ; une forte gratification, ajoutée à leurs gages, et de belles promesses pour l’avenir, les mirent complétement dans l’intérêt de leurs maîtres. Linge et vêtements furent rentassés dans des malles que l’on pouvait clore en un moment. Le vicomte et sa prétendue sœur devaient voyager dans une berline à laquelle seraient attelés les deux chevaux de la maison, sous la conduite de John, jusqu’au prochain relais de poste. On ne désignait pas le but du voyage et l’heure du départ, mais il fallait que chevaux et voiture fussent prêts au premier ordre.

Pendant que Fanny était occupée de ces soins divers, le vicomte, enfermé chez lui, écrivait des lettres, brûlait des papiers, et semblait de son côté tout disposer en vue de certaines éventualités. Puis on l’entendit aller et venir dans la maison comme s’il eût opéré des recherches d’un grand intérêt dans les circonstances présentes. Lorsqu’il rejoignit Fanny dans la salle à manger pour le repas du soir, son visage trahissait une vive satisfaction. Fanny n’osait l’interroger en présence des gens de service ; mais, quand on se leva de table pour passer au salon, elle lui fit les questions les plus pressantes sur ses projets ultérieurs.

— Ayez l’esprit en repos, ma chère, répondit Cransac en souriant ; votre assistance m’est inutile pour l’exécution de mon plan. Si je réussis, vous saurez tout.

Sans vouloir l’écouter davantage, il alluma un cigare et alla faire un tour dans le jardin.

Fanny était fort intriguée ; quelles pouvaient être les intentions de Cransac ? Elle se perdait en conjectures, et plusieurs fois dans la soirée elle essaya encore de lui arracher son secret. Hector finit par la congédier brusquement et rentra dans sa chambre, tandis que la jeune femme, irritée et mécontente, regagnait la sienne.

Il était en ce moment dix heures du soir, heure très avancée dans ce village solitaire dont les habitants se couchaient à la chute du jour. Fanny renvoya sa femme de chambre, mais elle ne songeait pas à prendre du repos, et elle s’absorba en apparence dans la lecture d’une revue de modes. En réalité elle était attentive au plus léger bruit qui se faisait dans la maison. Soupçonnant que Cransac préparait quelque chose pour la nuit même, elle voulait être de moitié dans cette entreprise quelle qu’elle fût. Le vicomte en effet veillait de son côté, et on voyait un rayon lumineux filtrer de sa fenêtre qui donnait sur la cour. Fanny devina que son associé se défiait d’elle, comme elle se défiait de lui ; sans doute il attendait qu’elle fût couchée et endormie pour donner suite au dessein qu’il méditait.

Pénétrée de cette pensée, elle alla et vint dans la chambre pour faire croire qu’elle se disposait à se mettre au lit ; puis elle éteignit sa lampe et demeura immobile dans les ténèbres.

Près d’une heure s’écoula encore, et elle commençait à croire que ses soupçons n’avaient rien de fondé, quand son obstination reçut sa récompense. Dans cette vieille demeure vermoulue, le moindre mouvement causait des ébranlements fort sensibles ; les planchers criaient sous les pas, les portes grinçaient bruyamment. Aussi Fanny n’eut-elle pas de peine à s’assurer que le vicomte, après être sorti de sa chambre, descendait l’escalier et ouvrait la porte du jardin. Prompte comme l’éclair, elle jeta sur ses épaules un châle qu’elle avait disposé à cet effet, couvrit sa tête d’un foulard qu’elle arrangea en marmotte, et descendit précipitamment à son tour.

Dans le jardin, elle aperçut quelqu’un qui marchait le long des allées mal entretenues et se dirigeait vers une petite porte donnant sur la campagne. Elle se mit à courir, et au moment où Cransac allait refermer la porte, elle lui dit tout à coup de sa voix la plus doucereuse :

— Où donc allez-vous à pareille heure, mon cher vicomte ?

Cransac s’était retourné furieux et menaçant.

— Encore vous ! s’écria-t-il ; cet espionnage m’obsède et….

Mais, se ravisant aussitôt, il partit d’un éclat de rire. Vous êtes vraiment pétrie de malice et d’obstination, Fanny, poursuivit-il ; qui se serait attendu à vous trouver là !… Eh bien, puisque vous voulez voir, vous verrez ; puisque vous voulez venir, venez… Vous aurez moins d’agrément dans cette aventure que vous ne l’espérez peut-être…

Fanny ne se fit pas répéter cette invitation et se glissa hors du jardin. Ce fut seulement quand elle se trouva dans un chemin creux, en pleine campagne, qu’elle demanda avec une vague inquiétude :

— Où me conduisez-vous, Cransac ?

— Parbleu ! à la tour Verte… C’est dans cette masure qu’est cachée la lampe merveilleuse de notre Aladin du télégraphe, et je vais voir s’il n’y aurait pas moyen de s’emparer du précieux talisman.

— Y pensez-vous. Hector ? Comment entrerons-nous ?

— Ceci me regarde… Du reste, ma chère, je dois vous prévenir qu’il y a des revenants dans cette vieille tour, et passer une partie de la nuit en compagnie de ces messieurs pourrait ne pas être de votre goût.

Fanny tressaillit et se rapprocha de son compagnon par un mouvement involontaire. Si hardie qu’elle fût envers les vivants, elle avait, grâce à son éducation première, une extrême frayeur des habitants de l’autre monde. Cransac le devina.

— Voyons, reprit-il de son ton railleur, si le cœur vous manque, vous pouvez encore revenir en arrière, et je suis prêt à vous accompagner jusqu’à votre chambre.

— Vous vous moquez, Hector ; marchons.

— Comme il vous plaira.

Et on continua d’avancer.

La nuit était très-noire ; il n’y avait pas de lune et d’épais nuages couvraient le ciel. Un silence morne régnait dans la campagne, où rien ne pouvait servir de point de repère aux yeux comme aux oreilles. Cransac, à qui les localités étaient familières, suivait sans hésitation le chemin caillouteux bordé de baies où l’on s’était engagé ; mais la jeune femme éprouvait beaucoup de difficulté à marcher ; ses pieds délicats, aux minces chaussures, s’embarrassaient dans de hautes herbes ou se heurtaient aux pierres dont la route était jonchée. Comme on ne songeait nullement à lui offrir le bras, elle le prit sans façon, et alors elle s’aperçut que le vicomte pouvait alléguer une excuse pour son défaut de galanterie. Il était chargé de divers objets, nécessaires sans doute à l’exécution de son entreprise. C’était notamment une lanterne, qu’il ne jugeait pas prudent d’allumer encore, puis différents autres ustensiles de fer qui s’entrechoquaient dans les poches de son surtout.

Bientôt on commença de s’élever sur la pente dont la tour Verte formait le couronnement. Là, une lueur vague permettait d’avancer avec plus de facilité ; en revanche, on risquait d’être vu ou entendu par quelque passant attardé, ct Cransac s’arrêta plusieurs fois afin de s’assurer que personne n’était à portée de l’épier. Le village de Puy-Néré, dont on entrevoyait les habitations comme des masses sombres, semblait profondément endormi. Une seule lumière apparaissait, terne et pâle, à une fenêtre, et l’on reconnut que cette fenêtre était celle de Raymond Fleuriot. Cependant cette circonstance n’inquiéta pas le vicomte.

— Tout va bien, reprit-il d’un ton enjoué ; tandis que notre intraitable ami s’escrime là-bas à copier des actes de procédure, il ne songe pas à venir, en vaillant paladin, défendre la tour où son trésor est caché.

— Et nous enlèverons le trésor, répliqua Fanny avec une joie farouche ; je ne saurais vous dire combien j’ai cet homme en horreur à présent !… Mais, encore une fois, Hector, comment ouvrirez-vous la porte du réduit et même la porte extérieure de la tour, que les employés du télégraphe ont la consigne de fermer chaque soir ?

— Puisque nous sommes en plein mille et une nuits, je dirai : « Sésame, ouvre-toi. » Aussitôt verrous et serrures céderont par enchantement.

— Vous êtes insupportable.

Cransac, secrètement blessé de l’opiniâtreté de Fanny à le suivre, à surveiller toutes ses démarches, s’en vengeait par des railleries.

Ce n’est pas le vulgaire Raymond Fleuriot que je compte trouver à la tour Verte, poursuivit-il de son ton moqueur ; c’est la « Dame au nez coupé » que les gens du pays appellent en patois « la Naz-Cisa, » et qui revient, dit-on, chaque nuit, depuis des siècles, dans cette tour où elle est morte… Vous avez certainement entendu parler de la Dame au nez coupé, ma chère ? La mère Fleuriot ou Lucile a dû vous conter cette légende, qui est connue ici de tout le monde.

— Je n’ai jamais entendu parler de cette sotte histoire.

— En ce cas, je vais vous la dire en peu de mots, pen dant que nous montons cette ennuyeuse pente.

« Vous saurez donc qu’autrefois, au moyen âge, il y avait là-haut un château fort, dont il ne reste plus aujourd’hui que cette tour penchée et à moitié croulante où nous allons. Les sires de Puy-Néré, ses possesseurs, ne paraissent pas avoir joué un grand rôle dans l’histoire ; cependant il est probable que, à l’époque dont il s’agit, époque d’anarchie et de guerres continuelles, ils avaient une certaine importance dans un rayon de quelques lieues autour de leur manoir ; et peut-être, abrités derrière leurs murailles crénelées, ont-ils eu la velléité de se proclamer indépendants et de trancher du potentat, comme tant d’autres hobereaux de province.

« Quoi qu’il en soit, à une date qu’il est impossible de préciser, un seigneur de Puy-Néré avait une jeune femme dont la beauté était célèbre. Dans les réunions de la noblesse, dans les tournois et jusqu’à la cour de France, dit-on, il n’était bruit que de la charmante dame de Puy-Néré. Mais ce que les troubadours, les ménestrels, les pèlerins et les chevaliers errants vantaient en elle, ce n’était pas, comme d’ordinaire, « ses beaux yeux, son doux sourire, ses célestes attraits ; » elle avait tout cela sans aucun doute, mais la légende n’en dit rien ; la légende ne cite qu’une de ses perfections, c’était… son nez. Ce maître nez-là, selon les chroniqueurs, passait pour la huitième merveille du monde. Était-il retroussé comme celui de Roxelane, ou bien était-il aquilin comme celui du père Aubry, ce nez qui, selon Chateaubriand, « aspirait à la tombe par sa propension naturelle vers la terre ;  » c’est là encore un point sur lequel l’histoire garde le silence. Toujours est-il que le nez de la dame de Puy-Néré faisait tourner les têtes ; les troubadours le chantaient sur tous les tons, les chevaliers dans les joutes portaient ses couleurs et rompaient force lances en son honneur ; c’était une des gloires de ce temps-là.

« La dame, comme vous le pensez bien, n’ignorait pas les triomphes de son nez ; aussi ne perdait-elle aucune occasion de le faire voir. Aux noces comme aux enterrements, à la danse comme aux passes d’armes, elle arrivait, pimpante et coquette, avec son illustre nez. Elle le montra si bien qu’il en résulta de nombreux scandales, et qu’un beau jour le seigneur de Puy-Néré lui-même n’eut plus aucun doute sur la tache imprimée à son nom. Comme on était encore à moitié sauvage en ce temps-là, il eut la sottise de se fâcher, et résolut de tirer une vengeance terrible de cet outrage. »

Soit par hasard, soit à dessein, Cransac s’interrompit et parut fort occupé de mettre en ordre les ustensiles dont il était porteur.

— Eh bien ! que fit-il ? demanda Fanny avec empressement.

Le vicomte se mit à rire.

— Je vous y prends, ma chère, répliqua-t-il ; vous ne vouliez pas m’écouter, et, si je m’étais avisé de traiter devant vous quelque grave question historique, vous eussiez songé à tout autre chose. Mais, en votre qualité de femme, tout ce qui touche à une femme prend de l’attrait pour vous, et vous vous intéressez même au nez de cette dame peu vertueuse… Aussi, afin de ne pas vous faire languir, vous dirai-je que le mari, furieux, lui coupa son nez charmant et la confina dans le cachot du donjen pour le reste de ses jours. C’était là une vengeance assez ridicule ; mais, je vous le répète, on était encore très-barbare à cette époque reculée.

« La prisonnière, qui, à partir de ce moment, reçut le nom de Dame au nez coupé, ou Naz-Cisa, ne manifesta aucun repentir de sa faute. Au contraire, chaque fois que son mari, qui seul pénétrait dans sa prison, venait lui apporter de la nourriture, elle l’accablait de railleries mordantes, de sarcasmes amers. En vain essayait-il de lui imposer silence ; Naz-Cisa lui prodiguait les injures les plus capables de l’exaspérer. Le mari malheureux fut souvent sur le point de la tuer ; mais toujours un sentiment de pitié, le souvenir de son ancien amour pour elle, l’empêchaient de céder aux transports de sa colère. Cependant, une fois, elle l’irrita par des épithètes tellement offensantes, par des outrages si directs, que le sire de Puy-Néré résolut d’en finir avec elle. Ne voulant pas la frapper avec son poignard ou la laisser mourir de faim, il s’avisa d’un moyen nouveau pour se venger… Quel était ce moyen ?… Je vous le donnerais en cent, je vous le donnerais en mille, ma chère, que vous ne le de vineriez pas ! »

— Eh ! que m’importe, monsieur ! répliqua Fanny avec un ton d’indifférence qui cachait une curiosité très-réelle.

— Eh bien ! voici la fin de l’histoire : Naz-Cisa, depuis qu’elle était enfermée dans un cachot, où, selon l’usage de ces sortes de lieux, il ne faisait pas très-clair, ne s’était pas vue, et elle n’avait pas une idée bien nette du changement opéré dans sa figure. Son mari lui apporta une bougie allumée et un petit miroir de Venise. La coquette, en recevant ces deux objets, n’eut rien de plus pressé que de chercher dans le miroir ses traits autrefois si beaux, et elle en oublia d’injurier le pauvre sire comme de le remercier. Mais, àà peine eut-elle regardé son visage dans la glace et aperçu le trou sanglant qui remplaçait son célèbre nez, qu’elle poussa un cri effroyable et tomba roide morte.

« Depuis ce temps le château a été démoli, la race des sires de Puy-Néré n’existe plus. Cependant les gens des environs sont prêts à jurer que Naz-Cisa, qui est morte sans confession et en état de péché mortel, revient encore chaque nuit dans le cachot de la tour Verte. Ceux qui l’ont vue affirment qu’elle apparaît sous la forme d’une belle femme, vêtue d’une robe blanche, mais défigurée par une plaie béante au milieu du visage ; d’une main elle tient un cierge allumé, de l’autre un miroir dans lequel elle se regarde en poussant des cris lamentables. Ceux qui ne l’ont pas vue affirment le fait avec plus de force encore… D’où je conclus, ajouta le vicomte gaiement, que nous pourrions bien rencontrer Naz-Cisa avant peu… car voici le donjon et minuit va son ner. »

On arrivait en effet au pied de la tour Verte, dont l’immense silhouette se dessinait confusément sur le ciel. À cette hauteur, la brise nocturne se faisait sentir, et Fanny frissonnait de froid, aussi bien peut-être que de frayeur, sous ce souffle glacé. Cependant lorsque l’on s’arrêta devant l’ancien donjon de Puy-Néré, elle dit en affectant une indifférence railleuse :

— Vous êtes un charmant conteur, Hector ; mais la légende vous apprend-elle aussi le moyen de pénétrer dans cette masure ?

— Certainement, ma chère, et un moyen infaillible…. Vous allez voir !

Fanny entendit un cliquetis de ferraille ; puis, après quelques tâtonnements, une clef fut introduite dans la serrure, et enfin la porte tourna lourdement sur ses gonds. Une bouffée d’air chaud, humide, ayant l’odeur de moisi, frappa les deux associés au visage. Avant même que Fanny eût pu se remettre de son étonnement, Hector la prit par la main, l’entraîna dans la tour, et repoussa avec précaution la porte qui se referma.

Les deux chercheurs d’aventures se trouvaient au milieu de ténèbres profondes ; mais Cransac s’empressa d’enflammer une allumette et d’allumer la lanterne qu’il avait apportée. Alors ils purent reconnaitre qu’ils étaient dans une espèce de vestibule, au pied de l’escalier en colimaçon qui montait jusqu’à la plate-forme du télégraphe.

— Bon Dieu ! Hector, demanda Fanny stupéfaite, par quel miracle avez-vous pu vous procurer cette clef ?

— De la manière la plus simple et sans aucune espèce de magie. Vous oubliez que, en ma qualité de propriétaire du Château-Neuf de Puy-Néré, je suis aussi propriétaire de la tour Verte. Or, dans le chartier où j’ai découvert le manuscrit contenant la légende de Naz-Cisa, j’ai découvert de même un vieux trousseau de clefs dont vous voyez l’usage… Mais tout sera remis en question si je ne parviens à ouvrir la porte du cachot, comme j’ai ouvert celle de la tour. Montons.

Il s’engagea sur les degrés de pierre, usés par le passage de bien des générations, et Fanny le suivit. Du reste, leur ascension ne fut pas longue. Vers la douzième ou quinzième marche, ils rencontrèrent dans un angle de l’escalier, une porte de chêne, toute cuirassée de gros clous à tête carrée, sur lesquels la rouille n’avait pu mordre. C’était là l’ancien cachot de Naz-Cisa, suivant la tradition ; c’était aussi le réduit où l’on conservait les pièces de rechange du télégraphe, et où l’on supposait que Raymond Fleuriot avait caché son livre des signaux.

Le vicomte et Fanny s’arrêtèrent devant cette porte. Au moment de tenter l’épreuve décisive, ils ne parlaient plus et leurs cours battaient d’anxiété. Cransac ayant chargé sa compagne de tenir la lanterne, tira de sa poche une énorme clef, à laquelle pendait une étiquette en bois dont l’inscription était illisible. Il s’empressa d’introduire cette clef dans la serrure, la même peut-être qu’au temps de Naz-Cisa, et essaya d’en faire jouer les solides ressorts. Mais, bien qu’il y employât toute sa vigueur, le pène colossal demeura immobile dans sa rainure.

— C’est étrange ! dit Cransac après de longs efforts ; cette clef est pourtant la véritable et je sais que les employés du télégraphe ouvrent fréquemment cette porte. Or, s’ils y parviennent, pourquoi n’y parviendrais-je pas comme eux ? S’asseyant sur une marche, il enleva soigneusement la rouille et les corps étrangers qui remplissaient les sinuosités de la clef ; puis il la frotta avec de l’huile tirée d’un flacon dont il s’était muni.

Pendant qu’il se livrait à ce travail, Fanny, enveloppée dans son châle, s’était assise elle-même sur la marche supérieure. En temps ordinaire, la frivole Parisienne se fût contentée de rire du lugubre récit que le vicomte venait de faire. Mais sa position présente modifiait considérablement les idées qu’elle aurait pu avoir en plein jour, dans un sa lon rempli de femmes rieuses et de spirituels étourdis. Elle oubliait presque en ce moment l’objet de cette visite nocturne, Mille images monstrueuses se présentaient à son esprit, flottaient devant ses yeux. Le silence morne qui régnait dans la tour, le souffle glacé de la brise qui y pénétrait par les lézardes, tout contribuait à refouler ses instincts ordinaires, à la rendre différente d’elle-même ; ce n’est pas habituellement contre le silence, l’obscurité et les fantômes de l’imagination, que ses pareilles ont du courage.

Cependant Cransac, ayant terminé sa besogne, s’empressa de faire un nouvel essai. Cette fois la clef pénétra dans la serrure et tourna sans difficulté. La porte s’ouvrit si soudainement que le courant d’air faillit éteindre la lanterne dont Fanny était chargée ; Fanny elle-même ne put retenir un cri de terreur.

La tour penche dans le sens où s’ouvre la porte, dit le vicomte ; voilà la cause de ce brusque mouvement auquel, quoi que vous en pensiez, la Naz-Cisa est tout à fait étrangère… Mais ne perdons pas de temps. Il descendit un perron de trois ou quatre marches informes qui conduisait dans l’intérieur du cachot, et Fanny le suivit avec quelque hésitation. Bientôt l’un et l’autre purent examiner avec curiosité l’étrange lieu où ils venaient de pénétrer.

C’était une pièce voûtée qui semblait avoir été destinée de tout temps à servir de prison, et la voûte était soutenue par de grossiers pilastres, aux ornements barbares. Des dalles énormes servaient de plancher. En face de la porte, le mur, qui avait au moins six pieds d’épaisseur, formait une embrasure évasée, au fond de laquelle se trouvait une meurtrière en forme de croix. Le long de cette embrasure régnait un banc de pierre, sur lequel les anciens habitants de ce cachot venaient sans doute s’asseoir pour chercher un peu d’air et de jour.

Il n’y avait plus trace, comme on peut croire, des scènes hideuses dont cet endroit avait été le théâtre à une époque reculée. De larges crevasses, comme des serpents capricieux, sillonnaient les murailles et les voûtes. Quelques solives légères, des cordes, des poulies, des ferrailles appartenant à l’administration des télégraphes, étaient entassées dans une portion de la salle moins exposée que les autres aux infiltrations de la pluie, et rappelaient seules l’œuvre des hommes vivant au milieu de cette ruine sinistre.

Fanny, élevant sa lanterne, promenait autour d’elle un regard lent et craintif. Elle n’osait ou peut-être ne pouvait parler ; mais évidemment elle ressentait un malaise inexprimable.

Le vicomte, beaucoup moins impressionnable, s’était déjà mis à la recherche du livre des signaux ; il allait et venait avec une vive impatience. Du reste, ces investigations ne furent ni longues ni difficiles. Il n’y avait là que les quatre murs, et quand le petit nombre d’objets appartenant au service télégraphique eurent été déplacés sans résultat, on ne put douter que Raymond Fleuriot n’eût caché ailleurs son précieux manuscrit.

Cransac ressentit un violent désappointement.

— Rien ! dit-il d’une voix sourde en laissant tonber ses bras ; que l’enfer le consume !

— Ne jurez pas, balbutia Fanny avec effort.

Le vicomte continuait de regarder attentivement autour de lui. Tout à coup il demeura immobile ; son œil devint fixe, et il s’écria en étendant la main :

— Que vois-je donc là-bas ?

Fanny éprouva un tressaillement horrible. Avant qu’elle eût pu comprendre de quoi il s’agissait, Cransac lui arracha la lanterne, et courut vers une espèce de niche pratiquée dans le mur et dont il était assez diffficile de deviner l’usage primitif. Cette niche contenait un objet peu volumineux, enveloppé d’une toile grossière, dont le vicomte s’empara. Écartant la toile par un mouvement brusque, il mit à découvert le livre des signaux.

Après s’être assuré qu’aucune erreur n’était possible, il laissa éclater sa joie.

— Colman est un grand homme ! s’écria-t-il, et décidément ce Fleuriot, malgré sa défiance, n’est pas de force à lutter contre nous… J’ai conquis la lampe merveilleuse ; maintenant qu’Aladin vienne la reprendre !

Et il glissa le livre dans la large poche de son pardessus.

— Eh bien ! Hector, reprit Fanny avec une agitation fébrile, puisque nous possédons enfin ce que nous cherchions, rien ne nous retient plus ici.

— Peureuse ! Il suffit d’une mise en scène de mélodrame, d’un bout de vieille légende à revenants pour vous faire pâlir et trembler, vous qui, je le sais, braveriez courageusement des dangers plus réels… Mais vous avez raison, ma chère, il ne nous reste rien à faire ici, et je ne tiens pas plus que vous à prolonger notre séjour dans ce riant appartement de la belle Naz-Cisa.

— Laissez donc cette pauvre femme en paix, dit Fanny d’une voix étouffée.

Elle voulut sortir la première du cachot, et elle tint encore la lanterne pendant que Cransac refermait la porte avec soin. Mais cette précaution ne suffit pas au vicomte ; après avoir retiré la clef qu’il remit dans sa poche, il alla chercher des graviers et des petits morceaux de bois dont il bourra le trou de la serrure.

— Et maintenant, reprit-il avec satisfaction, si maître Fleuriot, en montant au télégraphe, a la velléité de s’assurer que le livre des signaux est toujours à sa place, il éprouvera quelque difficulté à réussir. Il n’existe plus d’autre moyen de pénétrer chez madame Naz-Cisa que de briser la porte… Et la chose ne sera pas aisée, comme vous voyez,

Ils descendirent l’escalier tournant et, après avoir éteint la lanterne, ils ne tardèrent pas à se retrouver en plein air.

Alors Fanny respira longuement et releva la tête, comme si elle venait d’échapper à un affreux cauchemar. Au fur et à mesure que l’on s’éloignait de la vieille tour, elle semblait se ranimer ; elle parlait avec vivacité et paraissait toute prête à rire des terreurs qui l’obsédaient peu de minutes auparavant.

En retournant au Château-Neuf, Cransac et sa compagne aperçurent, dans le village endormi, cette unique lumière qui les avait frappés déjà.

— Voyez, dit Fanny d’un ton moqueur, il est encore au travail… il est capable de gagner vingt sous cette nuit, pendant que nous venons de conquérir une fortune à ses dépens !… Ah ! je suis bien vengée !

— Vengée… de quoi ?

— De sa résistance insultante à mes supplications. J’avais en moi-même une confiance qu’il a détruite, et c’est là une de ces offenses que nous ne pardonnons guère… Mais vous, Hector, je ne vous trouve pas aussi joyeux et aussi fier que vous devriez l’être, quand nous avons réussi au delà de nos espérances !

En effet, plus la jeune femme devenait expansive et causeuse, plus Cransac, les premiers moments passés, se montrait sombre et rêveur.

— Fanny, reprit-il d’une voix sourde, j’ai beau faire, je ne saurais oublier que ce malheureux jeune homme, qui veille là-bas pour gagner son pain et celui de sa famille, m’a sauvé récemment de la plus hideuse des morts !

— Bon ! encore cette soite histoire de chien enragé ! Sur ma foi, Hector, vous avez trop de goût pour l’anecdote et pour la légende ; tous ces beaux sentiments-là ne peuvent que vous nuire.

— Vous, Fanny, vous êtes incapable d’éprouver des sentiments de ce genre… Peut-être ignorez-vous comment s’appelle l’acte que nous avons commis tout à l’heure à la tour Verte ?

— Qu’importe le nom ! c’est un acte d’habileté qui vous fait grand honneur, vicomte.

— C’est un VOL ! Fanny, répliqua Cransac avec véhémence ; nous venons la nuit, en nous servant de doubles clefs, dérober à un pauvre diable le fruit de son travail ; nous ne sommes donc, vous et moi, rien de plus que des voleurs… Ah ! poursuivit-il en poussant un soupir, qui m’eût dit que moi, le dernier représentant d’une vieille et noble famille, je tomberais si bas ? Vous et vos pareilles, Fanny, vous nous poussez dans ces abimes de honte.

— Ce pauvre vicomte ! Il tourne décidément au bourgeois vertueux et sentimental… c’est à ne pas le reconnaître. Mais tenez, Hector, j’excuse cette ridicule boutade en faveur de la présence d’esprit, de la haute intelligence dont vous avez fait preuve cette nuit… Demain, au jour, vous jugerez des choses différemment, j’en suis sûre.

Pendant cette conversation, on était arrivé à la porte du jardin sans avoir rencontré personne. Comme Cransac et sa compagne se disposaient à gagner leurs appartements respectifs, Fanny reprit :

— Ah ! çà, Hector, n’allez-vous pas fixer maintenant l’heure du départ ? Notre mission dans ce pays maussade se trouve heureusement terminée, et Bordeaux même me paraîtra désormais un lieu de délices.

— Nous verrons demain… On ne saurait découvrir de sitôt la soustraction que nous venons d’accomplir… Prenons patience.

Et le vicomte rentra précipitamment chez lui.

— Voudrait-il m’abandonner à présent ? se demandait Fanny en rentrant dans sa chambre à son tour. Peut-être, en effet, songe-t-il à me ravir ma part de l’énorme somme dont Colman payera la possession de ce manuscrit… Mais je serai sur mes gardes et il ne se débarrassera pas ainsi de moi.

Elle ne se coucha qu’après s’être assurée que Cransac reposait lui-même ; encore ne dormit-elle que d’un œil et elle eut l’oreillé au guet pendant le reste de la nuit.

XII

L’explosion.


Le lendemain, un peu après le lever du soleil, Cransac était posté à la fenêtre de son cabinet, qui donnait sur la tour Verte, et il avait disposé les volets de manière à pouvoir suivre les mouvements du télégraphe, sans s’exposer à être épié lui-même de la plate-forme de la tour.

Quoiqu’une brume légère enveloppât la campagne, la machine transmettait déjà des signaux, mais avec lenteur, à travers cette atmosphère vaporeuse, et Hector les notait au passage. Sur la table, à portée de sa main, on voyait le précieux manuscrit dont il s’était emparé la nuit précédente. Avant de s’enfuir avec son trésor volé, il voulait s’assurer s’il en pourrait aisément faire usage, et il tentait l’épreuve en ce moment.

Bientôt un de ces signaux, appelés réglementaires, et que Cransac avait appris à connaître, lui annonça que la dépêche était finie, et la machine, comme pour ne lui laisser aucun doute à cet égard, demeura immobile pendant un temps assez long. Alors le vicomte, reprenant une à une les figures qu’il avait notées, en chercha la signification dans son vocabulaire.

Les indications de Fleuriot étaient si précises, d’ailleurs la méthode par elle-même était si ingénieuse et si simple, que Cransac ne tarda pas à trouver un sens non-seulement raisonnable, mais encore vraisemblable à sa version. En revanche, à mesure qu’il avançait dans sa besogne, il se montrait vivement agité. Il devenait pâle, une sueur froide mouillait son visage. La traduction achevée, il s’assura encore de la valeur de certains signaux et en fit l’objet d’une étude approfondie ; toujours même résultat désolant.

Cransac se leva, le front crispé, et se promena dans son cabinet d’un pas irrégulier. Tout à coup il parut prendre son parti ; il serra précipitamment le livre des signaux, se couvrit de ses habits de voyage, et acheva de remplir les malles commencées la veille. Puis, après avoir fermé serrures et cadenas, il descendit à l’écurie, et appelant John, il lui commanda d’atteler sur-le-champ les chevaux à la berline.

John, qui venait de s’éveiller, voulut demander quelques explications ; un geste énergique lui ferma la bouche, et le domestique se mit en devoir d’obéir.

Alors le vicomte remonta à sa chambre, afin de prendre ses dispositions dernières et de s’assurer qu’il ne laissait aucune trace de ses menées coupables à Puy-Néré. Ayant fait soigneusement disparaître tout ce qui eût pu fournir plus tard des armes contre lui, il allait sortir, quand Fanny, qu’il semblait avoir complétement oubliée, entra dans la chambre.

Sans doute la jeune femme venait d’être prévenue à l’instant de ce départ subit, car elle était encore en robe du matin, en pantoufles et en papillottes. Elle se posa devant Cransac et lui dit d’une voix irritée :

— Quoi donc ! monsieur, comptez-vous partir sans moi ?

Sa présence ne parut pas alarmer et embarrasser Hector autant qu’elle s’y était attendue peut-être.

— Ah ! c’est vous, Fanny ? dit-il avec distraction ; ma foi ! vous êtes libre de me suivre si c’est votre idée et si vous craignez par trop les éclats de colère de votre amoureux transi.

— Que signifie ceci, monsieur ? Ne m’avez-vous pas dit hier au soir que le voyage était ajourné ?

— Je vous l’ai dit hier au soir en effet, mais j’ai changé d’avis ce matin… Et si vous voulez connaitre la cause de ce changement, lisez, avant que je la déchire, la première dépêche que je viens de traduire au moyen du livre de notre ami : elle vous édifiera suffisamment, j’imagine, sur la situation.

Il lui présenta le papier contenant sa version télégraphi que : la dépêche était ainsi conçue :

« Ordre à M. le procureur général de Bordeaux de faire arrêter sur-le-champ et d’envoyer à Paris le nommé Hector de Cransac et ses complices, accusés d’escroqueries nombreuses et de corruption envers un fonctionnaire public. »

Fanny était atterrée.

— Eh bien ! qu’en pensez-vous ? demanda le vicomte avec ironie ; l’expérience est gentille, n’est-ce pas ? Est-ce clair ?… « Et ses complices, » avez-vous bien compris ce petit détail, ma chère ? « ses complices, c’est-à-dire tous ceux qui sont en rapport immédiat avec ma personne, qui partagent le produit de mes opérations… Maintenant vous savez à quoi vous êtes exposée, si l’on vous trouve en ma compagnie ; choisissez le parti qui vous conviendra le mieux.

La jeune femme réfléchit quelques secondes :

— Je pars, dit-elle enfin d’un ton résolu.

— En ce cas vous avez dix minutes pour vous préparer. Quant à écrire des lettres, à faire des adieux, il n’y faut pas songer. M. le procureur général se montrera sans doute expéditif ; il importe que ce soir je sois loin d’ici et qu’on ait perdu complétement mes traces.

— Il suffit ; je serai prête.

Le délai fixé par Cransac n’était pas expiré que la Parisienne, en costume de voyage, arrivait dans la cour avec ses cartons et ses paquets. En un clin-d’œil tout fut chargé, et les voyageurs, après avoir donné leurs dernières instructions aux domestiques, montèrent en voiture.

— Quelle route prend monsieur ? demanda John qui était déjà sur son siége.

— Conduis-nous à la ville, où nous trouverons des chevaux de poste pour Paris.

— Cela fut dit très-haut, de manière à être entendu des gens qui se tenaient à quelques pas.

On partit, et, comme l’on s’éloignait du village, Fanny se pencha à la portière pour jeter un dernier regard sur la tour. Une personne, appuyée contre un créneau de la plate-forme, les observait avec curiosité.

Nous laisserons donc les voyageurs poursuivre leur route, et nous dirons ce qui se passait au télégraphe de la tour Verte.

Raymond Fleuriot devait être de service jusqu’à midi, et une partie de la matinée s’était écoulée pour lui dans une solitude profonde. Absorbé par les devoirs minutieux de son emploi, il n’avait guère le temps de s’occuper des événements extérieurs. Cependant, c’était lui qui, penché sur le parapet de la tour, dans un moment où le télégraphe était au repos, avait vu le vicomte et sa prétendue sœur quitter Puy-Néré. Ce départ, dont il suivit avec anxiété tous les détails, l’attrista profondément.

Elle s’éloigne irritée et mécontente, sans même nous dire adieu ! murmura-t-il d’un air accablé ; ah ! j’ai mérité sa haine et sa colère… J’entends encore sa douce voix quand hier elle me suppliait, les larmes aux yeux, de lui confier ce manuscrit qui peut seul établir la justice de mes réclamations. Quel charme dans son accent, dans son sourire ! Nul ne saura jamais combien l’honneur et le devoir m’ont imposé de douloureux sacrifices !

Pendant que Fleuriot s’abandonnait à ces réflexions, un regard instinctif jeté sur le poste télégraphique dont il de vait répéter les signaux lui apprit que la machine venait de se remettre en mouvement, et il rentra dans la cabane pour s’acquitter de sa besogne ordinaire. La dépêche passée, il se hâta de retourner sur la plate-forme, afin d’apercevoir encore une fois la voiture qui emportait les voyageurs ; mais depuis longtemps déjà la voiture avait disparu dans l’éloignement.

Plusieurs heures s’écoulèrent, et le moment approchait où, selon le règlement du service, Morisset devait venir remplacer son collègue au télégraphe. Raymond entendit marcher sur la terrasse de la tour Verte ; mais ce n’était pas Morisset, c’était Lucile Fleuriot qui, tout essoufflée par son ascension rapide, entra dans le bureau.

La pauvre enfant n’avait pas l’air souriant et ouvert qui lui était habituel ; ses yeux étaient rouges de pleurs ; elle se laissa tomber sur l’unique siége de l’étroite cabane, et, pendant que son frère lui adressait un signe amical, elle lui dit avec tristesse :

— Eh bien, Raymond, tu connais la nouvelle ? Ils sont partis ce matin… partis sans nous accorder un signe de souvenir, une parole d’adieu !… Ah ! ton refus les a mortellement offensés et ils ne nous pardonneront jamais d’avoir méconnu leur dévouement !… Tout le village est dans la consternation ; les petits enfants de l’école ont pleuré à chaudes larmes en apprenant qu’ils ne reverront plus la « belle dame » qui leur prodiguait les jouets et les bonbons. Et toi, mon frère, ta conscience ne te reproche-t-elle rien !

— Rien, Lucile, répliqua Raymond.

Il reprit après un moment de silence :

— Sait-on du moins où ils sont allés et s’ils ne revien dront pas bientôt.

— Ils ont annoncé qu’ils se rendaient à Paris, et sans doute ils ne reviendront plus. Les domestiques ont reçu congé ; la maison sera fermée d’ici à quelques jours, et l’on suppose que des ordres ont été donnés au notaire pour la mettre en vente… Le pays va retomber dans la morne tristesse où il se trouvait avant le trop court séjour de la marquise et du vicomte parmi nous.

— Ah ! nous sommes maudits ! murmura Raymond avec découragement.

Il reprit bientôt d’une voix plus ferme :

— Je dois l’avouer cependant, ma sœur, que je ne le voyais pas avec plaisir, toi, pauvre fille, destinée à devenir la femme d’un modeste employé, fréquenter ainsi une riche et noble dame ; cela pouvait à la longue te donner des idées contraires à ta condition… Du reste, ajouta-l-il en s’efforçant de sourire, tu ne peux manquer de trouver bientôt des consolations à son absence. M. Vincent sera de retour à la fin du mois, vous vous marierez, et…

— Monsieur Vincent ! répéta la jeune maîtresse d’école, tu me rappelles, mon frère, pourquoi je suis montée ici… Le facteur rural vient de me remettre pour toi une lettre que je crois être de M. Georges, et je me suis empressée de te l’apporter.

— Oui, et tu comptes sans doute que, dans cette lettre à mon adresse, se trouveront beaucoup de choses à ton intention ? C’est bien naturel, ma chère Lucile ; et, j’en conviens maintenant, j’ai craint plus d’une fois que les propos musqués de ce vicomte de Cransac ne te fissent oublier cet excellent Georges.

— Si l’on peut dire, répliqua Lucile un peu piquée et en rougissant ; vraiment, Raymond, je restais beaucoup plus indifférente aux compliments du frère que toi aux attentions marquées de la sœur.

Fleuriot ne répondit pas. Comme le télégraphe lui laissait du loisir en ce moment, il prit la lettre apportée par Lucile et, après l’avoir décachetée, il en fit rapidement la lecture.

À mesure qu’il lisait, sa figure exprimait la surprise, la colère et l’épouvante. Lucile, bien qu’elle éprouvât un ardent désir d’apprendre ce qui l’émouvait ainsi, n’osait l’interroger. Enfin Raymond froissa la lettre entre ses doigts crispés, et se dit avec un trouble inexprimable :

— Non, Vincent se trompe sans doute… Il est impossible que nous ayons été abusés à ce point ! Ce serait à devenir fou !

Et il se frappait le front. Lucile, qui suivait avec anxiété chacun de ses mouvements, lui demanda d’une voix tremblante :

— Qu’y a-t-il donc, mon frère ? D’où vient l’agitation où je te vois ? Mon Dieu ! est-ce que M. Vincent t’écrirait que… qu’il ne m’aime plus ?

— Il s’agit bien de cela ! La première moitié de la lettre de ce brave garçon est pleine d’expressions affectueuses pour toi… Mais à qui se fier en présence des révélations étranges, inouïes, monstrueuses que contient l’autre moitié ?… Tiens, lis toi-même, ajouta-t-il en lui présentant le papier, car il me semble que je rêve ou que je perds la raison !

Il s’appuya contre la muraille, comme si en effet il était pris de vertige. Lucile saisit la lettre qu’on lui tendait, et, après l’avoir parcourue avidement à son tour, elle répéta comme son frère :

— Ce n’est pas possible !… Je ne croirai jamais une pa reille infamie !… Et pourtant, ajouta-t-elle, si M. Vincent le dit, comment ne pas croire M. Vincent ?

La lettre de l’inspecteur des télégraphes était datée de Bordeaux, et voici le passage qui avait si profondément bouleversé Raymond et Lucile :

« … Quant à vos nobles voisins, les châtelains de Puy-Néré, je n’ai pas eu besoin d’aller jusqu’à Paris pour me renseigner sur leur compte. J’ai rencontré ici un ancien ami, qui les a beaucoup connus autrefois l’un et l’autre, et qui m’a donné les informations les plus sûres à leur sujet. Aussitôt la présente reçue, rompez toute espèce de relations avec ces personnages plus que suspects ; ma douce et charmante Lucile doit surtout éviter comme la peste l’aventurière qui prend le titre de marquise de Grangeret. Je ne m’étais pas trompé lorsque, trouvant cette femme chez vous, j’avais cru la reconnaitre. C’était bien la Fanny que j’avais vue autre fois. Alors, comme aujourd’hui, elle s’appelait tout simplement Fanny Grangeret ; elle n’a jamais été marquise ; elle n’est ni sœur ni parente de marquis à aucun degré. Pour ce qui touche ce M. de Cransac, son nom et son titre lui appartiennent réellement, mais il n’a plus que cela. Il a gaspillé en folies une grande fortune, et depuis longtemps il se livre à des mancuvres de bourse, à des spéculations véreuses, et peut-être à des escroqueries. Je ne peux m’expliquer la retraite où il vit à Puy-Néré, avec sa digne compagne, que par le désir de se faire oublier l’un et l’autre à la suite d’un acte honteux, à moins qu’ils ne soient là pour ourdir quelque intrigue où vous pourriez vous trouver vous-mêmes enlacés. Je n’ose rien affirmer encore ; mais le billet découvert sur le pigeon voyageur et qui contenait les numéros sortis le jour même à la loterie de Paris, pourrait avoir été écrit dans votre voisinage ; et, d’après certains indices, je soupçonne fort Cransac d’en être l’auteur. Il y a encore, je le répète, bien des doutes et des obscurités dans tout ceci, mais je suis rappelé à Paris, où l’employé Brandin vient d’être arrêté, et la lumière ne peut manquer de se faire promptement. Jusque-là vous avez des raisons plus que suffisantes pour vous tenir soigneusement en garde contre ces vilaines gens. »

Après la lecture de cette lettre, le frère et la sœur n’osaient ni parler ni même se regarder. Chacun craignait les reproches de l’autre et rougissait à ses propres yeux de s’être laissé abuser si complétement. Enfin Fleuriot reprit d’un air de réflexion :

— Nous avons été bien insensés, ma pauvre Lucile : et pourtant qui sait si nous ne venons pas d’éviter un grand péril ? L’insistance singulière de cet homme et de cette femme, leurs sollicitations opiniâtres, infatigables pour obtenir la remise de mon livre des signaux, ne doivent-elles pas nous donner à penser ? Que deviendrais-je aujourd’hui si je savais en pareilles mains un objet de cette importance ?

— Tu as bien raison, mon frère ! s’écria Lucile avec entrainement, et tu as été plus sage que moi. Je m’imaginais que c’était uniquement dans ton intérêt que l’on réclamait ce livre avec tant de persévérance et d’ardeur. Je t’en voulais de ton obstination à le refuser ; je t’accusais de méfiance, d’orgueil, que sais-je ?… Ah ! Raymond, tu as été bien inspiré en retirant ce manuscrit de l’armoire où tú le plaçais d’ordinaire, car sans cette précaution il serait maintenant en leur pouvoir !

Raymond fit un soubresaut.

— Que dis-tu, Lucile ? demanda-t-il d’une voix sévère.

La jeune maîtresse d’école eût bien voulu retirer l’aveu qui venait de lui échapper, mais il était trop tard, et, pressée de questions, elle finit par exposer comment la prétendue marquise l’avait décidée à fouiller l’armoire de Raymond, dans l’espoir d’y trouver le livre de ses signaux.

— Oh ! pardonne-moi, mon frère, ajouta-t-elle d’un ton suppliant ; c’était mon affection pour toi qui me poussait. Pouvais-je soupçonner les horreurs que nous venons d’apprendre ? Heureusement, ta sagesse, la conscience de ton devoir t’avaient donné la prévoyance du danger… Tu avais transporté ailleurs cet objet dont la possession, je le comprends maintenant, devait avoir tant de prix pour… pour ces personnes.

— Tu as fait cela ? demanda Fleuriot, dont les yeux brillaient.

Cependant il se contint et ajouta avec un calme forcé : J’aurais le droit de t’adresser de durs reproches, Lucile ; mais je te pardonnerai tout si tu consens à me répondre avec la plus entière franchise : Soupçonnerais-tu l’endroit où j’aurais pu cacher ce manuscrit, et as-tu communiqué tes suppositions à cette femme ?

— Eh ! mon frère, puisque le livre n’était plus à la maison, où donc aurais-tu pu le cacher sinon ici, à la tour Verte, et sans doute dans cette salle que l’on appelle le cachot de la Naz-Cisa ?

— Et tu as donné ce renseignement à la marquise ?

— Pourquoi aurais-je fait mystère d’une circonstance aussi simple ? demanda naïvement Lucile.

Fleuriot ne dit rien, mais pâlit et alla chercher dans un coin obscur de la loge une grosse clef qu’il y avait déposée. Puis il sortit en courant et traversa la plate-forme, et on l’entendit descendre précipitamment l’escalier roide et obscur de la tour.

Lucile était restée, éperdue et tremblante, à la même place, ne comprenant rien à ce qui lui arrivait. Du reste l’absence de son frère ne fut pas longue ; bientôt il reparut haletant, et les traits décomposés.

Il n’avait pas eu de peine en effet à constater le vol. N’ayant pu introduire la clef dans la serrure du cachot, il s’était assuré que cette serrure avait été bourrée à dessein de corps étrangers, et les flots d’huile répandus sur les ferrements avaient trahi d’une manière précise le travail des spoliateurs. Enfin un morceau de l’enveloppe qui avait servi à protéger le manuscrit et que le vicomte, en se retirant, avait laissé tomber par mégarde dans un coin de l’escalier, avait été trouvé par Fleuriot et ne permettait pas de douter du fait.

— Qu’as-tu donc ? que s’est-il passé ? demanda Lucile.

— Rien, répliqua Raymond avec une sombre ironie ; tu m’as perdu, tu m’as déshonoré… voilà tout. Ces misérables m’ont volé le livre des signaux.

— Grand Dieu !… Mais, voyons, voyons, Raymond, soyons calmes… Et si Vincent avait été trompé au sujet de cet homme et de cette femme que nous avons connus seulement sous des rapports honorables ? Si vraiment ils voulaient faire de ce manuscrit la base des réclamations que le vicomte doit présenter en ton nom à l’administration centrale ? Il y a bien des obscurités dans les accusations de Georges.

— Pauvre innocente, conserves-tu de telles illusions ? Des honnêtes gens qui viennent la nuit (car ce ne peut être que la nuit dernière) dérober un objet si précieux, et tout cela pour rendre service à de malheureux campagnards comme nous ! C’est à en mourir de rire. Non, Lucile, ou je me trompe fort ou ce qui arrive est un coup longuement médité, le résultat d’une odieuse intrigue préparée depuis longtemps. En rapprochant certaines circonstances… Mais, de par tous les démons ! ajouta-t-il dans un transport de rage, je ne me laisserai pas ainsi dépouiller ! Cette vengeance que je n’ai pu exercer contre Ducoudray, je l’exercerai contre ces intrigants, encore plus méprisables que lui ! Et il se dirigea vers la porte de la cabane. Raymond, mon cher Raymond, où vas-tu ?

— Je veux me mettre à leur poursuite ; ils ne peuvent être loin encore ; je ne tarderai pas à les rejoindre ; je tuerai cet infâme aventurier, j’écraserai de mon mépris son abominable compagne, et je leur reprendrai ce livre qu’ils m’ont volé… Oui, ma sœur, ajouta Fleuriot énergiquement, ou je reviendrai avec mon manuscrit ou tu ne me reverras jamais !

— Ce projet est insensé, dit Lucile en joignant les mains ; Raymond, mon frère chéri, réfléchis, je t’en conjure… Tu ne peux quitter ton poste ; une absence non justifiée amènerait ta destitution… Songe à notre mère, songe à moi !

— Notre mère me pardonnera : quant à toi, c’est ton imprudence qui a causé le malheur qu’il s’agit de réparer… Adieu !

Comme il allait sortir, Lucile désespérée lui montra le télégraphe, situé à quelques lieues de là.

— À ton devoir, Raymond ! s’écria-t-elle ; voilà le poste de Paris qui se met en mouvement… Vite, à ton devoir ! Tu vas arrêter la transmission des dépêches, tu vas être signalé comme absent, et tu encourras un blâme sévère.

Elle savait combien une pareille adjuration avait de pouvoir sur son frère, et pensait que l’instinct de la profession allait l’emporter sur les passions tumultueuses qui, en ce moment, agitaient Raymond Fleuriot. Il se contenta de répondre avec un accent farouche :

— Que m’importe !

Et il s’enfuit.

Lucile voulait le suivre ; mais, toujours préoccupée de la grave responsabilité qui allait peser sur son frère si le pas sage des dépêches était interrompu, elle courut à la manivelle du télégraphe, en criant toujours :

— À ton service, Raymond ! Attends du moins que tu aies pu te faire remplacer par Morisset ou par Bascoux… Mon Dieu ! voilà le poste de Paris qui répète son signal !… Et mon frère s’en va… il sera destitué ! Si je pouvais… Plusieurs fois Lucile en se jouant s’était exercée à manier le télégraphe, sous la surveillance de Raymond, et bien qu’elle se fatiguât promptement à ce travail, trop rude pour une femme, elle y avait acquis une certaine habileté. Aussi, après avoir examiné, au moyen de la lunette incrustée dans la muraille, le signal que faisait l’autre station, s’ef força-t-elle de le répéter, et elle y parvint. Mais à peine y eut-elle réussi qu’un nouveau signal se présenta et qu’il fallut le répéter encore, puis un autre, puis toujours. La pauvre enfant épuisée, tout en nage, allait et venait sans cesse ; les poulies et les cordages n’obéissaient qu’avec peine à ses mains délicates, et elle continuait de crier d’une voix haletante :

Raymond, au secours !… Je n’en puis plus, mes bras fléchissent… Raymond, mon frère, au secours ! Mais elle ne recevait aucune réponse et elle voyait approcher le moment où ses forces, trahissant son courage, allaient l’abandonner tout à fait.

XIV

Auberges et aubergistes.


Raymond Fleuriot ne semblait nullement songer aux mortels embarras où il laissait sa sœur. Exalté par la colère, par le désir de vengeance, il franchit d’un pas rapide l’espace qui séparait la tour Verte du village de Puy-Néré, et atteignit bientôt sa demeure.

Dans la salle du rez-de-chaussée, il trouva sa mère qui surveillait la classe en l’absence de Lucile. La bonne femme, en le voyant passer sombre et agité, se leva tout inquiète :

— As-tu déjà quitté ton service, Raymond ? demanda-t-elle. Il n’est pourtant pas encore midi… Et puis, n’as-tu pas vu ta sœur ? Je croyais qu’elle était montée au télégraphe.

— Je… je ne sais pas, répliqua Raymond distraitement.

Et il gagna sa chambre.

Ayant opéré quelques changements de toilette, il mit dans ses poches l’argent de ses économies, ainsi que ses pistolets qu’il chargea soigneusement. Puis il glissa un peu de linge de rechange dans un carnier qu’il jeta sur ses épaules. Enfin il s’arma d’une canne solide, et, après avoir promené un lent et dernier regard autour de lui, il redescendit l’escalier.

Sa mère semblait le guetter dans la salle basse, et quand il reparut équipé en voyageur, elle manifesta de vives alarmes.

— Raymond, mon cher enfant, demanda-t-elle, où donc vas-tu ainsi ?

— Ma sœur vous le dira… Adieu, ma mère !

Il embrassa la vieille femme avec un transport convulsif. Madame Fleuriot, de plus en plus effrayée, dit en le retenant par les mains :

— Tu me caches quelque chose, Raymond ; et je ne sais pourquoi j’ai peur… Encore une fois, où vas-tu ? quand seras-tu de retour ?

— Je reviendrai, répliqua Fleuriot ; adieu, bonne mère… et priez pour moi !

Il l’embrassa de nouveau, et, se dégageant de son étreinte, il s’éloigna d’un pas rapide, sans retourner la tête, quoique la pauvre femme le rappelai à diverses reprises.

Comme il sortait du village, quelqu’un l’arrêta an bord du chemin et s’écria d’un ton de stupéfaction :

— C’est-il Dieu possible !… voilà bien M. Fleuriot tout de même !

Raymond, en reconnaissant la voix de Morisset, s’était arrêté de même ; mais il n’adressa pas la parole à son camarade. Celui-ci, de son côté, le regarda fixement, puis se tourna vers le télégraphe, qui se trouvait à quelque dis tance, et poursuivit en secouant la tête :

Oui, c’est joliment drôle ! Nous voilà ici tous les deux et je viens de voir Bascoux en train de gauler des noix dans le clos de la mère Binet… Cependant la machine marche là-haut. Ah çà ! elle marche donc toute seule ? Ça sera bien commode pour les employés !

En effet, le télégraphe était en mouvement, bien que chaque signal s’opérât avec une pénible lenteur. Raymond sourit douloureusement.

— Pauvre petite ! murmura-t-il.

Puis s’adressant à Morisset, fort ahuri par cette circonstance inexplicable, il lui dit avec volubilité : C’est ma sœur qui essaye de me remplacer, et je vous prie, Morisset, de monter bien vite la délivrer. Quant à moi, je vais en voyage pour une affaire qui intéresse au plus haut point notre administration. Pendant mon absence, entendez-vous avec Bascoux, afin que le service ne souffre pas.

Morisset tombait d’étonnement en étonnement.

— Miséricorde ! monsieur Fleuriot, s’écria-t-il, vous partez comme ça sans avoir obtenu congé ? Savez-vous que vous jouez gros jeu ?… Ensuite, vous serez, dans quelques jours, le beau-frère de l’inspecteur, et vous pouvez vous permettre bien des choses… Pas moins, ceux qui aiment la chasse vont se trouver enchaînés à la galère !

— Vous prendrez votre revanche à mon retour… si je reviens ! ajouta Fleuriot avec un sourire amer. Du reste, vous et Bascoux, vous vous partagerez mes appointements en mon absence, et vous aurez l’un et l’autre l’occasion de mériter l’avancement que vous souhaitez avec tant d’ardeur. Songez donc à bien remplir votre devoir… et surtout, par pitié, hâtez-vous de monter au télégraphe pour tirer de peine cette pauvre Lucile.

Morisset semblait avoir encore bien des questions à faire, mais Fleuriot ne les attendit pas ; il adressa à son camarade un signe d’adieu et partit.

Morisset le suivit un moment des yeux.

— Tout ça n’est pas clair ! murmura-t-il ; on dirait que M. Fleuriot médite un coup de tête… Ensuite ça le regarde ; qui sait si je ne vais pas cette fois passer employé de première classe ? Mais le plus pressé est d’aller délivrer la jeune demoiselle… Sans doute elle sera la femme de l’inspecteur, et il faut se faire des amis partout !

La conclusion de ce monologue fut que Morisset se rendit au télégraphe et remplaça la pauvre fille, qui était près de succomber à la fatigue et à l’émotion.

Cependant Fleuriot s’éloignait rapidement de Puy-Néré et se dirigeait vers Barbezieux, où il comptait se procurer un cheval. Maintenant que le sang-froid commençait à remplacer l’effervescence du premier moment, il essayait de calculer les chances favorables de son projet.

— Qui sait, disait-il, si je n’aurai pas le bonheur de les rencontrer encore à la ville ? Ils sont partis de grand matin et probablement sans prendre le temps de déjeuner… Ces Parisiens aiment leurs aises ; ils auront pu s’arrêter à Barbezieux, afin de se procurer une foule de choses nécessaires au bien-être de leur voyage, et peut-être aussi quelque obstacle inattendu aura-t-il retardé leur départ… Oh ! si je pouvais encore arriver à temps !

Et il redoublait de vitesse. À chaque instant, il rencontrait sur la route des personnes de connaissance ; mais il n’avait pas l’air de les voir, ou bien il leur envoyait de loin un salut distrait et passait en courant, sans même retourner la tête.

Comme il approchait de Barbezieux, il vit venir à lui deux beaux chevaux de trait, sur l’un desquels était monté un jeune drôle en livrée élégante. Ce cavalier était John, le groom anglais du vicomte de Cransac ; il ramenait à Puy-Néré les chevaux qui avaient conduit la voiture à la ville.

Maître John, grand garçon à face de singe et à cheveux rouges, était peu causeur, d’autant moins qu’il comprenait mal le français, et le parlait plus mal encore. Tout en chevauchant, il sifflotait d’un air grave, et l’on pouvait soupçonner, à un certain balancement de sa tête, qu’il avait un peu fêté l’eau-de-vie de France dans la ville d’où il venait, et qui est si voisine de Cognac. Et cependant Fleuriot, dans l’espoir de tirer de lui quelques renseignements utiles, surmonta le mépris que le groom lui inspirait, et se plaçant au bord du chemin, il l’invita par signe à s’arrêter. John obéit machinalement.

— Eh ! mon garçon, dit Fleuriot en affectant un air dégagé, vos maîtres nous ont quittés bien brusquement ce matin, et ils sont partis sans dire gare. Ah çà ! ne comptent-ils pas bientôt revenir ?

— Nô, nô, répliqua John avec son flegme britannique, le vicomte et la milady reviendront plus du tout. Mauvais pays, maison triste, gens stioupides ! Le notaire vendé le cottage et les meubles ; moâ vendé les chevaux et les har nais… Plus revenir absoliument !

— Fort bien ; alors vous perdez une bonne place, mon sieur John… à moins que vous ne deviez rejoindre vos maîtres plus tard ?

— Oh ! yes, moa rejoigné plus tard,

— Et où cela ? demanda Fleuriot de l’air le plus innocent possible.

— Milord féra écrire ioune lettré à moa. Nous allé en core à Paris, je suppose.

— À Paris ?… Ainsi c’est à Paris que va M. de Cransac ?… Et il a pris des chevaux de poste à Barbezieux, sans doute ?

— Oh ! yes.

— Et y a-t-il longtemps qu’il est parti ?

— Oh ! beaucoup ; moa s’était arrêté à le auberge pour boire du claret et du whisky… Monsieur le vicomte et la milady partis depuis longtemps.

Raymond en savait assez. Puisque ceux qu’il poursuivait ne s’étaient pas arrêtés à Barbezieux, il importait de ne pas leur laisser prendre trop d’avance, aussi ne mit-il pas beaucoup de cérémonie à congédier le groom anglais, et il continua son chemin.

Quelques instants plus tard il arrivait à Barbezieux. Le trajet qu’il venait de parcourir avec tant de rapidité lui eût rendu bien nécessaire une courte halte dans quelque auberge de la ville ; mais il n’y songea pas une minute et se rendit sans tarder à la poste aux chevaux.

Là, il apprit d’une manière officielle qu’une berline, dans laquelle se trouvaient les deux personnes dont il donnait le signalement, était partie quelques heures auparavant, suivant la route de Paris. Tout à fait certain de ne pas s’aventurer sur une fausse piste, il demanda un bidet de selle afin de poursuivre les voyageurs, « qu’il avait, disait-il, le plus grand intérêt à rejoindre. »

On fit quelques difficultés pour lui confier un cheval ; mais Fleuriot se recommanda de plusieurs personnes honorables de la ville ; d’ailleurs il avait conservé sa casquette d’uniforme, et il laissait entendre qu’il s’agissait d’une affaire à laquelle l’administration des télégraphes était intéressée. Aussi finit-on par mettre à sa disposition le cheval demandé.

Alors Fleuriot put sérieusement espérer de réussir dans son entreprise. Quoiqu’il eût servi dans l’infanterie, il était assez bon cavalier, et on lui avait donné une assez jolie bête normande, solide et pleine de fond. Raymond ne l’épargna pas, et, dans les montées comme dans les descentes, il la maintint au galop. De ce train il ne pouvait manquer de gagner rapidement sur la berline, et, malgré l’avance qu’elle avait prise, il croyait pouvoir l’atteindre bien ayant la nuit.

Cependant il arriva au premier relais après Barbezieux sans l’avoir rejointe, ce qui du reste ne l’étonna pas. Son cheval était venu s’arrêter devant la maison de poste, et, suivant l’usage de ses pareils, aucune excitation du fouet et de l’éperon ne l’eût décidé à faire un pas de plus. Fleuriot, mettant pied à terre, demanda un nouveau cheval au valet d’écurie qui se présenta. Après quelques pourparlers, on accéda à son désir, la bête fatiguée qu’on connaissait pour appartenir à la poste de Barbezieux témoignant par sa présence que toutes les formalités voulues par la loi avaient été remplies au relais précédent.

Aussi, pendant qu’on scellait la nouvelle monture et que l’on conduisait l’ancienne à l’écurie, Raymond s’informa-t-il de la berline qui le précédait. Elle avait passé une heure auparavant, et les gens de la maison parlaient avec admiration de l’air distingué du voyageur, de la beauté, de l’élégance de la voyageuse. De plus en plus rassuré, l’employé pressa les préparatifs de départ, et bientôt il eut la satisfaction de se trouver sur un cheval frais, franchissant l’une après l’autre avec rapidité les bornes kilométriques de la route royale.

Après avoir ainsi galopé longtemps, il lui sembla qu’il devait avoir considérablement gagné sur la berline, et il croyait l’apercevoir à chaque détour du chemin. Mais son attente était toujours déçue, et il atteignit le second relais sans avoir rencontré les voyageurs qu’il poursuivait avec tant d’acharnement.

Il espérait du moins les trouver à la maison de poste ; mais quand sa monture, haletante et couverte de sueur, vint s’arrêter devant l’écurie, comme avait fait la première, ce fut en vain que Fleuriot promena autour de lui un regard anxieux. Aucune voiture ne stationnait en cet endroit, aucun signe n’annonçait qu’une voiture eût passé récemment ou fût attendue.

Une femme sortit de la maison, qui était une auberge selon l’usage, et vint demander au voyageur ce qu’il souhaitait. Fleuriot s’informa avidement de la berline. On lui répondit qu’aucune voiture de poste, venant de Barbezieux, n’avait paru.

Raymond était stupéfait.

— C’est singulier ! reprit-il ; mais cette voiture a quitté le relais de R*** une heure au plus avant moi, et elle a dû arriver, à moins, ajouta-t-il avec humeur, que le diable ne l’aît mangée.

La femme, qui était la maîtresse d’auberge elle-même, répéta qu’on n’avait vu personne.

Alors, qu’est-elle devenue ?… Y aurait-il donc une autre route que celle-ci pour aller à Paris ?

— Non, monsieur, et si cette chaise de poste se dirige sur Paris, il faut nécessairement qu’elle prenne des chevaux chez nous… sans doute vous l’aurez dépassée sans la voir.

— C’est impossible ; j’ai examiné soigneusement toutes les voitures que j’ai rencontrées.

Pendant cette conversation, plusieurs personnes sorties de la maison étaient venues se grouper avec curiosité au tour de Fleuriot.

— Ah ! je vais vous dire, monsieur, dit une grosse servante au teint rouge, ce doit être là un tour de Pierre, le postillon de R***. Autrefois Pierre contait fleurette à… quelqu’un d’ici, ajouta-t-elle en devenant plus rouge encore, et il nous amenait tous les voyageurs. Mais depuis peu de temps il est devenu amoureux d’une mijaurée qui demeure au Soleil-d’Or, à moitié chemin de R*** chez nous. C’est là que Pierre conduit tous ses voyageurs, en leur di sant que nulle part ils ne trouveront meilleure table. Vous avez dû voir le Soleil-d’Or à une grosse lieue d’ici… une maison jaune avec des volets bleus. Peut-être la voiture était-elle dans la cour, et vous ne l’aurez pas remarquée en passant… Ah ! ce brigand, cet affronteur, ce scélérat de Pierre n’en fait jamais d’autres !

La supposition de la fille d’auberge pouvait seule expliquer cette disparition de la berline ; comme Fleuriot ne savait que résoudre, la maîtresse de la maison lui dit :

— Dans tous les cas, monsieur, ces voyageurs ne peuvent manquer de se rendre ici afin de changer de chevaux. Ce que vous avez donc de mieux à faire est de les attendre… On vous servira à dîner, si vous voulez, pour vous faire prendre patience.

Réellement le conseil de l’hôtesse paraissait sage. Fleuriot avait fait plusieurs lieues à pied, couru deux postes au galop, et, malgré la vigueur de sa constitution, il commençait à ressentir la fatigue autant que le besoin de nourriture. Il entra donc dans la salle basse de l’auberge pour prendre quelques rafraîchissements ; et, comme la fenêtre de cette salle donnait sur la cour, nul ne pouvait arriver ou partir sans être vu de lui.

Il expédia lestement son repas, et paya sa dépense, afin d’être prêt à tout événement. Il prêtait l’oreille au moindre bruit de la route, s’attendant à voir toujours paraître la berline ; mais plus d’une heure s’écoula encore sans qu’il vît personne.

Il semblait impossible que des voyageurs pressés eussent stationné si longtemps sur un point quelconque de la route. Sérieusement alarmé, Fleuriot, qui ne tenait plus en place, fit venir de nouveau la maîtresse d’hôtel et lui demanda l’explication probable de ce retard.

— Je n’y comprends rien, répliqua l’hôtesse ; si cette chaise de poste n’était pas aà destination de Paris, je croirais qu’elle a pris la traverse pour aller à Cognac ou à Saintes.

— Ah ! çà, madame, il existe donc une route de traverse où cette voiture aurait pu s’engager ? Où conduit cette route ?

— Je vous le répète, à Cognac et à Saintes, avec un embranchement sur Bordeaux. Mais comme elle n’a pas de relais de poste, et comme, d’autre part, vous êtes sûr que vos voyageurs se rendent à Paris…

Alors, pour la première fois Raymond fut frappé d’une idée. Ne se pouvait-il pas que ce voyage de Paris, annoncé publiquement, ne fût une ruse pour détourner les soupçons et donner le change à ceux qui voudraient se mettre à la poursuite de Cransac ? Fleuriot ignorait quels dangers attendaient le vicomte à Bordeaux et il ne répugnait nullement de croire que ses spoliateurs se fussent dirigés de ce côté.

Une fois cette idée entrée dans son esprit, elle prit promptement les proportions d’une certitude, et les informations nouvelles ne firent que la confirmer. Ce changement d’itinéraire ne semblait pas trop fàcheux, car Fleuriot devait trouver moins de difficultés à rejoindre la berline sur un chemin de traverse, sans relais et peu fréquenté, que sur une route de premier ordre telle que celle de Paris à Bordeaux. D’après les indications qui lui furent données, les chevaux de la poste précédente n’avaient pu s’avancer sur la route de traverse au delà d’un petit village appelé Saint-Rémy. En cet endroit, il fallait se procurer des chevaux chez les habitants, ce qui devait nécessairement entrainer des lenteurs, car on était en temps de vendange et les chevaux avaient fort à faire dans ce pays vignoble. Il s’agissait donc de partir sur-le-champ pour le village en question et de mettre à profit les retards inévitables qu’avaient rencon trés Cransac et sa compagne.

Mais lorsque Fleuriot, dans ce but, demanda un nouveau bidet, on le lui refusa. On alléguait que sa réclamation était contraire aux règlements ; que les chevaux de la poste avaient pour unique destination d’aller d’un relais à un autre et non de courir à l’aventure dans l’intérieur du pays. Vainement Raymond supplia, menaça, promit doubles et triples guides au postillon qui consentirait à l’accompagner ; tout fut inutile. La maîtresse de poste ne voulut rien entendre, et, comme une diligence pleine de voyageurs venait de s’arrêter devant l’auberge, elle tourna brusquement le dos à Fleuriot pour aller recevoir les arrivants.

Le pauvre garçon demeurait donc perplexe, quand la servante, qui avait peut-être remarqué sa noble figure, ses grands yeux noirs et sa taille bien prise, s’approcha d’un air de sympathie.

— Quelle distance y a-t-il, ma bonne fille, demanda Ray mond distraitement, entre l’endroit où nous sommes et le village de Saint-Rémy ?

— Trois lieues de pays, monsieur, répliqua la servante en lui adressant sa plus gracieuse révérence.

— Trois lieues, c’est long !… N’importe ! j’irai à pied.

— Comment ! monsieur, vous pourrez…

Et elle désignait timidement la jambe boiteuse de Raymond.

— Je n’en suis pas moins capable de faire lestement ce trajet, dit Fleuriot ; je me sens réconforté par le repas que je viens de prendre ici… allons, adieu, ma bonne fille… Pourquoi votre maîtresse n’est-elle pas aussi affable que vous ?

Il prit sa canne, son paquet et partit tandis que la servante disait avec un mélange de colère et de tristesse :

— Monstre de Pierre ! Il est cause de l’embarras de ce gentil jeune homme… qui vaut cent fois mieux que lui. Fleuriot dut rebrousser chemin pour trouver la traverse et il s’y engagea sans hésiter. À peine eut-il fait une centaine de pas dans cette voie nouvelle, qu’il recueillit un indice précieux : un peu de pluie était tombé la veille, et sur le macadam vierge de la route départementale, des ornières toutes fraîches et des pas de chevaux annonçaient le passage récent d’une voiture légère. Bientôt il ne lui resta plus de doute qu’il ne fût sur la bonne piste. S’étant croisé avec un roulier qui conduisait un chariot chargé de merrain, il lui adressa quelques questions, et cet homme déclara qu’il avait rencontré une heure auparavant une voiture de maître contenant deux voyageurs « un monsieur et une jolie… jolie dame, » disait-il avec son accent angoumoisin. Fleuriot le remercia de ce renseignement et continua d’avancer. Une seule chose l’étonnait, c’était qu’il ne rencontrât pas le postillon ramenant les chevaux ; mais sans doute le postillon avait passé tandis que Fleuriot était en core à l’auberge ou bien il avait pris une route plus courte, à travers le pays.

Quoi qu’il en fût, l’employé du télégraphe n’avait plus qu’à gagner promptement ce village de Saint-Rémy où, selon toute apparence, la berline avait dû faire une longue station. Par malheur, ses forces ne tardèrent pas à trahir son courage. Le soir approchait, et depuis le matin Fleuriot se livrait au plus violent exercice. Aussi son pas, d’abord si rapide, finit-il par se ralentir. D’ailleurs les trois lieues « de pays » se prolongeaient indéfiniment et représentaient six bonnes lieues ordinaires. Il marchait, marchait toujours ; les paysages succédaient aux paysages, les horizons succédaient aux horizons, et le village de Saint-Rémy ne se montrait pas.

Il était presque nuit lorsque le pauvre piéton atteignit enfin ce village tant souhaité. C’était un gros bourg, dont les habitations, disposées sur le bord de la route, n’étaient pas groupées d’une manière compacte, mais disséminées à une assez grande distance les unes des autres. Fleuriot, après avoir dépassé les premières, s’arrêta pour s’orienter et prendre les informations dont il avait besoin.

Apercevant une auberge d’assez modeste apparence, il s’en approcha. Sur un banc de bois, devant la porte, était assis un petit homme, en bonnet de coton bleu et rouge, qui se leva d’un air empressé.

— Monsieur, demanda Raymond, n’est-il pas passé ici aujourd’hui une berline de poste, contenant deux voyageurs ?

— Certainement, répondit-on avec un mélange de politesse et de raillerie ; et elle doit être loin si elle court toujours !

— Elle ne s’est donc pas arrêtée à Saint-Rémy ?

— Non, monsieur.

Le petit homme, qui n’était autre que le maître de l’auberge, poursuivit avec volubilité :

— Où donc aurait-elle pu s’arrêter si ce n’est chez nous ? L’hôtel de la Croix-Blanche est connu… Tous les rouliers d’Angoulême ou de Saintes descendent ici ; et la patache de Cognac y dîne à l’aller et au retour… Après la Croix-Blanche, il n’y a plus à Saint-Rémy qu’un méchant cabaret… Si donc vous voulez souper et coucher dans le pays, monsieur le voyageur, ajouta l’aubergiste d’un ton mielleux, vous ne sauriez trouver mieux que chez moi.

Fleuriot, horriblement désappointé, ne songea même pas à refuser cette invitation. D’ailleurs il était brisé de fatigue, et sa claudication, à peine sensible en temps ordinaire, semblait très-forte en ce moment. Aussi se laissa-t-il entraîner par l’hôte qui lui avait pris le bras sous prétexte de le soutenir, et il entra dans la maison.

L’auberge, malgré l’éloge qu’en faisait son propriétaire, était mal tenue et mal pourvue de toutes choses. Heureusement Fleuriot ne se montra pas difficile et, tandis qu’on préparait sa chambre, il fit honneur à un maigre souper.

Il espérait du moins se procurer quelques renseignements précis sur la voiture de poste ; mais ce sujet paraissait désagréable à l’aubergiste qui éludait ses questions. Fleuriot, découragé par l’insuccès de ses tentatives, remit donc au lendemain l’enquête à laquelle il comptait se livrer. Aussi bien, par cette nuit noire et dans ce village inconnu où tout le monde semblait déjà couché, aucune démarche n’eût eu de résultat utile.

À l’issue du souper, on le conduisit dans une chambre assez pauvrement meublée du premier étage ; mais les fenêtres de cette chambre donnaient sur la route où personne ne pouvait passer sans qu’il l’entendît. Cette circonstance plut à Raymond qui se promit d’être attentif au moindre incident. Puis, après avoir congédié à grand peine son hôte, qui s’attachait à lui avec la ténacité d’un aubergiste pour lequel le voyageur est une rareté, il se coucha à demi-vêtu.

En dépit de lui-même, il dormit d’un bon sommeil toute la nuit. Aux premières lueurs de l’aurore seulement il fut réveillé par un bruit de chevaux qui passaient au grand trot devant la maison. Il n’y avait là rien que de fort ordinaire, et Fleuriot, encore alourdi par la fatigue, ne se fût pas dérangé sans doute ; mais deux cavaliers qui s’avançaient côte à côte s’étant heurtés dans l’obscurité, l’un d’eux s’écria très-haut et d’un ton de colère :

— Prenez donc garde, butor ! Or, cette voix n’avait pas l’accent trainant du pays ; elle était nette, ferme, impérieuse, et, pour tout dire, Fleuriot crut reconnaitre la voix du vicomte de Cransac.

Aussitôt il sauta à bas du lit, et, courant à la fenêtre, il s’empressa de l’ouvrir. Quoique le ciel fût déjà lumineux, la terre demeurait couverte de ténèbres et Raymond ne put qu’entrevoir les deux cavaliers, qui ne tardèrent pas à disparaître au détour du chemin.

Son premier mouvement fut de s’habiller et de les suivre. Mais comment les atteindre ? Avant qu’il eût pu quitter l’auberge, ces gens devaient être loin. D’ailleurs, était-ce bien la voix de Cransac qu’il avait entendue ? Son imagination surexcitée ne l’avait-elle pas induit en erreur ? En y réfléchissant, il demeura convaincu qu’il était dupe d’une illusion.

Cependant il ne songea pas à se recoucher et vaqua rapidement à sa toilette. Il fut bientôt prêt et descendit dans la salle basse où il rencontra l’aubergiste qui venait aussi de se lever. Fleuriot ayant payé sa dépense, fit de nouvelles questions au sujet de la chaise de poste qui le préoccupait si vivement. Cette fois l’hôte se départit de sa réserve et répondit d’un ton railleur :

— Allons ! puisqu’il n’y a plus moyen de vous retenir, on peut vous dire que cette voiture est peut-être près d’ici. Assurez-vous si elle ne se serait pas arrêtée dans le village, car Saint-Rémy est grand, et je ne sais ce qui se passe à l’autre extrémité. Hier au soir, on cherchait des chevaux pour des gens qui étaient arrivés en poste et l’on n’en trouvait pas, attendu que tous les chevaux des cultivateurs sont employés dans les vignes… Véritablement, il ne serait pas impossible que votre monde fût descendu à la Croix-Rouge, une bicoque qui s’est ouverte ici depuis quelque temps. Fleuriot était pâle de colère et il faillit se jeter sur cet homme qui l’avait si indignement abusé.

— Pourquoi ne m’avoir pas dit cela hier au soir ? de manda-t-il ; vous serez cause peut-être…

— Bah ! il vous fallait bien souper et coucher quelque part ; autant chez moi qu’ailleurs.

Fleuriot ne répondit pas, de peur de ne pouvoir modérer son indignation. Saisissant sa canne et son modeste bagage, il quitta précipitamment la Croix-Blanche.

Il longea l’unique rue de Saint-Rémy, en regardant avec attention les maisons qui s’élevaient à droite et à gauche. Arrivé à l’extrémité, il remarqua un bâtiment neuf de confortable apparence, qui semblait encore être une auberge. Au-dessus de l’entrée principale, une enseigne représentait une croix rouge de la plus grande dimension.

Raymond s’approcha de la porte cochère qu’un valet d’écurie ouvrait en ce moment ; et qu’on juge de sa joie quand il aperçut au fond de la cour, sous une remise, la berline qu’il poursuivait avec tant d’ardeur depuis la veille !

XV

Désappointement.


Durant le trajet de Puy-Néré à Barbezieux, Cransac s’était montré sombre et inquiet. Il n’adressait pas la parole à Fanny et se penchait fréquemment à la portière, soit pour s’assurer qu’on ne les poursuivait pas, soit pour ordonner à John de presser l’attelage. En arrivant à la ville, il se fit conduire à la poste, et, après avoir congédié le domestique, il demanda des chevaux afin de repartir sur-le-champ.

Ce fut seulement quand on roula sur la grand’route et quand on eut laissé derrière soi les dernières maisons de Barbezieux, qu’il parut tranquille. Toutefois il ne devint pas plus communicatif avec sa compagne, qui, nonchalamment appuyée dans l’angle de la voiture, l’observait à la dérobée. Elle finit par se lasser de ce mutisme opiniâtre, et, se re dressant tout à coup, elle demanda d’un ton dédaigneux :

— Vous plairait-il, Hector, de me faire savoir où vous me conduisez ainsi ?

— Parbleu ! ma chère, je vous conduis où je vais… à Paris, je crois ; n’est-ce pas là que nous sommes convenus d’aller ?

— À Paris ? Mais, vicomte, est-il bien prudent de nous y rendre… dans les circonstances actuelles ?

— Serait-il plus prudent de nous rendre à Bordeaux ? Vous oubliez donc la charmante dépêche expédiée ce matin par le télégraphe ? Réellement, Fanny, si vous et moi, qui sommes si connus à Bordeaux, nous y faisions ce soir notre entrée ensemble dans cet équipage, nous risquerions fort de passer la nuit prochaine autre part qu’à l’auberge !

Cette allusion causa un frisson à Fanny. Voyant son trouble, Cransac ajouta :

— Vous avez voulu me suivre ; ne vous plaignez pas ; vous êtes un danger pour moi comme je suis un danger pour vous ; car nous allons être signalés partout où nous irons et la présence de l’un trahira celle de l’autre.

— Cependant, Hector, n’auriez-vous pas le plus haut in térêt à voir promptement Colman ?

— Qui sait si Colman, à cause de ses relations avec moi, n’est pas lui-même compromis ?

— Fiez-vous à lui pour tirer adroitement son épingle du jeu… c’est un habile homme que ce Hambourgeois…. Mais voyons, Hector, poursuivit Fanny d’un ton insinuant, ne nous brouillons pas et faisons trêve aux enfantillages. Si, comme vous le dites et comme je le crois, il y avait danger pour vous à Bordeaux, ce danger, j’en ai la certitude, ne saurait exister pour moi seule. Alors, pourquoi ne me confieriez-vous pas ce livre des signaux qui est maintenant notre seul espoir de fortune ? J’irais trouver Colman, je conclurais le marché avec lui, aussi habilement pour le moins que vous pourriez faire vous-même, puis nous parta : gerions le produit de l’ouvre commune… Réfléchissez, Hector, ajouta-t-elle avec une bonhomie tout à fait sédui sante, ne serait-ce par l’arrangement le plus sage ?

Cransac la regarda avec une fixité qui la fit rougir ; puis il partit d’un éclat de rire en disant d’un ton moqueur :

— Charmante ! oh ! charmante, en vérité !

Il y eut un nouveau silence. Fanny était fort irritée ; son joli front se crispait, elle serrait convulsivement ses petites dents blanches. Elle s’était rejetée dans le coin de la voiture et ne tournait plus les yeux vers son compagnon. Celui-ci paraissait s’inquiéter fort peu de cette mauvaise humeur, et bientôt, comme l’on montait une pente escarpée, il mit pied à terre sous prétexte de fumer un cigare.

Tout en marchant à côté du postillon, il eut avec cet homme une conversation assez longue. Fanny, qui était restée dans la voiture, eût bien voulu entendre ce qu’ils disaient, mais le piétinement des chevaux et le grincement des roues ne laissaient parvenir jusqu’à elle aucune parole significative. Enfin on atteignit le sommet de la pente et Cransac rentra dans la berline qui reprit aussitôt le galop,

— Fanny, dit-il à la belle boudeuse, je dois tout prévoir, et, comme je ne voudrais pas vous laisser dans l’embarras si certaines éventualités venaient à se présenter, permettez-moi une question : Avez-vous assez d’argent pour suffire à vos besoins dans le cas où nous serions séparés tout à coup ?

— Je… je ne sais trop, monsieur, répliqua-t-elle avec étonnement ; mais pourquoi cette question ?

— Parce que je serais désolé, Fanny, d’avoir de mauvais prócédés envers vous, et que certains cas, faciles à deviner, ne doivent pas nous surprendre. Il importe donc que vous ayez, indépendamment de moi, des ressources suffisantes pour faire face à toutes les nécessités… Prenez ceci, ma chère, ne fût-ce qu’à titre de précaution.

Il tira de son portefeuille plusieurs de ces billets de banque qui lui coûtaient si peu et les remit à Fanny, qui s’empressa de les cacher ; puis, comme les femmes de son caractère ne sont jamais insensibles à de pareils présents, elle reprit d’un ton considérablement radouci :

— Merci, Hector ; c’est en effet une excellente précaution… mais à présent, ne me direz-vous pas quel parti vous comptez prendre ?

— Eh bien ! ma chère, le danger est égal pour nous à Paris et à Bordeaux en ce moment ; le plus prudent serait donc de n’aller ni à l’une ni à l’autre de ces villes… Je viens de me renseigner auprès du postillon, et j’ai conçu un plan pour faire perdre nos traces à ceux qui seraient tentés de nous poursuivre.

Et quel est ce plan, vicomte ?

— Vous le verrez à l’exécution, car aussi bien des événements fortuits peuvent m’obliger de le modifier.

Nous savons quel était ce projet ; il s’agissait de quitter la grand’route et de s’enfoncer dans l’intérieur du pays pour y chercher quelque retraite paisible et sûre ; du moins c’était ce qui semblait ressortir de la conduite du vicomte, car nous verrons bientôt qu’il nourrissait une arrière-pensée. Quoi qu’il en fût, une sorte de bon accord, à défaut d’intimité, s’était établi entre Cransac et Fanny, et si chacun d’eux se tenait sur la réserve avec l’autre, ils n’en conservaient pas moins les dehors d’une confiance réciproque.

Ils atteignirent ainsi le village de Saint-Rémy, le point le plus éloigné où la poste pût conduire, hors de la ligne régulière des relais. Le postillon, les ayant déposés à l’auberge de la Croix-Rouge, au profond désappointement de l’hôte de la Croix-Blanche, avait refusé d’aller plus loin, malgré les offres les plus brillantes, et s’était empressé de repartir. De son côté, Cransac, ne voulant pas s’arrêter dans un village si peu éloigné de la route royale, essaya de se procurer sur-le-champ des chevaux chez les cultivateurs. Mais, comme nous l’avons dit, il avait trouvé là des difficultés insurmontables. Vainement courut-il de maison en maison, de ferme en ferme ; nul ne consentit à lui fournir immédiatement ce qu’il demandait.

Il était assez tard quand le vicomte revint à la Croix Rouge, où l’attendait Fanny.

— Impossible de repartir aujourd’hui, dit-il ; demain matin seulement on nous amènera quelques rosses poussives pour lesquelles on m’a demandé un prix exorbitant, et qui, je l’espère, nous conduiront jusqu’à Cognac.

— Voilà un contre-temps très-fâcheux, et ne craignez vous pas, Hector, qu’il ne nous expose à quelque désagrément ?

— Bah ! on n’a pu s’apercevoir encore de ce qui s’est passé à la tour Verte, et s’en fût-on aperçu, ce pauvre diable sans le sou ne pourrait nous atteindre de si tôt avec son pied boiteux.

— La justice aussi a le pied boiteux, Hector ; cependant on dit qu’elle finit toujours par arriver.

Le vicomte partit d’un éclat de rire.

— Sur ma parole ! Fanny, vous devenez « littéraire » en diable… Mais boiteux et boiteuse ne peuvent nous serrer de si près. Arrangez-vous le mieux possible d’une situation ennuyeuse.

— Ah çà, Hector, j’imagine que nous partirons demain matin de très-bonne heure ?

— Hum ! je ne sais trop ; les gens de ce pays paraissent peu dégourdis. Il ne faut pas compter sur leur activité, et vous aurez, je crois, tout le temps de vous délasser de vos fatigues. Je vous ferai avertir quand le moment viendra.

Pendant le reste de la journée, Hector entra et sortit à diverses reprises. Toutefois, le soir à souper, il se montra poli et prévenant avec sa compagne. Après le repas, il prit congé d’elle d’une manière presque affectueuse, et ils se retirèrent chacun dans sa chambre, fort satisfaits l’un de l’autre en apparence.

Ainsi, tandis que Raymond Fleuriot, en arrivant à Saint-Rémy, se désolait de l’inutilité de ses fatigantes poursuites et se laissait accaparer par un aubergiste madré, ceux qu’il cherchait avec tant d’ardeur se trouvaient à moins de cent pas de lui et presque à portée de sa voix.

Cependant Fanny n’était pas tout à fait tranquille. Elle avait remarqué dans le ton et les manières du vicomte à son égard quelque chose d’insolite qui excitait sa défiance. Elle éteignit sa lumière ; mais, au lieu de se coucher, elle se mit, comme à l’ordinaire, en observation. Il y eut encore quelques allées et venues dans l’intérieur de la maison ;

mais bientôt la grande porte de la Croix-Rouge fut verrouillée, comme si elle ne devait plus s’ouvrir de la nuit, les lumières disparurent une à une, et le calme le plus profond régna dans l’auberge. Alors seulement Fanny rassurée se décida à gagner son lit, et, en dépit de certaines inquiétudes qu’elle ne pouvait encore surmonter, elle ne tarda pas à s’endormir.

Elle ne s’éveilla que le lendemain, et quoiqu’il fît à peine jour, elle s’étonna qu’on ne l’eût pas avertie de se préparer au départ. Elle s’habilla prestement, sans le secours de personne ; puis, ne comprenant rien au silence et à l’immobilité qui régnaient dans l’auberge, elle sonna pour avoir des nouvelles.

Un temps assez long se passa avant que son appel parût avoir été entendu. Enfin la maîtresse de la maison elle même, femme aux manières polies jusqu’à l’exagération, accourut en robe du matin.

— Quoi ! madame est déjà levée ? dit-elle en faisant une belle révérence ; j’espère pourtant que madame a passé une bonne nuit… que désire madame ?

— Prévenez M. de Cransac que je suis prête à partir.

Une profonde stupéfaction se peignit sur les traits de l’hôtesse.

— Madame dit… Je n’ai pas compris madame sans doute ?

— Je dis qu’il est temps d’atteler… Les chevaux ne sont ils pas arrivés ?

— Certainement il est arrivé des chevaux de selle, mais ceux de la voiture n’ont pas paru encore.

— Enfin, prévenez monsieur ; il est levé aussi sans au cun doute ?

— Mais madame…

— Ah çà, reprit Fanny avec impatience, il semble que je vous demande une énormité !

— Madame ignore donc… je croyais… Il y a plus d’une demi-heure que le « monsieur » est parti à cheval avec le garçon du père Gachet.

— Parti ! s’écrią Fanny en pâlissant ; oh ! le lâche… le misérable !

Elle était tombée sur un siége et resta un moment accablée sans s’inquiéter de l’hôtesse qui la regardait en si lence.

Enfin elle se redressa et frappa du pied avec violence.

— Ah ! il croit se débarrasser ainsi de moi ! s’écria-t-elle ; je le poursuivrai, s’il le faut, jusqu’au fond de l’enfer !… Madame, procurez-moi des chevaux à l’instant… si l’on ne veut pas me les louer, je les achète… je les payerai ce que l’on voudra, mais je veux partir sans retard.

Elle pleurait, rugissait, trépignait comme un enfant en colère. L’hôtesse consternée disait en levant les yeux au ciel :

— Mon Dieu ! qui eût pu s’imaginer pareille chose ? Le monsieur parlait de son départ d’une manière si tranquille… Il nous a recommandé d’avoir grand soin de vous, et il a soldé toute la dépense. D’après ses ordres, des chevaux pour la voiture arriveront à huit heures et vous conduiront où vous voudrez aller… Comment supposer que tout cela n’était pas arrêté d’avance entre vous ? Et tenez, j’oubliais… Voici un papier qu’il m’a chargée hier au soir de vous remettre à votre réveil.

Elle tira de sa poche une lettre sans adresse, que Fanny s’empressa d’ouvrir, et qui contenait seulement ces quel ques lignes :

« Le parti que je prends ne manquera pas d’abord d’exciter votre colère ; mais, à la réflexion, vous reconnaitrez certainement combien il est sage. Seule, vous ne courez aucun danger ; en ma compagnie vous seriez exposée à des inconvénients de toute sorte. D’autre part, votre présence m’enlevait la liberté de mes allures dans un moment où j’ai besoin de tant d’activité et de tant d’adresse pour me soustraire à mes ennemis. Vous comprendrez tout cela, j’en suis sûr, et quand nous nous reverrons, ce qui ne saurait tarder, je l’espère, vous ne témoignerez aucune rancune à H. C. »

Fanny relut deux fois ce billet ; puis elle s’écria avec un redoublement de colère :

— Il ne me dit pas où il compte se rendre… Le savez vous, madame ?

— Le voyageur ne s’est pas expliqué à ce sujet. Mais vous savez du moins où conduit la route qu’il a prise ?

— Ce chemin va d’abord à Jonzac, puis à Blaye, d’où l’on peut gagner Bordeaux par les bateaux de la Gironde.

— Bordeaux ! répéta Fanny avec agitation ; oui, oui, ce doit être cela. Nous ne pouvions, en effet, nous y rendre ensemble, car nous eussions été bien vite reconnus ; mais un trop grand intérêt l’appelle dans cette ville pour qu’il n’essaye pas d’y pénétrer seul et secrètement… Eh bien ! monsieur le vicomte, j’y serai aussitôt que vous !

L’hôtesse ne comprenait pas grand’chose à ces phrases entrecoupées ; d’ailleurs elle écoutait un bruit de voix qui s’élevait de l’étage inférieur. On parlait sur le ton de la colère et de la menace. Enfin, plusieurs personnes montèrent rapidement l’escalier, et comme la porte de la chambre de Fanny était entr’ouverte, un homme entra brusquement, sans s’inquiéter des protestations de la servante qui le sui vait tout effarée. On a deviné Raymond Fleuriot.

L’employé du télégraphe, après avoir reconnu sous le hangar la berline du vicomte, avait pénétré dans l’auberge, et une fille de service s’étant trouvée sur son chemin, il lui avait commandé impérieusement de le conduire aux maîtres de cette voiture. Comme la servante intimidée hésitait à obéir, il s’était mis en devoir de visiter lui-même la maison et avait gagné le premier étage réservé au logement des voyageurs. Il était arrivé ainsi à la pièce où se tenaient Fanny et la maîtresse d’hôtel.

Il avait le teint pâle, l’œil enflammé, une attitude sombre et menaçante. D’une main il tenait sa canne, de l’autre un pistolet.

L’hôtesse et Fanny poussèrent des cris d’effroi. Mais Fleuriot ne parut pas s’en inquiéter ; promenant autour de lui un regard rapide, il demanda froidement :

— Où est M. de Cransac ?

On ne répondit pas d’abord.

— C’est seulement à M. de Cransac que je désire avoir affaire… Où est-il ?

Et le regard ardent de Raymond se fixait sur Fanny qui tremblait de tous ses membres.

— Parti ! balbutia-t-elle enfin en se laissant tomber sur un siége ; il m’a abandonnée.

— Vous voulez me tromper encore ; mais la chose ne sera plus aussi facile !… Je veux voir sur=le-champ M. de Cransac.

Fanny ne put que répéter ce qu’elle avait dit déjà. Elle invoqua le témoignage de l’hôtesse et de la servante, qui attestèrent le départ du vicomte et donnèrent sur ce fait une foule de détails, dont il était difficile de révoquer en doute la sincérité. Raymond avait d’autant plus sujet de les croire qu’il était sûr maintenant d’avoir entendu la voix de son ennemi peu d’instants auparavant. Il demeura pensif ; puis, s’adressant à l’hôtesse et à la fille d’auberge, il reprit d’un ton ferme :

— Sortez… J’ai à causer avec madame.

Elles se tournèrent vers la voyageuse.

— Non, non, restez ! balbutia Fanny, il serait capable… — Sortirez-vous ? répéta Fleuriot.

Les deux femmes terrifiées s’enfuirent. Raymond referma la porte et en tira le verrou ; puis il revint vers Fanny, qui essaya de se soulever et dit en joignant les mains :

— Raymond… Monsieur Fleuriol, ne me tuez pas ! Qui parle de vous tuer, madame ? répliqua Fleuriot avec un profond dédain ; cette arme vous fait peur, ajouta-t-il en remettant son pistolet dans sa poche ; ce n’était pas contre vous que je comptais l’employer, et elle ne me sera pas nécessaire pour tirer de vous une terrible vengeance si vous ne répondez pas sincèrement à la question que je vous adresse : Où est mon livre des signaux ?

— Si artificieuse et hautaine que fût Fanny d’ordinaire, elle éprouvait en ce moment une terreur folle qui paralysait ses facultés et ne lui laissait même pas assez de présence d’esprit pour improviser un mensonge. Elle répliqua donc d’une voix éteinte :

— Votre livre !… M. de Cransac l’a emporté avec lui.

— Cela est-il bien vrai ? Je vous connais maintenant, mademoiselle Fanny Grangeret, et je sais combien peu un honnête homme doit se fier à vos paroles,

Fanny, en entendant son nom prononcé avec un indicible mépris, sentit redoubler sa confusion et ses alarmes.

— Je dis la vérité, murmura-t-elle avec effort ; et vous pouvez vous assurer par vous-même…

— Tout à l’heure… En attendant, vous allez répondre à une autre question : Dans quel but, vous et votre abominable complice, m’avez-vous volé mon livre des signaux ?

— Volé… le mot est bien dur, monsieur ; et en ce qui me regarde…

— Pardonnez-moi, ma belle Parisienne ; je suis un grossier campagnard, et j’appelle les choses par leur nom.

— Vous êtes injuste envers moi, monsieur Fleuriot, reprit Fanny, en versant, ressource suprême, d’abondantes larmes ; oui, injuste et ingrat, car si j’ai pu céder aux suggestions de M. de Cransac, je n’avais pour vous que des in tentions bienveillantes, et j’espérais…

— Vous, madame, vous avez été l’appeau qui fait tomber l’oiseau sauvage dans le filet de l’oiseleur, et moi, pauvre niais orgueilleux, j’ai pu croire un instant… Mais vous ne m’échapperez pas ainsi. Encore une fois, quel intérêt avait ce M. de Cransac à s’emparer de mon manuscrit ?

— Mais… je l’ignore, répondit Fanny en détournant la tête.

— Vous l’ignorez ? Prenez garde, madame, que je ne saurais plus croire à de simples affirmations de votre bouche… Je connais toute votre tendresse, toute votre indulgence pour votre honnête et digne… frère !

— Je méprise et je hais celui dont vous parlez plus que vous ne pouvez le haïr et le mépriser vous-même… Ne vient-il pas de m’abandonner lâchement, me laissant exposée à votre vengeance pour un tort dont il est seul coupable ?

— Vous réglerez vos comptes avec lui, madame ; jusque-là réglons les nôtres… Je vous demande dans quel but, vous et M. de Cransac, vous êtes venus furtivement, la nuit, me dérober mon bien le plus précieux ? N’espérez pas m’abuser de nouveau… Répondez avec franchise, pendant que je peux modérer encore la colère qui gronde au dedans de moi-même… Je n’aurais pas besoin d’une arme pour briser comme verre une femme rusée et méchante qui m’a si cruellement trompé !

En même temps, il appuya sa main sur le bras de Fanny, et bien qu’il semblât en diminuer le poids, cette main n’en pesait pas moins comme un bloc de fer sur l’épaule délicate de la Parisienne. Fanny leva la tête et chercha sur le visage de ce jeune homme qui l’avait aimée une expression de pitié, un signe de faiblesse ; elle n’y trouva qu’un mépris inexorable, une détermination farouche. Alors la terreur l’emporta sur toutes les considérations. Vaincue, fascinée, tremblante, elle raconta en peu de mots comment Cransac s’était en tendu avec le banquier Colman pour s’emparer du livre de Fleuriot, et comment, selon toute apparence, le vicomte était en route pour aller toucher le prix du marché.

Raymond l’interrompit plusieurs fois par des questions brèves et griffonna des notes sur son carnet. Quand Fanny eut terminé ses aveux, il lui dit avec émotion :

— Ces faits sont assez odieux, assez révoltants pour être exacts, et il me semble que votre trouble actuel ne vous permettrait pas de les inventer… Vous n’avouez pas, il est vrai, votre part à vous dans ces infamies, mais je la devine, et d’ailleurs c’est seulement cet exécrable Cransac que je prétends rendre responsable de tout. Quant à vous, madame, je vous laisse à vos remords… si vous êtes capable d’en éprouver… Un dernier mot pourtant : êtes-vous sûre que le vicomte aille à Bordeaux ?

— J’ai lieu de le supposer, répliqua Fanny, qui, à peine remise de cette alerte, ne songeait pas encore à dissimuler sa pensée ; mais, comme il peut être exposé à bien des dangers dans cette ville, il n’y entrera, selon toute apparence, que déguisé et sous un faux nom. Sans doute aussi n’y restera-t-il que le temps de réaliser son marché avec Colman.

— C’est bien, répliqua Fleuriot.

Et il fit ses dispositions pour se retirer. Fanny, qui reprenait courage à mesure que le danger s’éloignait, dit d’un ton humble, mais déjà presque caressant :

— Quel est votre projet, monsieur Fleuriot ? Avez-vous aussi l’intention de vous rendre à Bordeaux ?

— Que vous importe ?

C’est que nous pourrions unir nos haines. J’ai moi même un vif désir de retrouver Cransac et de lui prouver…

— Assez, madame… Mais j’oubliais… Pourquoi ce livre, dont je vais poursuivre jusqu’à mon dernier souffle la restitution, ne serait-il pas caché ici ?

— Je vous ai dit déjà, monsieur, que vous pouviez vous assurer du contraire… Voici, ajouta Fanny en désignant deux petites mallettes en cuir, mes bagages de voyageuse ; prenez ces clefs et voyez vous-même.

Raymond éprouva quelque honte de procéder à ces investigations humiliantes envers une femme ; mais il savait à quelle fourbe créature il avait affaire, et d’ailleurs un intérêt supérieur dominait ses scrupules. Il saisit donc les clefs qu’on lui tendait et ouvrit les deux petites malles. Il reconnut qu’elles contenaient seulement des effets et que son livre ne s’y trouvait pas. Cependant, après les avoir refermées, il continua ses recherches dans la chambre et jusque dans les meubles. Fanny observait tous ses mouvements d’un air moqueur. Le voyant convaincu de l’inutilité de ses perquisitions, elle se leva.

— Je vous sais gré, monsieur, dit-elle d’un petit ton impertinent, de ne pas demander à me fouiller… Mais vous pouvez reconnaitre que votre livre des signaux n’est pas sur moi.

Les ajustements de femme n’avaient pas alors les dimensions exagérées si en faveur aujourd’hui, et qui démontrent si énergiquement l’impuissance de la critique et du ridicule en matière de mode ; un regard suffisait pour reconnaître que Fanny ne pouvait cacher sous ses vêtements un ouvrage aussi volumineux que le livre des signaux. Toutefois elle tourna gracieusement sur elle-même, éleva les bras par un mouvement onduleux et coquet, tandis qu’un sourire fin, moqueur et provoquant effleurait ses lèvres roses. Ray mond se détourna brusquement.

— Il suffit, madame, dit-il ; et… adieu.

Comme il avait ouvert la porte, la servante d’auberge se glissa dans la chambre.

— Madame, dit-elle, les chevaux qu’on a retenus pour la voiture viennent d’arriver.

— Eh bien, qu’on attelle sur-le-champ.

La servante se retira.

— Et vous, monsieur, demanda Fanny doucereusement, comment voyagez-vous ?

— À pied, madame.

— Ce sera une rude fatigue… Voyons, monsieur Fleu riot, malgré vos procédés injustes et cruels à mon égard, nous pouvons encore nous entendre… Voulez-vous prendre place dans la voiture ? Nous nous rendrons ensemble à Bordeaux ; nous ferons la paix, et je vous expliquerai…

— Rien… merci, madame.

Il salua et descendit l’escalier, poursuivi par un joyeux éclat de rire.

Dans la cour, il vit deux rosses poussives, couvertes d’écorchures et de loupes, qu’on était en train d’atteler à l’élégante berline de Cransac. L’idée lui vint de visiter l’intérieur de la voiture, et il en ouvrit la portière sans s’inquiéter de l’étonnement que manifestaient les gens de l’auberge. Il fouilla ainsi les coffres, les poches de la garniture, souleva les coussins, et enfin, bien convaincu que son livre n’était pas caché là, il cessa ses recherches et se dirigea vers la porte cochère.

Comme il allait la franchir, il entendit un nouvel éclat de rire, et levant les yeux, il aperçut Fanny à la fenètre du premier étage ; mais il détourna encore la tête et s’éloigna rapidement.

XVI

Le coup de foudre.


Nous devons revenir maintenant à l’élégant pavillon qui s’élevait au milieu des jardins du banquier Colman, à Bordeaux

C’était dans ce pavillon, on s’en souvient, que le Hambourgeois recevait, par une petite porte donnant sur une ruelle solitaire, les visites qu’il ne voulait ou n’osait recevoir dans son hôtel ; c’est là aussi que nous le retrouvons, le lendemain soir du jour où s’étaient passés au village de Saint-Rémy les événements connus du lecteur.

Colman avait toujours cette mise prétentieuse qui contrastait avec l’énorme rotondité de sa personne. Il était à demi couché sur un divan, sa pipe à la main, en face d’un guéridon qui supportait, outre une lampe munie de son abat-jour, un plateau chargé de verres et de bouteilles. À quelques pas de lui, dans la pénombre, se tenait debout une vieille femme, à menton barbu, à nez crochu, la tête surmontée d’une haute coiffe bordelaise, qui, d’un air moitié respectueux, moitié familier, recevait ses ordres.

— Ecoute-moi bien, madame Bourachon, disait le banquier en coupant chaque mot par une bouffée de fumée, il va venir ici tout à l’heure par la porte du jardin… la porte à toi… une femme voilée ou non, vêtue en grisette ou en grande dame, peu importe, qui te donnera le mot de passe ordinaire. Tu l’introduiras sans lui adresser de questions, et quand elle sera avec moi tu ne laisseras plus entrer per sonne… personne, m’as-tu bien compris ?

La vieille fit entendre un rire asthmatique et chercha une prise de tabac dans sa tabatière de corne.

— Eh ! eh ! monsieur notre maître, répliqua-t-elle avec son accent gascon, tandis que ses yeux éraillés clignotaient de malice, nous la connaissons cette consigne-là, car il y a assez longtemps que nous la pratiquons… Oui, oui, il n’y a rien de nouveau ce soir, et il valait mieux me dire que l’ordre était comme à l’ordinaire.

Colman lui imposa silence par un geste qu’il essayait de rendre digne.

— Je te trouve bien hardie, madame Bourachon, reprit il, d’oser parler ainsi des personnes qu’il me plaît de recevoir ! Elles ne sont pas, ajouta-t-il d’un air bénin et hypocrite, ce que tu as l’air de croire… Elles appartiennent souvent au meilleur monde ; mais, ayant des besoins d’argent et n’osant se présenter dans les bureaux, elles viennent contracter quelques prêts timides. Je suis leur Providence, et je m’efforce de cacher le bien que je fais… Voilà tout, mère Bourachon ; il n’y a pas autre chose, et je te defends, entends-tu, de supposer qu’il peut y avoir autre chose.

— C’est bon, répliqua la Bourachon avec plus de réserve, mais sans renoncer complétement à son ton sarcastique ; il n’est pas moins vrai que si une pauvre vieille personne telle que moi venait vous emprunter ainsi quelques louis, faudrait voir comme vous la recevriez !

— Parbleu ! je ne la recevrais pas… Mais c’est assez ; mère Bourachon, allez à vos affaires et laissez-moi aux miennes, car aussi bien je crois avoir entendu tinter la son nette de la petite porte.

— On y va, monsieur, on y va, répliqua la vieille ; c’est sans doute la dame que vous attendez.

Elle partit en toussant. Arrivée à la porte dont la garde lui était confiée, elle s’assura d’abord par un étroit guichet que la personne qui se présentait éiait une femme seule ; puis elle fit tourner la clef dans la serrure, et, tenant la porte entr’ouverte avec défiance, elle examina de nouveau à qui elle avait affaire.

Mais sa curiosité fut déçue ; la nuit était sombre et la ruelle était faiblement éclairée par un réverbère éloigné. D’ailleurs, l’inconnue avait pris la précaution de poser sur sa tête un de ces foulards dont se coiffent habituellement les Bordelaises, et elle le maintenait sous son menton avec la main, pour cacher son visage. À la question de la Bourachon, elle nomma le maître du logis, puis elle prononça quelques mots mystérieux connus seulement des initiés.

— Fort bien ; vous pouvez entrer… Faut-il vous conduire ?

— C’est inutile.

Et l’inconnue s’élança dans le jardin ; avant que la vieille concierge eût refermé la porte, elle avait déjà disparu.

En dépit de l’obscurité, elle parcourut les allées d’un pas léger, et atteignit bientôt le pavillon, dont les fenêtres laissaient filtrer quelques rayons lumineux. Ayant doucement gratté à la porte, elle entra conme une bouffée d’air frais et parfumé, dans la pièce où se trouvait Colman, entouré d’un nuage de tabac. Alors, elle enleva prestement le foulard dont elle s’enveloppait, et se montra sous le costume d’une svelte et pimpante grisette : c’était Fanny.

Colman, en la reconnaissant, triompha de son flegme germanique ; il mit sa pipe de côté, se leva lestement, et, s’avança vers la visiteuse avec toutes les apparences de la joie.

— Charmante ! lui dit-il, je suis ravi de vous voir… Mais qu’est devenu le vicomte ?

— L’ignorez-vous, monsieur Colman ? demanda Fanny. Je croyais que vous pourriez m’en donner des nouvelles… Cransac ne saurait sans inconvénient se montrer à Bordeaux… et moi-même j’ai cru prudent de me déguiser…

— Ce costume vous va divinement, dit le banquier en la faisant asseoir à son côté ; mais, bon Dieu ! que pouvez vous craindre ?

— Ah cà ! monsieur Colman, vous n’avez donc pas la moindre idée de ce qui se passe ? Vous ignorez jusqu’aux dangers que vous courez vous-même ?

— Des dangers, moi ? contez-nous ça, ma toute belle ; cela promet d’être divertissant.

— Ainsi vous ne savez rien… absolument rien ?

— Eh ! eh ! j’ai pu avoir eu vent de quelque chose… Mais contez toujours, ma charmante ; on a plaisir à vous entendre.

Alors Fanny lui exposa les événements de Puy-Néré ; elle parla de l’arrestation de Brandin, de la soustraction du livre des signaux, de la dépêche expédiée à Bordeaux pour ordonner l’arrestation de Cransac « et de ses complices ; » puis de l’abandon où l’avait laissée le vicomte ; et enfin de sa rencontre avec Raymond Fleuriot. Toutefois, elle se garda bien de mentionner les renseignements qu’elle avait donnés à Fleuriot sur Colman lui-même, dans un premier mouvement de terreur et de colère. Fanny, avec son ésprit mobile, subissait d’ordinaire l’impression du moment, et quoique en définitive les instincts artificieux finissent toujours par l’emporter, elle ne savait souvent pas retenir des aveux qu’elle avait à regretter plus tard. Elle ne fit donc aucune allusion à ses indiscrétions envers l’employé du télégraphe, bien que ces indiscrétions constituassent peut-être le risque le plus sérieux pour le banquier.

— Je suis arrivée ici hier, poursuivit-elle, et, après avoir laissé la voiture dans une auberge, je suis allée’me loger dans une autre, où l’on me prend pour la femme d’un capitaine au long cours dont le navire est attendu. Je me suis empressée de vous écrire, afin de vous demander une entrevue, pour ce soir, car je n’osais venir en plein jour, et je suis heureuse de pouvoir vous mettre en garde contre toutes les éventualités.

Le gros Hambourgeois l’avait écoutée en se dandinant, le sourire sur les lèvres, et il paraissait beaucoup plus occupé de la narratrice que de la narration même.

— Merci, ma belle, reprit-il d’un ton galant ; mais n’ayez aucun souci en ce qui me regarde ; j’ai prévu ce qui arrive, et je n’ai négligé aucune précaution. Le bon papa Colman ne se laisse pas ainsi rouler… Ah çà, vous avez donc réussi à vous emparer du livre des signaux ?

— Et tout l’honneur de cette conquête doit vous revenir, monsieur Colman : vos mesures étaient si admirablement prises ! Nous ne pouvions pas ne pas réussir, quoique Cransac ait commis fautes sur fautes. Mais, àà propos de Cransac, n’avez-vous pas reçu de ses nouvelles ? Il est sûrement dans la ville.

— Il ne m’a pas encore donné signe de vie ; et, si les choses sont comme vous le dites, je doute qu’il ose venir à Bordeaux.

— Oh ! il viendra certainement. Peut-être a-t-il l’intention de passer à l’étranger ; mais il ne quittera pas la France sans vous faire payer les frais du voyage.. Oubliez-vous que vous lui avez promis une somme considérable pour prix de ce livre des signaux télégraphiques ?

— C’est vrai. Eh bien, Fanny, ce livre pourra-t-il rendre autant de services qu’on le suppose ?

— J’en ai vu faire deux fois l’expérience ; une par Fleuriot, l’autre par le vicomte lui-même, et ils ont déchiffré les dépêches sans hésitation.

— À merveille, reprit le banquier, qui ne put conte nir sa joie. Au moyen de ce livre précieux, je n’aurai plus besoin de personne pour mes grandes opérations financières ; j’agirai seul, et…

— Il s’arrêta en voyant Fanny le regarder fixement. Avec vous, je pense tout haut, charmante, ajouta-t-il, et je n’aurai pas lieu de m’en repentir, je le sais.

— Vous pouvez en effet avoir confiance en moi, monsieur Colman : mais je vous conseille en amie de ne pas autant laisser voir au vicomte le prix que vous attachez à ce manuscrit ; on n’est déjà que trop disposé à vous rançonner.

— J’ai promis de le payer deux cent mille francs. Il vaut bien davantage pour vous, et Cransac ne l’ignore pas. Attendez-vous donc à voir croître ses exigences en raison du désir que vous témoignerez de posséder ce livre… Mais ce qu’il y a de plus indigne, monsieur Colman, c’est que le vicomte s’était engagé formellement à partager avec moi le produit de cette affaire, c’était justice, car sans moi il n’aurait pu la mener à bien. Or, il va manquer à sa parole, et je vous saurai gré, monsieur Colman, ajouta Fanny d’un air câlin, de trouver quelque moyen pour l’obliger à la tenir.

— Le gros banquier partit d’un éclat de rire. Eh ! eh ! ma toute belle, reprit-il, je commence à voir d’où souffle le vent… Ce n’est pas seulement pour m’avertir d’un danger que vous êtes venue ce soir ; vous avez encore à mettre opposition sur la somme assez ronde que pourra réclamer le vicomte… Eh bien, ma chère, ajouta-t-il en minaudant, j’ai toujours eu du penchant pour vous, malgré vos airs évaporés, et puis je ne serais pas fâché de donner une leçon à cet orgueilleux Cransac, qui semble ne voir en moi qu’un gros cruchon de bière allemande… Que diriez-vous si je combinais les choses de ma nière à ne payer qu’à vous la somme promise ?

— Oh ! ce serait un trait de génie ! Mais l’œuvre présentera bien des difficultés, car le vicomte est défiant.

— Oui ; mais, dans sa situation, il ne peut guère élever la voix, et, en s’y prenant avec adresse… Eh bien ! je songerai à cela.

Fanny, transportée d’aise, remerciait avec chaleur, quand on frappa doucement. Le banquier cria « Entrez, » d’un ton d’impatience, et la porte s’entr’ouvrant laissa voir la figure rechignée de la portière.

— Que diable veux-tu, madame Bourachon ? s’écria Colman, je t’avais expressément défendu…

— Mille excuses, monsieur notre maître, répliqua la vieille avec confusion, mais il y a un monsieur qui veut absolument vous parler « pour affaire de la plus haute importance, comme il dit. Je le connais, car je l’ai vu ici plus d’une fois ; mais je ne sais pas son nom, et, quand je le lui ai demandé, il m’a répondu qu’il s’appelait… attendez donc… un drôle de nom tout de même… oui, il s’appelle « le châtelain de Puy-Néré. »

— C’est lui ! s’écria Fanny en tressaillant ; j’étais sûre qu’il viendrait.

— Eh bien ! mère Bourachon, reprit Colman, quelle tournure a cet homme ?

— Il est habillé comme un marin ; il était bien mieux vêtu autrefois.

— L’as-tu fait entrer ?

— Oui, car il se disait très-pressé ; mais il est resté dans la loge, sous la garde de mon époux.

« L’époux » en question était un vieux coquin fort brutal et toujours ivre.

— As-tu remarqué qu’il portât un léger paquet ?

— Je ne sais trop ; cependant il me semble qu’il cachait quelque chose sous son caban.

Colman regarda la jeune femme.

— Le livre ! dit-il à voix basse.

— Ou des armes, répliqua Fanny.

Il y eut un moment de silence.

— Que ferons-nous ? ma chère, demanda enfin Colman à la Parisienne ; faut-il le recevoir ?

— Pourquoi non ? et si vous le permettez, j’assisterai à cette entrevue. Il ne s’attend pas à me rencontrer ; je veux l’écraser de reproches, jouir de son humiliation…

— Et aussi vous assurer que je ne fléchirai pas sur certain chapitre, n’est-ce pas, ma charmante ? Restez donc, puisque c’est votre fantaisie. Mère Bourachon, amène-moi ce monsieur.

Comme la vieille allait sortir, on entendit une sourde rumeur dans les jardins, puis des pas précipités ; enfin, la porte s’ouvrant tout à coup, un jeune homme, tête nue, les traits bouleversés, s’élança dans le pavillon. Colman reconnut un des employés de sa maison de banque.

— Monsieur Gervais, s’écria-t-il avec colère, osez-vous venir me relancer ainsi ? On sait pourtant…

— Excusez-moi, monsieur, répliqua l’employé, mais ce qui se passe explique ma hardiesse. Vos bureaux sont envahis par la justice ; on a saisi tous les papiers et tous les registres ; la maison est cernée par des agents de police et des gendarmes. On vous cherche vous-même et je me suis échappé pour vous donner avis…

Colman pâlit en apprenant ces nouvelles. Cependant il conserva son sang-froid et sembla réfléchir. Comme il tardait à répondre, la vieille Bourachon s’écria :

— La justice ! les gendarmes !… Sainte Vierge, nous sommes perdus !

— Et moi, et moi ! que vais-je devenir, dit Fanny ter rifiée.

Mais déjà Colman avait jugé la situation et compris ce qu’il y avait à faire.

Allons ! du calme, reprit-il résolûment ; ils peuvent fouiller mes registres et mes papiers, je m’en inquiète peu.

— L’important, Fanny, est qu’on ne vous trouve pas ici, car votre présence fortifierait certains soupçons… Mais surtout il faut que Bourachon fasse sortir l’individu qui est dans sa loge. Qu’il se sauve bien vite ! Si on le rencontrait chez moi… et avec ce maudit livre… Partez donc, Fanny, partez à l’instant, poursuivit-il avec vivacité ; on va vous conduire à la porte du jardin…

— La porte du jardin est gardée comme les autres, dit l’employé, et personne, à ce qu’il paraît, ne peut sortir de la maison sans un ordre spécial. D’ailleurs, ajouta-t-il avec effroi, il est trop tard, vous le voyez !

En effet, ‬des lumières brillaient au dehors et des pas nombreux se rapprochaient du pavillon. Bientôt un personnage, vêtu de noir, qui avait l’apparence d’un magistrat, entra suivi d’une escouade de gens de police.

— Monsieur, dit-il à l’employé d’un ton sévère, pourquoi avez-vous quitté la pièce où vous étiez consigné ? Le pauvre Gervais balbutia quelques excuses, Colman, affectant un air de dignité, s’empressa d’intervenir.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda-t-il, et que signifie tout ce bruit dans une maison paisible et honorable ? Aurait on l’ordre de m’arrêter ?

Le magistrat salua d’un air froid.

— J’espère, monsieur, répliqua-t-il, n’avoir pas besoin d’en venir à cette extrémité. Il ne s’agit pour le moment que d’un mandat de perquisition, et l’on procède déjà à son exécution, tant dans vos bureaux que dans votre appartement particulier. Jusqu’à la fin de ces recherches, toutes les personnes présentes doivent rester sous la surveillance des agents qui m’accompagnent.

— Il suffit, monsieur, répliqua Colman ; votre autorité ne sera pas méconnue chez moi, car je suis plein de respect pour la justice… Seulement, ajouta-t-il en s’approchant du magistrat d’un air confidentiel et en clignant des yeux, vous êtes trop homme du monde pour ne pas comprendre certaines délicatesses… Je vous prie donc de vouloir bien autoriser la sortie de cette jeune femme, que le hasard a conduite ce soir à mon hôtel.

En même temps il désignait Fanny, qui se tenait dans l’ombre et qui s’était empressée de rejeter son foulard sur sa tête. Le magistrat fit un geste de mépris.

— Comme cette dame, dit-il, me paraît en effet étrangère ici, et comme elle n’a évidemment aucun rapport avec la mission que je viens remplir, elle est libre de se retirer… Je pousserai la condescendance jusqu’à ne pas lui demander son nom.

Il enjoignit à un agent de conduire la jeune femme jusqu’à la rue.

Colman, radieux, se croyait débarrassé déjà d’un de ses plus graves sujets de préoccupation. Fanny s’inclina en silence devant le magistrat, et se disposait à sortir, quand l’homme de police qu’on lui avait donné pour guide se mit à la regarder avec attention et s’écria tout à coup :

— Avec votre permission, monsieur le juge, ne nous pressons pas tant.

Il enleva lestement le foulard avec lequel Fanny cherchait à cacher ses traits.

— Je ne me trompe pas, poursuivit-il ; j’ai vu souvent cette dame quand elle se promenait dans sa belle voiture sur le cours de Tourny, et je la reconnais fort bien, malgré son nouvel habillement. C’est Fanny Grangeret, l’amie du vicomte de Cransac.

L’orgueil offensé l’emporta d’abord chez Fanny sur tout autre sentiment.

— Monsieur le juge, dit-elle, ne sauriez-vous réprimer l’insolence de vos gens ? Est-ce ainsi que l’on traite une femme… qui ignore absolument de quel crime elle peut être coupable ?

— Certains devoirs sont incompatibles avec une exquise politesse… Mais, madame, si l’on a dit vrai, si vous êtes en effet la personne que l’on vient de nommer…

— Et quand cela serait ?

— Vous l’avouez donc ? En ce cas, je ne saurais vous permettre de sortir sans vous avoir interrogée sur des événements qui doivent être à votre connaissance.

Et il fit signe à un de ses hommes de veiller sur elle. Fanny comprit qu’elle était bien et dûment arrêtée. Son assurance fléchit aussitôt ; elle se laissa tomber sur le divan, et s’écria en fondant en larmes :

— Mon Dieu ! que me veut-on ? Si c’est à cause deM. de Cransac qu’on me persécute, j’ai rompu avec lui, je ne le connais plus, je ne suis solidaire d’aucun de ses actes.

Colman à son tour parla bas au juge ; il s’efforça de prouver que la jeune femme, qui se trouvait chez lui par hasard, ne pouvait être impliquée en rien dans ses affaires. Le magistrat écoutait d’un air distrait et ne paraissait nullement disposé à révoquer son ordre. Cependant Colman ne désespérait pas de le convaincre, pourvu qu’une circonstance nouvelle ne vint pas compliquer la situation.

Il s’inquiétait surtout de Cransac, qui devait être dans la loge du portier au moment de la descente de justice. Si le vicomte avait fui sans être reconnu, peut-être pourrait-on encore donner aux événements un tour favorable ; mais s’il était surpris dans la maison nanti du livre des signaux, les plus fâcheuses complications étaient à craindre.

Une circonstance rassurait Colman. On avait laissé sortir la vieille Bourachon, qu’il semblait inutile de surveiller. Certainement cette femme, dont le maître du logis connais sait la finesse, avait dû prévenir Cransac de ce qui se passait et lui fournir les moyens de quitter la maison, malgré l’active surveillance exercée par la force publique.

Il n’en était pourtant pas ainsi. Bientôt une nouvelle rumeur s’éleva dans le jardin. On s’appelait à voix haute, on courait dans les allées ; des lumières s’agitaient çà et là. Le magistrat cessa d’écouter Colman et commanda tout bas à un de ses agents d’aller voir de quoi il s’agissait. L’agent revint au bout d’un moment.

— Monsieur, dit-il, un individu que nul ne connait, et qui ne semble pas appartenir à la maison, a refusé de s’arrêter quand on lui en a intimé l’ordre et a pris la fuite. Mais pos hommes lui donnent la chasse, et, comme toutes les issues sont gardées, ils ne peuvent manquer de l’atteindre.

Si le magistrat s’était tourné vers Colman et Fanny, il les eût vus pâlir sensiblement.

— Qu’on m’amène cet individu aussitôt qu’on l’aura pris ! dit-il.

Un seul des gens de police resta dans le pavillon, tandis que les autres allaient prêter main-forte à leurs camarades. Comme Fanny et Colman se taisaient, le magistrat demanda au banquier :

— Connaissez-vous la personne qui redoute si fort d’être mise en présence de la justice ?

— Comment le saurais-je ? répliqua Colman, dont le ton bourru dissimulait mal l’anxiété.

Une chasse vive et acharnée se continuait au dehors. Des gendarmes et des hommes de police poursuivaient l’inconnu, qui les évitait avec agilité. La nuit était sombre, et les flambeaux que l’on portait s’éteignaient dans la rapidité de la course. Les allées tournantes, les massifs de feuillage, qui formaient une sorte de labyrinthe, rendaient la fuite facile à quelqu’un qui en connaissait les détours. Cependant toute retraite paraissait impossible ; il y avait des factionnaires à toutes les portes, et les murs, hauts de vingt pieds, se trouvaient dans le meilleur état. Le fuyard ne pouvait donc échapper, et sa prise, pour être retardée, n’en était pas moins inévitable.

Bientôt la poursuite se concentra dans la partie la plus fourrée du jardin. Là, de grands arbres dominaient non-seulement les murs de clôture, mais encore les toits de l’hôtel, et étaient pendant le jour l’asile bruyant des moineaux du voisinage. L’inconnu, resserré dans un cercle de plus en plus étroit, venait de disparaître au milieu de cette espèce de bocage, et l’on entendait les voix de ceux qui le traquaient.

— Attention ! cria l’un d’eux, il grimpe sur le grand pin… Il s’agit de le déloger… Voyons, qui sait grimper aux arbres ?

Plusieurs personnes répondirent à cet appel, et pendant quelques minutes, tout redevint calme. Enfin, la voix que l’on avait entendue déjà, celle d’un chef sans doute, s’écria d’un ton alarmé :

— Prenez garde ! le voilà sur la crête du mur… Malheureux ! ajouta-t-on avec force, ne sautez pas !… vous allez vous tuer… Descendez plutôt, descendez ; on ne vous fera aucun mal, on veut seulement savoir qui vous êtes.

Mais sans doute l’inconnu ne tint aucun compte de cette invitation, car presque aussitôt des cris nombreux firent comprendre qu’il avait risqué le saut de la muraille.

— Il doit s’être brisé bras et jambes, reprit le chef. De sourdes clameurs, un bruit de pas précipités, s’élevèrent encore dans la ruelle voisine ; mais il ne sembla pas que la sinistre prévision se soit réalisé. Au bout d’un quart d’heure, pendant lequel Colman et Fanny avaient peu à peu repris courage, le chef des agents rentra, morne et l’oreille basse.

Il nous a échappé, monsieur, dit-il au juge ; il a eu la chance de franchir le mur sans se blesser, et c’est un vrai miracle. On l’a poursuivi dans la rue ; mais c’est un homme jeune et leste, à ce qu’il paraît, et on a perdu ses traces.

Le magistrat ne put retenir un geste de désappointement.

— Voyons, monsieur Colman, reprit-il, n’avez-vous aucune indication à me fournir sur cet individu suspect ?

— Comment puis-je deviner qui est cet alerte gaillard ? répliqua le banquier ; il y a tant de monde dans mamaison ! Ah çà ! monsieur, je pense qu’à présent je suis libre d’aller à mes affaires ?

Le magistrat se concerta avec plusieurs autres personnes qui venaient d’entrer.

— J’ai le regret, monsieur, dit-il d’un ton grave, de vous annoncer que, Fanny Grangeret et vous, vous allez me suivre.

— En prison ? s’écria Colman.

— En prison ! répéta Fanny en chancelant.

Sur un signe du magistrat, les gens de police se saisirent du banquier et de la jeune femme.

XVII

Les hauts fonctionnaires.


Raymond Fleuriot était arrivé, lui aussi, à Bordeaux, la veille, dans l’après-midi, et il s’était sur-le-champ mis en quête d’une auberge modeste où l’hospitalité ne pût être coûteuse. On lui indiqua un cabaret borgne, dans le voisinage des chantiers de construction, cabaret que fréquentaient surtout les ouvriers du port et les matelots. Il s’y installa sans s’inquiéter s’il y serait bien ou mal, et, après, avoir pris rapidement quelque nourriture, il voulut, malgré sa fatigue, commencer les investigations qui l’appelaient dans la ville.

Son premier soin fut de remplacer sa casquette d’uniforme, dont le télégraphe en drap rouge fixait trop l’attention sur lui, par un chapeau de paille, dont il fit l’acquisition. Puis il se dirigea vers le quai, où s’arrêtaient habituellement les bateaux à vapeur de Royan et de Blaye.

C’était par là, en effet, que devait arriver Hector de Cransac, et, comme tout le faisait supposer, il avait l’intention de revenir à Bordeaux. D’après les informations minutieuses que Fleuriot avait recueillies, le vicomte, en quittant Saint-Rémy, s’était rendu à Jonzac. Or, de là il n’avait que deux routes à suivre : gagner quelque port de l’Océan où il se fût embarqué sur un bâtiment en partance pour les pays étrangers, ou bien gagner Blaye et prendre les bateaux à vapeur qui remontaient la Gironde.

Il n’était pas probable que Cransac, après avoir conquis avec tant de peine le livre des signaux télégraphiques, se décidât à porter sa précieuse conquête hors de France, et on savait au contraire qu’à Bordeaux il en tirerait le meilleur parti. C’était donc bien à Bordeaux qu’il fallait l’attendre ; et Fleuriot, ayant exactement calculé le temps et les distances, comptait que le spoliateur arriverait le soir même par le bateau de Blaye, à moins d’un de ces retards imprévus si fréquents en voyage.

Voilà donc pourquoi l’employé du télégraphe se dirigeait d’un pas rapide vers le débarcadère des bateaux à vapeur. Il était armé de sa canne et n’avait pas oublié de mettre ses pistolets dans la poche de sa redingote. On jugeait à son air de détermination que, si le cas se présentait, il ne manquerait ni de vigueur, ni de courage pour se faire justice.

Il suivit les interminables quais qui longent la rivière. Le soleil allait se coucher. La marée étant haute en ce moment, une extrême activité régnait sur le port et dans les innombrables navires de toutes nations, dont les mâts formaient comme une forêt mobile à la surface du fleuye. Ici on chargeait un bâtiment, plus loin on en déchargeait un autre. D’un côté on se faisait les adieux du départ, de l’autre on se donnait l’accolade de retour. Le rivage était encombré de caisses contenant des marchandises de toutes sortes, autour desquelles s’agitaient des matelots, des portefaix, des hommes noirs, jaunes, cuivrés, venus des extrémités du globe. On entendait les chants des marins qui hissaient des fardeaux à l’extrémité des vergues, les sifflets aigus des maîtres d’équipages ; partout des bruits discordants, des appels fiévreux, bien capables d’attirer l’attention du spectateur le plus distrait et le plus préoccupé.

Mais Raymond Fleuriot, qui était venu souvent à Bordeaux, demeurait indifférent au spectacle de cette agitation.

Il n’eut pas un regard d’admiration pour ce fleuve majes tueux, qui, sous les feux du couchant, embrassait dans un immense croissant d’or l’antique capitale de la Guienne. Il passa indifférent devant cette longue ligne de beaux édifices, devant ces voies magistrales, ces monuments imposants qui s’étendent depuis le pont si renommé jusqu’au quai des Char, trons. Il filait droit devant lui, se heurtant ici à un homme chargé d’un ballot, bousculant plus loin un badaud paisible, et ne s’inquiétant pas des injures qu’on lui adressait en divers idiomes. Il craignait de manquer l’arrivée du bateau de Blaye et précipitait sa marche.

Du reste, il avait raison de se presser, car, lorsqu’il atteignit le débarcadère, il entendit le son d’une cloche lointaine qui se rapprochait rapidement. Cette cloche, placée sur le bateau même, sonnait d’une manière continue pour avertir les navires, qui sillonnaient la rivière en tous sens, d’avoir à se ranger devant le pyroscaphe. Bientôt il apparut lui-même, faisant flotter dans le ciel empourpre son panache de fumée noire.

C’était un bâtiment sombre et massif, comme on les construisait à une époque où cette partie de l’architecture navale était encore dans l’enfance. Malgré sa lourdeur apparente, il se dirigea promptement vers les quais ; bientôt la cloche cessa de sonner, en même temps que le ronflement de la vapeur changeait de nature.

Cinq minutes plus tard, le bateau faisait halte et un pont volant, installé par l’équipage, permit aux passagers de descendre à terre.

Pendant le premier moment, comme il arrive d’habitude, tout fut désordre et tumulte. Les voyageurs se pressaient sur l’étroite planche afin de gagner le rivage, disputant leurs malles aux portefaix et aux garçons d’hôtels qui s’en étaient emparés. Ces voyageurs étaient de tout sexe, de tout âge, de toutes conditions : il y avait d’élégantes passagères et des marchandes de poisson ou de volaille, des négociants et des soldats, d’opulents touristes et de pauvres matelots. Tous s’agitaient, tous se bousculaient pour débarquer, et au milieu de ce remue-ménage quelques-uns pouvaient passer inaperçus.

Fleuriot, posté à l’entrée du pont, examinait pourtant ceux qui sortaient ; ni les poussées ni les cahots ne le déterminaient à quitter cette place, et il ne se détournait qu’après s’être assuré qu’il ne les connaissait pas.

Au bout de quelques minutes, la plupart s’étaient éloignés. Il ne restait plus à bord que des retardataires, passagers de troisième classe que rien ne pressait ou qui avaient à terminer quelque affaire avec les douaniers du port ; mais les passagers de distinction, parmi lesquels l’employé au télégraphe avait espéré rencontrer Cransac, s’étaient déjà dispersés dans toutes les directions.

Malgré cela Fleuriot ne se décourageait pas quand il vit s’engager sur le pont de planches deux hommes, dont un surtout ne tarda pas à fixer son attention. Ils paraissaient appartenir à la marine du commerce ; tous les deux, encore jeunes, avaient la figure brunie par le soleil. Ils avaient à peu près le même costume, gros paletot de drap pilote et chapeau ciré ; enfin chacun d’eux était chargé d’un sac de matelot qui formait tout son bagage. Ils semblaient être ensemble sur le pied d’une égalité parfaite ; cependant, en les observant de plus près, on ne tardait pas à découvrir entre eux des différences notables,

Ainsi, tandis que l’un avait ces allures franches et décidées, ce verbe haut, ce pas ferme, ce regard hardi qui caractérisent les marins de la France méridionale, son compagnon avait un air taciturne, cauteleux, embarrassé même, qui s’alliait mal avec son costume et son apparente profession. Celui-là, et ce fut lui que Fleuriot examina particulièrement, portait les cheveux courts et était complétement rasé, tandis que le vicomte portait d’habitude les cheveux longs et toute sa barbe ; il avait aussi le teint beaucoup plus brun que Cransac. En revanche, c’étaient mêmes traits, même finesse de linéaments, mêmes yeux mobiles sur lesquels l’inconnu avait rabattu son chapeau de marin ; c’était même âge, mêne taille et même tournure. Fleuriot savait combien la disparition de la barbe et des cheveux peut changer une physionomie, combien il est facile de donner au visage une teinte basanée. Cependant il hésitait à reconnaître son adversaire dans ce matelot. Une méprise était possible, et il sentait quels dangers aurait pour lui même une erreur en pareille circonstance.

Comme il était livré à cette perplexité, les deux voyageurs franchirent la planche qui mettait le navire en communication avec le quai, et il entendit le méridional dire à son compagnon :

— Tron dé l’air ! le Ponentais, démarre donc si tu veux que je te remorque à la cambuse où nous devons loger.

L’autre prononça quelques mots inintelligibles, et ils s’é loignèrent rapidement.

Fleuriot n’ignorait pas que les marins de la Méditerranée, auxquels appartenait sans doute l’homme qui venait de parler, donnaient alors le nom de ponentais aux marins de l’Océan.

Il ne pouvait donc exister beaucoup d’intimité entre les deux matelots, et peut-être n’avaient-ils fait connaissance que sur le bateau. Mais une autre circonstance avait frappé Raymond ; quand l’individu qu’il prenait pour Cransac avait passé devant lui, il s’était aperçu que la main de cet homme non-seulement ne présentait pas la teinte bronzée de son visage, mais encore qu’elle était fine, blanche, et ne devait jamais avoir été employée à rouler un cable ou à manier un aviron.

Après s’être assuré par un regard qu’il n’y avait plus à bord du navire à vapeur aucun passager, il quitta son poste et se mit à la poursuite des deux marins. Il se trouva bientôt à quelques pas derrière eux, et, quoique la nuit commencât à tomber en ce moment, il lui sembla encore que la démarche du « Ponentais » était celle d’Hector de Cransac. Cependant Fleuriot hésitait toujours à l’aborder, au risque d’une méprise, quand le matelot se retourna, comme pour s’assurer s’il était suivi, et ses yeux rencontrèrent ceux de Raymond. Il tressaillit d’une manière sensible et reprit sa marche aussitôt à travers la foule. Mais aucun doute n’était plus possible ; Fleuriot avait positivement reconnu Hector de Cransac.

Il s’élança donc en avant pour saisir au collet l’homme qu’il cherchait avec tant d’ardeur depuis deux jours. Comme il allait l’atteindre, il se sentit lui-même retenu par le bras. En même temps on lui dit d’un ton où la surprise se joi gnait à la sévérité :

— Vous ici, monsieur Fleuriot ? Sur ma foi ! je ne m’attendais guère à vous trouver à Bordeaux ! Vous n’avez pas demandé de congé, que je sache.

La personne qui le retenait ainsi était un homme d’un âge mûr, de manières distinguées. Fleuriot reconnut le directeur des télégraphes à Bordeaux, un chef avec lequel il avait été mis en rapport en diverses circonstances par les besoins du service.

S’il était une autorité au monde à laquelle l’employé fût disposé à se soumettre en ce moment, c’était certainement celle-là, d’autant plus que le directeur, homme juste et bienveillant, était chéri de tous ses subordonnés. Cependant Fleuriot essaya de se dégager, et balbutia :

— Je n’ai pas demandé de congé, monsieur R*** ; mais dans l’intérêt même de l’administration… Excusez-moi ; j’irai vous voir, je vous expliquerai… Tenez, tenez, ils vont se perdre dans la foule !

Et, les yeux fixés sur les deux matelots qui continuaient de s’éloigner rapidement, il cherchait à retirer son bras ; mais le directeur ne lâcha pas prise.

— Un moment, Fleuriot, reprit-il d’un ton sec ; vous ne me quitterez pas ainsi… Votre présence à Bordeaux peut donner lieu aux plus fâcheuses interprétations. Mon devoir est donc d’exiger de vous à l’instant même… Il y va de votre place, de votre honneur peut-être.

— Malgré la solennité de cette adjuration, Fleuriot écoutait à peine ; tourné vers l’endroit où les deux matelots venaient de disparaître, il disait avec angoisse :

— Laissez-moi les rejoindre, monsieur R*** ; plus tard vous regretterez… Je vous répète qu’il s’agit du plus haut intérêt.

Le directeur perdit patience :

— Restez, monsieur, je vous l’ordonne, reprit-il avec fermeté ; ne m’obligez pas à employer des moyens pénibles pour obtenir que vous me rendiez compte de vos actes.

Cette fois, Fleuriot sentit la menace dans les injonctions de M. R***. Il comprit qu’il était l’objet des plus outrageants soupçons. Il n’en fallait pas moins pour le décider à abandonner sa poursuite et à répondre aux questions de son chef.

— Allons ! dit-il en soupirant, l’occasion est manquée, et qui sait si je la retrouverai jamais !… Eh bien ! monsieur le directeur, ajouta-t-il d’un ton différent, que voulez-vous de moi ? J’ai quitté sans autorisation ma résidence, je l’avoue ; mais mes camarades étaient prévenus, et le service n’a pas souffert de mon absence.

— J’en conviens. On a bien remarqué, il y a deux jours, vers midi, certaines hésitations, certains tâtonnements dans les maneuvres du télégraphe de Puy-Néré ; mais il n’y avait là aucun caractère frauduleux, comme dans les manæuvres de ce misérable Brandin, dont l’affaire nous cause tant de soucis. Cependant, monsieur Fleuriot, je ne dois pas vous le cacher, votre départ de Puy-Néré concordant avec celui d’un intrigant nommé Cransac, dont on vient de nous annoncer la fuite, est de nature à faire peser sur vous une accusation fort grave.

Fleuriot avait songé plusieurs fois en effet qu’il pouvait paraître complice de Cransac, et ainsi s’expliquait comment le directeur, en l’apercevant, s’était cramponné à lui avec tant d’opiniâtreté. Ce ne fut pourtant pas ce soupçon offensant qui l’occupa d’abord ; le nom de Cransac avait réveillé sa haine et sa colère.

— Ah ! monsieur le directeur, répliqua-t-il, que ne m’a vez-vous laissé libre tout à l’heure ! vous auriez bien vu si j’étais de connivenue avec cet infâme vicomte ; je vous l’eusse livré mort ou vif, je le jure !

— Comment ! était-ce Cransac que vous poursuiviez quand je vous ai rencontré ? Il est parti, dit-on, pour Paris en chaise de poste avec une femme qui est associée à ses intrigues.

— Il vient de descendre à l’instant du bateau à vapeur de Blaye : il est déguisé en matelot, et, bien qu’il ait coupé sa barbe et ses cheveux, je l’ai parfaitement reconnu.

— Voilà, Fleuriot, un renseignement précieux, et si ce Cransac est réellement à Bordeaux, la police le retrouvera sans aucun doute… Mais hâtez-vous de justifier votre conduite, car, malgré ma bienveillance pour vous, qui avez toujours été un excellent employé, je vois beaucoup de louche dans cette affaire.

— Je comprends vos soupçons, monsieur, mais vous allez juger combien ils sont peu mérités… Oui, je veux tout vous dire ; les scrupules qui autrefois me fermaient la bouche ne sont plus de saison, quand on en vient à suspecter ma probité et mon honneur. D’ailleurs, ma position irrégulière m’inquiète et me gêne ; il est temps de faire connaître la vérité à un chef juste et bon tel que vous.

— Eh bien ! marchons, et, en nous promenant, vous me conterez cette histoire.

Ils se mirent à remonter le quai à pas lents. M. R*** n’avait pas lâché le bras de Fleuriot, et le retenait au contraire avec force, comme s’il eût craint que l’employé ne tentât encore de lui échapper. Fleuriot ne parut pas s’en apercevoir ; impatient de décharger son cœur d’un secret qui lui pesait, il exposa rapidement sa découverte télégraphique et le dol infâme dont il avait été victime de la part de l’inspecteur Ducoudray ; puis ses rapports avec Cransac et la soi-disant marquise, les moyens adroits par lesquels on l’avait amené à avouer l’existence du livre des signaux et à en faire l’essai ; enfin, la soustraction opérée dans la tour du télégraphe. Il termina par la relation de son voyage à la poursuite des spoliateurs, par sa rencontre avec Fanny Grangeret au village de Saint-Rémy et par les révélations arrachées à cette femme dans un premier moment de frayeur, relations qui l’avaient décidé, lui Fleuriot, à venir à Bordeaux.

M. R*** avait écouté avec autant d’intérêt que d’étonnement. Quand le récit fut achevé, il dit d’un ton de satisfaction :

— Vous êtes un garçon avisé et résolu, Fleuriot, et vos explications jettent un jour nouveau sur des faits très-embarrassants pour moi comme pour d’autres. Aussi sont-elles de la plus haute importance, et je vous prierai de les répéter devant des personnes que j’allais voir quand vous vous êtes trouvé sur mon chemin.

— Quelles sont ces personnes ? demanda Fleuriot, dont la défiance s’éveillait déjà.

— Vous le saurez plus tard… C’est un grand bonheur

que je vous aie rencontré, car la tâche que vous voulez remplir pourrait excéder vos forces et avoir pour vous les conséquences les plus funestes.

Pendant cette conversation, on avait traversé l’ancienne place Louis XVI, et on était entré dans la rue de l’Intendance, éclairée en ce moment de mille becs de gaz. Bientôt M. R*** fit halte devant un grand et bel édifice à la porte duquel un soldat était en faction.

— C’est ici, dit-il.

Mais c’est l’hôtel de la préfecture ! s’écria Fleuriot intimidé.

Le directeur sourit et l’entraina sans lui donner le temps de se reconnaître. Ils franchirent un vestibule, montèrent un escalier monumental et entrèrent dans une antichambre où se tenaient plusieurs domestiques en livrée. M. R*** leur parla bas, et aussitôt l’un d’eux précéda les visiteurs pour les conduire. Comme on traversait un salon d’attente, le directeur dit à Fleuriot :

— Restez ici quelques minutes. Il importe que je prévienne d’abord ceux à qui je compte vous présenter.

L’employé fit un signe de tête et se laissa tomber dans un fauteuil, tandis que M. R*** et le domestique disparaissaient derrière une portière de velours.

Raymond n’était pas fâché de ce moment de répit. Après les agitations de la journée, il éprouvait le besoin de se recueillir, et il ne pouvait se défendre d’une certaine appréhension à la pensée de comparaître devant des hommes de haut rang.

Toutefois la pureté de sa conscience ne tarda pas à le tranquilliser ; il se dit qu’il n’avait à rougir ni de ses paroles ni de ses actes, et se promit de demeurer semblable à lui-même, dùt-on le conduire en présence du souverain en personne.

Comme il venait de prendre cette détermination, M. R*** rentra.

— Fleuriot, dit-il à voix basse, je peux vous apprendre maintenant qui vous allez voir ici… C’est M. le directeur général des télégraphes. Il est venu lui-même à Bordeaux présider l’enquête ouverte sur les manœuvres criminelles de Cransac et de Brandin.

— Le directeur général ! répéta Fleuriot, qui, malgré ses résolutions, fut saisi d’une crainte nouvelle ; est-il possible ? On le dit si rigide ! et puis il défend aux employés de s’occuper de l’étude des signaux… sans compter qu’il a contre moi personnellement des préventions fâcheuses.

— Ne vous inquiétez pas de cela ; parlez-lui avec netteté et franchise, comme vous m’avez parlé à moi-même, et tout ira bien. Du reste il n’est pas seul ; vous le trouverez en compagnie de deux autres fonctionnaires éminents, qui ont droit à votre respect, ne l’oubliez pas.

Fleuriot, d’abord étourdi, releva la tête :

— Allons ! dit-il.

M. R*** sourit d’un air encourageant ; puis il prit l’employé par la main, et, soulevant la portière, l’introduisit dans la pièce voisine.

C’était une vaste salle, richement mais sévèrement meublée, qui semblait être un cabinet de travail. Au centre se trouvait une table chargée de papiers et éclairée de plusieurs lampes autour de laquelle étaient assis trois hommes d’un âge mûr, d’un extérieur grave. Quoique vêtus de simples habits noirs, ils n’en paraissaient pas moins des fonctionnaires de l’ordre le plus éminent. Tous répondirent à la profonde salutation de Fleuriot par un signe poli, mais qui trahissait l’habitude de recevoir de pareilles marques de respect.

M. R*** conduisit Fleuriot vers un vieillard, grand, sec, aux traits presque durs, qui s’était retourné à demi en les voyant entrer.

— Monsieur le directeur général, dit-il, voici cet employé de Puy-Néré dont les révélations m’ont paru dignes de toute votre attention… Ce que je peux affirmer, c’est que M. Fleuriot est un parfait honnête homme et un fidèle serviteur de l’administration des télégraphes.

— Il n’a pas moins quitté son poste sans permission, dit le directeur général, et, pour une pareille faute, il a mérité d’être destitué.

Raymond Fleuriot avait recouvré sa présence d’esprit. Il répondit sans forfanterie, mais avec dignité :

— Je subirai la conséquence de mes actes, monsieur ; mais, si vous devez me frapper, je vous supplie de ne pas le faire sans m’avoir entendu.

Cette réponse à la Thémistocle parut être du goût des deux autres assistants, qui sourirent. Le directeur général lui-même ajouta d’un ton plus doux :

Eh bien ! parlez, monsieur. R*** assure que vous avez à nous donner des éclaircissements précieux sur cette déplorable affaire de Brandin et de Cransac. Je ne demande pas mieux que de trouver un motif d’indulgence dans vos explications.

En même temps il désigna un siége à quelques pas de lui. Fleuriot s’assit, et R***, qui s’était tenu à son côté jusque-là, lui glissa à l’oreille :

— Ne vous intimidez pas… parlez avec hardiesse et je réponds de tout. Puis il se retira modestement à l’extrémité de la salle.

Le pauvre employé parut d’abord éprouver un certain embarras à s’exprimer. Cependant il recommença son récit avec simplicité ; s’enhardissant peu à peu, il oublia bientôt où et devant qui il était. Quand il en vint à l’odieuse perfidie de Ducoudray, le directeur général, qui jusqu’à ce moment avait écouté en silence, parut ne pouvoir se contenir :

— Que dites-vous donc ? s’écria-t-il ; vous seriez l’auteur de ce nouveau système de télégraphic pour lequel j’ai comblé de faveurs M. Ducoudray ? Prenez garde, jeune homme, il faudra fournir la preuve de ce que vous avancez.

— Je la fournirai, monsieur, si je réussis dans l’entreprise que je poursuis en ce moment. Et je réussirai ou je mourrai à la peine !

— Vous ne m’échapperez pas par des faux-fuyants. Cette preuve devra être claire, positive, indubitable, pour que j’ajoute foi à votre accusation. Si vous mentez, je saurai vous en faire repentir ; si au contraire vous avez dit vrai, ce sera l’autre… Enfin continuez ; le temps de ces messieurs est précieux aussi bien que le mien.

Fleuriot glissa légèrement sur ses rapports et ceux de sa famille avec la prétendue marquise de Grangeret. Mais lorsque, à propos de sa rencontre avec Fanny à l’auberge, il prononça le nom de Colman, ce nom parut vivement. frapper ses auditeurs.

— Colman ! dit avec empressement l’un d’eux qui avait l’apparence d’un haut magistrat ; voilà enfin quelque chose de positif. Je suis sûr qu’il est au fond de cette affaire ; mais les preuves matérielles me manquent pour agir contre lui, car Brandin ne le connaissait pas… Répétez-moi, monsieur, ce que vous savez au sujet de M. Colman.

Malheureusement Fleuriot n’avait que des données assez vagues à l’égard du banquier ; Fanny, malgré sa frayeur, s’était montrée pleine de réserve dans ses aveux ; elle avait affirmé seulement que des rapports étroits existaient entre Cransac et Colman, et que Colman devait payer d’une somme énorme le livre des signaux. Si incomplets que fussent ces renseignements, le magistrat les recueillit avec grand soin ; puis Raymond compléta son récit par l’exposé de ses actives démarches afin de rejoindre le vicomte, démarches qui avaient failli réussir peu d’instants auparavant.

Quand il se tut, un silence profond régna dans la petite assemblée ; chacun semblait réfléchir à la portée de ces révélations. Le directeur général, dont la figure sévère avait pris peu à peu une expression de contentement, se tourna vers les deux autres assistants.

— Eh bien, messieurs, reprit-il, que pensez-vous de mon employé ? Vous le voyez, mon administration ne mérite pas le mal que l’on ose dire d’elle, et si elle a des Brandin elle a aussi des Fleuriot… Cet employé s’est bien conduit, quoique en quittant son poste il ait commis une faute pour laquelle il relève seulement de ses chefs… N’êtes-vous pas de mon avis, messieurs ?

Le magistrat et l’autre personnage, dans lequel Fleuriot devina le premier fonctionnaire du département, firent un signe affirmatif. Cependant le magistrat reprit :

Il est nécessaire de donner sans retard une forme légale aux déclarations de M. Fleuriot… Je l’invite donc à se rendre sur-le-champ chez le juge chargé d’instruire cette affaire, afin que des mesures soient prises contre les coupables.

— Fort bien pour la justice, répliqua le directeur géné ral, mais à mon tour j’ai des ordres à donner en conséquence de ce que nous venons d’apprendre. Monsieur R*** vous allez préparer une dépêche qui, dès demain matin, sera expédiée à Paris par le télégraphe, pour commander qu’on change immédiatement toutes « les clefs » des dépêches télégraphiques… Comme cela, si l’on s’avise de faire usage du livre des signaux dont par le M. Fleuriot, on sera fort désappointé.

R*** s’inclina respectueusement.

Fleuriot s’était levé,

— Je suis prêt à me rendre chez le juge d’instruction, reprit-il ; seulement, messieurs, n’oubliez pas, je vous prie, que j’ai hâte de me remettre à la poursuite de Cransac.

— Rapportez-vous en pour ce soin à la police de la ville, répliqua le magistrat ; un mandat va être lancé immédiatément…

— La police peut agir de son côté, je désire agir du mien. On s’est joué de moi d’une manière infâme. On s’est emparé d’un objet m’appartenant. Je ne m’en fierai qu’à moi-même pour arracher au voleur ce livre des signaux qui sera la preuve de la vérité de mes assertions, ce livre dont la remise entre les mains de mes supérieurs est devenue pour moi un impérieux devoir. Aussi longtemps donc que j’en aurai la force et la liberté, je ne faillirai pas à ma tâche !

— Ce jeune homme a du feu ! s’écria le directeur général ; j’aime le noble amour-propre qu’il met à obtenir justice par lui-même ; c’est de l’excellent esprit de corps. Laissons-le donc aller, messieurs ; il est trop intéressé dans l’affaire pour qu’il n’y emploie pas tout son zèle, toute son énergie, toute son intelligence. Quant à moi j’ai en lui une confiance entière, tandis que, je l’avoue, je me méfie un peu de la maladresse de vos agents.

— Allons ! allons ! monsieur le directeur général, dit le haut fonctionnaire avec un léger sourire, un peu de charité pour notre pauvre police locale ! Nous ne sommes plus à Paris, il est vrai, mais nous parvenons encore à faire exécuter nos ordres. Du reste, je ne vois aucun inconvénient à ce que ce jeune homme soit laissé libre d’agir sous sa responsabilité, en lui rappelant toutefois que la loi punit certains excés de colère et de violence. Cela n’empêchera pas la police de se mettre en campagne, et l’on verra qui atteindra le but le premier !

— Je parie pour mon champion, moi ! dit le directeur général.

L’affaire étant ainsi réglée, on invita M. R*** à conduire l’employé chez le juge instructeur qui devait l’interroger d’urgence.

— Adieu donc, monsieur Fleuriot, reprit le directeur général ; je compte sur vous, sur votre dévouement pour effacer la honte que subit notre administration. Tant que votre livre des signaux ne m’aura pas été remis, je serai en droit de suspecter votre véracité, ne l’oubliez pas !

— Vous l’aurez, monsieur, vous l’aurez, je vous jure ! s’écria Raymond. En sortant de chez le juge d’instruction, qui, sur l’ordre supérieur, avait reçu la déposition de Fleuriot, malgré l’heure avancée, M. R*** dit à l’employé :

— Eh bien ! mon garçon, vous n’êtes pas faché, j’imagine, de m’avoir rencontré aujourd’hui ? Tout marche à merveille, et notre directeur général, si rude qu’il paraisse, se trouve dans les meilleures dispositions à votre égard. Maintenant ayez la chance de lui remettre ou de lui faire remettre le livre des signaux dont s’est emparé cet aigrefin de Cransac, et Dieu sait à quoi vous pourrez aspirer… Ah ! par exemple, je ne voudrais pas être dans la peau de Ducoudray ! Mais celui-là est fier et insolent ; personne ne le plaindra !

XVIII

Marches et contremarches.


Demeuré seul, Fleuriot se sentit délivré d’un grand poids. Depuis qu’il avait quitté Puy-Néré, la conscience d’avoir abandonné son poste lui causait de vives inquiétudes. Il se considérait parfois comme un déserteur, et cette préoccupation nuisait à la netteté de ses vues, à la franchise de ses allures. Depuis quelques instants, au contraire, sa position était complétement et heureusement changée. Son entretien avec les hauts fonctionnaires avait rassuré sa conseience, relevé sa force morale ; il ne se trouvait plus isolé dans ses projets, et, tout en se promettant de n’invoquer aucun secours étranger pour obtenir le redressement de ses griefs, il se réjouissait à penser que l’autorité légitime, aussi bien que le bon droit, était de son côté.

Il reprit donc ses recherches à travers la ville, quoiqu’il fût déjà tard. Il arpentait la rue d’un pas rapide, regardant avec attention tous les passants ; il visita les cabarets de bas étage où se réunissaient habituellement les matelots, dans l’espoir que Cransac, qui avait pris le costume des marins, essayerait de se confondre avec eux. Mais il comprit bientôt que le vicomte, dont il connaissait les instincts aristocratiques et les goûts délicats, n’eût jamais pu se décider à passer une heure dans ces bouges hideux, au milieu d’une atmosphère de tabac, de suif et d’eau-de-vie, et il se mit à parcourir les cafés moins repoussants. Du reste il s’arrêtait quelques minutes seulement dans chacun d’eux. Après avoir passé en revue toutes les personnes présentes, il se hâtait de payer l’objet de consommation qu’il s’était fait servir et auquel le plus souvent il n’avait pas touché, puis il se retirait sans bruit.

Pendant ces courtes stations dans les lieux publics de Bordeaux, Fleuriot constata que la ville entière était en rumeur à cause des fraudes auxquelles la transmission des dépêches télégraphiques avait donné lieu. Partout on s’occupait de cette affaire, et, selon l’usage, on en exagérait singulièrement les proportions. On affirmait que les principaux banquiers de la ville étaient compromiş, que plusieurs d’entre eux étaient arrêtés déjà. On parlait de l’arrivée du directeur général des télégraphes, du conseil qui se tenait en ce moment à la préfecture. On attribuait aux abus récemment découverts la fortune de certains gros spéculateurs ; et pourtant, chose étrange ! on ne prononçait plus le nom de Colman, quoiqu’il n’y eût guère de financiers bordelais qu’on n’accusât d’avoir pris part à ces coupables manœuvres.

Aussi Raymond n’accorda-t-il pas beaucoup d’attention à ces propos. Son idée fixe était de découvrir Cransac ; mais, il eut beau parcourir cafés et cabarets, il ne l’aperçut nulle part, et force lui fut de regagner son modeste gite, car il était épuisé de fatigue.

Cependant, le lendemain, il fut debout dès les premières heures du jour, et, s’étant équipé pour sortir, il descendit dans la salle commune de l’auberge, afin de prendre quelque nourriture avant de se mettre en quête.

Dans cette salle se trouvaient déjà plusieurs matelots et ouvriers du port qui déjeunaient ou buvaient leur coup du matin. Fleuriot jeta un regard distrait sur cette foule un pen mêlée, et tout à coup il demeura immobile ; il venait d’apercevoir le marin marseillais qui, le jour précédent, était arrivé avec le vicomte.

Son premier mouvement fut de s’assurer si Cransac lui-même était dans la salle. Cransac n’y était pas, mais le Marseillais, assis seul à sa table, avait devant lui une place vide. Ne se pouvait-il pas que cet homme attendit son compagnon de la veille ? Fleuriot s’approcha et demanda d’un ton dégagé : — Eh ! l’ami, cette place est-elle retenue et peut-on la prendre ?

— Bagasse ! répliqua le Marseillais, qui déjeunait d’un quignon de pain et d’un hareng saur, prends-la si tu veux… Je n’attends personne.

C’était ce que Fleuriot désirait savoir, et il s’attabla en face du matelot. Puis, la cabaretière s’étant approchée, il commanda un déjeuner aussi confortable que le permettait la pauvre cuisine du lieu.

Le Marseillais, tout en grignotant son pain frotté d’ail, jeta un coup d’ail d’envie sur ce nouveau venu dont l’ordinaire était si somptueux. Fleuriot, prit la mine la plus indifférente du monde, et dit, comme par désœuvrement :

— Eh ! camarade, n’êtes-vous pas de Marseille ?

— Comment connaissez-vous cela ? répliqua l’autre avec uu naïf étonnement : eh bien ! quand cela serait ? Il n’y a pas d’affront, peut-être !

— Certainement ; c’est-que, voyez-vous, moi j’ai passé par Marseille, et c’est une fière ville !

— Tron dé Diou ! serais-tu marin ?

— Non, mais j’ai été soldat ; et je me suis arrêté plusieurs fois à Marseille en allant en Algérie.

La glace ainsi rompue entre les deux hommes, la connaissance devenait facile. La cabaretière, en apportant les mets substantiels commandés par Fleuriot, vint faire diversion à l’entretien. Comme le matelot couvait des yeux les côtelettes fumantes placées devant son compagnon de table, celui-ci lui dit avec une apparente cordialité :

— Tenez, camarade, j’aime les Marseillais parce qu’ils accueillent bien les soldats… Voulez-vous déjeuner avec moi ? Ce n’est pas jour maigre aujourd’hui pour se contenter d’un hareng… Allons, ça va-t-il ?

— C’est-il vous qui payez ? bagasse !

— Parbleu ! et avec le vin, le café, le pousse-café… et tout.

— Alors ça va.

Aussitôt le matelot jeta de côté sa maigre pitance et fit honneur au repas beaucoup plus délicat de son hôte. Fleuriot demanda un fort supplément à la cabaretière, car le Marseillais, loin de se contenter d’un déjeuner pour deux, paraissait de force à engloutir deux déjeuners à lui seul.

Il y eut un moment de silence. Fleuriot sentait la nécessité de n’aborder qu’avec d’extrêmes précautions le sujet dont il était occupé. Du reste, son nouvel ami, sans cesser d’avaler les morceaux quatre à quatre, finit par songer qu’il devait au moins payer son écot en amabilité.

— Eh bien ! voyez-vous, le soldat, reprit-il la bouche pleine, vous êtes un luron après tout ! Moi, je n’ai jamais beaucoup aimé les terriens, parce que… enfin suffit. Mais ils ont du bon, tron de l’air ! Je casserai les reins à qui soutiendra le contraire.

L’amphitryon se montra flatté de cette reconnaissance enthousiaste.

— À votre tour, vous me faites l’effet d’un bon diable, reprit-il afin de rendre politesse pour politesse ; mais comment vous appelez-vous ?

Jacques Rouget, né natif de Marseille. Moi aussi j’ai été en Algerre, tout comme un autre, et je n’en suis pas plus fier pour ça. En dernier lieu, je me suis embarqué à la Ciotat comme gabier à bord de la Marie-Jeanne, qui allait porter au Havre une cargaison de raisins secs et de poires tapées. Ah ! mon matelot… c’est-à-dire monsieur le soldat, quelle misère que cette grande Océante ! Des grains tous les jours, des avaries comme s’il en grêlait ; le matelot n’a pas seulement le temps de tordre sa chemise mouillée. J’étais déjà venu plusieurs fois à Bordeaux ; mais ça ne m’a pas réussi de vouloir encore naviguer sur la mer des Ponentais ; j’en ai assez, qu’on nous laisse dans nos mers, nous les con naissons… Alors la Marie-Jeanne, qui est un vieux navire, tanguait et roulait tellement qu’elle faisait eau de partout. Il a fallu relâcher à Royan ; on a mis à terre la cargaison et congédié l’équipage. À présent, je cherche un embarquement pour un des ports de notre Méditerranée, et si l’on m’y repince dans votre Océan de malheur… À votre santé, soldat !

Et le marin, après avoir trinqué, avala un verre de vin.

— Ainsi, Jacques Rouget, c’est vous qui êtes arrivé hier soir à Bordeaux, par le bateau à vapeur, en compagnie d’un autre matelot ?

Bagasse ! comment le savez-vous ? — Je me trouvais là pour attendre… quelqu’un de ma connaissance ; et, pendant que j’examinais les voyageurs, je vous ai vu avec votre compagnon.

— À la bonne heure !… Alors vous êtes l’homme au chapeau de paille qui a fait si grand peur au Ponentais quand nous courions des bordées sur le quai ?

— Voilà le chapeau de paille, répliqua Fleuriot en désignant sa coiffure restée sur un banc voisin ; mais pour quoi donc ai-je fait peur à votre camarade ? Vous l’a-t-il dit ?

— C’est un drôle de chrétien, tron de l’air ! Après vous avoir rencontré, il a mis tant de voiles au vent que j’avais peine à naviguer de conserve… Et puis, il а viré de bord brusquement ; je n’ai plus pu jeter le grappin sur lui, et je l’ai perdu au milieu de ce tas de fainéants qui croisent dans la ville.

— Quoi ! demanda Fleuriot cruellement désappointe, vous ignorez ce qu’il est devenu ?

— Puisque je vous dis qu’il a pris chasse tout à coup et qu’il a filé son nœud… Mais s’il retombe dans mes eaux, ce Ponentais de misère, je lui apprendrai la civilité, foi de gabier !

Raymond avait peine à cacher le dépit que lui causait ce contre-temps.

Ah, cà ! reprit Raymond, ce matelot n’était donc pas de votre équipage ?

— Lui ! allons donc !… Il est monté sur le bateau quand nous avons passé à Blaye, et il m’a fait un tas de politesses en me donnant des cigares et en me payant à boire. Il se disait marin de Rochefort ; quand je voulais lui parler de manœuvres il ne paraissait pas me comprendre et prétendait que ça s’appelait autrement sur les navires de l’Océan… Bagasse ! j’acceptais ses politesses, parce que, voyez-vous, le matelot… Mais du diable si j’ai su ce qu’il me voulait !

— Je le sais, moi ; il voulait se faire de vous une compagnie afin de détourner certains soupçons, il voulait vous tirer des renseignements utiles, vous intéresser à sa défense en cas de besoin… Du moins je suppose que c’était là son but, car il n’est pas plus marin que moi.

— Vrai ? bagasse ! j’avais flairé la chose. Il vous avait des menottes que c’était une pitié… Mais alors, vous le connaissez, vous !

— Oui, et c’est précisément lui que je venais attendre à la descente du bateau. Il était bien déguisé et semblait s’être frotté la figure avec du jus de réglisse ; mais il ne m’a pas trompé longtemps ; et j’allais l’aborder quand une autre personne a détourné mon attention.

— Et il ne vaut pas cher, hein ! ce soi-disant Ponentais ? C’est quelque gueux fini, je gage ?

— C’est un misérable qui a commis plus d’un crime, et les gendarmes sont à ses trousses.

Jacques Ronget ouvrait de grands yeux. — Bagasse ! dire que j’ai passé une journée presque entière avec ce failli chien ! s’écriait-il avec une sorte de colère contre lui-même ; bête que tu es, ne voyais-tu pas qu’il voulait t’entortiller !… Ensuite ses cigares étaient bons et nous faisions des grogs où il y avait moins d’eau que de cognac… N’importe ! si jamais je rencontre ce gredin, je « le descends ! »

Le Marseillais ne cessait de boire, et il commençait à s’échauffer. Fleuriot, le voyant parvenu au point où il l’attendait, lui dit tout à coup :

— Eh bien ! Jacques Rouget, ne pourriez-vous m’aider à retrouver notre chenapan ? Je payerai un fier diner ce soir si vous parvenez à découvrir sa piste ?

— Tonnerre ! s’écria le matelot en absorbant un sixième petit verre de rhum, si le diner ressemble au déjeuner… Eh bien ! tron de Diou, on peut s’entendre.

— Quoi ! vous savez où se cache « le Ponentais, » comme vous dites ?

— J’ai mon idée, ami soldat… Tout en jasant à bord du bateau, il m’a glissé dans le pertuis de l’entendement qu’il avait eu des raisons avec son capitaine, et il m’a demandé où les matelots se cachaient à Bordeaux quand ils avaient fait quelque branle-bas… Alors, moi, ne soupçonnant pas malice, je lui ai indiqué les fonds de cale où l’on se tient pour éviter les rats de terre et les gendarmes… Je parierais qu’il se sera réfugié dans une de ces cachettes ?

— C’est bien probable, Jacques Rouget, et vous me rendriez un fameux service de vous en assurer.

— Tron de l’air ! je le ferai ! s’écria le matelot, qui, après avoir bu et mangé tout ce qu’on avait servi devant lui, venait d’allumer sa pipe ; vous êtes un brave garçon, et c’est plaisir de vous donner un coup de main. D’ailleurs je garde une dent à ce damné Ponentais, qui s’est moqué de moi ! Je vais aller chez la mère Coqueluche, ou chez Michonet dit Bras-de-Singe, et je suis sûr de lancer ma gaffe au bon endroit. Eh bien ! voyons, ajouta-t-il en se levant résolûment, venez-vous avec moi ? Bras-de-Singe a du tafia qui vous râpe fort gentiment la pomme du gosier.

Malgré les séduisantes promesses de Jacques, Fleuriot ne voulut pas l’accompagner. Il se souvenait que Cransac s’était rendu à Bordeaux uniquement pour voir Colman, et il importait de faire le guet pendant tout le jour aux abords de la demeure du banquier. Or Raymond tenait à s’acquitter lui-même de cette délicate besogne.

Aussi insista-t-il pour que Jacques Rouget allât seul, en lui recommandant de ne pas dire un mot, faire un geste qui pût exciter la défiance du prétendu « Ponentais, » s’il venait à le rencontrer. Dans ce cas, le matelot devait s’empresser de rejoindre Raymond à un café situé en face de l’hôtel Colman, et tous les deux alors agiraient de concert. S’ils n’avaient pas l’occasion de se réunir dans la journée, ils devaient se retrouver le soir pour le diner que Fleuriot commanda sur-le-champ. Ces arrangements pris, les deux nouveaux amis s’éloignaient déjà, chacun de son côté, quand Fleuriot remarqua une légère hésitation dans la marche du Marseillais.

— Eh ! camarade, cria-t-il avec inquiétude, prenez garde au tafia du père Bras-de-Singe.

Gnia pas de soin, répliqua Jacques résolûment, à pas peur ! Si je rencontre le Ponentais, je te l’amène par une oreille… S’il ne ne veut pas venir, je te le casse… tron de l’air !

Et il partit sans écouter Fleuriot, qui l’exhortait à la prudence.

Fleuriot se rendit bien vite à l’endroit où il comptait se mettre en observation. C’était, comme nous l’avons dit, un café situé devant la principale porte de l’hôtel où demeurait Colman. De là on pouvait voir tous ceux qui entraient chez le banquier ou qui en sortaient. Raymond s’installa près de la devanture vitrée, et feignit de s’absorber dans la lecture d’un journal, bien qu’en réalité ses regards ne se détournassent pas un instant de la maison voisine.

Il était encore de bonne heure et les bureaux de Colman n’étaient pas ouverts. On vit successivement arriver les employés petits et grands de la maison de banque ; plusieurs même firent au café un modeste déjeuner, mais ils ne parlaient qu’à voix basse et se retirèrent aussitôt après leur repas. Puis, les clients du spéculateur commencèrent à se montrer ; à l’heure de la bourse surtout, l’affluence était considérable. Fleuriot observait ces gens affaires, appartenant à toutes les conditions ; mais il avait beau redoubler d’attention, il n’apercevait pas un visage qui lui rappelât de près ou de loin celui d’Hector de Cransac.

De longues heures s’écoulèrent ainsi, et l’employé du télégraphe s’impatientait. S’il n’eût pas su quel puissant intérêt avait Cransac à voir le banquier, il eût déserté son poste, et dirigé ailleurs ses recherches. Il s’étonnait aussi que Jacques Rouget ne vint pas le joindre. Frappé d’inaction dans ce moment de crise, il était en proie à une anxiété qui allait toujours croissant.

Du reste il n’avait pas tardé à reconnaitre que d’autres personnes encore faisaient le guet devant l’hôtel Colman. Certains individus, d’âges et de costumes différents, rôdaient sans cesse autour de la maison. Dans le café même, à une table isolée, il y avait un petit vieux, en bonnet de soie noire, qui jouait aux dominos avec un autre homme ayant l’apparence d’un bon bourgeois. Ceux-ci étaient arrivés à peu près en même temps que Fleuriot et semblaient s’être installés à demeure comme lui, Bientôt plusieurs des rôdeurs de la rue entrèrent l’un après l’autre et demandèrent des rafraichissements. Ils n’avaient pas l’air de connaître le petit vieux en bonnet de soie noire et son compagnon ; cependant Fleuriot surprit à diverses reprises certains signes, et même certaines paroles rapides, échangés entre eux en passant. La dame du comptoir et les garçons du café témoignaient pour ce vieux à l’air si paterne une déférence craintive, déférence qui, nous devons l’avouer, s’étendait jusqu’à Fleuriot lui-même, sans qu’il s’en doutât.

De tout cela l’employé au télégraphe conclut que la police bordelaise ne restait pas inactive. Il persista néanmoins dans sa résolution de ne compter que sur lui-même, et il se croyait de force à déjouer, sans le secours de personne, les ruses de son ennemi.

Cependant la journée était passée, la soirée approchait, et cet opiniâtre surveillance demeurait sans résultat. Si Raymond avait accordé une certaine attention au petit vieillard, celui-ci, de son côté, avait attaché fréquemment sur lui son œil gris et perçant. Enfin, comme le jour commen çait à baisser, le bonhomme se leva et fit ses préparatifs de départ. Tout à coup il s’approcha de Fleuriot et lui dit à voix basse :

— Vous êtes l’employé au télégraphe, n’est-ce pas ?

Fleuriot répondit affirmativement.

— Je m’en étais douté… Eh bien ! comme nous, vous avez fait chou blanc aujourd’hui. On devait s’y attendre car il s’agit d’un gaillard trop madré pour se présenter en plein jour à la grande porte… Ce soir, à la porte du jardin, nous serons peut-être plus heureux. Si, de votre côté, vous découvrez quelque chose, appelez-nous, car nous avons ordre de vous prêter assistance.

Et, sans attendre de réponse, le petit vieillard s’esquiva lestement.

Fleuriot ne tarda pas à quitter le café. L’absence de Jacques Rouget l’inquiétait, et il était impatient de s’assu rer si le marin n’avait pas mieux réussi dans ses recherches. Il retourna donc au cabaret où il comptait le trouver. Le diner était prêt, mais, quoique l’heure convenue fût passée, le Marseillais n’arrivait pas ; on ne l’avait pas vu de la journée, et il n’avait envoyé aucun message.

Jacques Rouget n’était pas homme à manquer un diner relativement somptueux sans avoir de bonnes raisons pour cela ; il devait donc être retenu par quelque grave événement. Si Fleuriot eût connu les immondes retraites où Rouget avait pu se fourvoyer à la suite du vicomte, il n’eût pas manqué de s’y rendre ; mais il avait négligé de s’informer à cet égard, et d’ailleurs il lui fallait aller bien vite reprendre sa faction à la place où il avait chance de retrouver Cransac.

Il se mit donc seul à table et expédia son repas. À chaque personne qui entrait dans la salle, il relevait la tête, espérant voir apparaître la joyeuse figure du Marseillais ; mais le diner s’acheva sans que Jacques Rouget eût paru et donné de ses nouvelles.

La nuit étant tout à fait tombée, Fleuriot ne put attendre davantage ; et, après avoir recommandé à la cabaretière de retenir le marin, s’il se présentait, il quitta l’auberge.

Un quart d’heure lui suflit, malgré la distance, pour atteindre l’hôtel Colman ; mais cette fois il gagna la ruelle déserte, derrière cette somptueuse habitation, et découvrit bientôt la petite porte dans le mur du jardin. Quelques reverbères, qui s’élevaient de distance en distance, ne projetaient sur le pavé de la rue qu’une lueur terne et insignifiante.

À peine Fleuriot eut-il pris connaissance de ces dispositions et se fut-il posté dans une encoignure de bâtiment, qu’il remarqua deux ou trois individus silencieux qui se promenaient çà et là. C’était encore la police sans aucun doute ; mais il n’en tint aucun compte, et les agents, de leur côté, savaient certainement qui il était, car aucun d’eux n’osa venir l’importuner par une curiosité indiscrète.

Il faisait sentinelle depuis une heure, quand se présenta une femme vêtue modestement, le visage en partie caché par un foulard. Nous savons que cette femme était Fanny Grangeret ; mais Fleuriot l’ignorait, et il la vit avec indifférence entrer chez le banquier. Il n’en fut pas de même, quelques instants plus tard, pour un homme aux allures mystérieuses qui vint à son tour sonner à la porte. Cet homme était enveloppé de la tête aux pieds dans un de ces cabans à capuchon, comme en portent certains officiers de mer. D’ailleurs la nuit était obscure et l’on n’entrevoyait qu’une forme confuse.

Fleuriot éprouva un soupçon et essaya de s’approcher furtivement ; mais l’inconnu, après avoir sonné, se hâta de se retourner, en regardant à droite et à gauche ; évidemment il était sur ses gardes, et à la moindre apparence de péril il allait fuir ou se défendre. La possibilité d’une lutte n’eût pas arrêté Fleuriot, mais il craignait encore de se tromper, et songeait qu’une alerte inutile pouvait nuire à la réussite de ses projets. Pendant qu’il hésitait, l’homme au caban s’était mis à parlementer avec la portière par le guichet, et, ses arguments ayant enfin vaincu la résistance du cerbère, il pénétra brusquement dans le jardin.

Fleuriot demeura perplexe. Les manières de l’homme au caban confirmaient ses soupçons ; mais que faire ? Fallait-il pénétrer chez Colman de gré ou de force, et s’assurer si ce mystérieux personnage était le vicomte de Cransac ? Cette démarche présentait des inconvénients nombreux, et, maintenant qu’il n’était plus temps, Raymond regrettait de n’avoir pas obligé le visiteur à se découvrir. Toutefois, comme cet individu, qui semblait avoir tant d’intérêt à se cacher, ne pouvait ressortir par la grande porte de l’hôtel, l’employé résolut de rester à son poste pendant toute la nuit, si la chose était nécessaire, et de voir à tout prix les traits de l’homme au caban.

Dans cette idée, il se rapprocha de l’habitation pour la surveiller plus étroitement ; mais bientôt une sourde rumeur qui s’éleva des jardins témoigna qu’un événement nouveau venait de se produire. Fleuriot apprit bientôt de quoi il s’agissait. Les hommes de police, bannissant toute précaution, se groupèrent devant la porte, et l’un d’eux dit assez haut :

— Attention ! la descente de justice vient d’avoir lieu dans l’hôtel.

Cette nouvelle n’étonna pas l’employé, mais elle le contraria vivement. Il ne désirait ni entraver l’autorité ni lui prêter appui, et il mettait son honneur à vider en personne sa querelle avec le vicomte. Or il semblait impossible que l’homme au caban échappât aux nombreux agents qui venaient d’envahir la maison, et si cet homme était vraiment Cransac, son arrestation devait être déjà consommée. Néanmoins, Fleuriot ne voulut pas se relâcher encore de sa vigilance ; il s’éloigna de la porte gardée par les gens de justice, et se mit à rôder le long du mur de clôture, attentif et l’oreille au guet.

Sa constance fut récompensée. Bientôt une nouvelle agitation se manifesta dans le jardin, et il entendit les gens de l’intérieur qui avertissaient leurs camarades d’être en alerte. Fleuriot se glissa vers l’endroit d’où venait le bruit, et tout à coup il vit une forme humaine se dresser sur la crête de la muraille. On sembla mesurer du regard la distance où l’on était du pavé ; mais, comme sans doute le danger devenait pressant, on se suspendit par les mains afin de diminuer le plus possible la violence de la chute, et on se laissa tomber d’une hauteur qui était encore effrayante.

Malgré l’adresse que le fuyard avait déployée dans cet acte de témérité, il demeura sans mouvement sur le pavé de la rue. Etait-il mort, ou blessé, ou seulement étourdi ? Fleuriot l’ignorait, et il s’élança avec tant de précipitation qu’il tomba lui-même. Cependant il ne perdit pas son sang froid et, se penchant vers l’inconnu, il s’efforça de distinguer ses traits à la lueur d’un reverbère. C’était l’homme au caban, c’était Hector de Cransac.

Le vicomte n’était ni mort ni évanoui, comme on avait pu le croire d’abord. Les yeux de Fleuriot rencontrèrent ses yeux grand ouverts. Leurs visages se touchaient presque et leurs haleines se confondirent pendant quelques secondes. Enfin l’employé du télégraphe se souleva brusquement, et, saisissant son adversaire par le collet, il lui dit d’une voix sourde :

— Misérable ! qu’avez-vous fait de mon livre… le livre des signaux que vous m’avez dérobé ? Où est-il ! Rendez-le moi ou je vous tue !

Il écarta le caban du vicomte, mais un examen rapide lui permit de s’assurer que Cransac n’avait pas en ce moment le précieux manuscrit. Du reste, Cransac ne s’opposa pas à ces recherches ; il se contenta de dire avec un accent de souffrance :

— Doucement…… doucement donc ! J’ai tous les os brisés.

— Vous allez me suivre pourtant ! reprit Fleuriot, en se levant et en essayant de remettre Cransac sur pied. Je ne vous quitte plus…… Il faut me conduire à l’endroit où vous avez caché mon livre, car vous l’avez, j’en suis sûr !

Le vicomte, avec de douloureux efforts, était parvenu à se redresser, mais il semblait incapable de faire un pas et s’appuyait contre la muraille. Son adversaire avait trop d’humanité pour ne pas lui laisser le temps de reprendre ses esprits. Cependant Fleuriot ne le lâchait pas, et ils restèrent encore côte à côte, pendant quelques secondes, sans pro noncer une parole. Bientôt le vicomte dit avec un accent singulier :

— Pauvre imbécile d’honnête homme, pourquoi me faites-vous la guerre ? Ne vaudrait-il pas mieux nous en tendre ? Je vous rendrais riche !… Votre probité n’est que duperie.

— Soit, j’aime mieux être dupe que… Mais vous convenez donc que vous m’avez volé mon livre ? Alors où l’avez vous caché ? Il faut me le restituer !… Allons, vous pouvez marcher maintenant.

Cransac ne bougeait pas et prêtait l’oreille aux cris qui s’élevaient de divers côtés.

— Tenez, Fleuriot, reprit-il avec volubilité, vous m’avez sauvé la vie et je ne vous veux aucun mal. Laissez-moi aller ; nous nous retrouverons ailleurs, et je vous donnerai trente ou quarante mille francs… une fortune pour vous. Sur cette somme, votre sœur aura une dot, vous assurerez des jours paisibles à votre mère…

— Assez, monsieur, interrompit Fleuriot, je n’ai que faire de vos insolentes propositions… Marchez donc, ou je vais appeler les gens de justice… et justement les voici.

En effet, les hommes qui gardaient la porte, après s’être renseignés à leurs camarades del’intérieur, accouraient pour avoir des nouvelles du fuyard. Comme Fleuriot retournait la tête afin de voir à quelle distance ils se trouvaient, Cransac dit brusquement :

— Bah ! ils ne me tiennent pas encore !

Par une subite secousse, il se dégagea des mains de Ray mond ; et lui qui, tout à l’heure, semblait avoir les membres rompus et ne pouvoir se soutenir sur ses jambes, se mit à courir avec légèreté.

L’employé le poursuivit ; mais sa claudication, presque insensible en temps ordinaire, devenait, comme nous l’avons dit, un obstacle sérieux quand il s’agissait d’une course rapide. Comme son adversaire gagnait du terrain, il appela d’une voix haletante, et aussitôt l’escouade de police se dirigea vers lui.

Il serrait le vicomte d’assez près, et peut-être, en dépit de tout, fùt-il parvenu à l’atteindre, quand un fait se produisit, assez ordinaire en pareille circonstance. Les gens de la justice, voyant devant eux un homme qui fuyait, le prirent pour le malfaiteur qu’ils étaient chargés d’arrêter ; ils se jetèrent sur Fleuriot tous à la fois et s’emparèrent de lui. Vainement se débattit-il en essayant de leur expliquer l’erreur, en leur montrant Cransac qui allait disparaître au tournant de la rue. On ne l’entendit ou on ne le comprit pas au milieu du tumulte, et il resta prisonnier dans un moment où la liberté de ses mouvements lui était si nécessaire.

Toutefois sa captivité ne fut pas de longue durée. Les agents de police, sans écouter ses protestations, allaient le conduire à l’hôtel Colman, quand quelqu’un s’approcha et examina rapidement le prisonnier. Fleuriot reconnut le petit vieux en bonnet de soie noire qu’il avait vu le jour même au café, et dans lequel il avait deviné le chef de la police bordelaise.

— Butors, imbéciles ! s’écria le chef en s’adressant à ses hommes, que faites-vous ? c’est M. Fleuriot, l’employé du télégraphe.

— Et Cransac s’enfuit là-bas ! s’écria Fleuriot hors de lui ; courez vite… vous le reconnaitrez à son caban.

Les agents, honteux de leur bévue, s’élancèrent de toute leur vitesse dans la direction indiquée. Fleuriot lui-même allait les suivre ; le chefde la police tenta de le retenir.

— Monsieur, dit-il, ne voulez-vous pas rendre compte aux magistrats, qui sont là dans la maison, de ce qui vient de se passer.

— Je ferai encore mieux de retrouver Cransac, si la chose est possible ! s’écria Raymond.

Et il reprit sa course.

Mais un temps précieux avait été perdu. Fleuriot, parvenu à l’extrémité de la ruelle, ne vit plus personne. Il erra au hasard pendant quelques instants. Bientôt il rencontra un à un les agents de police qui revenaient tout penauds, après avoir battu inutilement le voisinage. Sans doute Cransac, en arrivant à des rues fréquentées, s’était débarrassé de son caban et s’était perdu dans la foule.

XIX

Bras-de-Singe.


Fleuriot éprouvait un véritable accès de rage. Selon toute apparence, le vicomte, après avoir trouvé la maison de Colman envahie par la force publique et Colman lui-même menacé d’arrestation, ne songerait plus à renouveler ses tentatives auprès du banquier. Il allait sans doute quitter Bordeaux et chercher à tirer parti de son vol soit à l’étranger, soit sur un autre point de la France. Or, une fois Cransac hors de Bordeaux, comment le pauvre Fleuriot pourrait-il le rejoindre ?

Les premiers transports passés, il songea que Jacques Rouget était seul capable de lui fournir des renseignements précieux, et qu’il importait avant tout de s’assurer si le Marseillais, qu’on avait attendu en vain toute la journée, n’était pas enfin rentré à l’auberge.

Aussi Fleuriot, sans se préoccuper davantage des passants, se dirigea-t-il de ce côté par le plus court chemin.

Quand il pénétra dans la salle publique du cabaret, il aperçut le matelot qui dormait, la tête appuyée sur une table. Il courut à lui et le secoua pour l’éveiller.

Jacques Rouget se laissa secouer et appeler assez long temps. Enfin il se souleva lourdement, bâilla et regarda Raymond avec des yeux hébétés.

Eh bien ! l’ami, demanda Fleuriot d’un ton d’impatience, où donc êtes-vous allé aujourd’hui ? Pourquoi n’êtes-vous pas venu dîner, selon nos conventions ? Avez-vous vu Cran… je veux dire le Ponentais ?

— Bagasse ! si je l’ai vu ! répliqua le Marseillais en bâillant toujours ; à preuve que nous avons bu du fameux vin ensemble… Ah ! oui, fameux !… seulement il trouble le fanal, et il y a du brouillard dans la boussole.

En même temps il reposa sa tête sur la table et parút vouloir reprendre le sommeil interrompu ; mais Fleuriot se remit à le secouer vigoureusement.

Allons ! camarade, dit-il, nous avons à causer en semble… Je vous ferai servir tout ce que vous demanderez.

— Tonnerre ! laissez-moi la paix ! gronda le matelot en lançant un coup de poing dans le vide.

Et il s’installa pour dormir, le front appuyé sur les planches graisseuses.

Ce sommeil n’était pas naturel, et, selon toute apparence, on avait fait prendre au pauvre marin quelque drogue narcotique. Voyant l’inutilité de ses efforts pour décider Jacques Rouget à lui répondre, Fleuriot s’approcha d’une vieille servante, elle-même à moitié endormie dans un coin de la salle, et lui demanda :

— Avez-vous du café chaud ici ?

— Certainement, monsieur ; il y a toujours une cafetière sur le feu, parce que, vous savez, les hommes du port……

— Apportez-moi tout ce que vous avez de café, un grand bol et un flacon d’eau-de-vie.

La servante passa dans la cuisine et revint bientôt avec les objets demandés. Raymond emplit de café un bol qui pouvait contenir six tassés ordinaires, édulcora cette bois son avec du sucre, l’aromatisa avec une bonne dose d’eau de-vie ; puis se penchant vers Jacques Rouget, il lui cria dans les oreilles :

— Eh ! camarade, à votre santé !

Le matelot, par instinct de buveur, se redressa tout à coup et allongea le bras comme pour saisir un verre. Ce fut l’énorme bol que Raymond lui mit à la main, et le Marseillais le porta à ses lèvres, sans même s’apercevoir qu’on dirigeait avec adresse tous ses mouvements. Cependant, après avoir avalé les premières gorgées du mélange, il parut le trouver à son goût, et poursuivit sa tâche d’une manière plus ferme. Enfin il vida gaillardement le vase, le déposa sur la table, et dit en faisant claquer ses lèvres :

— Tron de l’air ! voilà un excellent chasse brouillard. Fleuriot l’examina de nouveau : l’œil du marin repre nait déjà son éclat. Au bout de quelques minutes, Jacques n’eut plus aucune velléité de sommeil et recouvra complétement l’usage de ses facultés.

Alors Fleuriot lui demanda avidement ce qui s’était passé depuis le matin, et le Marseillais, après quelques hésitations, car certains souvenirs étaient encore confus, lui raconta à peu près ce qui suit :

Pendant la journée, il s’était rendu dans diverses maisons, qu’il avait indiquées lui-même à Cransac comme le refuge ordinaire des marins déserteurs ou ayant maille à partir avec la justice. Nulle part on n’avait pu lui donner de nouvelles de son « Ponentais, » lorsqu’il était arrivé chez le père Michonet, dit Bras-de-Singe, le plus adroit et le plus expérimenté de ces recéleurs d’hommes, dans la bonne ville de Bordeaux.

Michonet qui avait été un peu marin, un peu contrebandier, tenait un cabaret borgne dans une rue écartée du quai de Bacalan. À cette industrie il joignait celle de maquignon et de brocanteur de chevaux ; mais la source principale de ses bénéfices semblait ètre dans l’hospitalité qu’il accordait aux marins déserteurs et même à certains malfaiteurs de la pire espèce.

Jacques Rouget se fit reconnaitre du maître du logis, car, s’il faut le dire, il avait eu besoin autrefois de chercher chez lui une retraite temporaire pour quelques peccadilles de matelot. On l’accueillit avec confiance, comme un ancien habitué de la maison ; on convint volontiers que celui qu’il appelait le Ponentais se trouvait chez Bras-de-Singe, et enfin on l’introduisit dans la cachette réservée aux pensionnaires secrets.

C’était un réduit sordide, auquel une lucarne grillée, qui s’ouvrait sur une ruelle fétide, donnait seule un peu de jour. On y pénétrait par l’écurie, au moyen d’une petite porte dissimulée derrière les mangeoires des chevaux, de telle sorte que, pour la découvrir, il fallait en connaître sûrement l’existence. Cette espèce de prison était meublée d’un mauvais lit, d’une table écloppée et de quelques tabourets ; on y respirait l’odeur nauséabonde de l’écurie voisine.

Voilà pourtant où l’élégant vicomte de Cransac avait passé la nuit précédente et semblait se disposer à passer encore la journée. Assis sur un siége de bois, les vêtements en désordre, il écrivait sur la table. À l’arrivée de Bras-de-Singe et du matelot, il saisit vivement des pistolets placés à portée de sa main ; mais, ayant reconnu les visiteurs, il se rassura et les accueillii avec une aisance amicale.

Jacques Rouget n’était pas en bonnes dispositions, comme on le sait, à l’égard de sa nouvelle connaissance ; mais il n’avait pas compté sur la faconde intarissable, sur l’esprit fertile en expédients du « Ponentais. » Cransac jura ses grands dieux qu’il avait été fort chagrin de leur brusque séparation pendant la soirée précédente ; il était heureux de revoir son compagnon de voyage, et il voulait fêter son retour avec quelques bouteilles de vieux vin du pays. Enfin, il amadoua si bien le Marseillais que celui-ci oublia ses griefs, ses promesses, et se mit à boire avec l’hôte de Bras de-Singe.

Là, les souvenirs de Jacques commençaient à s’altérer. Il se rappelait pourtant qu’il avait trouvé au vin un goût étrange ; puis son compagnon l’avait beaucoup questionné, mais il ne pouvait préciser sur quel sujet avait roulé l’entretien. Peu à peu ses idées s’étaient brouillées, et il s’était endormi profondément, quoiqu’il assurât avoir bu souvent vingt fois davantage sans éprouver un effet semblable.

Il ignorait combien de temps avait duré son sommeil, mais en s’éveillant il s’était trouvé sur un lit, seul et dans une obscurité complète. Surexcité par l’étonnement et l’inquiétude, il avait poussé des cris qui firent accourir Bras-de-Singe avec un flambeau. Le matelot se trouvait encore dans le réduit secret habité par Cransae, et on lui expliqua que, à la suite de sa petite débauche, on avait dù le laisser cuver son vin, tandis que le Ponentais allait à ses affaires dans la ville.

Ces explications semblaient toutes naturelles ; cependant Jacques Rouget, se rappelant qu’il était attendu par Fleuriot, témoigna le désir de partir sur-le-champ. Bras-de-Singe fit tous ses efforts pour le retenir ; le Marseillais ne voulut rien entendre ; on insista, il devint furieux. Enfin, comme Bras-de-Singe était incapable de résister au robuste matelot, il le conduisit jusqu’à la porte extérieure de la maison, non sans montrer beaucoup de mauvaise humeur.

Alors Jacques Rouget s’était trainé, il ne savait trop comment, jusqu’au cabaret où il comptait rencontrer Fleuriot ; ne l’y trouvant pas, il s’était assis à une table pour l’attendre. Mais le sommeil, contre lequel il luttait toujours, avait été le plus fort, et il avait dormi jusqu’à l’arrivée de l’employé.

Celui-ci l’avait écouté avec une grande attention. Ah ! camarade Rouget, reprit-il, est-ce là ce que vous m’aviez promis ? Vous deviez, aussitôt après avoir découvert cet homme, venir me chercher ; vous m’eussiez rendu un véritable service… Au lieu de cela vous vous êtes laissé jouer, et votre maladresse aura peut-être de fort tristes résultats.

— Maladresse ! répéta le Marseillais ! en fronçant le sour cil ; prenez donc garde à gonverner droit, le terrien, car un matelot n’aime pas qu’on le bouscule ainsi !

Et pourtant, je vous le répète, n’est-il pas clair comme le jour que vous êtes tombé dans un piége ? Ne comprenez-vous pas que cet irrésistible sommeil a pour cause une drogue que l’on a glissée dans le vin ?

— Bagasse ! que me dites-vous là ?

Fleuriot lui remontra le ridicule et l’odieux de sa conduite avec vivacité, et le brave Marseillais finit par être de son avis.

— C’est vrai, ami soldat, reprit-il ; je me suis laissé entortiller comme un novice… Mais je démolirai le Ponentais à la première occasion, foi de matelot !

— Il y a un autre moyen de se venger de lui, mon cher Jacques Rouget ; et, si vous voulez me croire…

— Tron de Diou ! je vous crois.

— Conduisez-moi donc à l’instant chez Bras-de-Singe ; le Ponentais doit y être rentré maintenant, et nous ne pouvons manquer de l’y trouver.

— Ça va !… Mais, comme c’est lâche de se mettre deux contre un, nous lui en donnerons chacun à son tour… Je commencerai, si vous voulez… Voyons, naviguons-nous de conserve ?

— Etes-vous remis, et pourrez-vous marcher ?

— Pardi !… Ferme sur la quille comme un vaisseau de quatre-vingt-dix ! Votre excellent café m’a radoubé à neuf depuis le fond de cale jusqu’à la pomme de girouette.

— Alors partons.

Fleuriot prévint la servante que peut-être il rentrerait tard dans la nuit ; puis, prenant Jacques par le bras, il l’entraina hors de la maison.

En ce moment les quartiers de la ville, si animés pendant le jour, commençaient à devenir solitaires. Les deux amis marchaient très-vite. Ils atteignirent bientôt l’extrémité du quai de Bacalan, et pénétrèrent dans la rue étroite et fangeuse où demeurait Bras-de-Singe. Le Marseillais indiqua de loin la maison et exprima le désir d’arriver, car, en dépit de sa bonne volonté, il n’était pas encore très-solide sur ses jambes. Aussi Fleuriot craignait-il que son compagnon ne lui fit défaut au moment critique, quand il leur vint un secours inespéré.

En entrant dans la rue, ils se heurtèrent contre deux hommes qui marchaient en sens inverse et semblaient raser la muraille. Comme cette rencontre avait lieu précisément sous un bec de gaz, Fleuriot et le marin regardèrent ces gens avec curiosité ; Fleuriot reconnut les agents de police qui l’avaient arrêté par mégarde, quelques heures auparavant, dans le voisinage de l’hôtel Colman. Frappé d’une inspiration subite, il les aborda.

— Vous m’avez vu déjà, messieurs, leur dit-il, et vous savez qui je suis ?

L’un d’eux fit un signe affirmatif.

— Vous savez sans doute aussi que, par l’ordre de votre chef… ce vieux monsieur qui toute la journée a porté un bonnet de soie noire…, j’ai le pouvoir de vous requérir en ce qui concerne la mission dont je me suis chargé ?

— C’est vrai.

— Eh bien ! je vous prie de suivre à la lettre les instructions que je vous donne, car, si vous y manquiez en quoi que ce soit, une grave responsabilité pourrait peser sur vous : Je vais entrer avec le brave marin qui m’accompagne dans la maison que vous voyez là-bas…

— La maison du maquignon Bras-de-Singe ? — Précisément. Vous, de votre côté, vous vous tiendrez dans les environs, mais sans vous montrer. Si vous entendez des cris, un tumulte à l’intérieur, vous accourrez au plus vite, sinon vous ne bougerez pas pendant une demi-heure. Ce temps écoulé, si je ne suis pas venu en personne… en personne, vous m’entendez ? lever votre consigne, l’un de vous courra chercher du renfort au poste le plus voisin, on cernera la maison et on la visitera minutieusement… M’avez-vous compris ?

— Oui ; mais ne pouvez-vous nous dire ?… Rien… Seulement, je vous le répète, la moindre omis sion peut avoir les conséquences les plus fâcheuses, dont il vous sera demandé compte.

— Il suffit ; dans une demi-heure, c’est convenu.

Fleuriot satisfait entraîna de nouveau son compagnon, qui n’avait pas l’air de comprendre de quoi il s’agissait, et ils s’approchèrent de la demeure de Bras-de-Singe, tandis que les agents de police les suivaient à distance.

Cette maison n’était guère qu’une masure, à laquelle l’écurie et les greniers attenants donnaient pourtant quelque importance. Au moment où Fleuriot et son compagnon s’arrêtèrent devant la porte, tout y semblait endormi, aucune lumière ne brillait aux fenêtres. Cependant, Rouget ayant frappé d’une certaine manière, on ouvrit ; quelqu’un apparut dans l’ombre du corridor et chercha à reconnaître les visiteurs. Aussitôt Raymond et le marin entrèrent résolûment, refermèrent la porte, et poussèrent la personne qui était venue les recevoir vers une pièce voisine où l’on apercevait de la lumière.

On se trouva bientôt dans la salle principale du cabaret, en présence de Bras-de-Singe, le maître du logis. C’était un vieillard sordide, aux traits ignobles ; ses cheveux, jadis rouges, avaient pris, par suite de l’âge, des teintes jaunes du plus désagréable effet ; enfin il avait de longs bras maigres, qui le faisaient ressembler à un orang-outang, d’où lui venait son surnom. Cet homme, en reconnaissant Jacques, à la lueur de l’unique chandelle qui éclairait la salle, lui dit d’une voix enrouée :

— Mille tonnerres ! matelot, est-ce encore toi ? que diable me veux-tu ? J’allais me coucher… La cambuse est fermée pour aujourd’hui.

Le Marseillais, irrité de cette rude apostrophe, se disposait à répondre sur le même ton, quand Fleuriot s’interposa :

— Michonet… Bras-de-Singe, ou quel que soit le nom qu’on vous donne, dit-il d’un ton ferme, Jacques Rouget est venu ici à mon instigation, et moi j’ai le plus sérieux intérêt à savoir ce qui se passe chez vous.

— Ouiche ! s’écria le cabaretier maquignon en ouvrant de grands yeux, et si je ne veux pas que vous le sachiez, moi ? Il m’est aussi facile de vous jeter par la fenêtre que par la porte.

Fleuriot tira un pistolet de sa poche.

— Écoutez-moi, reprit-il ; vous cachez ici un malfaiteur de haute volée dont la capture occupe les plus grands personnages de Bordeaux ; s’il est découvert chez vous votre établissement sera fermé, vous serez arrêté vous-même. Conduisez-moi à l’instant auprès de cet homme, que vous appelez, je crois, le Ponentais : si, après une courte conversation avec lui, je me trouve satisfait, je me retire sans scandale. En revanche, si vous ou lui vous essayez de la résistance, sachez que la police est là à votre porte ; au moindre bruit elle envahira votre maison et vous aurez, j’imagine, de fort vilains comptes à régler avec elle. Si dans une demi-heure je ne suis pas allé moi-même lever la consigne des hommes qui attendent dans la rue, ils doivent encore entrer chez vous et s’assurer de tous ceux qui s’y trouvent… Cela n’est-il pas vrai, monsieur Rouget ?

— Il ne ment pas, Bras-de-Singe ! dit le matelot en clignant des yeux ; pour de bon, les requins de terre gardent les écoutilles, et il s’agit de ne pas courir des bordées à droite et à gauche.

— Il y a déjà dix minutes d’écoulées, ajouta Fleuriot en regardant sa montre.

Rien ne saurait peindre la terreur de Bras-de-Singe en entendant ces mots de « police » et de « requins de terre. »

Jusqu’ici, grâce à son adresse, il avait pu donner le change à l’autorité locale sur les mystères de sa maison, et voilà que tout allait sans doute se découvrir. Aussi répliqua-t-il d’un ton singulièrement radouci :

— Ma foi ! si les choses en sont là… Mais Jacques Rouget a dû vous apprendre, monsieur, que le Ponentais avait quitté ma maison aujourd’hui ?

— En effet, il est sorti à la chute du jour, mais il est rentré deux ou trois heures plus tard, et il se trouve sans doute en ce moment dans la chambre secrète.

En voyant Fleuriot si bien instruit, Bras-de-Singe fit un geste de consternation,

— Il n’y a moyen de rien vous cacher, reprit-il ; eh bien ! c’est vrai, le Ponentais est rentré sur le coup de dix heures. Je ne sais ce qui lui était arrivé, mais il avait l’air bouleversé, ses habits étaient déchirés, couverts de boue… Il ne s’est arrêté ici qu’un moment ; il aa fait lestement son paquet, puis il est parti en m’annonçant qu’il ne reviendrait plus.

Fleuriot, à son tour, manifesta un profond désappointement.

— Cela est-il bien vrai ? demanda-t-il.

— Que jamais plus je ne baisse la main si je mens ! s’écria le cabaretier en élevant le bras au-dessus de sa tête.

— N’importe, je veux visiter votre maison, et surtout le réduit qui se trouve derrière les mangeoires de vos chevaux.

— Mon bon monsieur, c’est inutile… je vous jure…

— Il n’y a plus que quinze minutes ! s’écria Fleuriot en regardant sa montre.

Cet argument surmonta les répugnancea de Bras-de Singe, qui prit la chandelle et précéda les deux amis pour leur faire visiter sa demeure. Quant au corps de logis principal, ce fut bientôt fait ; outre la salle basse, il se composait de deux chambres, dont une était occupée par Michonet lui-même, et dont l’autre était vide. Certain que Cransac n’était pas là, Fleuriot voulut être conduit sur-le-champ à la chambre secrète. On traversa donc la cour et on gagna l’écurie.

Il y avait trois ou quatre chevaux attachés au râtelier. Lorsqu’on entra, un jeune garçon d’écurie, qui dormait à demi vêtu dans un coin, se leva prestement en se frottant les yeux.

— Qu’y a-t-il maître ? demanda-t-il ; est-ce qu’on vient voir les chevaux ?

— Dors, dors, Victorin, répliqua Bras-de-Singe d’un ton bourru ; cela ne te regarde pas.

Et il se dirigea vers la porte secrète.

— Bon ! je comprends, répliqua Victorin, en ricanant ; c’est un « nouveau »… Il y a là une chambrette qui ne chôme guère ; et sans doute on donnera encore pour boire au garçon,

Sans écouter, le maître du logis fit jouer un ressort, et l’on pénétra dans le réduit où Jacques Rouget avait vu Cransac le jour même. Mais il ne fallut à Fleuriot qu’un coup d’ail pour s’assurer que Cransac n’y était plus. Il ne restait là que quelques effets abandonnés comme inutiles, Fleuriot reconnut entre autres le fameux caban que le vicomte avait porté toute la soirée, et qu’il n’avait pas sans doute jugé prudent de conserver.

En acquérant la certitude que son ennemi lui avait échappé encore, le pauvre employé au télégraphe ne put retenir un geste de désespoir. Mais presque aussitôt, par un énergique effort de volonté, il se mit à questionner Bras-de-Singe sur les projets supposés de Cransac en quittant la maison. Le cabaretier jura ses grands dieux qu’il ne savait rien.

Monsieur, dit-il humblement, la demi-heure doit être bien près de finir ; et, puisque j’ai rempli ma promesse, puisque vous voyez vous-même que le Ponentais est parti… Tenez, tenez… Il me semble que les requins de terre frap pent déjà à la porte de la rue !

— Eh bien ! qu’ils frappent, qu’ils entrent, s’il le faut ! répliqua Fleuriot au comble de l’irritation ; peut-être par viendront-ils à vous faire parler, eux ! Mais, mon bon monsieur, que voulez-vous que je réponde ? Ce gaillard ne s’est pas confessé à moi, vous sentez bien. Tout ce que je peux dire, c’est que je lui ai vendu un cheval.

— Ah ! voilà enfin quelque chose… Alors il est parti d’ici monté sur le cheval qu’il venait de vous acheter ?

— Du tout ; il est parti à pied, en emportant sa valise sous son bras… et mon garçon Victorin a conduit le cheval sur la route de Montauban, où l’homme devait le rejoindre.

Sur la route de Montauban ! s’écria Fleuriot ; allons ! tout n’est pas perdu encore… Eh bien ! père Michonet, il vous reste plusieurs chevaux ; pouvez-vous m’en vendre, ou plutôt m’en louer un pour quelques jours ?

Le seul espoir de vendre un cheval transfigura Bras-de Singe ; le maquignon dominait encore en lui le recéleur et le cabaretier. Il oublia tout le reste et répondit avec volubilité :

— Si j’ai des chevaux, monsieur ! Des bêtes superbes !… Pas un marchand de Bordeaux n’est mieux assorti… Venez seulement les voir… je veux que vous les voyez !

Et, saisissant la lumière, il passa dans l’écurie. Là il obligea les pauvres rosses qui dormaient sur la litière à se lever, et il commença l’éloge de chacune d’elles avec une verye qui aurait pu avoir le plus grand succès dans une foire. Victorin renchérit encore sur son maître, et jamais les coursiers vainqueurs du derby ne reçurent d’éloges aussi outrés que ces misérables bêtes.

Fleuriot arrêta son choix sur l’une d’elles, un peu moins étique et moins fourbue que les autres. Il en demanda timidement le prix ; nous disons « timidement, » car sa bourse était maigre, et il avait fort écorné les quatre cents francs provenant de l’humble dot de Lucile.

— Ah ! vous vous y entendez, camarade ! s’écria le cabaretier maquignon avec un enthousiasme réel ou feint ; vous tombez précisément sur mon meilleur cheval, Celui-ci n’a pas un défaut, et votre Ponentais, qui a l’air d’un fin connaisseur, me l’a payé huit cents francs il n’y a pas plus de quelques heures.

Quoi donc ! demanda Fleuriot avec étonnement, on vous a payé ce cheval et il est encore dans votre écurie ? Bras-de-Singe demeura confus en s’apercevant qu’il avait lâché une sottise.

— Ne m’avez-vous pas dit, répliqua-t-il avec embarras, que ce Ponentais était un vaurien du grand ton ?

— Il est vrai.

— Eh bien, moi, j’avais une idée de la chose ; et j’ai deviné qu’il voulait faire un mauvais usage de ce cheval. Aussi, quoique ce soir il me l’ait acheté et payé, Victorin a imaginé de lui en amener un autre de même robe et de même taille, mais beaucoup moins bon, et qui passe même pour un peu rétif. Comme il faisait nuit, l’homme ne s’est pas aperçu de la substitution, și bien…

— Mais, maître, s’écria Victorin, ce n’est pas moi qui ai manigancé l’affaire, c’est vous qui m’avez commandé…

— Te tairas-tu ! grommela Bras-de-Singe en allongeant furtivement un coup de pied à son garçon d’écurie. Fleuriot ne paraissait pas s’apercevoir de cette altercation.

Monsieur Michonet, reprit-il, je ne peux vous acheter cet animal, et pourtant j’en ai le plus pressant besoin. Je vous prie donc de me le louer pour quatre à cinq jours. Passé ce délai je m’engage à vous le rendre en bon état, je vous en payerai la location d’avance et de la manière la plus libérale.

Il offrit une somme qui égalait la moitié de son avoir ; mais Bras-de-Singe fit une grimace dédaigneuse.

— Je ne loue pas mes chevaux, répliqua-t-il d’un ton sec ; n’en parlons plus.

En ce moment on frappa réellement à la porte de la rue et un murmure de voix s’éleva, comme si un grand nombre de personnes stationnait devant la maison. Bras-de-Singe devint pâle ; Fleuriot tira sa montre.

— C’est la police, dit-il ; la demi-heure est expirée. Mille millions de diables ! s’écria le maquignon qui oublia tout à coup son maquignonage ; s’ils entrent ici, je suis flambé.

— Et moi donc ! dit Victorin avec terreur, je ne suis pas en règle non plus, et, si l’on s’avise de m’éplucher…

— Que voulez-vous que j’y fasse ? répliqua Fleuriot. Le bruit redoubla au dehors.

— Ouvrez ! criait-on, ouvrez, au nom de la loi !

Bras-de-Singe n’y tint plus.

Monsieur, dit-il précipitamment à Fleuriot, vous aurez mon cheval, vous le garderez tant que vous voudrez, vous m’en payerez la location comme il vous plaira ; mais, je vous en supplie, renvoyez-les bien vite ou je suis ruiné, coulé à fond, perdus corps et biens.

— Renvoyez-les, monsieur, dit à son tour Victorin qui pleurait, et je vous fournirai les moyens de retrouver votre Ponentais, je vous le jure… Je sais des choses dont on ne se doute pas ; mais comment pourrai-je vous les dire si l’on me met en prison ?

À la bonne heure ! reprit Fleuriot ; eh bien, père Michonet, demain, à trois heures du matin, c’est-à-dire dans quelques heures d’ici, votre cheval tout sellé et bride sera conduit à la porte de mon auberge. Ce jeune garçon me l’amènera ; en même temps, il me donnera les renseignements qu’il m’annonce, et pour lesquels il sera généreusement récompensé… Est-ce entendu ?

— Oui, oui, à trois heures du matin… Le cheval, la selle et la bride… Mais renvoyez-les, ou ils vont enfoncer la porte.

— Je conterai tout, ajouta Victorin de sa voix gémissante ; je viderai mon sac, je vous le promets.

— N’essayez pas de me tromper ; je vais congédier les agents de police, mais il me sera très facile de les rappeler plus tard ; si à trois heures du matin vous n’avez pas rempli vos engagements envers moi, vous n’aurez rien perdu pour attendre… Soyez bien et dûment avertis.

Bras-de-Singe et le valet d’écurie promirent encore de se conformer aux instructions qu’ils avaient reçues. Alors Fleuriot fit signe de le suivre à Jacques Rouget, spectateur silencieux de cette scène, et ils retournèrent, précédés par le cabaretier, à la porte extérieure de la maison. Il était temps ; ceux qui frappaient commençaient à s’im patienter et se disposaient, en effet, à enfoncer la porte. Quand elle s’ouvrit, Fleuriot aperçut non-seulement les deux agents qu’il connaissait déjà, mais encore six soldats qu’on était allé chercher au poste voisin, et enfin le petit vieillard en bonnet de soie noire qu’il savait être le chef de la police locale.

Raymond et son ami étant sortis, ils furent aussitôt cernés par les agents de la force publique. Fleuriot s’empressa de dire d’un ton ferme :

— Messieurs, c’est moi qui vous ai requis de visiter cette maison ; mais j’ai été induit en erreur par des rapports mensongers, et la personne que je guette n’est plus ici. Je vous remercie donc de votre concours ; comme il est devenu inutile, vous pouvez vous retirer.

— Je ne sais, dit un agent avec humeur, jusqu’à quel point nous devons tourner ainsi au caprice d’une personne étrangère à l’administration…

— Tout est bien ! s’écria le petit vieux en bonnet de soie noire d’un ton d’autorité ; que les soldats rentrent à leur poste, et vous autres continuez votre tournée… Il faut obéir à M. Fleuriot, c’est l’ordre.

Aussitôt la troupe se dispersa ; tandis que les soldats se retiraient au pas cadencé, les agents disparaissaient dans l’obscurité de la rue. Alors le chef de la police dit avec déférence à Fleuriot :

— Sur ma foi ! monsieur, je commençais à craindre pour vous ; car, s’il faut l’avouer, la maison de Bras-de-Singe n’a pas bon renom… Mais ne savez-vous rien au sujet de ce maudit Cransac, qui nous met sur les dents ?

— Il m’a encore échappé ; cependant je ne perds pas l’espoir de le rejoindre. Où donc était-il caché ?

— Peu importe maintenant ; il a quitté Bordeaux…

— Quant à moi ; je serai à ses trousses, je l’espère, avant le jour.

— Ne pouvez-vous me communiquer les renseignements que vous avez recueillis ?

Fleuriot lui apprit en peu de mots ce qu’il savait des projets de Cransac.

— À merveille, reprit le chef de la police ; « parti à minuit sur un cheval bai-brun un peu rétif, a pris la route de Montauban… » Je vais donner ces détails à la gendarmerie et on lancera une brigade entière dans cette direction…

— Eh bien, monsieur Fleuriot, vous devriez vous reposer et nous laisser faire maintenant ; vous le voyez, jusqu’ici, ce satané Cransac s’est trouvé le plus fin !

— Aussi, ai-je à cœur de prendre ma revanche.

Raymond salua et s’éloigna rapidement avec Jacques Rouget.

Celui-ci était tout abasourdi de ce qui venait de se passer. Quand on eut gagné le quai, il dit à son compagnon d’un ton respectueux :

— Ah çà ! ami soldat, qui diable êtes-vous ? Les requins de terre vous obéissent au doigt et à l’œil. Vous devriez bien m’apprendre votre secret ; ça serait fièrement l’affaire du matelot, quand il a eu quelque batterie à terre avec un camarade, quand il a cassé la vaisselle du cambusier et quand il n’a plus le sou pour payer la casse ! Tron dé Diou ! vous êtes au moins le capitaine d’un équipage de terriens !

Fleuriot sourit, mais il n’avait ni le temps ni la volonté de donner au marin les explications qu’il réclamait. Il fallait se séparer ; et l’employé après avoir remercié Jacques Rouget de ses bons offices, après lui avoir témoigné l’espoir de le retrouver un jour, lui avoir serré cordialement la main, rentra chez lui pour s’occuper de ses préparatifs de départ.

XX

La rencontre.


Dans la matinée qui suivit cette nuit si agitée pour Raymond Fleuriot, un cavalier trottait sur une route sablon neuse qui traverse les landes au sud de Bordeaux.

À cette époque déjà éloignée de nous, les landes qui, grâce aux canaux, aux chemins de fer, aux plantations de diverses natures, aux efforts de la colonisation, tendent à prendre un aspect nouveau, avaient encore tout leur caractère triste et sauvage. C’étaient des plaines stériles, couvertes de bruyères, parsemées d’étangs qui répandaient aux environs la fièvre et les émanations malsaines.

Le regard, en glissant sur ce vaste espace, était arrêté seulement par quelques bouquets de pins, quelques suriers, (chênes-liéges) qui en rompaient la lugubre uniformité. Les villages y étaient rares, les habitations clair-semées et misérables. En revanche, on apercevait de temps en temps des bandes de bouviers qui, ayant dételé leurs charrettes, bivaquaient en donnant la bourrée à leurs bœæufs ; ou bien des pâtres maigres, au teint plombé, qui, enveloppés dans leur justaucorps de peau de mouton et dans leur grand manteau à houppes rouges, juchés sur leurs échasses, dirigeaient à travers ces interminables pâturages, des troupeaux de moutons maigres et chétifs comme eux.

Enfin, par intervalles, on rencontrait sur la route des propriétaires des environs, moitié bourgeois, moitié paysans, qui, coiffés de bérets basques et montés sur leurs petits chevaux à longue crinière, parcouraient le pays pour surveiller leurs vastes mais pauvres domaines. Sur la gauche on distinguait encore çà et là quelques irrégularités dans le sol, quelques places où les cultures annonçaient un reste de fertilité ; mais sur la droite tout était plat, gris, uniforme. Seulement, dans un bleuâtre éloignement, se dressaient des collines onduleuses ; c’étaient les dunes derrière les, quelles on devinait la mer.

Tel était l’immense tableau qui se déroulait aux yeux du voyageur. Il faisait un temps magnifique, et le soleil inondait de lumière tous les détails du paysage ; mais ce soleil, déjà très-chaud, quoique la matinée ne fût pas avancée, menaçait de devenir insupportable. Déjà la pous sière, la fatigue, et jusqu’au bruissement continuel des sauterelles et des cigales, rendaient la marche aussi pénible que maussade à travers ces campagnes désolées.

Cependant le voyageur ne s’inquiétait guère du paysage et semblait avoir des préoccupations fort différentes. C’était un prêtre encore jeune et robuste, autant du moins que le permettait d’en juger son chapeau enfoncé jusqu’aux yeux, sans doute afin de les préserver du soleil. À sa soutane râpée, à son cheval peu brillant et misérablement harnaché, sur la croupe duquel était une modeste valise, on pouvait le prendre pour un pauvre desservant du voisinage qui regagnait son presbytère.

Les caprices et les écarts de sa monture lui causaient de continuelles impatiences, car la malheureuse rosse, qui semblait avoir fourni déjà une longue traite, manifestait de fréquentes velléités de s’arrêter ou du moins d’aller là où on ne voulait pas la conduire. L’ecclésiastique réprimait ses façons de son mieux, et se montrait excellent cavalier ; mais, par malheur, il n’avait pas d’éperons, et la baguette dont il était armé ne produisait aucun effet sur la croupe de la bête rétive.

La route qu’il avait suivie jusqu’à ce moment, sans être de premier ordre, paraissait assez importante, et, outre les passants dont nous avons parlé, il y rencontrait de temps en temps quelques rouliers, quelques voiturins étrangers au pays. Mais bientôt il atteignit un chemin latéral qui, coupant le premier à angle droit et s’enfonçant dans la partie la plus déserte des landes, semblait se diriger vers les dunes et vers la mer ; ce fut celui-là que prit le prêtre campagnard, après quelques hésitations et non sans avoir plusieurs fois regardé derrière lui.

Ce chemin avait un caractère particulier. Il était composé de poutres de sapin grossièrement équarries, et juxtaposées de manière à former un pavé de bois. Ces sortes de voies de communication, aujourd’hui encore très-usitées en Russie, étaient alors communes dans les landes de Gascogne, et peut-être en trouverait-on de nos jours quelques exemples. Celle-ci, du reste, semblait fort mal entretenue, et par suite fort dangereuse ; avant de s’y engager on pouvait se demander s’il ne serait pas plus prudent de marcher dans les sables, dût-on en avoir jusqu’à mi-jambes. Les roues des charrettes, les pieds des bestiaux avaient tracé dans le bois de profondes ornières. En beaucoup d’endroits les poutres, disjointes par les pluies, laissaient de larges crevasses où les chevaux risquaient de se briser les membres en cassant le cou à leurs cavaliers.

Aussi ne fut-ce pas sans une certaine hésitation, comme nous l’avons dit, que le prêtre voyageur se hasarda dans cette route périlleuse ; encore, après avoir fait une centaine de pas, parut-il éprouver le besoin de se renseigner sur la direction à suivre. Son cheval donnait lui-même de fréquentes marques de mauvaise volonté en marchant sur ce sol retentissant, tout semé d’aspérités et de trous, car ces obstacles continuels épuisaient ce qui lui restait de vigueur.

L’ecclésiastique, tout en maintenant sa monture d’une main ferme, promenait son regard sur la plaine. Un troupeau de moutons étiques paissait à une courte distance, sans que l’on aperçût ses gardiens. Cependant le voyageur finit par distinguer, à l’ombre de quelques chênes-liéges, deux jeunes pâtres, drapés dans leurs manteaux à capuchon malgré la chaleur, et montés sur des échasses si hautes que leur tête atteignait les premières branches des arbres. Adossés au tronc, ils tricotaient des bas de laine pour passer le temps. Quoiqu’ils fussent côte à côte, ils n’échangeaient pas une parole et laissaient à leurs chiens la surveillance du troupeau.

Le voyageur, arrêtant son cheval, les appela d’un signe auprès de lui, mais ils n’eurent pas l’air de l’entendre et ne bougèrent pas. Alors il éleva la voix et leur demanda où conduisait le chemin. Les pâtres landais gardèrent le même silence ; n’eût été l’agilité de leurs mains qui tricotaient toujours, on eût pu croire qu’ils faisaient corps avec les arbres auquels ils s’appuyaient. Poussé à bout, le curé campagnard sauta lestement à terre, attacha sa monture à un vieux genêt qui bordait la route, et se dirigea vers eux.

À mesure qu’il approchait, ces statues semblaient s’ani mer. D’abord le travail des doigts fut interrompu et les bas disparurent comme par enchantement dans les poches des justaucorps. Puis chacun des deux Landais saisit la longue perche qui leur sert d’arme et de support quand ils sont montés sur leurs « canques. » Le voyageur ne s’effraya pas de cette attitude menaçante, et il eut raison, car, lors qu’il fut à quelques pas seulement des pâtres, ceux-ci, toujours sans échanger une parole, sans pousser un cri, se mirent à détaler en faisant d’énormes enjambées avec leurs échasses. Les moutons et les chiens les suivirent, les uns en aboyant, les autres en bêlant, et toute la caravane s’éparpilla dans la plaine. Les Landais se trouvèrent bientôt à une distance considérable ; et, comme on ne voyait plus les minces perches sur lesquelles ils marchaient, on les eût pris pour des formes fantastiques s’agitant entre la terre et le ciel.

Le voyageur, irrité de cette sauvagerie imbécile, éprouva une velléité de les poursuivre ; mais il ne tarda pas à comprendre l’inutilité d’une semblable tentative, et revint en maugréant sur ses pas. Il se remit en selle et continua son chemin. Au bout de quelques instants il rencontra une per sonne du pays qui semblait devoir être moins stupide que les deux pâtres.

C’était une vieille femme, vêtue d’habillements grossiers ;

sa coiffure consistait en une sorte de capuce, formée de plusieurs mouchoirs, par-dessous laquelle s’échappaient de longues mèches de cheveux gris. Elle n’avait pas d’échasses, quoique l’on devinât, à sa démarche gauche et embarrassée, l’habitude de s’en servir. Elle portait au bras un panier plein de résine qu’elle venait sans doute de récolter dans quelque pignada des environs.

À la vue de l’inconnu, elle eut un mouvement de surprise et peut-être d’effroi ; mais elle se rassura un peu en remarquant l’habit ecclésiastique dont il était revêtu, et se signa dévotement. Le voyageur demanda de nouveau d’un ton doux et affable :

— Pouvez-vous me dire, bonne femme, où conduit ce chemin ?

La vieille écarquilla ses yeux chassieux et répliqua d’un air hébété :

— Eh ! boussu ?

— Je vous demande si vous savez où va ce chemin ?

— Eh ! boussu ? répéta la Landaise.

Le prêtre, devinant qu’elle n’entendait pas le français, dut appeler la pantomime à son secours. Enfin, quand il eut prononcé le nom de la Teste-de-Buch, il eut la satisfaction de voir la vieille faire un signe affirmatif. Comme c’était là ce qu’il lui importait surtout de savoir, il remercia la bonne femme et piqua son cheval. Quant à elle, après l’avoir regardé un moment s’éloigner, elle se signa de nouveau comme si elle eût redouté quelque maléfice, même d’un prêtre, et continua d’avancer dans une direction opposée.

Du reste, le voyageur n’alla pas loin. Sa monture, qui, nous l’avons dit déjà, n’était pas des meilleures, butait à chaque pas sur cette abominable route de bois. Il était urgent de lui accorder un peu de repos et de lui laisser prendre quelque nourriture, d’autant plus que la chaleur devenait accablante. Le cavalier, de son côté, éprouvait des besoins analogues, et, certain de ne pas s’égarer, il ne paraissait plus avoir les mêmes motifs d’accélérer son voyage. Aussi, comme il n’y avait aucune apparence d’habitation, résolut-il de faire halte dans un bouquet de pins situé à quelques pas de la route. Là, il débarrassa la pauvre bête fatiguée de la selle et de la valise qui l’écrasaient ; puis, lui ayant entouré les jambes avec la bride pour l’empêcher de s’écarter, il la lâcha sur la lande, où poussait çà et là une herbe fine et drue.

Pour lui, il s’étendit à l’ombre des arbres, auprès de son bagage, et, tirant d’une sacoche des provisions de bouche achetées en passant dans quelque village, il se mit à déjeuner.

Une heure se passa. Le cavalier et sa monture avaient eu tout le temps de se livrer à leur appétit. Le maître, ayant fini le premier, se laissait aller à une profonde rêverie, non sans promener de temps en temps un regard inquiet sur le chemin de bois qu’il avait à suivre et sur la route beaucoup plus fréquentée qu’il venait de quitter. Comme ses yeux parcouraient ainsi une immense étendue, il lui sembla voir quelque chose se mouvoir à l’horizon sur le ciel éblouissant de lumière. Il tira de sa poche une élégante lunette de spectacle, objet bien mondain pour un prêtre campagnard, et la tourna vers ce point éloigné. Tout à coup il s’écria :

— Eh ! eh ! un télégraphe !… En effet, nous sommes ici sur la ligne de Bordeaux à Bayonne et à la frontière d’Espagne… Eh bien, puisque ma maudite rosse m’oblige à perdre un temps précieux, pourquoi n’en profiterais-je pas pour me mettre au courant des nouvelles politiques… et peut-être particulières, qui sait ? Voyons donc cela.

Il ouvrit son carnet et se mit à noter les signaux avec un crayon. Certain que personne ne l’épiait, il avait déposé son chapeau sur l’herbe, et laissait voir une tête vigoureuse, aux cheveux bouclés, ne présentant aucune trace de ton sure.

Il resta quelques instants absorbé par son travail. Le télégraphe continuait d’agiter ses bras et les signaux succédaient aux signaux. Enfin le mouvement cessa. Le prétendu prêtre (car on a devine sans doute que le voyageur n’avait d’ecclésiastique que le costume) reconnut que la dépêche était finie.

— Déchiffrons cela, maintenant, reprit-il.

Il tira de sa valise un gros livre manuscrit, l’étala sur la bruyère et se mit à le compulser.

Bientôt ses traits exprimèrent un embarras extrême, puis un vif étonnement, puis une grande hilarité. Quelle mauvaise plaisanterie ! disait-il ; quelle dérision du sort !… Je me serai trompé de « clef » dans la traduction de la dépêche… Recommençons.

Et il feuilleta de nouveau son manuscrit ; mais il avait beau comparer, tâtonner, vérifier ; toujours le même sens bizarre et impossible se reproduisait avec de légères variantes. On comprendra combien ce sens était peu probable, quand on saura que la dépêche, ou plutôt le fragment de dépêche, se traduisait ainsi :

« …… Hector de Cransac, en récompense de ses services, est nommé sous-préfet à Bayonne et à la frontière d’Espagne.

L’hilarité de Cransac, car le soi-disant prêtre voyageur n’était autre que lui, s’expliquait done aisément. Dans le vocabulaire de la télégraphie aérienne, en effet, les mêmes signaux pouvaient avoir des sens absolument différents, selon que l’on faisait usage de telle ou telle clef. Or Cransac s’était servi de la clef qui, peu de jours auparavant, lui avait permis de traduire plusieurs dépêches, et il ne s’imaginait pas qu’elle eût déjà pu être changée. Toutefois il ne se livra pas longtemps à la gaieté que lui causait cette version baroque, et il était trop judicieux pour ne pas entrevoir le vrai au milieu de ces fantastiques nouvelles. Par suite de considérations trop longues à énumérer, il devina que certaines parties de la dépêche devaient seules être conservées ; c’étaient les mots : Cransac, Bayonne, frontière d’Espagne ; et le simple rapprochement de ces mots suffisait pour alarmer l’aventurier.

— Morbleu ! pensait-il, ne serais-je pas parvenu à donner le change à la police et surtout à ce damné Fleuriot ? Toutes mes précautions semblaient pourtant bien prises ; je m’étais arrangé pour que l’on me crût sur la route de Montauban, voyageant en costume de marin, afin de me rendre dans quelque ville de la Méditerranée ; et pendant ce temps je traversais les Landes, en costume ecclésiastique, pour gagner l’Espagne, en prenant toutes les allures d’un bon curé campagnard. Comment un plan si bien conçu a-t-il été éventé ? Ce ne peut-être que Bras-de-Singe qui m’a trahi ; le scélérat de maquignon est sans doute trop content de m’avoir colloqué ce cheval rétif à la place du cheval dont j’avais fait choix. À moins que son garçon Victorin, ce garnement auquel j’ai été dans l’obligation de me confier… enfin, qu’importe ! Toujours est-il que ces mots « Bayonne » et « frontière d’Espagne, » accouplés à mon nom, m’annoncent des dangers sérieux sur ce point. Mais les expéditeurs de nouvelles seront bien attrapés ; je vais me rendre à la Teste-de-Buch, où je m’embarquerai pour l’Espagne… et un gouvernement étranger, quel qu’il soit, me donnera bien cent mille écus de ce livre, dont je ne saurais désormais tirer profit en France.

Il se leva pour faire ses préparatifs de départ. Néanmoins, avant de songer à rattraper sa monture, il examina de nouveau avec sa lunette la route sablonneuse qui s’étendait à perte de vue. Deux formes mobiles apparaissaient à plus d’une lieue de là. Bientôt il constata, malgré la distance, que ces formes étaient des cavaliers, et que ces cavaliers avaient l’habit bleu et rouge et le chapeau galonné des gendarmes départementaux. Cependant cette découverte ne parut pas l’alarmer.

— Bah ! ces braves gens ne songent pas à moi, reprit-il d’un ton léger ; ils chevauchent sur le grand chemin pour leur service ordinaire, et, si nous venons à nous rencontrer, ils ôteront respectueusement leur chapeau à ma soutane noire.

Cransac poursuivit son examen, mais lorsque sa lorgnette s’arrêta sur l’endroit où les deux routes se cou paient, il changea brusquement de contenance.

Là venait de se montrer un cavalier en bourgeois, dont la présence, en effet, était de nature à le préoccuper. L’éloignement ne permettait pas de distinguer encore le costume et les traits du voyageur ; mais il portait un chapeau de paille que Cransac avait vu dans une circonstance récente ; et d’ailleurs un certain pressentiment disait au faux abbé que le cavalier en question ne pouvait lui être indifférent.

— Ne serait-ce pas encore cet enragé Fleuriot ? mur mura-t-il avec anxiété ; mais comment se trouve-t-il là ? Il est bien autrement redoutable pour moi que tous les gendarmes de la terre, et, s’il savait quelque chose, s’il m’avait suivi à la piste !… Mais probablement le hasard seul l’a conduit ici et il va passer sans s’inquiéter de moi.

Pendant ce soliloque, le cavalier, quel qu’il fût, s’était arrêté à la bifurcation des chemins ; il avait l’air de questionner une femme du pays, assise au revers d’un fossé, dans laquelle Cransac devina la vieille Landaise qu’il avait questionnée lui-même. Sans doute l’inconnu sut mieux se faire comprendre, car elle étendit le bras dans la direction de la route de bois, et désigna le soi-disant ecclésiastique à l’attention du voyageur. Aussitôt celui-ci lança son cheval sur ces troncs raboteux, avec une rapidité qui témoignait d’autant d’impatience que de mépris pour le danger.

Cransac l’observa un moment avec sa lorgneule, puis tout à coup il la referma. — Plus de doute, répliqua-t-il, c’est bien lui !… Que l’enfer le confonde ! Il s’agit maintenant de jouer la dernière partie.

Il voulut rattraper sa monture pour l’harnacher et sauter en selle, sans toutefois mettre dans ses actes une précipitation qui eût pu sembler suspecte. Mais le cheval, tout en paissant, était parvenu à se débarrasser de la bride qui lui servait d’entraves, et comme l’herbe tendre de la lande était de son goût, il ne paraissait nullement disposé à se laisser reprendre. Cransac, s’étant approché en tapinois pour le saisir à la crinière, la malicieuse bête l’évita par un mouvement brusque, et s’éloigna avec un petit trot coquet. Le maître malencontreux renouvela sa tentative, mais sans plus de succès, et le cheval ne fit halte qu’à une quarantaine de pas plus loin. Alors, assuré qu’on ne pouvait plus poser la main sur lui, il se remit à brouter les graminées savoureuses qui pointaient sous la bruyère.

Cransac, son bagage à la main, éprouvait une cruelle anxiété. La fuite lui devenait impossible, et il mesura du regard la distance qui le séparait encore de Fleuriot. Cette distance diminuait rapidement ; quelques minutes plus tard les deux hommes allaient se trouver en présence l’un de l’autre. Un reste de fierté empêchait le vicomte de fuir à toutes jambes, et d’ailleurs sa valise, qui contenait le livre des signaux, eût gêné sa course. Il songea encore que peut-être Fleuriot, ignorant son déguisement, passerait sans le reconnaître. Aussi cessa-t-il de poursuivre son cheval, de peur que le voyageur, voyant son embarras, n’eût l’obligeante idée de venir à son secours. Il prit la contenance la plus paisible, comme il convenait à un curé de campagne ; il rabattit son chapeau sur son visage, s’assit sur sa valise, et fit tout ce qu’il pouvait pour avoir l’air de méditer un sermon.

Fleuriot arrivait bon train, et les sabots de son cheval résonnaient à grand bruit sur les madriers. Parvenu en face de Cransac, il s’arrêta brusquement et sauta à terre ; puis, laissant sa monture rejoindre, si elle en avait le désir, son ancien compagnon d’écurie, il se dirigea en courant vers le soi-disant curé campagnard.

Celui-ci demeurait immobile et semblait toujours plongé dans ses méditations ; en réalité, sa main s’était glissée dans la poche de sa soutane pour y chercher la crosse de ses pistolets.

Toutefois, supposant encore que Fleuriot avait seulement l’intention de lui demander des renseignements, il détour nait la tête pour éviter d’être reconnu. Les premières paroles qu’on lui adressa furent de nature à lui laisser des doutes sur ce point.

— Monsieur l’abbé, demanda Fleuriot, n’auriez-vous pas vu passer ici un voyageur à cheval, ayant l’apparence d’un marin ?

Le prétendu curé secoua la tête d’un air d’impatience, comme un homme pieux dérangé dans ses prières.

Fleuriot poursuivit :

— La personne que je cherche est un scélérat, et, si vous l’aviez vu, ce serait rendre service à la société que de m’in diquer…

— Je… n’ai vu… personne, répliqua le soi-disant prêtre en déguisant sa voix.

Mais, malgré ses efforts, il n’avait pu en changer certaines intonations caractéristiques. Fleuriot ne conserva plus de doutes :

— N’essayez pas de me tromper, monsieur de Cransac ! s’écria-t-il ; c’est bien vous et vous ne m’échapperez pas cette fois !

En même temps il s’élança sur le vicomte. Mais celui-ci avait prévu le mouvement ; il se leva d’un bond, esquiva adroitement l’attaque, et appuya un pistolet sur le front de Fleuriot.

Un mouvement de doigt et c’en était fait du brave et honnète employé. Lui-même, dans une perception rapide comme l’éclair, eut conscience de la grandeur du péril et donna une pensée à Dieu.

Cependant le coup attendu ne partit pas. Le vicomte, relevant la main, reprit avec un accent solennel :

— Vous m’avez sauvé une fois la vie dans une partie de chasse, monsieur Fleuriot, et je ne l’oublie pas. Maintenant nous sommes quittes, et aucun scrupule ne peut plus m’arrèter. Vous avez vos pistolets sans doute, comme moi j’ai les miens ; mettons-nous à dix pas l’un de l’autre, et chacun de nous tirera à sa fantaisie… Cela vous convient-il ?

— Oui, répliqua Fleuriot ; mais ne cherchez plus à vous enfuir comme hier au soir.

— Je n’y songe pas… Il faut en finir, et l’un de nous restera ici.

Tout en parlant, il s’éloignait à reculons. Bientôt les deux adversaires se trouvèrent à une dizaine de pas l’un de l’autre et s’arrêtèrent. Chacune de leurs mains était armée d’un pistolet ; cependant ils ne se hâtaient pas de faire feu.

— Monsieur de Cransac, reprit enfin Fleuriot, vous m’avez cruellement offensé, et je ne manque pas de motifs pour vous haïr. Mais, comme vous m’avez épargné tout à l’heure, votre générosité éveille la mienne… Consentez à me restituer mon livre des signaux et je vous laisse continuer votre voyage.

Le vicomte sourit avec amertume.

— J’ai commis une action ignoble, il est vrai, répliqua-t-il, mais le seul moyen de la rendre moins odieuse c’est d’en accepter toutes les conséquences. Ce livre que j’ai dérobé, je ne le rendrai volontairement à personne. Vous êtes un brave garçon, monsieur Fleuriot ; et si nous nous étions connus autrefois, quand je n’étais pas encore convaincu que la probité est une sottise, l’honneur une vaine parole, nous nous serions entendus peut-être… Eh bien ! moi aussi j’éprouve pour vous quelque chose qui ressemble à de la pitié, et je veux vous en donner la preuve… Ecoutez : Je passe pour être de première force au pistolet : Renoncez à ce livre, dont vous ne pouvez faire aucun usage, et retirons-nous paisiblement chacun de son côté… Sinon je vous tuerai, je vous tuerai aussi vraiment que le soleil nous éclaire !

Fleuriot se redressa.

— Soit, reprit-il ; mais tant qu’il me restera un souffle de vie… Tirez donc, monsieur ; ou, si vous voulez que les chances soient égales, tirons ensemble.

— Tirons ensemble, répéta le vicomte.

Ils étaient, comme nous l’avons dit, en face l’un de l’autre, immobiles, l’œil fixe et l’arme prête. — Un…, compta lentement Cransac, deux…, trois !…

Au mot trois les pistolets partirent simultanément et l’on n’entendit qu’un coup. La détonation fut bruyante, mais le bruit s’éteignit aussitôt sans écho sur la surface nue de la lande :

Un moment les mésanges qui chantaient dans un buisson voisin, les sauterelles et les cigales qui agitaient leurs crécelles sous la bruyère, firent silence avec effroi ; puis un souflle léger dissipa la fumée de la double explosion. Les oiseaux reprirent leurs chants joyeux, les insectes recommencèrent leur bruissement monotone, et il sembla que rien n’eût troublé le calme de cette solitude.

Cependant deux hommes jeunes, qui peu d’instants au paravant étaient pleins de force et de santé, s’agitaient tout sanglants sur l’herbe, se tordaient dans les convulsions de l’agonie. Cransac avait été atteint à la tête, Fleuriot à la poitrine ; et quoique ni l’un ni l’autre ne fit entendre une plainte, ils n’en paraissaient pas moins également frappés à mort.

Bientôt l’un d’eux ne bougea plus, comme s’il venait de rendre le dernier soupir, tandis que l’autre, se soulevant péniblement sur le coude, promenait autour de lui un regard déjà terne et égaré ; celui-ci était Fleuriot. Il essaya de se mettre debout ; comme il ne pouvait y parvenir, il se traîna sur les genoux et sur les mains vers la valise que recouvrait en partie le corps inanimé de Cransac.

À la suite de longs et douloureux efforts, il atteignit son but, en laissant partout où il passait une traînée de sang. Alors, la tête vacillante, les traits livides, il dégagea la valise par un mouvement convulsif et l’ouvrit. Ayant trouvé le livre des signaux, il poussa un faible cri de joie et le couvrit de baisers.

Ces mouvements divers l’avaient épuisé ; il demeura encore les yeux clos, la poitrine haletante. Mais, comme la vie semblait près de l’abandonner, il se ranima ; réunissant toutes ses forces, toute son intelligence, il prit un crayon dans sa poche et écrivit sur l’enveloppe du livre, en gros caractères :

« À monsieur le directeur général des télégraphes, de la part de raymond fleuriot. »

À peine avait-il tracé cette inscription, que le livre, tout souillé de sang, s’échappa de ses mains. Lui-même retomba en murmurant :

— Ma tâche est accomplie… Mon Dieu ! épargnez-moi !

Quand les gendarmes que Cransac avait aperçus de loin et qui arrivaient au galop, attirés par la détonation des armes à feu, atteignirent le lieu du combat, ils ne trouvèrent que deux corps en apparence privés de vie.

XXI

Les employés.


Deux mois se sont écoulés, et nous prions le lecteur de se transporter avec nous au sommet de la tour Verte, dans la petite cabane de la station télégraphique.

On était alors au mois de novembre, et bien que la campagne des environs de Puy-Néré ne parût pas avoir grand’chose à craindre des approches de l’hiver, elle présentait des teintes encore plus grises et plus ternes que d’habitude. Le vent faisait rage autour du télégraphe et la machine, afin de résister à la tempête, avait prudemment replié ses ailes. Une brume épaisse, qui, par moments, se résolvait en pluie fine et comme poudreuse, estompait l’immense paysage que dominait la tour Verte, et en cachait tous les détails.

Ce temps sombre ne convenait guère à la transmission des signaux télégraphiques, et, comme nous l’avons dit, la machine demeurait immobile. Cependant l’employé Morisset et Bascoux étaient à leur poste pour le cas où, le ciel venant à se rasséréner, les dépêches reprendraient leur vol. Morisset fumait sa pipe dans un coin, tandis que le jeune surnuméraire, qui se piquait de littérature, anonnait un vieux journal, porté par le hasard dans cette bourgade inconnue. Un poêle de fonte ronflait à côté d’eux, en répandant autant de fumée que de chaleur, et, outre le sifflement du vent, on n’entendait dans la cabane que le tictac monotone de la pendule.

Morisset paraissait absorbé par de graves méditations, bien qu’il ne pensat à rien, le brave homme, et que son apparente rêverie fût seulement une invincible somnolence.

En revanche, Bascoux se levait par intervalles pour coller son œil à la lunette incrustée dans la muraille, puis il venait reprendre sa place et son journal.

Cette exagération de rôle finit par impatienter Morisset, qui dit en secouant les cendres de sa pipe :

— Tiens-toi donc tranquille, petiot ; les camarades ne bougeront pas tant que durera ce gros brouillard ; nous pouvons nous donner du bon temps.

— Dame ! monsieur Morisset, répliqua Bascoux, l’indicateur de gauche a battu deux fois ces jours derniers et ce matin encore pendant l’éclaircie ; cela annonce, comme vous savez, que l’inspecteur est sur la ligne, qu’il peut arriver d’un moment à l’autre… Or, je voudrais être nommé employé définitif, puisque aussi bien tout est fini pour M. Fleuriot, à ce qu’on dit, et je soigne mon service, voyez vous !

— Bah ! tu seras « définitif. » J’aurais pu faire tout seul le service, si on avait voulu me payer double ; mais l’administration est si « chienne !… » Enfin, puisque tu lis le journal, vois donc s’il ne s’y trouve pas quelque chose sur notre procès qui se juge en ce moment à Bordeaux… Tu sais ! le procès de Brandin et des autres, qui ont gagné des milliasses de millions à tricher le télégraphe !… Des malins, c’est-à-dire des gueux finis !

— C’est que, monsieur Morisset, répliqua Bascoux avec embarras en se grattant l’oreille, le journal ne parle pas de ça du tout,

— Alors de quoi diable parle-t-il ?

— Je ne sais trop, mais il me semble qu’il s’agit de la révolution de juillet…

— Bon ! c’est un journal d’il y a quatre ans… Pauvre innocent, va !

Le surnuméraire tout honteux s’empressa de glisser le journal dans le poêle.

— Eh bien ! monsieur Morisset, reprit-il bientôt, vous qui êtes au courant des affaires de Puy-Néré, dites-moi donc ce qu’il faut penser…, M. Fleuriot est-il mort ou vivant, et peut-on croire qu’il reviendra ?

— Qui le sait ? Depuis deux mois que sa mère et sa sœur sont parties pour aller le soigner dans ce village des Landes où il était malade et blessé, on n’a plus entendu parler, ni d’elles ni de lui… C’était un brave homme que M. Fleuriot ! Tout de même, petiot, ne te désole pas ; je crois bien qu’il ne reviendra plus. Tu seras définitif ; quant à moi, je passerai de première classe, et j’aurai cinq sous de plus par jour.

Bascoux, quoique fort impatient d’être « définitif, » n’éprouvait pas le sentiment égoïste et impitoyable que le désir d’avancement inspirait à son collègue, sentiment beaucoup trop ordinaire chez les employés de tous ordres dans les administrations,

— Eh bien, voyez, monsieur Morisset, reprit-il, moi je consentirais à rester surnuméraire encore longtemps, pourvu que ce pauvre M. Fleuriot revint bien portant, comme il est parti !

Morisset ne répondit pas, mais il jeta sur Başcoux un regard méprisant qui semblait dire :

— Voilà un drôle qui n’arrivera jamais à rien.

Bascoux reprit après un nouveau silence ;

— Du moins vous pouvez m’apprendre si ce « monsieur vicomte » qui habitait le Château-Neuf existe encore ?

— Oh ! pour celui-là, il est mort et bien mort… C’est dommage, car il y avait de l’argent à gagner pour ceux qui l’approchaient. Il m’a joliment payé mon chien… Ah ! comme il payait bien les chiens, ce gaillard-là ! Ensuite l’argent ne lui coûlait guère, car il a ramassé des mille et des cent à faire la contrebande de ces signaux que nous transmettons si bonnement, nous autres… M. Fleuriot s’y est laissé prendre, mais on ne mouche pas Morisset comme ça ! Fais-moi l’amitié de me dire, petiot, qui a découvert la diablerie du pigeon voyageur, avec son billet sous l’aile et ses rubans à la patte… Hein ! était-ce fin, cela ?

— Oh ! pour ça, oui, monsieur Morisset. Mais aussi qui a découvert que le pigeon venait du pigeonnier du Château-Neuf, si ce n’est moi ? À la vérité, quand les gendarmes et les autres messieurs de la justice sont arrivés, le pigeonnier était vide et « monsieur vicomte » avait fait envoler les oiseaux ; cependant on a écrit la chose dans les papiers, et c’est moi pas moins qui avais éventé la mèche.

— Bah ! des bêtises !… ça pourra te compter pourtant… Il s’agit de savoir comment tournera le procès qui se juge à Bordeaux. Ah ! mais ce ne sont pas des gens de petite volée qui vont paraître devant le tribunal ! Il y a d’abord M. Brandin, un employé de Paris, rien que cela… En voilà un qui nous en a fait faire des faux signaux, et nous ne nous en doutions pas ! Mais ça lui a fièrement rapporté. Ensuite il y a la marquise, une belle créature tout de même, et qui, à ce qu’on assure, avait un peu donné dans l’œil à M. Fleuriot… Mais suffit ! tu es trop jeune et trop innocent pour comprendre cela, toi… Enfin, il y a un gros… gros banquier de Bordeaux, appelé Colman ; il est si riche qu’il pourrait acheter une ville entière avec l’église et la mairie, et payer comptant encore… Cependant on les a mis tous en prison, comme des rien qui vaille, et certainement il leur en cuira.

— Eh bien ! monsieur Morisset, vous qui êtes si savant, à quoi donc pourra-t-on les condamner ?

— Cela dépend, répliqua Morisset d’un air capable ; à mon avis, pourtant, on pourrait bien les guillotiner ; car, vois-tu, ce n’est pas une mince affaire que de tricher le télégraphe… Mais, ajouta-t-il en redoublant de gravité, je suis inquiet par-dessus tout de ce que deviendra dans la bagarre notre M. Fleuriot, à supposer qu’il soit encore vivant. Il a été emberlificoté par la belle dame, lui et sa sœur et tout son monde, et faudra voir comment il s’en tirera. Il n’était pas tout à fait en règle, petiot, c’est moi qui te le dis, et les gens de la ville ne plaisantent pas.

— Est-il possible, monsieur Morisset ? Je croyais au contraire que M. Fleuriot s’était fait tuer pour le télégraphe et pour la justice !

— Hum ! hum ! il faut beaucoup en rabattre, et il est peut-être à souhaiter qu’il soit mort complétement. Il y a bien du louche ! Aussi M. Vincent n’est-il pas venu ici de puis l’affaire et c’est un autre inspecteur qui a pris le service ; cela prouve que M. Vincent ne songe plus du tout, mais du tout, à épouser la Lucile, et toi-même tu peux tirer les conséquences de la chose. Je te le répète, l’affaire de Fleuriot n’est pas claire… Et, tiens ! si le cachot de la Naz-Cisa pouvait parler, j’ai dans l’idée qu’il en raconterait de belles.

— Le cachot de la Naz-Ciza ! répéta Bascoux avec un léger frisson ; je ne passe jamais devant la porte, quand je monte ou quand je descends l’escalier, sans me signer ou dire un pater, parce que « quelque chose y revient. » Mais, sainte Vierge ! qu’a pu faire M. Fleuriot dans le cachot de la Naz-Cisa ?

— Personne ne le sait ; d’ailleurs tu es trop jeune…

— Mais pourrais-tu m’expliquer pourquoi maintenant la serrure est bourrée de pierres et de bois ? Que le vent casse une pièce du télégraphe et tu verras si nous aurons des pièces de rechange pour raccommoder la machine ! Est-ce clair cela, dis, petiot ? Cela ne te donne-t-il pas à penser ?

— Le fait est, monsieur Morisset, répliqua Bascoux en roulant des yeux terrifiés, que j’en ai la chair de poule… cependant comnient se trouve-t-il que M. Fleuriot…

— Bon ! tu es un enfant qui ne comprend rien de rien… Mais songe à ton devoir, car le temps s’éclaircit et il se pourrait bien que le poste de Paris se remit à marcher.

Bascoux courut appliquer son œil à la lunette, et dit en soupirant :

— N’importe ! monsieur Morisset, je serais bien content de voir revenir M. Fleuriot, et cette gentille demoiselle Lucile, et aussi cette bonne madame Fleuriot, qui me donnait des pommes et des nèfles quand j’allais chez elle.

Morisset haussa les épaules et se disposait à répondre, mais un pas rapide se fit entendre sur la plate-forme de la tour, et quelqu’un entra brusquement dans la cabane du télégraphe.

C’était Georges Vincent, l’inspecteur de la ligne.

Les employés, en voyant ainsi apparaître leur chef, de meurèrent d’abord interdits ; puis ils se levèrent et se découvrirent.

— Bonjour, bonjour, mes enfants, dit Georges Vincent avec sa rondeur habituelle ; je tombe ici comme une bombe, mais je ne vous trouverai pas en faute, je le sais… Voyons, montrez-moi bien vite vos registres, vos listes de présence… Je n’ai pas beaucoup de temps à vous donner. On s’empressa de lui présenter ce qu’il demandait, et l’inspecteur s’assura que tout était en règle.

— À merveille, mes braves garçons, reprit-il ; vous êtes consciencieux et le service n’a pas souffert de l’absence de Fleuriot ; aussi soyez certains que je ferai un rapport favorable sur votre compte.

Les deux employés devinrent rayonnants.

— Croyez-vous point, monsieur l’inspecteur, dit Bascoux timidement, que je pourrai passer « définitif » ?

— Et moi employé de première classe ? demanda avidement Morisset.

— Ma foi ! c’est possible, car une place est vacante à la station de Puy-Néré, et il y aura de l’avancement,

— Alors ce pauvre M. Fleuriot est mort tout de bon ? dit Bascoux d’une voix émue.

— Parbleu ! c’est comme ça que les autres avancent, répliqua Morisset avec sécheresse.

Vincent le regarda.

— On dirait, Morisset, reprit-il, que la mort de votre ancien camarade ne vous désole guère ?

Morisset, de son côté, essaya de lire sur les traits de Vincent s’il convenait ou non de manifester de la tristesse ; ne parvenant pas à deviner sa pensée, il répliqua d’un ton cauteleux :

— C’est comme il plaira à monsieur l’inspecteur.

Vincent lui tourna le dos avec mépris.

Vincent, après avoir jeté un coup d’œil rapide sur les diverses pièces du télégraphe et s’être assuré que tout y était de même en bon état, s’approcha du parapet et promena son regard sur la campagne. Les landes dites de Barbezieux étaient toujours là, aussi stériles, aussi nues et presque aussi solitaires que les grandes landes de Bordeaux. En face de Puy-Néré se dressait toujours le Château-Neuf, dont les portes et les fenêtres étaient closes, et qui, après avoir retrouvé un moment de vie et de splendeur, était retombé dans son abandon. Déjà la mousse recommençait à envahir son toit, sur lequel la nuit chantaient les chouettes et les hiboux.

Mais ces détails n’attirèrent nullement l’attention de Georges. Ses yeux s’étaient tournés vers un chemin bordé de haies chétives et de maigres vignes, qui conduisait à la ville. Non loin de la tour, le soleil, se glissant par l’échancrure d’un nuage, laissait tomber un rayon éblouissant sur ce chemin boueux et éclairait une espèce de carriole attelée de deux chevaux qui semblait se diriger vers Puy-Néré.

Georges Vincent resta quelques minutes à observer cette voiture ; tout à coup il battit des mains et s’écria : Ce sont eux… les voici ! Je suis arrivé au bon moment.

Morisset et le surnuméraire regardaient bouche béante.

— Monsieur l’inspecteur, demanda enfin le petit Bascoux, qui donc est dans cette voiture ?

— Eh parbleu ! la famille Fleuriot, que je suis venu attendre ici… Eh bien, mon garçon, votre mère, je crois, est chargée des clefs de la maison pendant l’absence des maîtres ; descendez promptement la prévenir pour qu’elle donne de l’air, qu’elle allume du feu, qu’elle prépare à manger, car les pauvres voyageurs seront sans doute très fatigués.

— Oui, oui, monsieur ; je vais prévenir ma mère ; je l’aiderai, s’il le faut, pour mettre de l’ordre là-bas… Ah ! poursuivit Bascoux d’un air attendri, si le pauvre M. Fleuriot était encore avec les autres !

Il sortit précipitamment et on l’entendit dégringoler l’escalier, peut-être afin de s’étourdir en passant devant le cachot de la Naz-Cisa.

Vincent, appuyé au parapet de la tour, continuait de suivre des yeux la carriole, qui s’avançait rapidement, et bientôt il agita son chapeau pour saluer les voyageurs. Mais sans doute ces démonstrations ne furent pas remarquées, perdu qu’il était à cette immense élévation dans cet immense paysage, car personne ne se pencha à la portière et ne répondit à son salut. En se retournant, il se heuria contre Morisset qui l’observait avec un gauche embarras.

— Faites votre service, vous, lui dit-il durement.

Et il se dirigeait vers l’escalier. Morisset lui demanda encore :

— Monsieur l’inspecteur, est-ce que, sauf votre respect, vous avez toujours l’intention d’épouser la petite Fleuriot ?

— Et pourquoi pas ? Pourquoi n’épouserais-je pas la plus douce, la plus charmante, la plus intéressante jeune fille de tout le pays ? Je l’aime depuis longtemps et j’espère, dans le plus bref délai… Mais que vous importe à vous ?

Morisset étoit en proie à une cruelle anxiété.

— Dame ! monsieur l’inspecteur, répliqua-t-il, je pensais, sans vous offenser, que le mariage était tombé dans l’eau ; d’abord M. Fleuriot a mangé la dot de la demoiselle, et puis on a fièrement jasé sur son compte depuis qu’il a levé le pied et tourné de l’œil… Aussi, vous, qui êtes ferré sur la discipline et qui savez certainement le dessous des cartes…

— Je le sais si bien, Morisset, que je vous affirme ceci : vous êtes un imbécile.

— Si monsieur l’inspecteur le dit, cela doit être.

Georges sourit à cette preuve d’humilité excessive ; Morisset, encouragé, ajouta aussitôt :

— Alors il est bien entendu, monsieur l’inspecteur, que vous me porterez pour employé de première classe dans votre prochain rapport.

Vincent finit par s’amuser de cette ténacité.

— On verra cela, Morisset, répliqua-t-il avec gaieté ; si vous êtes assez mauvais ami, vous n’en remplissez pas moins bien vos fonctions au télégraphe ; le bien et le mal trouveront leur récompense.

Laissant Morisset chercher à comprendre ces paroles énigmatiques, il quitta la plate-forme, descendit l’escalier de la tour et se dirigea en courant vers le village de Puy-Néré.

Déjà la carriole venait de s’arrêter devant la maison des Fleuriot, et les voyageurs se disposaient à mettre pied à terre, tandis que les voisins accouraient sur leurs portes pour leur souhaiter la bienvenue. La première personne qui apparut fut Lucile, qui, en touchant le sol, s’empressa de regarder à droite et à gauche, comme pour chercher quelqu’un ; puis vint la vieille maman Fleuriot, un peu alourdie par les cahots de la voiture ; puis enfin un homme encore pâle et paraissant sortir d’une récente maladie, mais alerte et plein d’activité ; c’était Raymond Fleuriot.

Conclusion.


Deux mots pour expliquer comment Fleuriot, que nous avons laissé gisant avec Cransac dans les landes de Bordeaux, rentrait paisiblement à Puy-Néré en compagnie de sa mère et de sa sœur.

On se souvient que des gendarmes, lancés à la poursuite du vicomte, étaient arrivés sur le théâtre du combat peu d’instants après la double catastrophe. Ils avaient cru d’abord que les deux adversaires étaient morts ; mais ils n’avaient pas tardé à reconnaître que l’un et l’autre conservaient un reste de vie. On avait donc bandé les blessures tant bien que mal avec du linge tiré des valises ; puis on avait mis à réquisition, dans la ferme la plus rapprochée, une charrette garnie de paille, sur laquelle Cransac et Fleuriot avaient été déposés. Enfin à cette charrette on attela les chevaux qu’on avait trouvés errants sur la lande, et on conduisit les blessés à un gros village situé à une lieue de là, où ils reçurent les secours d’un médecin.

Ces secours, comme nous le savons, avaient été inutiles pour l’un d’eux. Bien qu’on fût parvenu à ranimer Cransac, une fièvre ardente s’était emparée de lui, tout en lui laissant des intervalles lucides dont la justice avait su profiter, et il était mort le troisième jour après le duel. Quant à Fleuriot, quoique sa blessure parût au premier abord non moins dangereuse que celle du vicomte, elle ne devait pas avoir un résultat aussi funeste. La vigueur de sa constitution, les bons soins de sa mère et de sa sœur que l’on s’était empressé de mander, triomphèrent du mal. Après une convalescence assez longue, Raymond avait été en état de comparaître comme témoin devant le tribunal de Bordeaux, et, le jugement prononcé, il revenait à sa demeure habituelle avec sa famille.

À la vue de Georges Vincent, Lucile rougit et poussa un cri de joie ; mais avant qu’elle eût pu prononcer une parole, elle se sentit enlever dans les bras de son robuste fiancé, qui lui appliqua deux baisers, aux applaudissements de la galerie. Puis la maman Fleuriot fut embrassée à son tour ; et Raymond lui-même reçut une accolade qu’il rendit avec cordialité, mais non sans une sorte de tristesse. Enfin Bascoux, qui rôdait autour des arrivants, ne put résister au désir de sauter au cou de son supérieur.

Ce ne furent d’abord que des mots entrecoupés, des témoignages d’affection échangés rapidement. Mais peu à peu on se calma et on s’occupa de s’installer au logis. Les bagages furent apportés dans la maison ; mais on congédia le voiturier et on entra dans la salle basse, où, grâce à la mère Bascoux, tout se trouvait en parfait état.

Une heure plus tard, la famille Fleuriot et Georges Vincent étaient assis autour d’une table chargée de mets simples mais abondants, tandis qu’un grand feu flambait joyeusement dans l’âtre. L’inspecteur et les deux dames paraissaient fort gais, tandis que Raymond conservait quelque chose de son ancienne taciturnité, ce qui, plusieurs fois pendant le cours du dîner, lui attira quelques timides reproches de sa mère et de sa sœur. À la vérité, Vincent lui-même, tout en se montrant affectueux pour son subordonné, ne cachait pas une sorte de réserve cérémonieuse, et il lui arriva, en causant, d’appeler son futur beau-frère « Monsieur Fleuriot. » Cette dénomination souvent répétée finit par frapper l’employé au télégraphe.

— Ah ! monsieur l’inspecteur, dit-il en soupirant, je devine où tend cette politesse pointilleuse à mon égard… Malgré votre amitié pour moi, je suis en disgràce auprès des chefs !

— Avec votre permission, monsieur Fleuriot, répliqua Vincent qui souriait, vous ne devinez rien du tout… Mais réellement n’avez-vous reçu aucune nouvelle de l’adminis tration pendant votre maladie ?

— Aucune, répliqua Raymond avec quelque amertume ; pendant que j’étais alité à cause de ma blessure, on a fourni largement à mes besoins et à ceux de ma famille ; mais je n’ai reçu aucune communication… Seulement, à Bordeaux, où j’étais appelé en témoignage dans le procès qui vient de se juger, M. R*** m’a transmis, au nom du directeur général, l’invitation de me rendre à Puy-Néré, pour achever de m’y rétablir « en attendant de nouveaux ordres. »

— Eh bien, ce sont ces nouveaux ordres que je vous ap porte, monsieur Fleuriot ; et ils ne sont peut-être pas ce que vous imaginez… Mais quoique les yeux de mademoiselle Lucile petillent d’impatience, j’aurai le courage de vous laisser tous languir jusqu’à ce que vous m’ayez dit le résultat du procès. J’arrive de Paris, et je ne sais que très vaguement ce qui s’est passé là-bas.

— L’affaire n’a pas présenté de difficultés sérieuses, répondit Raymond ; l’administration des télégraphes et la justice, afin d’éviter un scandale inutile, ont écarté de la cause tous les faits se rapportant à mon livre des signaux. Restaient à juger les fraudes opérées sur notre ligne télé graphique. Cransac, en mourant, avait reconnu sa culpabilité, sans vouloir toutefois, par un reste de générositė, nommer aucun de ses complices. Brandin, de son côté, avouait tout ; mais il n’avait jamais eu de rapports qu’avec Cransac, et ne connaissait aucune des autres personnes qui avaient profité de ses malversations. Aussi Brandin a-t-il été condamné à quelques années de prison seulement, à raison du repentir qu’il témoignait, et les autres accusés ont été renvoyés absous.

— De plus, ajouta Lucile avec vivacité, mon frère a reçu les félicitations du président pour l’intelligence et le dévouement dont il a fait preuve dans cette affaire, et l’auditoire tout entier a approuvé ces éloges.

— Ils étaient bien mérités en effet, reprit Vincent, et je dirai plus tard à M. Fleuriot… Ainsi donc Colman et Fanny Grangeret ont été acquittés ? Cela ne m’étonne pas de ce Hambourgeois madré qui sait si habilement se retourner ; mais cette intrigante qui nous a trompés et qui tranchait ici de la dame châtelaine…

— On a remarqué, dit Lucile en baissant les yeux, que mon frère parlait d’elle avec une réserve indulgente.

Fleuriot rougit.

— Je ne pouvais oublier, répliqua-t-il avec embarras, que cette femme, si peu estimable qu’elle fût d’autre part, avait été admise dans l’intimité de ma famille, dans la tienne, ma sœur ; et ces souvenirs, que je déplore pourtant, ont été une sauvegarde pour elle. D’ailleurs, si elle est coupable, elle a été suffisamment punie par deux mois de captivité…

— Bah ! bah ! mon cher Fleuriot, dit Georges Vincent, réservez votre pitié pour les personnes qui en sont plus dignes. Les femmes telles que Fanny Grangeret ne manquent jamais de compensations dans leurs chagrins, de protecteurs dans leurs disgrâces. Déjà, je le gage, celle-ci a su tirer le meilleur parti possible de ses infortunes.

— On prétend, reprit madame Fleuriot, que le jour même du jugement, elle est partie pour l’Italie, dans une belle voiture de poste, en compagnie du banquier millionnaire.

— Quand je disais ! s’écria l’inspecteur.

— Comme on est trompé ! murmura Lucile.

Cette conversation semblait mettre Raymond au supplice. Vincent finit par s’en apercevoir, et reprit brusquement :

— À mon tour, monsieur Fleuriot… On s’est beaucoup occupé de vous à Paris, et j’ai reçu pour vous, des mains de notre directeur général, un paquet que voici.

Il tira de sa poche une grosse et lourde lettre munie d’un large cachet rouge.

Fleuriot la prit avec étonnement et après un moment d’hésitation rompit l’enveloppe d’où s’échappèrent plusieurs papiers. Il les parcourut avidement ; bientôt il ne put retenir un cri de surprise et de joie.

— Qu’y a-t-il donc, mon frère ? demanda Lucile.

— Lis haut, Raymond, s’écria madame Fleuriot, lis haut, je t’en supplie.

Mais Raymond semblait incapable de cet effort ; il riait, il pleurait en prononcant des paroles sans suite.

— Avec votre permission, madame Fleuriot, reprit Georges Vincent, je vais lire pour lui… D’ailleurs je sais de quoi il retourne, bien qu’on m’ait recommandé le secret… Voici la lettre autographe du directeur général :


Monsieur Raymond Fleuriot,


« Je suis extrêmement satisfait du dévouement dont vous avez fait preuve pour défendre l’honneur et les intérêts de mon administration. Pendant qu’un autre employé se couvrait de honte, vous avez donné un éclatant exemple d’intelligence, de courage et d’énergie ; vous avez bien mérité de vos collègues et de moi.

« On m’a remis le livre des signaux en possession duquel a vous êtes rentré au risque de votre vie. Vous avez dit vrai en vous déclarant l’auteur du nouveau système de télégraphie en usage depuis deux années, et j’ai frappé avec sévérité le chef indigne qui, abusant de votre confiance, s’était attribué votre utile découverte.

« En récompense de vos services exceptionnels, je vous ai nommé directeur des télégraphes à la résidence de Tours. Vous trouverez ci-joint, avec les pièces qui vous confèrent ce titre, un mandat sur le receveur général de votre département pour vous couvrir des dépenses faites dans l’intérêt de l’administation.

« Signé, X***, directeur général. »


On s’expliquera sans peine l’enthousiasme de tous les assistants à la suite de cette lecture.

— Mon frère, est-il possible ? s’écriait Lucile transportée ; un poste si éminent à toi, qui naguère encore… Directeur ! on te nomme directeur !

— Et à Tours encore ! ajouta madame Fleuriot : dans notre chère Touraine, ce pays béni où vous êtes nés et où je voudrais mourir !

Fleuriot passait des bras de sa mère dans ceux de sa sœur. Il ne pouvait prononcer une parole, tant l’émotion le suffoquait. Georges, qui lui-même avait essuyé furtivement plus d’une larme, dit avec une humilité joviale :

— Monsieur le directeur voudra-t-il bien m’accorder sa protection : car il ne s’arrêtera pas là, j’imagine ; notre directeur général est si entiché de lui qu’on ne tardera pas sans doute à lui donner le poste éminent qu’occupait Ducoudray, et je désire m’assurer d’avance……

— Vincent, mon cher Vincent, dit Fleuriot, en l’embrassant à son tour, voilà donc pourquoi vous me traitiez d’une manière si cérémonieuse ?

— On connaît son devoir et le respect que l’on doit à ses supérieurs… Qui sait maintenant, ajouta Georges en lançant un regard oblique à Lucile, si la sœur d’un directeur des télégraphes voudra donner sa main à un simple inspecteur tel que moi ?

— Mais vraiment, monsieur, répliqua Lucile avec raillerie, je devrais y regarder à deux fois.

Toute la famille s’abandonnait à ses joyeux transports quand Bascoux, qui avait disparu depuis quelques instants, rentra suivi de Morisset. L’un et l’autre étaient haletants d’avoir couru.

— Pourquoi n’êtes-vous pas à votre service, Morisset ? demanda Vincent ; pourquoi avez-vous quitté le télégraphe ?

— Ah ! je vas vous dire, monsieur l’inspecteur ; ceux de Paris ont signalé une heure de repos. Pour lors, comme le petiot est venu me narrer l’événement de la chose…

— À la bonne heure ! Eh bien ! que voulez-vous ?

— Si vous le permettez, monsieur l’inspecteur, il s’agit pour le moment de M. Fleuriot que voici… Et je veux vous dire, monsieur Fleuriot, que je suis bien content de votre retour… Et puis vous êtes nommé directeur, et j’en suis bien content ; et aussi je suis bien content que M. l’ins pecteur se marie toujours avec la petite demoiselle… Mais surtout de ce que vous êtes encore vivant ; car enfin, si vous étiez mort, comme on le disait, si vous étiez mort pour de vrai…

— Dans ce cas encore il y aurait de l’avancement pour les autres, acheva Georges avec ironie ; n’est-ce pas cela, Morisset ?

Morisset demeura un peu déconcerté.

— Oh ! comme vous dites cela, monsieur l’inspecteur ! poursuivit-il ; le vrai de la chose est que nous sommes tous de francs lurons au télégraphe de Puy-Néré ; le seul gredin était ce noble qui payait si généreusement les chiens quand il les tuait… Oh ! pour cela, il payait bien les chiens ! Mais puisqu’on l’a tué lui-même, il ne devait pas valoir plus qu’eux… Quant à la jolie dame si bien habillée, je ne sais trop ce qu’il faut en penser… Et je penserai comme mes chefs qui en savent plus long que moi.

Laissons cela, Morisset, interrompit Fleuriot ; le passé ne peut éveiller d’agréables souvenirs pour personne, le mieux est de l’oublier… Ah çà ! mon cher Vincent, puisque je quitte le poste de Puy-Néré, vous allez, j’espère, nommer Morisset chef de la station et Bascoux employé définitif ?

Les figures de Morisset et de Bascoux resplendirent de bonheur.

Je suis aux ordres de M. le directeur, répliqua Vincent, et je demanderai volontiers la promotion de Bascoux ; quant à Morisset…

— Mon Dieu ! c’est un excellent employé ! dit Fleuriot avec un sourire triste.

Un mois plus tard, l’inspecteur Georges Vincent épousait Lucile, et le lendemain même du mariage, toute la famille partait pour Tours, où elle devait résider désormais. Lors que le télégraphe électrique est venu remplacer le télégraphe aérien, Raymond Fleuriot occupait un des postes les plus éminents dans cette administration à laquelle il avait rendu tant de services.


FIN.
  1. Louis Figuier. Découvertes scientifiques, tome II.