IX

La famille Fleuriot.


Le même soir, à la chute du jour, la famille Fleuriot et l’inspecteur Georges Vincent achevaient de souper dans la classe de la maison d’école. Une brume, survenue prématurément, avait donné congé plus tôt que d’habitude à Raymond, qui était de service au télégraphe. Quoique la conversation fût très-cordiale, on eût pu remarquer dans les manières des assistants une sorte de gravité qui ne leur était pas habituelle et tous avaient fait quelque toilette pour assister à ce repas. C’est qu’en effet il s’agissait ce soir-là d’une chose sérieuse, des fiançailles de Lucile Fleuriot avec Georges Vincent, inspecteur de la ligne télégraphique à laquelle appartenait Raymond.

Aucune difficulté ne s’était élevée quant aux arrange ments à prendre. Déjà, dans les voyages précédents, Georges, qui aimait mademoiselle Fleuriot, s’était assuré qu’il était loin de déplaire à Lucile et c’était le principal. Les discussions de fortune eussent été inutiles, Vincent n’avait rien que sa probité, son inaltérable bonne humeur, et les mille écus que lui rapportait annuellement sa place ; Lucile n’avait que sa beauté, son éducation, ses excellentes qualités et c’était tout. Un notaire n’était pas indispensable pour un tel mariage. On se trouva donc aisément d’accord sur tous les points, et le jour de la cérémonie fut fixé à un mois de date, c’est-à-dire à la prochaine tournée d’inspection de Georges, que les exigences du service obligeaient de partir le lendemain matin.

Chacun des assistants, chose rare en pareille circonstance, avait lutté de délicatesse et de désintéressement,

quand Raymond Fleuriot dit de ce ton simple et légèrement triste qui lui était ordinaire :

— Vous serez pauvres, mes amis, mais vous n’en serez pas moins heureux, je l’espère ; car toi, ma sœur, tu es une douce et laborieuse fille, intelligente, aux goûts modestes, et qui saura remplir tous ses devoirs ; vous, monsieur Vincent, vous êtes un homme franc, loyal, et cette gaieté que je vous envie cache, je le sais, les sentiments les plus généreux et les plus élevés… Vous serez heureux enfin parce que vous vous aimez, parce que votre affection, basée sur une estime réciproque, est supérieure aux considérations qui prévalent dans la plupart des mariages. J’aurais voulu, comme chef de la famille, pouvoir vous faire un cadeau digne de vous ; mais vous savez combien mes profits sont restreints et misérables… J’ai réussi pourtant à réaliser quelques modestes économies, ces deux dernières années, et je prierai ma sœur de les accepter pour les frais de sa noce et de son trousseau.

— Quoi ! Raymond, demanda Lucile au comble de l’étonnement, toi qui te privais même du nécessaire, tu as trouvé moyen d’épargner…

— Oh ! une somme tellement modique… Il s’agit, Lucile, de quatre cents francs, que, dans la prévision de ton établissement futur, j’ai prélevés sur les produits de mon travail de copiste… Pardonne-moi, ma sœur, pardonnez-moi aussi, ma chère mère, ajouta-t-il avec émotion, si j’ai paru en différentes circonstances demeurer insensible à vos besoins, sourd à vos plaintes, pour conserver et augmenter cette mesquine épargne !

— Brave enfant, dit madame Fleuriot attendrie, as-tu besoin de mon pardon ?

— Raymond, dit Lucile à son tour en fondant en larmes et en venant embrasser son frère, voilà donc pourquoi tu passais des nuits à l’ouvrage ?

— Sur ma foi, reprit Georges avec chaleur, j’aurai en vous, mon cher Fleuriot, le plus digne et le plus excellent beau-frère… Mais si mademoiselle Lucile veut me croire, nous n’accepterons pas cet argent. J’ai fait moi-même, en dépit de cette légèreté qu’on me reproche, quelques économies, et je subviendrai sans peine…

— Ne parlons plus de cette bagatelle, interrompit Ray mond d’un ton péremptoire ; je rougis d’offrir à ma sœur bien-aimée un présent si humble quand elle va entrer en ménage, et l’on me blesserait par un refus… Laissons donc cela, je vous en prie, et causons d’un sujet bien autrement important, qui touche bien autrement aux sentiments les plus sacrés de nos cœurs… Il s’agit de fixer le sort de notre excellente mère ici présente… Nous ne pourrons plus désormais vivre tous sous le même toit, et il lui faudra choisir entre son fils et sa fille.

— Hélas ! c’est vrai, dit la pauvre madame Fleuriot en cachant son visage dans ses mains.

— Mais j’espère bien qu’elle me suivra dans ma nouvelle résidence ! s’écria Lucile avec anxiété ; que deviendrais-je seule à Paris, quand mon… quand M. Vincent sera en tournée ? N’est-ce pas, maman, que vous ne voulez pas me quitter ? Une mère ayant à choisir entre son fils et sa fille, n’est-ce pas à la fille qu’elle doit accorder la préférence ? J’aurai tant besoin de votre expérience, de vos conseils !… Monsieur Georges, dites-lui donc que nous ne pourrons nous passer d’elle ?

— Certainement, mademoiselle, madame Fleuriot doit être assurée…

— Notre mère choisira, répliqua Raymond avec son accent mélancolique ; mais elle considérera aussi que je resterais seul, sans affection, sans consolations, et que mon existence serait insupportable. Lucile du moins aura son mari, et sans doute bientôt une famille pour l’aimer ; mais moi, qui me soutiendra dans mon abandon si je n’ai plus la tendresse de ma bonne et sainte mère ?

— Toi, Raymond, tu es un homme plein de force et d’énergie…

— J’avais de la force et de l’énergie parce que vous étiez toutes les deux auprès de moi ; c’était vous qui me donniez le courage de supporter les dégoûts de ma vie présente ; mais, si vous me manquez l’une et l’autre, où trouverai-je le moyen de résister aux sombres idées qui m’obsèdent souvent ?

— Mère, réfléchissez, je vous prie…

— Assez, mes enfants, dit madame Fleuriot, tout en larmes ; j’ai pour vous une tendresse égale, mon cœur se brisé à la pensée de quitter l’un de vous… Mais nous verrons, nous aviserons… N’affligeons pas M. Georges en ce moment… Néanmoins, mes enfants, je vous remercie, et laissez-moi vous dire que je suis une heureuse mère… Il est des familles où l’on ne se disputerait pas ainsi une pauvre vieille femme inutile, qui a seulement de l’affection à donner !

Tout le monde était profondément ému. Georges, dont la figure joviale ne semblait pas habituée à refléter la tristesse, reprit bientôt en poussant un « hem ! » sonore afin de s’éclaircir la voix :

— Voyons, voyons, nous nous attendrissons là, sans être bien certains d’en avoir motif… Et s’il se trouyait une combinaison pour nous réunir tous dans la même résidence ? Personne n’a-t-il songé à cela ?

— Ah ! c’est impossible ! dit Fleuriot en soupirant.

— Qu’en savez-vous, monsieur mon futur beau-frère ? J’ai pourtant imaginé quelque chose de pareil, et je ne désespère pas de réaliser mon plan ; écoutez-moi : J’ai appris récemment qu’un employé de Paris avait inspiré des soupçons très-sérieux à l’administration ; c’est un nommé Brandin, qu’on accuse d’être cause des erreurs et des singularités suspectes constatées depuis quelque temps dans la transmission des dépêches sur notre ligne. Il est fortement question de le destituer ou du moins de l’envoyer à une station de province ; et alors pourquoi ne demanderais-je pas sa place pour vous ? De cette manière, il n’y aurait plus de séparation et nous vivrions tous sous le même toit.

Fleuriot secoua la tête.

— La place de Brandin serait un avancement, répliqua t-il ; et, malgré votre crédit, monsieur Vincent, vous ne saurez faire que cet avancement me soit accordé.

— Pourquoi cela, Fleuriot ? N’êtes-vous pas l’employé le plus honnête, le plus ponetuel, le plus instruit qu’il y ait de Paris à Bordeaux, comme je l’ai consigné dans plusieurs de mes rapports ?

— Je vous en remercie ; et cependant, je vous le répète, si vous demandez une faveur pour moi, elle vous sera refusée.

— Encore une fois, pour quel motif ? Déjà, en diverses circonstances, vous avez fait allusion à une disgrâce que vous auriez encourue, et j’ai cherché en vain à me rendre compte…

— Vraiment ne savez-vous rien ? demanda Fleuriot en fixant sur l’inspecteur un regard perçant.

— Rien, je vous l’affirme sur l’honneur.

— Vous ignorez, par exemple, que l’on aurait contre moi des préventions invincibles…

— Mais pas le moins du monde, mon cher Fleuriot, et si quelqu’un a prétendu pareille chose, on a indignement menti… En voulez-vous la preuve ? Ces jours-ci, dans les bureaux de l’administration centrale, a eu lieu une enquête au sujet des prévarications dont on soupçonne l’employé Brandin. À cette occasion j’ai dû donner au directeur général des renseignements très-détaillés sur chaque employé de ma ligne. Quand nous en sommes venus à vous, j’ai exprimé tout le bien que je pense de votre service et de votre personne…

— Et le directeur général, qu’a-t-il répondu ?

Après m’avoir écouté avec attention, il m’a dit tranquillement : « Eh bien ! monsieur Vincent, puisque ce Fleuriot est un employé si capable, il faudra me le présenter pour de l’avancement ou du moins pour une gratification, »

Raymond se leva tout pâle.

— Est-ce possible ! s’écria-t-il ; mais je comprends, mon sieur Georges… vous m’aimez et vous voulez relever mon courage.

— Eh ! diable d’homme, est-il nécessaire d’affirmer encore sur l’honneur que je ne dis rien que de vrai ?

— C’est impossible… impossible ! répétait Raymond dans une agitation extraordinaire. Vous devez savoir, Vincent, que mon envoi dans ce pays perdu, quand nous étions si heureux en Touraine, est le résultat d’une disgrâce, que je suis l’objet des plus inflexibles, des plus puissantes inimitiés.

— Où diable avez-vous pris tout cela ? Quant à moi, je ne sais rien de pareil ; et pourtant j’ai compulsé depuis peu le dossier qui vous concerne, et qui est conservé dans les cartons de l’administration centrale. Toutes les pièces s’y trouvent, depuis vos états de service militaire, si beaux et si honorables, jusqu’aux derniers rapports rédigés par moi-même. Or, j’ai constaté que ce changement de résidence, dont vous vous plaignez aujourd’hui, avait été demandé par votre inspecteur, sur votre sollicitation personnelle ; on faisait valoir que, étant chargé de famille, vous espériez, dans un poste isolé au milieu de la campagne, trouver plus d’économie que dans l’intérieur d’une ville, et on insistait pour que cette faveur vous fût accordée sur-le-champ.

Raymond Fleuriot demeurait pétrifié.

— Je m’y perds, reprit-il d’une voix sourde ; et si tout autre que vous, Vincent, m’affirmait pareille chose… Mais alors qui est l’auteur de ce rapport où l’on m’a prêté des intentions si contraires à mes désirs ?

— Eh ! qui serait-ce sinon l’inspecteur de la ligne à cette époque, M. Ducoudray, aujourd’hui un des fonctionnaires les plus éminents de notre administration ?

— Ducoudray ! mais il me disait au contraire… Et, s’il m’a trompé sur un point, pourquoi ne m’aurait-il pas trompé sur l’autre ? J’entrevois une infamie !

Raymond resta un moment rêveur ; tout à coup il frappa du pied avec violence.

— Je le tuerai ! s’écria-t-il, il faut que je le tue, cet abo minable menteur, ce voleur, ce lâche !… Oui, oui, il m’a dérobé mon secret, j’en suis sûr maintenant ; il a profité de mon travail pour arriver aux honneurs, à la fortune, tandis qu’il m’envoyait dans cet obscur village d’où ma voix ne pouvait être entendue… Il l’entendra pourtant ! Je veux partir, lui reprocher publiquement son infamie, le souffleter, lui cracher au visage, le fouler aux pieds… Je le veux, je le veux !

Rien ne saurait rendre la fureur dont Raymond Fleuriot était saisi en ce moment. Cet homme, habituellement si doux, si réservé, si taciturne, trépignait, frappait du poing sur la table. Sa voix était tonnante. Son mâle visage avait pris une expression terrible. Georges Vincent le regardait d’un air intimidé, tandis que les deux femmes frémissaient d’épouvante.

— Voyons, Fleuriot, calmez-vous, reprit l’inspecteur ; se mettre dans un pareil état pour une bagatelle ! Ducoudray vous a joué un de ces tours de perfidie administrative que certains supérieurs se croient souvent permis avec leurs subordonnés, bien que je ne m’explique pas quel a été son but… Je ne vois pas là de quoi se monter à ce point… Ce qu’un inspecteur a fait, un autre peut le défaire, et je vous promets d’obtenir réparation de l’injustice, puisque injustice il y a.

— Oui, oui, mon cher Raymond, reprit madame Fleuriot toute tremblante en prenant une main de son fils tandis que Lucile s’emparait de l’autre, sois raisonnable ; écoute notre ami M. Vincent.

Mon frère bien-aimé, reviens à toi, ajouta Lucile de son ton le plus caressant ; toi si sage et si bon, je ne te reconnais plus !

Raymond, absorbé par une pensée unique, n’avait pas l’air d’entendre ces plaintes et ces prières.

— Vincent, dit-il à l’inspecteur avec une exaltation croissante, vous ne pouvez comprendre combien ma colère est légitime. Vous ne savez pas encore… je vous dirai peut-être un jour… Mais il faut que je parte pour Paris, que je me trouve face à face avec cet odieux Ducoudray, que je lui reproche son crime, que je l’écrase, que je le tue… Oui, je veux le tuer !… Et pourquoi, ajouta-t-il d’un ton farouche, attendrais-je jusqu’à demain pour aller réclamer la justice qui m’est due ? Je vais partir sur-le-champ, dussé-je voyager à pied !… Vincent, je vous demande congé pour huit jours ; Morisset et le petit Bascoux se chargeront du service en mon absence… Ne me refusez pas ou je donne à l’instant ma démission !… Sur cette somme que j’offrais tout à l’heure à Lucile, je prendrai deux cents francs pour les frais de mon voyage ; cela me suffira, car ma tâche devra s’accomplir rapidement… Mais il faut que je parte, je veux partir.

Le visagé rouge, les yeux hors de la tête, Raymond se promenait dans la salle d’un pas saccadé. Georges Vincent ne trouvait plus rien à dire et demeurait tout stupéfait.

Enfin Raymond étant tombé épuisé sur un siége, sa mère et sa sœur coururent à lui, et, toujours pleurant, le comblèrent de caresses.

— Je t’en supplie, mon Raymond bien-aimé, disait ma dame Fleuriot, songe à ce que tu vas faire ! La colère t’aveugle : elle ne peut te suggérer que des résolutions désespérées, dangereuses ou impraticables… Mais, si tu t’abandonnes toi-même, pense du moins, je t’en conjure, à ta pauvre vieille mère, qui ne vit que par toi !

Lucile, de son côté, lui disait :

— Frère chéri, est-ce là cette force d’âme dont tu nous as donné tant de preuves ? Un chef de famille peut-il se laisser aller à ces emportements insensés ? Avant de prendre une telle détermination, ne devrais-tu pas t’assurer que tu n’es pas trompé par de fausses apparences, que tu ne vas pas exposer ta position et la nôtre par un misérable coup de tête ?… Raymond, mon sage et généreux frère, je t’en conjure, attends vingt-quatre heures avant d’agir !

Les paroles de Lucile semblèrent produire une certaine impression sur Fleuriot.

— Crois-tu vraiment, ma sœur, reprit-il avec hésitation, que je puisse me tromper ! Crois-tu que je ne sois pas sur la trace du crime le plus monstrueux, de la perfidie la plus lâche ?… Eh bien ! poursuivit-il en se levant, laissez-moi mettre un peu d’ordre dans mes idées… J’ai la tête perdue… Excusez-moi, Georges, je reviens à l’instant.

Il passa dans le jardin, que les ombres du soir envahissaient déjà, et disparut sous la tonnelle de vigne, où le silence et l’obscurité ne pouvaient manquer d’exercer sur lui leur action calmante.

Après son départ, Vincent et les deux femmes ne se hâtèrent pas de prendre la parole. Enfin, tandis que madame Fleuriot allumait un flambeau, l’inspecteur dit d’un air pensif :

— Qui se serait attendu à tant de violence chez Raymond ?

— Ses accès de colère sont fort rares, répliqua madame Fleuriot avec un soupir, et ils ne se manifestent jamais que pour une chose juste… Mais alors il me fait peur à moi même.

— C’est de la folie… Où en serait-on dans la carrière administrative si l’on devait s’emporter pour les passe-droits et les mauvais procédés dont on a constamment à se plaindre ?

— Peut-être, monsieur Vincent, répliqua Lucile en baissant la voix, la colère de Raymond n’est-elle pas aussi déraisonnable qu’elle en a l’air ; il s’agit de faits bien plus sérieux qu’un simple changement de résidence.

— Et de quoi s’agit-il alors, ma chère Lucile ? En effet votre frère, tout à l’heure, a dit des choses qui me paraissent inintelligibles. Contez-moi donc, je vous prie…

— Non, non, Raymond va rentrer, et il m’en voudrait mortellement de vous avoir fait cette confidence. Plus tard peut-être nous permettra-t-il…

— Mais songez donc, Lucile, que je vais prendre congé de vous ce soir, que je dois partir demain avant le jour, et que je vous reverrai seulement dans un mois pour la conclusion de notre mariage. Si, comme je le suppose, il s’agit d’une affaire concernant notre administration, ne serait-il pas utile que j’eusse connaissance…

— Ne me pressez pas à ce sujet, monsieur Georges, je vous en prie… N’est-ce pas, mère, que Raymond ne nous pardonnerait pas cette indiscrétion ?

— Sans aucun doute, ma fille, et il est meilleur juge que nous… Mais, silence, le voici.

En effet, Raymond Fleuriot rentrait en ce moment. Il était pâle, mais calme.

— Excusez-moi, monsieur l’inspecteur, dit-il avec son accent habituel ; excusez-moi aussi, ma bonne mère, et toi aussi, ma petite Lucile. Tout à l’heure je me suis emporté comme un enfant ; c’est peut-être l’effet de ce gentil vin de Périgord que nous avons bu à table, ajouta-t-il en s’efforçant de sourire ; je ne sais vraiment où j’avais l’esprit. Avant de prendre une résolution, je veux être fixé sur un point fort important et fort délicat : alors seulement je pourrai agir. Si j’ai commis une erreur, je le reconnaîtrai franchement ; si au contraire j’ai été victime d’une abominable trahison… ma vengeance n’en sera pas moins sûre pour être différée.

Sa mère lui serra la main et Lucile l’embrassa. Vincent, dont la curiosité était fort éveillée, reprit avec sa gaieté ordinaire :

— Ah çà ! mon cher Fleuriot, n’aurez-vous pas pitié de moi et ne me donnerez-vous pas la clef de ces énigmes ? Songez que je peux vous être utile à Paris… et d’ailleurs un bon conseil n’est pas à dédaigner.

— Merci, mon cher monsieur Georges, répliqua Fleuriot d’un ton amical mais ferme ; c’est justement parce que vous êtes mon supérieur administratif que je ne dois pas vous donner connaissance de cette affaire. Je ne manque pas de confiance en vous, mais je serais désolé si vous partagiez en quoi que ce soit la responsabilité de ce que j’ai fait ou de ce que je pourrai faire plus tard.

Georges allait insister peut-être pour apprendre ce qu’on tenait tant à lui cacher, quand quelqu’un frappa doucement à la porte de la salle.

— Entrez ! cria Fleuriot enchanté d’un incident qui ve nait couper court à la discussion.

La porte s’ouvrit et Morisset entra.

Morisset, le compagnon de l’ancien sous-officier pour le service du télégraphe de la tour Verte, était une espèce de paysan, à tournure de sacristain, sur la figure duquel on eût pourtant remarqué l’expression fûtée particulière aux campagnards. Il était grand et robuste, quoique maigre, et sa longue échine semblait avoir une propension naturelle à se courber devant la moindre supériorité. Son costume consistait en un chapeau à larges bords, une blouse bleue et un pantalon de droguet qui disparaissait en partie dans de vieilles guêtres de cuir. Quoiqu’il n’eût pas de fusil, il portait un carnier de chasseur, et on jugeait qu’il était revenu de la chasse depuis peu.

Cet homme ôta son chapeau avec une humilité gauche ; puis il dit d’un ton à la fois chantant et trainant, qui est l’accent du pays :

— Bien le bonsoir, monsieur Fleuriot et la compagnie… Ah ! monsieur notre inspecteur, je suis content de vous voir tout de même, puisque vous n’êtes pas parti… sauf votre respect.

Fleuriot s’était levé pour donner une poignée de main à son collègue.

— Asseyez-vous, Morisset, et soyez le bienvenu, lui dit il avec cordialité ; vous paraissez fatigué et vous boirez bien un verre de vin ?

— Ça ne se refuse pas, répliqua modestement l’employé en s’asseyant sur le bord de sa chaise.

Lucile s’empressa d’apporter un verre.

— Je gagerais, dit Vincent d’un ton railleur, que vous revenez encore de la chasse… Ah çà ! vous êtes donc un braconnier fini ?

— Eh ! mais, monsieur l’inspecteur, répliqua Morisset avec un sourire oblique et en désignant par un mouvement d’épaules l’équipement caractéristique de son chef, nous ne nous devons rien, ce me semble ! Les braconniers ne manquent pas dans l’administration des télégraphes ; il n’y a entre eux que la différence du grand au petit.

— C’est juste, répliqua Vincent en riant aux éclats, et Morisset m’a donné mon compte ; je ne peux m’en plaindre, car je l’ai mérité.

Le paysan était trop fin pour triompher longuement de son supérieur ; aussi reprit-il bientôt, en exagérant encore son air de simplicité :

— Faut bien faire quelque chose, et comme M. Fleuriot était de garde cet après-diner à la boutique, je suis allé me promener en plaine… C’est bien triste de chasser sans chien, d’autant plus que Grélu était pour moi un compagnon et un ami !… Ensuite, le bon monsieur du château m’a envoyé cent francs à cause du malheur de ce matin, et certainement la bête ne valait pas ça… Pauvre Grélu ! Ce que c’est que de nous !

Morisset soupira et avala un verre de vin.

— Ah ! oui, dit Georges Vincent, Fleuriot m’a conté l’affaire. Il est généreux ce vicomte de Cransac, votre nouveau châtelain ! Payer cent françs un animal enragé qui, en dépit de ce brave Raymond, lui a causé une telle frayeur ! Du reste, cela ne m’étonne pas, si ce M. de Cransac est le même qu’un jeune étourdi qui, il y a quelque temps, faisait grand bruit à Paris, et jetait l’argent par les fenêtres.

— Ah ! monsieur Vincent, demanda Lucile avec curiosité, auriez-vous connu M. de Cransac à Paris ?

— Je sais seulement que, à l’époque dont je parle, un jeune homme de ce nom était un des viveurs les plus renommés du boulevard de Gand… Mais je n’appartenais pas à ce monde-là, moi pauvre diable, et je ne pourrais dire s’il y a identité de personnes… En revanche, si madame Fanny de Grangeret n’était pas une grande dame, si elle n’était pas veuve d’un marquis, si elle ne jouissait pas d’une fortune considérable, j’aurais des raisons d’affirmer qu’elle a été… tout autre chose.

— Quoi ! monsieur Vincent, demanda Raymond avec chaleur, pouvez-vous vous exprimer si légèrement sur le compte de la marquise de Grangeret ? Vous êtes dupe sans doute de quelque ressemblance fàcheuse, car madame la marquise est la meilleure, la plus digne et la plus charitable dame qui ait jamais paru dans ce pays !

La voix de Raymond, en prononçant ces paroles, avait retrouvé ses intonations fermes et énergiques. Georges hocha la tête ; cependant il répondit d’un ton indifférent :

— Au fait, c’est possible… Il y a des ressemblances si extraordinaires ! Je prendrai des informations en rentrant à Paris. Laissons cela… Aussi bien, ajouta-t-il en se tournant vers Morisset qui tortillait son chapeau d’un air embarrassé, voici un honnête garçon qui paraît être venu dans l’intention de me dire quelque chose… N’est-il pas vrai, Morisset ?

L’employé s’inclina.

— Ce serait bien possible, monsieur notre inspecteur, répliqua-t-il avec un sourire niais et malin à la fois, on sait que vous êtes un finaud, et on cherche à profiter de vous.

— Fort bien ; de quoi s’agit-il ?

Morisset, au lieu de répondre, regarda en haut, puis en bas, puis il se mit à martyriser son grand chapeau.

— Monsieur l’inspecteur, reprit-il enfin, faut que vous me promettiez de ne pas vous moquer de moi… et la compagnie aussi… dans le cas où l’affaire n’en vaudrait pas la peine.

— Je ne me moque jamais… Voyons, mon cher, où vou lez-vous en venir avec tous ces préliminaires ?

— Eh bien ! monsieur, je ne sais si j’ai eu tort ou raison ; mais la chose m’a paru drôle… et j’ai tenu à vous consul ter, vous qui êtes notre chef.

— Merci ; mais venez au fait, morbleu !

Je vous ai donc conté qu’aujourd’hui, après avoir laissé le service à M. Fleuriot, j’étais allé faire un tour dans la lande. Je désirais voir l’endroit où mon pauvre chien a été enterré, et puis on pouvait rencontrer quelque chose… Mais c’était jour de guignon, et je n’ai rien rencontré du tout. Comme je m’en revenais, un oiseau a passé au-dessus de ma tête ; ma foi ! ennuyé de n’avoir pas eu jusque-là l’occasion de décharger mon fusil, j’ai tiré un peu au ha sard, et il m’est tombé… un pigeon !

— Un pigeon ! répéta Vincent avec humeur ; s’il ne vous est pas tombé tout rôti, je ne vois rien là de miraculeux.

— Il n’était pas rôti, pour sûr, et pourtant, monsieur l’inspecteur, ce n’est pas un pigeon comme un autre. Il était attifé d’une manière qui donne à penser, et peut-être y a-t-il de la diablerie là dedans.

En même temps Morisset tira de son carnier un beau pigeon blanc, aux pattes rouges, qui semblait fraichement tué, et le fit passer sous les yeux des assistants. Georges, qui s’impatientait, daigna à peine y jeter un coup d’ail.

— Eh bien, reprit-il, accommodez votre gibier à la crapaudine et n’en parlons plus.

— Mais, monsieur l’inspecteur, vous ne voyez donc pas ce que cette volaille porte à la patte ?

Et il désignait un léger ruban de soie, de couleur blanche, enroulé autour de la patte du pigeon, de manière toutefois à ne pas gêner les mouvements de l’oiseau.

— Bon ! répliqua Vincent, c’est sans doute un pigeon qui revient de la noce, et il porte, selon l’usage, un morceau de la jarretière de la mariée.

Tout le monde se mit à rire ; mais Morisset ne se déconcerta pas.

— Croyez-vous ? demanda-t-il flegmatiquement ; cepen dant, à mon avis, monsieur l’inspecteur, ce n’est pas à la noce que le gaillard a pu se procurer cet autre affiquet-là.

Soulevant l’aile du pigeon, il montra un billet, en papier extrêmement fin, attaché avec un fil et presque caché dans les plumes.

Cette fois, les rires cessèrent, et tout le monde s’approcha pour examiner le mystérieux billet ; mais la curiosité fut déçue. Sur ce papier soyeux il y avait seulement quelques numéros écrits l’un au-dessous de l’autre, et une date qui se trouvait être la date du jour même.

Cette découverte parut pourtant faire réfléchir les per sonnes présentes.

— L’oiseau qu’a tué Morisset, reprit enfin l’inspecteur, est certainement un de ces pigeons messagers comme certaines gens en emploient, dit-on ; mais d’où vient celui-ci ? où va-t-il ? De quel message est-il chargé ? Il n’est pas facile de le deviner.

— Il s’agit de menées politiques sans doute, dit Raymond d’un air pensif.

— Ou d’affaires de bourse ? répliqua Vincent.

— Pourquoi pas d’une correspondance d’amoureux ? ajouta la petite Lucile en rougissant.

Comme l’on cherchait le mot de cette énigme, Morisset reprit avec son sourire narquois :

— Quant à moi, monsieur l’inspecteur, j’ai entendu conter qu’il y avait de ces oiseaux-là qui faisaient concurrence au télégraphe ; et, lorsqu’on est dans une partie, ça vous met en colère, la concurrence.

— Eh ! Morisset pourrait avoir raison, reprit Vincent d’un air soucieux ; depuis quelque temps on parle de bénéfices énormes qui auraient été faits à la Bourse et à la loterie ; qui sait si des messagers decette espèce n’ont pas joué un rôle dans ces manœuvres ? La date de ce billet prouve qu’il a été écrit aujourd’hui même ; mais ces pigeons parcourent bien du chemin en peu de temps… Morisset, quelle heure était-il exactement lorsque vous avez tué l’oiseau ?

— J’ai eu l’idée de regarder à ma montre, monsieur l’inspecteur, parce que je me suis méfié en voyant le ruban et le papier… Il était tout juste trois heures et demie.

— Alors ce pigeon ne peut venir de Paris, dit Georges Vincent avec réflexion, ou le message ne saurait concerner la loterie et la Bourse, car la loterie se tire à deux heures à Paris et la Bourse ne finit qu’à trois… N’importe, Morisset, poursuivit-il, je vais prendre ce ruban et ce billet, je les joindrai à une note où je relaterai toutes les circonstances de votre trouvaille, et ces messieurs de l’administration essayeront de tirer l’affaire au clair… Jusque-là, je crois que vous pouvez en toute sûreté de conscience manger votre pigeon, en compote ou aux petits oignons, à votre choix.

— Je n’y manquerai pas, monsieur, répliqua Morisset en se grattant l’oreille ; cependant, s’il résultait de tout ceci quelque découverte, vous serez bien gentil de glisser un mot en ma faveur pour me faire passer employé de première classe. On est si peu payé et l’on a tant de mal à vivre !

— Bon, bon ; je vous recommanderai, s’il y a lieu, dit Georges Vincent ; soyez tranquille… Maintenant, adieu, mon cher Morisset ; je pars demain, et je désire passer cette soirée… en famille.

— En famille ? répéta l’employé en clignant des yeux et en ricanant. Ah ! ah ! monsieur l’inspecteur, je savais bien que ça finirait ainsi. Eh bien ! tout est pour le mieux… Bonsoir donc, monsieur l’inspecteur, et bon voyage… Bon soir, monsieur Fleuriot, mon collègue… et la compagnie. Je vous laisse… en famille, eh ! eh ! eh ! Parbleu ! je le sa vais depuis longtemps… On n’est pas aussi grossier que son habit !

Morisset, pour saluer, retira sa jambe en arrière et sortit à reculons, sans cesser de rire et de cligner des yeux.

— Singulier homme ! dit Vincent quand il fut parti ; on ne sait ce qui domine en lui de la bêtise ou de la finesse… Le fait est que ce pigeon messager peut mettre sur la voie de quelque manigance secrète.

— Bah ! dit Raymond avec distraction, ces affaires ne peuvent concerner que des gens de Paris ou de Bordeaux et ne nous touchent en rien, nous autres campagnards… J’ai des soucis bien autrement graves, j’ai bien d’autres mystères à pénétrer !

Il demeura pensif le reste de la soirée, tandis que les deux fiancés causaient tout bas et que madame Fleuriot vaquait silencieusement aux soins du ménage.