IV

La station de Puy-Néré.

Avant d’aller plus loin, nous devons entrer dans quelques détails assez peu connus sur l’organisation de la télégraphie aérienne, à l’époque où se passe cette histoire.

Alors, comme aujourd’hui, le centre du réseau télégraphique était à Paris, dans l’hôtel du ministre de l’intérieur. Sur un bâtiment de cet hôtel s’élève une espèce de tour quadrangulaire, dont les faces correspondent aux quatre points cardinaux, et qui domine les édifices environnants. C’était de cette tour, maintenant délabrée, ouverte à tous et encombrée de vieux papiers inutiles, que partaient les signaux qui, répétés de station en station, de clochers en clochers, volaient avec rapidité jusqu’aux extrémités de la France. Aussi l’accès en était-il rigoureusement interdit aux profanes ; la curiosité la plus inoffensive excitait les alarmes d’une administration timorée, et sous aucun prétexte, sur aucune recommandation, l’étranger n’était admis à visiter ce sanctuaire d’où les ordres du pouvoir prenaient leur essor.

Là, tant que le jour durait, des hommes actifs se tenaient prêts à remplir leur devoir. À chaque face de la tour se trouvait un télégraphe qui était en communication avec une ligne spéciale. Aussitôt qu’un signal leur était indiqué par le chef, qui seul en connaissait la valeur, les employés s’appliquaient à l’exécuter avec promptitude et précision ; puis, quand ils l’avaient vu répéter par le télégraphe suivant, ils en expédiaient un nouveau, et ainsi de suite jusqu’à la fin de la dépêche. De l’intérieur de la tour, on manœuvrait avec facilité, au moyen d’un mécanisme ingénieux, la machine placée au dehors et qui en reproduisait tous les mouvements. Bien que la télégraphie électrique, cette jeune et triomphante rivale de la télégraphie aérienne, nous ait habitués à ses miracles de vitesse, il ne faut pourtant pas mépriser les services que rendait la machine des frères Chappe. Les nouvelles se rendaient de Paris à Calais en trois minutes par trente-trois télégraphes, à Lille en deux minutes, à Strasbourg en six minutes et demie, enfin à Brest en huit minutes, par cinquante-quatre télégraphes, et à Toulon en vingt minutes, par cent télégraphes[1].

On comprend ce qu’il fallait d’assiduité et d’exactitude aux nombreux fonctionnaires cantonnés sur chaque ligne pour reproduire sans hésitation et sans erreur des manœuvres qui exigeaient tant de soins. Tous les jours, hiver comme été, ils devaient être à leur poste un quart d’heure avant le lever du soleil, et, tant que le jour durait, se tenir prêts à servir la machine, à moins que la pluie, les brouillards ou un accident arrivé à une station intermédiaire ne leur créât des loisirs. Il y avait d’ordinaire deux employés à chaque station ; ils étaient de garde alternativement de midi jusqu’au soir et le lendemain jusqu’à midi. Comme ils n’avaient qu’une rétribution modeste (un franc vingt-cinq centimes ou un franc cinquante centimes par jour), ils exerçaient pour la plupart une autre profession dans les intervalles d’inaction que leur laissait le service.

Toutefois ce devait être une rude et triste existence que celle de ces hommes qui, postés au sommet d’une tour, sur la plate-forme d’un clocher ou dans une station solitaire au milieu, de la campagne, passaient les journées à répéter mécaniquement des signaux. Nulle distraction ne leur était permise à l’heure du travail. Les règlements interdisaient de la façon la plus sévère à qui que ce fût l’entrée du bureau télégraphique. Cette prescription, nous devons l’avouer, n’était pas toujours observée bien rigoureusement dans les postes campagnards ; mais l’employé n’en demeurait pas moins astreint à une ponctualité extrême. Son absence, ne fût-elle que de quelques minutes, arrêtait tout ; une légère distraction de sa part causait les erreurs les plus graves dans la transmission des dépêches. Le moindre bruit qui montait de la plaine, le cri de l’hirondelle qui se jouait autour du poste aérien, pouvait lui faire commettre quelque omission irréparable, lui mériter une verte réprimande ; et quand le pauvre employé, après ces longues heures de fatigue, redescendait à son humble logis, il lui fallait souvent, comme nous l’avons dit, se livrer à un nouveau labeur non moins rude pour subvenir aux besoins de sa famille.

C’est sur un poste de ce genre que nous allons fixer particulièrement l’attention de nos lecteurs. Il était situé au milieu des sables et des marais qui environnent Barbezieux, dans la Charente, et qui semblent être les avant-coureurs des grandes landes de Bordeaux. Dans ce pays stérile, les collines sont rares et peu élevées. Aussi avait on profité du seul monticule qui se trouvât à plusieurs lieues à la ronde pour y établir le poste du télégraphe, et on avait installé la machine au sommet d’une vieille tour en ruines, reste d’un château fort qui avait eu autrefois une certaine importance. De ce château, qu’on appelait Puy-Néré, il n’existait plus que la tour dont nous parlons et quelques grosses pierres moussues éparses sur le sommet de la colline ; encore la tour était-elle fendue du haut en bas et penchait d’un côté, menaçant les curieux d’une chute prochaine. Mais une couche épaisse de lierre cachait ses lézardes et l’enveloppait si bien de la base à la cime que le télégraphe de Puy-Néré était désigné vulgairement sous le nom de « télégraphe de la tour Verte. »

Du pied de cette ruine on dominait le triste paysage qui s’étendait à perte de vue dans toutes les directions. À cette époque, où le drainage et les plantations de pins étaient encore inconnus, cette plaine ne produisait que des ajoncs, des bruyères et quelques arbustes rabougris ; de larges flaques d’eau stagnante se détachaient de distance en distance sur la verdure grisâtre de la lande. L’œil y découvrait fort peu de villages ; seulement quelques chetives cabanes, dont les habitants étaient décimés par la fièvre ou la mal’aria, se montraient parfois dans un pli de terrain, avec leur maigre enclos, avec leur petit champ de maïs ou de pommes de terre. Le reste du sol était en friche et servait de pâturage à des moutons chétifs, rogneux, dont on ne voulait à aucun prix sur le marché des pays plus favorisés. Même par les plus beaux jours, une sorte de brume blanchâtre pesait sur cette nature désolée et confondait les plans infinis qui s’étendaient jusqu’aux limites de l’horizon.

Sur la colline même qui portait la tour Verte l’aspect était plus varié et moins affligeant. Douze ou quinze habitations se groupaient sur le versant méridional et formaient un village. Un peu à l’écart, on voyait une maison assez vaste, affectant, avec ses girouettes rouillées, des allures de château, et flanquée de terrasses sur lesquelles s’élevaient des massifs d’arbres touffus. C’était ce qu’on appelait alors : « le château neuf de Puy-Néré, » et cette habitation avait été occupée longtemps, disait-on, par la fa mille des anciens seigneurs du pays.

Par malheur, le château neuf se trouvait lui-même dans un état de délabrement qui différait peu de celui de la tour Verte. Ses anciens propriétaires, étant très-pauvres, n’avaient pu y faire les réparations les plus urgentes, et, après la mort du dernier (un vieux chevalier de Saint-Louis qui avait passé là de longues années en compagnie de sa tabatière et de ses souvenirs), la maison et les dépendances avaient été mises en vente. Mais qui eût voulu acquérir cette masure et ces landes, dans ce pays perdu ? Aussi, pendant plusieurs années, l’habitation resta-t-elle fermée, livrée à l’abandon. La mousse couvrit ses murailles et ses volets ; les plantes parasites envahirent son toit ; tout l’édifice prit un air sinistre, et les superstitieux paysans du voisinage étaient convaincus que, chaque nuit, une bande de revenants se livrait dans l’intérieur de ce vieux logis aux plus terribles ébats.

Cependant un matin, quelques semaines seulement avant le jour où commence cette histoire, un paysan qui revenait de la ville voisine apporta au village de Puy-Néré une grande nouvelle : le Château-Neuf était vendu, ainsi que la tour et les terres qui en dépendaient. Bientôt on apprit encore que l’acquéreur était noble, immensément riche, et, pour comble de prodige, qu’il allait venir habiter sa propriété.

Pour le coup, l’hyperbole parut trop forte et elle éveilla des doutes nombreux ; mais les sceptiques furent bien punis de leur incrédulité. Une semaine plus tard, on vit une troupe d’hommes, suivis de chariots, monter le chemin raboteux qui conduisait au Château-Neuf. Ces hommes étaient des maçons, des couvreurs, des charpentiers chargés de mettre le vieil édifice en état d’être habité ; ces chariots contenaient les matériaux nécessaires pour les réparations, et jusqu’à des meubles d’une forme et d’un bois inconnus aux naturels du pays. Tout ce monde commença à travailler avec une ardeur inouïe. Pendant plusieurs jours, le hameau de Puy-Néré, où les ouvriers avaient dû se loger, présenta un spectacle joyeux et bruyant dont les plus anciens habitants n’avaient jamais vu d’exemple.

Mais cette animation ne dura pas longtemps, et cette légion d’ouvriers accomplit rapidement sa besogne. La façade du château fut blanchie ; les murs furent repeints et couverts de papier de tenture à l’intérieur ; les arbres des terrasses furent émondés, les allées ratissées. Sans doute ces embellissements étaient plus apparents que réels, et bien des crevasses avaient été masquées avec une simple poignée de plâtre. Mais l’habitation avait perdu son air refrogné, était devenue logeable, luxueuse même dans quelques-unes de ses parties. Les ouvriers, après avoir accompli cette transformation, s’en retournèrent, et le petit village retomba dans sa solitude.

Toutefois la surprise et l’admiration des gens de Puy Néré ne tardèrent pas à recevoir un nouvel aliment. Peu de temps après que le Château-Neuf eût été si magnifiquement restauré, une voiture de poste à quatre chevaux s’arrêta devant l’habitation. C’étaient les nouveaux propriétaires, qui avaient hâte sans doute de prendre possession de leur domaine. Quand la voiture s’ouvrit, il en descendit un homme jeune encore, vêtu avec une élégance étrange, et une jolie dame couverte de rubans et de dentelles. Outre ces personnages principaux, un groom en livrée et une femme de chambre occupaient, l’un le siége de devant, l’autre le siège de derrière de la voiture. L’impériale était chargée de malles et de cartons, sans préjudice des autres malles et des autres cartons qui arrivèrent le lendemain avec un tilbury et deux chevaux de prix.

Il n’y avait donc plus de doute possible ; les maîtres du Château-Neuf s’établissaient là d’une manière permanente, et la joie fut générale dans le pays. Si nous voulons savoir ce qu’on pensait des nouveaux propriétaires de Puy-Néré, nous n’avons qu’à écouter une conversation qui avait lieu, deux jours après leur arrivée, dans la cabane même du télégraphe, au sommet de la tour Verte.

L’intérieur de cette cabane, construite en planches et exiguë, offrait un aspect simple et caractéristique. Au centre se trouvait la machine, qui, au moyen d’une manivelle de deux cordes et de deux poulies, faisait exécuter les mouvements les plus compliqués au télégraphe, placé extérieurement sur le toit. Une longue-vue encastrée à demeure dans la muraille était braquée sur le poste du côté de Paris ; une seconde lunette, fixée de la même manière, visait le poste du côté de Bordeaux. Le mobilier consistait en une petite table, sur laquelle on voyait un registre destiné à l’inscription des signaux, en deux tabourets de bois et en un modeste poêle de fonte, fort nécessaire à cette élévation pendant l’hiver. La lumière arrivait par une lucarne vitrée et par la porte, qu’on laissait volontiers entr’ouverte.

Trois personnes étaient réunies en ce moment dans cet étroit espace : l’employé principal, en train de déjeuner d’une soupe aux choux que sa sœur, grande et belle jeune fille, venait de lui apporter du village ; puis un garçon en blouse et en sabots, âgé de seize ou dix-sept ans au plus, qui remplissait les fonctions de surnuméraire dans l’administration télégraphique.

Il était neuf heures environ, et le jour, très-clair, semblait favoriser le passage des dépêches ; mais sans doute, sur quelque point de la ligne, le brouillard ou un obstacle quelconque empêchait la transmission des signaux, car le télégraphe qui commandait celui de la tour Verte demeurait immobile à l’horizon, ses deux indicateurs abaissés, comme un homme fatigué qui laisse tomber ses bras. Toutefois il ne fallait pas se fier à ce calme trompeur ; d’un moment à l’autre les bras immobiles pouvaient se remettre en jeu, et il importait de les guetter sans relâche. C’était la besogne de Jean Bascoux, le surnuméraire ; et, pendant que son supérieur déjeunait, Bascoux appliquait de temps en temps l’œil à la lunette de Paris, ce qui néanmoins ne l’empêchait pas de prêter l’oreille à la conversation du frère et de la seur.

Raymond Fleuriot, l’employé principal, semblait avoir vingt-cinq ou vingt-six ans, et par tout pays il eût passé pour un fort beau garçon. Sa taille était moyenne, mais robuste et bien proportionnée ; sa figure régulière, un peu brunie par le soleil, avait une expression de loyauté et d’intelligence. Ancien soldat, il portait encore la moustache et l’impériale ; l’ensemble de sa personne conservait quelque chose de militaire. Ses yeux noirs, profonds, décelaient une âme ardente, bien que parfois une nuance de tristesse en amortit l’éclat. Il était vêtu simplement d’un pantalon de toile et d’une blouse de coutil ; cette blouse, ouverte par devant, laissait voir une chemise d’une blancheur de neige et un cou rond, bien modelé, qui jouait avec aisance dans une petite cravate de soie.

Par malheur, si Raymond Fleuriot eût quitté son siége, on eût pu remarquer une légère imperfection dans sa personne, imperfection, hâtons-nous de le dire, qui était l’œuvre des hommes et non de la nature. Par suite d’un coup de yatagan reçu dans la plaine de la Mitidja, en Afrique, Raymond boitait légèrement, et cette infirmité, à peine sensible quand on n’était pas prévenu, n’avait pas moins nécessité son congé de réforme dans l’armée, au moment où il espérait passer officier. C’était peut-être le souvenir de cet événement qui donnait souvent une teinte mélancolique à ses traits, si toutefois, elle n’était due à la conscience de l’humble position où il végétait quand la nature l’avait pourvu d’activité, d’énergie et d’intelligence.

Sa sœur, Lucile Fleuriot, de quatre à cinq ans moins âgée que lui, était une charmante personne, à la physionomie gracieuse, souriante, pleine de douceur. Elle avait aussi les yeux noirs ; mais tandis que ceux de Raymond dardaient comme une flamme dévorante, les siens ne reflétaient que de la bienveillance et de la gaieté. Sa mise, presque pauvre, consistait en une modeste robe d’indienne et en un chapeau de paille. Néanmoins il y avait en elle une distinction innée qui l’élevait de beaucoup au-dessus des riches paysannes et même des petites bourgeoises des en virons.

L’histoire du frère et de la sœur, antérieurement à l’époque où nous sommes, présentait peu d’incidents remarquables, bien qu’elle ne pût manquer d’éveiller la sympathie en leur faveur. Ils étaient nés l’un et l’autre dans une petite ville de la Touraine. Leur père, fonctionnaire public de l’ordre le plus humble, leur avait fait donner une education convenable, et Lucile avait subi à Tours les examens pour obtenir le diplome d’institutrice. Quant à Raymond, qui s’était engagé dans l’espoir d’obtenir promptement l’épaulette, nous avons dit comment une malencontreuse blessure était venue renverser ses espérances. Mis à la réforme, il avait dû rentrer dans la vie civile, et pour vivre il avait sollicité et obtenu le poste modeste d’employé au télégraphe.

Aussi bien, un malheur survenu dans sa famille rendait presque indispensable sa présence auprès de sa mère et de sa sœur. Son père venait de mourir, laissant les deux pauvres femmes sans fortune et sans appui. Raymond accepta avec dévouement ses nouveaux devoirs. Il prit avec lui sa mère et Lucile, et d’abord tout parut leur réussir, Fleuriot était alors employé dans les environs de Tours, où les siens et lui jouissaient d’une sorte de bien-être. Mais un caprice de l’administration l’ayant envoyé depuis quelques mois dans ce pays pauvre et solitaire de Barbezieux, la prospérité relative de la famille avait cruellement décliné.

Cependant les Fleuriot ne s’abandonnaient pas eux-mêmes et cherchaient à tirer le meilleur parti de leur exil. Raymond, aux heures où il n’était pas de service, copiait des actes que lui confiaient le notaire et l’huissier d’une bourgade voisine. Lucile avait fondé une école qui réunissait une douzaine de petits enfants, filles et garçons, et elle ajoutait ainsi de minces subsides au budget de la famille. Quant à la vieille mère Fleuriot, que nous connaitrons plus tard, elle tenait le ménage pendant que son fils et sa fille vaquaient à leurs travaux, et se rendait utile de mille manières à ses enfants qui l’adoraient.

Telles étaient donc les deux personnes qui causaient dans la cabane du télégraphe sur les nouveaux propriétaires du Château-Neuf. Lucile parlait avec volubilité, et paraissait émerveillée de leur opulence ; Raymond, au contraire, se montrait assez indifférent à ce sujet, et, tout en dépêchant son déjeuner, il ne répondait que par monosyllabes, comme s’il eût seulement obéi à un sentiment de condescendance pour sa seur.

— Il est certain, Raymond, disait la jeune fille, que ce sont des gens du grand monde. Ils avaient déjà un domestique et une femme de chambre ; voilà maintenant qu’il leur arrive une cuisinière de Barbezieux, et puis le vieux Joseph sera leur jardinier. Ils feront de la dépense et les pauvres gens en profiteront. Le clerc de notaire dit que le monsieur a l’intention d’acheter tout le terrain à vendre dans le voisinage ; le terrain n’est pas cher, il est vrai, et ne vaut pas grand’chose ; mais il paraît que M. le vicomte (car il est vicomte) fera exécuter des travaux considérables, et que le sol deviendra aussi bon que les meilleurs sols de l’Angoumois et du Bordelais.

— Il ne pourrait mieux employer son argent, répliqua laconiquement Raymond, qu’à fertiliser ce pays de misère.

— On le dit aussi charitable qu’il est riche. L’autre jour, il a donné dix francs à la veuve Canivet, qui s’est cassé la jambe… Et puis il semble aſmer beaucoup les animaux ; il y avait dans les paniers que le petit Antoine a aidé à descendre d’un fourgon, trente ou quarante beaux pigeons que l’on a transportés dans l’ancien colombier.

— Bah ! ce monsieur apprécie sans doute les pigeons rôtis, répliqua Fleuriot avec sa rudesse chagrine ; pourvu qu’il n’ait pas la pensée de nourrir ceux-là avec la récolte des pauvres paysans, comme sous l’ancien régime !

Allons, te voilà encore avec tes idées !… Le maître du Château-Neuf ne songe à rien de pareil. Il a des manières si nobles, si généreuses !

— La fortune donne parfois de ces manières… Eh bien ! et sa femme ? poursuivit Raymond avec plus d’intérêt, l’as-tu vue, Lucile ? Est-elle jeune, est-elle jolie ?

— Le vicomte de Cransac n’est pas marié… La jeune dame qui l’accompagne, et qui s’appelle la marquise de Grangeret, est sa sœur. Malgré sa jeunesse, elle est déjà veuve, et on prétend qu’elle possède personnellement une grande fortune. Je n’ai fait que l’entrevoir, car depuis son arrivée on la dit fort occupée de mettre en ordre ses toilettes ; mais elle m’a paru très-jolie, en effet ; puis quelle mise élégante ! des robes de soie, des bijoux, des cachemires…

— Et à quoi tout cela servira-t-il ici, sinon à faire établir des comparaisons fâcheuses aux pauvres filles telles que toi, ma Lucile ? Crois-moi, ne regarde pas trop cette belle dame parisienne, car cette vue ne peut éveiller aucun bon sentiment dans ton cœur.

— Et pourquoi cela, Raymond ? répliqua l’institutrice avec gaieté ; je ne saurais être jalouse de personnes qui sont tant au-dessus de moi… Peut-être, ajouta-t-elle en souriant et en jetant un regard sur sa robe d’indienne, souhaité-je une mante de laine pour l’hiver ; mais je ne souhaite ni les chapeaux à fleurs, ni les diamants de cette riche marquise.

— Et c’est bien à toi, dit en se levant Fleuriot qui avait fini son déjeuner ; aussi auras-tu ta mante de laine, Lucile, je te la promets, quand je devrais user mes yeux et mes doigts à griffonner des « rôles » pour maître Frossard… Et notre mère aura aussi un châle bien épais pour la garantir du froid… Comment va-t-elle ce matin ? Je suis sorti de la maison de si bonne heure que je n’ai pu la voir.

— À merveille, quoiqu’elle ait encore un peu toussé la nuit dernière… Mais tu m’y fais songer, poursuivit Lucile avec précipitation, en remettant dans un panier les usten siles qui avaient servi au repas de son frère ; les enfants de l’école doivent être arrivés et la mère est si faible avec eux qu’elle n’en peut venir à bout… Je vais bien vite la délivrer.

En ce moment, Jean Bascoux, le surnuméraire, dit avec son accent angoumoisin :

— Eh ! tout de même, monsieur Fleuriot, voilà Paris qui se remet à marcher !

Raymond approcha l’œil de la lunette qui était braquée sur le télégraphe de Paris, et put reconnaître qu’en effet les bras de la machine avaient changé de position. Il courut aussitôt à la manivelle de son télégraphe et répéta le signal observé. Puis, après avoir tracé rapidement quelques lignes sur le registre destiné à cet usage, il se dirigea vers la lu nelte placée au côté opposé de la cabane, afin de s’assurer si le poste suivant’avait vu et opéré la même manœuvre.

Lucile savait que son frère, dans l’exercice si délicat de ses fonctions, n’aimait pas à être dérangé. Toutefois, ayant repris son chapeau de paille et passé le bras dans l’anse de son panier, elle demanda :

— À quelle heure descendras-tu, Raymond ?

— Pas avant midi, et encore si Morisset est exact à me remplacer… Mais c’est aujourd’hui le jour d’ouverture de la chasse, et l’enragé braconnier s’attardera peut-être dans la lande.

— Eh bien donc, à midi.

Et Lucile allait décidément sortir, quand Raymond, qui continuait à « manipuler » lestement son télégraphe, s’écria tout à coup :

— Tiens ! l’indicateur de gauche vient de battre deux fois là-bas avant de prendre la position actuelle !… Nous savons ce que cela veut dire, ajouta-t-il en répétant la manœuvre signalée ; les camarades nous annoncent que l’inspecteur est sur la ligne et que nous ne tarderons pas à recevoir sa visite.

— L’inspecteur ! répéta Lucile en s’arrêtant sur le seuil de la porte et en devenant rouge comme une cerise mûre ; quoi ! est-ce monsieur Georges Vincent que nous verrons ?

— Si c’est M. Vincent ou un autre, répliqua Raymond en souriant avec malice, je l’ignore… mais l’arrivée d’un inspecteur nous est annoncée, au moyen d’un signe connu seulement des employés ; et pendant quelques jours nous aurons à redoubler d’exactitude dans l’observation des règlements… Tu l’entends, Bascoux, ajouta-t-il en s’adressant à son aide ; il s’agit de marcher droit, si tu veux enfin être nommé employé définitif.

— Oh ! c’est M. Georges… c’est certainement M. Georges, répéta la jeune fille avec une joie qu’elle ne pouvait cacher.

Embarrassée des regards railleurs quoique bienveillants que lui lançait son frère, elle sortit de la cabane. Mais à peine fut-elle sur la plate-forme crénelée qui couronnait la tour, qu’elle poussa une exclamation de surprise, et au même instant on entendit au dehors des voix inconnues.

— Du monde ici ! dit Fleuriot avec étonnement. Ce ne peut être encore l’inspecteur, car je ne l’attends pas avant trois ou quatre jours… Vois donc ce qu’on nous veut, Bascoux… Morbleu ! on ne pénètre pas comme ça dans une station télégraphique ; les consignes le défendent.

Le surnuméraire courut à la porte du bureau. Mais, à son tour il s’arrêta sur le seuil, en répétant avec stupéfaction :

— Eh ! monsieur… monsieur Fleuriot !

Qu’est-ce donc, imbécile ? demanda Raymond impatiente. Allons ! charge-toi du travail pendant quelques instlants et tâche de ne pas te tromper, ou sinon… Je veux savoir qui se permet de nous déranger ainsi.

Bascoux saisit la manivelle, qu’il maniait du reste fort habilement, tandis que Raymond Fleuriot, le sourcil froncé, s’avançait hors de la cabane.

Sur la plate-forme venaient d’apparaître un homme d’un extérieur distingué et une jeune femme en riche toilette. L’un et l’autre paraissaient encore essoufflés de leur ascension dans l’escalier tortueux de la vieille tour, et la lumière qui régnait à cette hauteur semblait les éblouir, au sortir d’une obscurité presque complète.

Raymond devina les nouveaux propriétaires du Château-Neuf, et fixa sur eux son œil noir et sévère pendant qu’ils reprenaient haleine. À quelques pas d’eux, Lucile, son panier au bras, se tenait appuyée à un créneau et demeurait comme frappée de respect en présence de ces nobles personnages.

  1. Louis Figuier. Découvertes scientifiques, tome II.