III

Le banquier Colman.


Hector de Cransac ne se hâtait pas de profiter de l’invitation qu’il venait de recevoir, et examinait attentivement son associé à travers la fumée de son cigare. Avec sa subtilité de viveur parisien, il s’était cru autrefois de force à lutter contre l’épais Allemand, dont l’esprit ne semblait pas dépasser la compréhension de la hausse et de la baisse. Mais il se trouvait dans la position d’un bourgeois qui, ayant conclu un marché avec un paysan dont il dédaignait les lourdes ruses et l’habit grossier, s’aperçoit trop tard qu’il a été dupé. Aussi éprouvait-il certain embarras à aborder une explication dont il pressentait les difficultés contre un adversaire si habile et si pénétrant.

On eût dit que Colman lui-même avait conscience de ce qui se passait dans la tête du vicomte. Son sourire de niaise beatitude s’effaça peu à peu ; il fixa à son tour un regard ferme et plein d’audace sur Hector, comme pour lui porter un silencieux défi.

Le vicomte comprit enfin le ridicule de cette lutte du regard.

— Monsieur Colman, dit-il lentement et en pesant chacune de ses paroles, notre association est, je le sais, dans la situation la plus florissante, et vous me rendrez la justice de reconnaitre que j’ai rempli d’une manière complète mes engagements envers vous.

— Heu ! heu ! répliqua le banquier évasivement ; mais où voulez-vous en venir, mon cher vicomte ?

— À ceci, monsieur Colman, que, depuis mon arrivée à Bordeaux, vous avez dû réaliser des bénéfices immenses. Grâce aux renseignements que je vous fournis, et dont vous n’ignorez pas l’origine, vous pouvez jouer sur les fonds publics avec la certitude absolue de gagner. La loterie de Paris, dont le tirage vous est annoncé d’avance, est pour vous une nouvelle source de profits. Enfin c’est par millions que l’on peut évaluer les sommes encaissées chez vous ces derniers temps.

— Par millions ! par millions ! Comme vous y allez, Cransac ! Des millions ne se gagnent pas ainsi.

— En tout cas, j’ai le droit de réclamer des comptes… Laissez-moi vous rappeler, monsieur, ce qui s’est passé entre nous : Seul j’ai eu l’idée de la combinaison ingenieuse… coupable, si vous voulez, qui a de si magnifiques résultats. Après m’être entendu avec un employé du télégraphe à la station de Paris, j’ai organisé le système de signaux au moyen duquel la hausse et la baisse de la Bourse, les numéros sortant de la loterie, me sont transmis sur-le-champ, et j’aurais pu seul exploiter ma découverte si cette exploitation, pour devenir sérieuse, n’eût exigé des capitaux considérables. Un homme d’affaires, pour lequel du reste nous n’avons ni l’un ni l’autre beaucoup d’estime, me mit en rapport direct avec vous. Souvenez-vous avec quelle chaleur vous accueillites mes premières ouvertures ! Vous me promites alors un quart dans les bénéfices bruts que l’affaire devait produire, et vous évaluiez vous-même ces bénéfices à un chiffre prestigieux. Par malheur, il n’y eut rien d’écrit entre nous, et toutes nos conventions furent verbales.

— Pardieu ! fallait-il faire dresser un acte de société en règle et par-devant notaire ?

— Non, sans doute ; mais cette précaution est le point de départ d’un système de défiance que je vous vois mettre en œuvre contre moi depuis le commencement de nos opérations. En public, nous paraissons ne pas nous connaitre ; c’est de loin, et par la couleur blanche ou noire de mes gants, que je vous apprends à la Bourse la hausse et la baisse des fonds à Paris ; je dois multiplier les précautions pour vous glisser la liste des numéros sortis à la loterie. Je ne possède pas un acte, un reçu, une simple lettre signés de votre main ; sans doute mon nom ne figure pas une seule fois sur votre registre de comptabilité, et quand vous êtes venu chez moi, ce n’a jamais été que le soir et en une compagnie qui ne permettait pas de supposer des relations commerciales. Croyez-vous que je ne voie pas où tend cette injurieuse tactique ? On veut, en exploitant ma lucrative découverte, avoir toute facilité pour me désavouer au besoin ; on veut, après m’avoir laissé une part à peu près nulle dans les avantages, rejeter sur moi toute la responsabilité, tout le péril… Mais cela ne vous réussira pas, monsieur Colman ; j’ai pris aussi mes précautions… Si donc il arrivait une catastrophe, si le vicomte Hector de Cransac devait comparaître devant une cour d’assises et être envoyé au bagne, il aurait pour complice sur la sellette des accusés, pour compagnon de chaîne à Brest ou à Toulon, le haut et puissant millionnaire M. Frédéric Colman, je vous en donne solennellement ma parole !

Malgré son flegme habituel, le banquier hambourgeois tressaillit et devint très-pâle. Il répondit, en essayant de raffermir sa voix :

— Ah ! des menaces ?

— Pas encore, monsieur, mais un avertissement… Pour le moment, il ne s’agit que de nos comptes ; êtes-vous prêt à me les soumettre ?

— Voyons, Cransac, soyez donc raisonnable, que diable ! répliqua le banquier en reprenant son ton de bonhomie ordinaire ; serait-il prudent ou même possible d’établir une comptabilité régulière pour de semblables opérations ? J’ignore moi-même ce que vous demandez. Morbleu ! je ne vous ai jamais refusé d’argent ; je suis prêt à vous en donner encore… Je vous ai remis plus de dix mille francs par mois depuis que vous êtes à Bordeaux, et ce n’est pas ma faute si vous menez si grand train…

— Monsieur Colman !

— Vous voulez dire que cela ne me regarde pas ? c’est vrai ; mais à présent que vous m’avez fait connaitre vos griefs, ne me permettrez-vous pas de vous présenter certaines observations à mon tour ?

Hector se renversa sur le divan et, sans répondre autrement, prit l’attitude de l’attention.

— Notre affaire, vicomte, poursuivit le banquier, n’a pas donné les résultats que nous pouvions espérer. Il ne serait pas prudent de gagner toujours à la bourse, et il faut savoir de temps en temps accepter des pertes. D’ailleurs les écarts entre la hausse et la baisse sont parfois très-peu considérables, les différences presque nulles. Cependant, malgré ma réserve, les spéculateurs commencent à se défier de moi et à s’étonner du bonheur constant de mes opérations financières. Des rumeurs vagues se répandent ici. On assure que, par un moyen inconnu mais certain, il est possible de savoir immédiatement à Bordeaux le cours des fonds publics à Paris ; on parle de pigeons messagers, de télégraphie particulière, que sais-je ? Bref, on va demander au gouvernement d’envoyer chaque jour par voie télégraphique la cote de la bourse de Paris à Bordeaux, où elle sera affichée publiquement ; sans aucun doute vous avez entendu parler de ce projet ?

Cransac fit un signe de tête affirmatif.

— Si on y donne suite, continua Colman, nous perdons nos avantages, et notre « opération » se trouve radicalement ruinée. Quant à la loterie, les embarras sont plus grands encore. On ne peut, à chaque tirage, gagner un terne ou un quaterne sans éveiller l’attention et l’envie. J’ai beau charger du soin de prendre les numéros diverses personnes qui ne se connaissent pas, tenir autant que possible dans l’ombre les noms des gagnants ; certains bruits transpirent et peuvent me compromettre. Les choses en sont venues à ce point que j’hésite à poursuivre un gain tant soit peu sérieux, de peur d’aggraver les soupçons. Enfin vous savez que la loterie, d’après la loi, ne tardera pas à être supprimée ; elle est, dès à présent, la plus précaire de nos ressources.

Colman avait raison au fond, bien qu’il exagérât certaines difficultés ; aussi Cransac ne répondait-il pas. Le banquier reprit, en versant du vin doré sur un morceau de glace transparent comme du cristal :

— Peut-être aussi, vicomte, connaissez-vous le plus grand de tous les dangers qui menacent notre entreprise… N’avez-vous pas reçu récemment des nouvelles de Brandin, l’employé de Paris que vous avez eu l’art de séduire et qui vous envoie quotidiennement les signaux dont vous me transmettez la traduction ?

Hector fit un bond sur son siége.

— Brandin, répéta-t-il, on vous a parlé de Brandin ? Colman riait en sirotant son vin à la glace.

Pensez-vous donc que je n’aie pas aussi ma petite police ? poursuivit-il. Or, ce Brandin, pour exécuter les conventions conclues entre vous et lui, est dans la nécessité de faire fréquemment certains signaux, qu’on attribue à l’inattention ou à l’incapacité. On ne soupçonne pas encore la vérité ; mais ses prétendues bévues irritent violemment ses chefs, et il est menacé de révocation ; or, si cet homme perdait sa place, nos combinaisons iraient à tous les diables… Qui sait même si l’employé destitué, pour rentrer en grâce ou pour vous obliger à de grands sacrifices, ne serait pas capable de vous trahir ?

Hector n’ignorait pas combien les craintes du banquier étaient légitimes. Brandin, qui l’accablait de demandes d’argent, comme lui-même en accablait Colman (il en est toujours ainsi dans ces sortes d’affaires), avait écrit, afin d’exciter la générosité du vicomte, à quels soupçons il était en butte. Hector crut cependant voir dans les assertions de Colman une manœuvre pour le dérouter.

— Tout cela peut être vrai, reprit-il d’un ton sec, et c’est une raison de plus pour que nous redoublions de vigilance à l’avenir ; mais, si vous le voulez bien, revenons à ce qui concerne le passé… Encore une fois, monsieur Colman, êtes-vous disposé à me fournir les comptes que je réclame ?

— Allons ! allons ! homme intraitable, on s’arrangera pour vous satisfaire ; accordez-moi seulement quelques jours… Et si, en attendant, vous avez besoin de dix mille francs pour acheter des babioles à votre jolie compagne…

— Dix mille francs, soit… Remettez-moi un chèque sur la Banque ou tout simplement un mandat sur votre caisse.

— À quoi bon ? j’ai de l’argent sur moi, répliqua Colman en exhibant un gros portefeuille de cuir ; on ne sait ce qui peut arriver dans notre position, et, à tout événement… Tenez, voici les chiffons.

Et il jeta sur la table une liasse de billets de banque. Cransac les prit et les fit disparaître après les avoir comptés.

— Voulez-vous un recu ? demanda-t-il.

— Et que diable en ferais-je ? Sur ma foi ! vicomte, vous oubliez toujours que nos opérations ne sont pas des plus régulières, et qu’il serait stupide d’en laisser la moindre trace… Chacun de nous doit se fier à l’honneur de l’autre… D’ailleurs, cette somme est si modique !… Mais voyons. Cransac, ajouta-t-il tout à coup avec une rondeur apparente, seriez-vous homme à gagner deux cent mille francs, en dehors des bénéfices qui vous seront attribués dans nos opérations communes ?

— Deux cent mille francs ! répéta Cransac stupéfait.

— J’ai dit deux cent mille… et de plus une propriété, château et terre, que je viens d’acheter, et dont je vous ferai donation par acte authentique… Oh ! ne vous récriez pas ! Le château n’est qu’une masure, et la terre une lande tout à fait stérile… Le tout me coûte deux mille écus. Vous voyez que le cadeau n’est pas grand… une simple bague au doigt… Mais la possession de ce modeste domaine vous est indispensable pour l’accomplissement de la mission que je prétends vous confier, si elle vous agrée.

Cransac resta un moment rêveur.

— Quelque gredinerie nouvelle, pensa-t-il ; mais, baste !

Il alluma un second cigare.

— Voyons, Colman, répliqua-t-il froidement.

Le banquier, à son tour, eut l’air de se recueillir.

— Ne trouvez-vous pas, vicomte, reprit-il enfin avec une sorte d’emphase, que nous employons des moyens mesquins, timides et dangereux, ponr exploiter une idée féconde ? Qu’est-ce, en effet, que ces signaux furtifs intercalés à grand’peine dans les dépêches officielles ? Qu’est-ce que ce misérable agiotage auquel nous nous bornons sur les fonds publics et la loterie ? N’avez-vous pas songé, au contraire, à quelles magnifiques spéculations on pourrait se livrer si, au lieu de dérober ainsi, par la connivence d’un subalterne, quelques signaux frauduleux au télégraphe, on parvenait à la connaissance de tout le langage télégraphique ; si, en un mot, on pouvait déchiffrer toutes les dépêches que le gouvernement expédie par cette voie aérienne ? Je sais bien que, parmi ces dépêches, il en est beaucoup d’insignifiantes ; mais il en est aussi de fort graves, qui touchent aux plus hauts intérêts de l’État, et celles-là se raient pour nous une source de gains incalculables. Dans cette combinaison nouvelle, nous ne craindrions plus l’indiscrétion, la maladresse, la trahison de nos agents, car nous n’aurions plus besoin d’intermédiaires. Nous exécuterions, sans bruit et sans risques, des coups de filet qui nous rendraient les plus riches capitalistes du monde en tier… Avez-vous pensé à tout cela, monsieur de Cransac ?

— Parfaitement, monsieur Colman ; mais ce que vous souhaitez est impossible.

— Vous croyez, vicomte ?

— J’en suis sûr… Les employés subalternes de la télé graphie ne comprennent absolument rien aux signaux qu’ils transmettent, sauf pourtant le petit nombre de signaux réglementaires attribués à la police de la ligne. Seuls les deux directeurs, l’un qui se tient à Paris et expédie la dépêche, l’autre qui se trouve à cent lieues de là et qui la reçoit, sont capables de la déchiffrer, car seuls ils possèdent le vocabulaire où se trouve écrite l’explication de chaque signal.

— Eh bien, si on se procurait le livre des signaux ?

— C’est impossible, je vous le répète. Les directeurs, dépositaires de ce livre, sont des hommes éprouvés, hono rables, incorruptibles ; et, si l’on cherchait à les gagner, ils vous menaceraient du procureur du roi, comme cela est arrivé… à certaines personnes.

— C’est que peut-être on n’avait pas su s’y prendre… Tenez, Cransac, vous me paraissez fort instruit en ce qui touche la télégaphie aérienne, et vous devez l’avoir étudiée longtemps pour posséder une pareille expérience… Eh bien ! avec votre permission, je vais vous apprendre sur ce chapitre une foule de choses qui seront certainement nouvelles pour vous.

Le vicomte observait son gros associé avec une surprise croissante. Colman avait perdu cette lourdeur de mouvements et de langue qu’il montrait d’ordinaire ; son accent était net, son œil résolu.

Vous ignorez peut-être, poursuivit-il, que depuis quelques mois, le système des signaux de la télégraphie aérienne a été complétement changé. Naguère encore on en était aux combinaisons des frères Chappe, inventeurs du télégraphe, et ces combinaisons entraînaient de facheuses lenteurs, quand un jeune employé conçut l’idée d’un système nouveau plus prompt, plus complet et beaucoup plus simple que le précédent. Après plusieurs années d’études, il refondit en un seul les trois anciens vocabulaires, appelés vocabulaire des mots, vocabulaire des phrases et vocabulaire géographique. Sa méthode augmente le nombre de signaux, simplifie la composition et la traduction des dépêches ; elle marque enfin un progrès immense sur celle de Chappe, et son admission devait être une bonne fortune pour l’administration.

« Ce travail achevé dans le plus grand secret, le pauvre garçon dont je parle se trouva très-embarrassé pour en tirer parti. Il était confiné dans une station télégraphique de campagne, livré au rude et assujettissant labeur de ses fonctions, sans autre ressource que ses misérables appointements. D’ailleurs, avec la modestie du vrai mérite, il doutait de lui-même et de sa découverte. Aussi, n’osant adresser directement à l’administration supérieure le volumineux manuscrit qui contenait son système télégraphique, le con fia-t-il à un inspecteur, son chef immédiat, avec prière de l’examiner. L’inspecteur, un finaud, ainsi que vous allez voir, prit le manuscrit d’un air indifférent, comme par complaisance, et l’emporta. Pendant plusieurs mois, l’employé n’en entendit plus parler. Enfin un jour, en faisant sa tournée ordinaire, l’inspecteur revint, mais ce fut pour adresser à son subordonné les reproches les plus sévères. Selon lui, la nouvelle méthode télégraphique était absurde, ridicule, inapplicable ; il avait jeté le manuscrit au feu, et si l’administration centrale apprenait à quoi un de ses employés perdait son temps et comment il cherchait à surprendre les secrets de l’État, il ne pouvait manquer d’être destitué. Le jeune homme baissa la tête en recevant cette verte mercuriale : il invoqua l’indulgence de son supérieur et promit de ne plus songer à sa malencontreuse découverte. Toutefois, il ne put éviter une sorte de disgrâce ; il fut envoyé avec sa famille dans un poste moins avantageux et plus solitaire que l’ancien ; il y végète tristement encore aujourd’hui.

« Cependant, comme vous pensez bien, l’invention du pauvre diable n’était pas aussi absurde qu’on le prétendait, et l’inspecteur, en l’examinant à loisir, en avait parfaitement reconnu l’avantage. Il était donc allé trouver le directeur général de la télégraphie, lui avait confié le manuscrit comme étant son propre ouvrage, et lui avait exposé les principes qui formaient la base du nouveau système. Le directeur général, à son tour, fut frappé de la supériorité de ce système sur celui de Chappe, si bien que, à l’heure où nous sommes, la méthode est appliquée sans modification aucune sur toutes les lignes de France.

« L’inspecteur a été récompensé de sa prétendue découverte par une belle somme d’argent d’abord, puis par un avancement considérable… Et la morale de cette histoire, poursuivit le banquier avec une intention facétieuse, est que les moutons sont faits pour être tondus, que les pattes du chat sont faites pour tirer les marrons du feu au profit des Bertrand ; et qu’enfin les gens habiles auront partout et toujours raison deshonnêtes imbéciles… »

Et Colman partit d’un éclat de rire ; mais Cransac ne pa raissait pas disposé à partager cette hilarité cynique.

— Enfin, monsieur, reprit-il, qu’ai-je à voir dans tout ce fatras, et qu’attendez-vous de moi ?

— En deux mots, vicomte, voici quelle sera votre mis sion… Je vous indiquerai où se trouve une copie du manuscrit dont je viens de vous conter l’histoire, et, le jour où vous me l’apporterez, je vous remettrai deux cent mille francs.

— Et vous croyez, Colman, qu’une fois en possession d’un livre de signaux vous serez maître des secrets de l’État ?

— Pourquoi pas ?

— C’est que, pour comprendre une dépêche télégraphique, il faut d’abord en posséder la clef et que la valeur des mêmes signaux varie selon qu’on se sert de clefs différentes, absolument eomme la valeur des notes varie en musique. Or, l’administration spéciale, pour dérouter les observations, ne manque pas de changer fréquemment ces clefs ; vous ne pourrez donc jamais être sûr de la signification réelle d’une dépêche.

— Bah ! le nombre des clefs n’est pas considérable ; le télégraphe les indique lui-même, et on ne les change pas aussi souvent que vous le dites, car ce serait multiplier les difficultés du déchiffrement. Enfin, peut-être d’abord ne pourrons-nous éviter certains tâtonnements, certains embarras, mais il faudra en prendre notre parti.

— Soit ! ceci vous regarde ; mais, puisque vous croyez possible de vous emparer de ce livre des signaux, pourquoi ne vous chargez-vous pas vous-même de cette tâche ?

— Tout bonnement parce que j’échouerais, vicomte ; et, malgré votre finesse, vous échoueriez également, si vous ne ne vous faisiez assister d’un auxiliaire qui possède un art merveilleux pour tourner les têtes.

— De qui donc voulez-vous parler ?

— Eh ! de qui parlerais-je sinon de votre belle et sémillante Fanny ? Seule, elle a cet esprit de ressources, cet entrain, ce diable au corps, indispensables dans une pareille négociation… Ecoutez-moi.

Il lui exposa longuement le plan qu’il avait conçu, et dont nous donnerons plus tard connaissance au lecteur. Le rôle du vicomte et celui de Fanny, si elle consentait à prendre une part dans cette intrigue, étaient nettement tracés. Tous les cas étaient prévus ; toutes les résistances devaient céder, d’après la loi des probabilités et le jeu ordinaire des passions humaines.

— Véritablement, reprit le vicomte avec admiration, le succès me semble infaillible ! Mais comment se fait-il que vous ayez pu vous procurer des renseignements si nombreux et si précis :

— Quelques louis bien employés produisent parfois des miracles. Je tiens ces renseignements de personnes différentes, qui ne se connaissent pas, et qui ne peuvent avoir la moindre idée de mes projets.

— Eh bien ! décidément, Colman, vous êtes un homme très-fort… beaucoup plus fort encore que je ne l’imaginais.

Le banquier se frotta les mains et se mit à rire.

N’est-ce pas ? reprit-il avec naïveté ; parce que je sais prendre un air bonasse, on me juge sur la mine… On suppose que ma fortune est une affaire de hasard, que mes millions se sont gagnés tout seuls. Si nous vivons encore quelque temps ensemble, vous aurez peut-être occasion de m’apprécier.

Le vicomte appréciait déjà Colman à sa juste valeur. Il avait reconnu notamment que, dans la nouvelle affaire comme dans l’ancienne, lui Cransac, devait supporter toute la responsabilité, tous les risques, tandis que son associé demeurait maître de la situation, et serait en mesure de le désavouer s’il arrivait une catastrophe. Cependant ces considérations ne purent l’arrêter.

— C’est entendu, Colman, dit-il en se levant. Ah çà ! faudra-il donc, pendant que je serai occupé de ma mission, renoncer à nos opérations ordinaires de bourse et de loterie ?

— Pas le moins du monde ; votre mission vous obligera justement à résider près d’une station située à douze ou quinze lieues d’ici, sur la ligne télégraphique de Paris à Bordeaux. Rien ne vous empêchera de faire chaque jour vos observations au télégraphe et de m’en envoyer le résultat par un pigeon messager ; ce sera seulement un retard d’une demi-heure… J’ai ici une excellente race de pigeons, qui m’ont rendu plus d’un service de ce genre, et j’en mettrai un certain nombre à votre disposition.

— Vous pensez à tout et vous avez réponse à tout… Mais quand partirai-je ?

— Pas avant huit ou dix jours. Dans votre intérêt même, Cransac, il faut que je vous prépare convenablement les voies ; et puis je n’entends pas que votre charmanie compagne souffre là-bas dans son bien-être et dans ses habitudes élégantes, si elle consent à nous prêter son aide.

— Oh ! elle consentira, je m’en porte garant. Il faudra bien qu’elle consente !

— Et pour la décider, ajouta le spéculateur de son ton le plus aimable, annoncez-lui que j’ai acheté à un capitaine de navire qui revient de l’Inde un lot de cachemires dont on dit merveille. Je lui serai reconnaissant de vouloir bien venir en choisir une douzaine ou deux, avant que je me débarrasse de cette précieuse marchandise… Vous me permettrez bien d’offrir quelques cachemires à votre Fanny, cher vicomte ?

Les deux associés, après s’être entendus encore sur di vers points de détail, se séparèrent. Colman, qui avait accompagné Hector jusqu’à la porte du jardin, se disait à lui-même en regagnant son hôtel :

— Tout cela me coûtera gros ; mais l’affaire va présenter à ce sot mirliflore et à cette petite Parisienne plus de difficultés que je n’ai voulu le dire… D’ailleurs, je prendrai ma revanche sur les comptes qu’il réclame si impérieusement.

Cransac, de son côté, avait regagné sa voiture et retour nait chez lui de toute la vitesse de son cheval. Il avait la tête en feu. Les bénéfices acquis déjà dans son association avec Colman, les deux cent mille francs promis pour la négociation nouvelle, et jusqu’à la possession de ce domaine qu’on venait de lui concéder, et qui, malgré son vil prix, lui per mettrait encore de dire « ma terre et mon château, » tout réveillait son orgueil, ranimait ses espérances, faisait passer devant ses yeux les plus éblouissantes visions. Aussi était-il radieux quand il rentra à la villa, et sautant à bas du tilbury, il s’empressa de monter au salon, où il espérait trouver Fanny.

La jeune femme s’y trouvait, en effet ; elle était mainte nant en grande toilette et se disposait à sortir.

— Allons ! ma chère, cria Hector en jetant sur la table la liasse de billets de banque qu’il avait reçue de Colman, de la joie ! J’apporte la fortune… Au diable le spleen et les papillons noirs ! Dans quelques jours, je vous emmène d’ici pour vous faire dame châtelaine, et on vous procurera dans votre manoir des occupations qui seront de votre goût, belle ennuyée !

Puis il se mit à lui exposer tout d’une haleine le projet pour lequel on réclamait : son concours. À mesure qu’il parlait, Fanny devenait souriante.

— Autant cette distraction qu’une autre, répliquat-elle, pourvu que je quitte cette insupportable ville, je puis tout prendre en patience, même la vie de châtelaine dans un trou de campagne, même la coquetterie forcée avec un rustre… Mais voyons, Hector, ajouta-t-elle en minaudant, songez-vous à quoi vous m’exposez lorsque vous m’assignez un pareil rôle ?… Vous n’êtes donc pas jaloux ?

— Bon ! dit le vicomte avec gaieté, si vous prenez trop au sérieux votre rôle de coquette, je trouverai bien par là quelque jolie rustresse pour me venger de vous… Tenez-vous pour avertie !