II

La Bourse.


Le vicomte Hector de Cransac appartenait à une honorable famille, et sa fortune patrimoniale eût pu suffire largement à des besoins modérés. Mais, ayant perdu ses parents de bonne heure, il s’était lancé dans tous les excès auxquels se livrent les jeunes gens riches et trop tôt maîtres d’eux-mêmes. Pendant plusieurs années, Hector avait été un des plus brillants viveurs du boulevard de Gand ; il n’était bruit, dans le monde frivole où il s’agitait, que de ses duels, de ses chevaux, de ses maîtresses. À un pareil train, sa fortune n’avait pu manquer de se fondre promptement. Aussi se trouva-t-il bientôt dans la situation de tant de jeunes fous qui, après avoir jeté un éclat éphémère sur la scène parisienne, s’éclipsent et disparaissent pour toujours.

Cransac eût semblé pourtant digne d’un autre sort. Il ne manquait ni d’instruction ni d’intelligence ; il avait même fait quelques tentatives pour changer cette vie inutile, et avait occupé dans l’administration publique un de ces emplois, plus honorables que lucratifs, qui semblent réservés à des fils de famille. Par malheur, les dissipations, l’entrainement des habitudes l’ayant empêché de remplir avec assez d’assiduité les devoirs de son emploi, il avait dû donner sa démission.

On eût pu également découvrir en lui, dans les premiers temps, une certaine droiture, certaines qualités généreuses ; mais le sens moral s’altère vite au milieu des agitations de la « haute vie, » comme on dil maintenant ; l’honnêteté bourgeoise y passe aisément pour un ridicule, et l’on y prend volontiers l’intrigue et la bassesse pour l’habileté d’un esprit supérieur. Aussi, le jour où le vicomte Hector se vit bien et dûment ruiné, se trouva-t-il exposé aux tentations les plus honteuses dans le but de recouvrer l’opulence passée.

Une autre cause encore devait rendre ces tentations irrésistibles. Cransac s’était affolé, comme il arrive parfois aux plus blasés, de Fanny Grangeret, dont le rôle avait été jusque-là fort modeste, mais qu’il n’avait pas tardé à lancer dans la société des viveurs et des femmes à la mode. Quand il s’était vu dépossédé de son hôtel, de ses voitures, il avait tremblé que Fanny, qui s’était habituée avec une rapidité extrême aux jouissances de la richesse, ne se détachât de lui, comme font d’ordinaire ses pareilles ; et c’était surtout pour conserver à l’ancienne maîtresse de piano son luxe et ses splendeurs féminines qu’il avait imaginé la spéculation coupable pour laquelle il était venu avec elle à Bordeaux depuis quelques mois.

La suite de ce récit fera connaitre tous les détails de cette entreprise, dont le lecteur peut entrevoir déjà la nature. Cransac, d’abord simple débauché, en était arrivé, par une pente insensible, à se mettre en révolte contre la loi ; ne pouvant acquérir par l’intelligence et le travail cette opulence qu’il souhaitait, il essayait de la dérober : incapable de jouer loyalement la partie, il pipait les dés ; c’est, hélas ! la logique des choses. Fanny, cause première de ces manœuvres criminelles, ne les ignorait pas. Quand Hector, pour la décider à quitter Paris, lui avait fait entrevoir le plan qui devait les conduire si promptement à la fortune, elle en avait d’abord paru effrayée. Mais, soit que le vicomte fût parvenu à la rassurer, soit qu’elle eût voulu faire parade de dévouement en acceptant une part de responsabilité dans cette dangereuse entreprise, elle avait consenti à le suivre.

Tel était donc Hector de Cransac, dont le tilbury, traîné par un pur sang, soulevait des flots de poussière dans l’Avenue de Paris et forçait les honnêtes piétons à se ranger sur son passage. Qui eût pu soupçonner dans ce dandy, comblé en apparence de tous les dons de la richesse et de la naissance, un homme plein de terreurs, à qui ses rêves de jour et de nuit représentaient incessamment de sinistres images ?

Bientôt il atteignit le pont majestueux qui joint les deux rives de la Garonne et le franchit avec rapidité ; puis, remontant les quais, qui s’étendent à perte de vue, il se dirigea vers la place Royale, au centre même de la cité bordelaise. Deux somptueux édifices s’élèvent à l’entrée de cette place monumentale ; l’un est le palais de la douane, l’autre le palais de la Bourse ; ce fut vers ce dernier qu’il guida son cheval. Arrivé devant le perron, il jeta la bride au groom en lui ordonnant de l’attendre, et entra précipitamment.

C’était l’heure des affaires ; une extrême activité régnait dans l’immense salle de la Bourse. Agents de change et courtiers se démenaient autour de la corbeille ; on entendait à chaque instant des cris bizarres qui représentaient « l’offre et la demande » et qui dominaient le bruit sourd des conversations particulières. Des groupes compactes remplissaient la nef, et les personnes qui les formaient étaient tellement occupées de leurs marchés à terme ou au comptant, du cours des trois-six et du cours des raisins secs, que la foudre fût tombée sur le bâtiment sans leur causer une distraction.

Le vicomte essaya vainement de s’ouvrir passage dans cette foule animée ; il ne réussit qu’à soulever des protestations souvent menaçantes. Comme le temps pressait, il s’approcha d’un des piliers du bas-côté et, se haussant sur le piédestal, il chercha des yeux l’homme avec lequel il lui fallait se mettre en rapport sur-le-champ.

De là il dominait cette mer mouvante de têtes qui fluctuait dans la salle. Mais son regard se tourna d’abord vers un angle, à portée de la corbeille, où se tenait habituellement le banquier Colman. Le vicomte ne tarda pas à l’apercevoir à sa place ordinaire, entouré de négociants et de spéculateurs qui semblaient lui demander ses conseils ou ses ordres. Colman était un gros homme, bouffi de graisse et d’importance. Il avait une large figure germanique sans expression, bien que ses yeux décelassent je ne sais quelle astuce mercantile. On le reconnaissait aisément à son costume, toujours le même dans cette saison : pantalon de nankin, habit bleu barbeau à boutons d’or, et ample gilet blanc sur lequel s’étalaient une grosse chaine d’or et de volumineuses breloques de montre ; une fleur ornait prétentieusement sa boutonnière.

Colman, qui passait alors pour le plus opulent capitaliste de la « place » de Bordeaux, était un ancien négociant de Hambourg que des affaires de commerce avaient appelé en France quelques années auparavant ; il s’y était si bien trouvé qu’il n’avait plus voulu la quitter. Colman dirigeait une foule d’entreprises lucratives, et, selon l’usage, on disait de lui « qu’il ne savait pas lui-même le chiffre de sa fortune. » Réellement il menait grand train, faisait grande dépense ; et on avait remarqué, depuis quelque temps surtout, le bonheur constant qui accompagnait ses opérations financières.

Quoi qu’il en fût, le banquier hambourgeois avait en ce moment un air morose ; il ne répondait que par monosyllabes aux questions obséquieuses, aux offres de service dont on l’accablait. Le vicomte, à l’autre extrémité de la salle, ne pouvait réussir à fixer son attention. À la vérité, Hector n’osait faire aucun geste, aucun mouvement extraordinaire qui eût été remarqué des assistants et il lui fallait attendre que le hasard dirigeât vers lui les yeux de Colman.

Ce moment arriva enfin ; le banquier tressaillit et se redressa sur ses grosses, et courtes jambes ; puis son regard s’attacha sur le vicomte avec obstination. Alors Cransac détourna les yeux à son tour, et, sans affectation, par un mouvement qui semblait plein de naturel, il éleva ses deux mains comme pour arranger son chapeau.

Ses mains étaient couvertes de gants d’une blancheur irréprochable.

Aussitôt le spéculateur sortit de sa somnolence. Ses mouvements devinrent vifs, saccadés. Il appela d’un signe autour de lui plusieurs agents de change et leur dit quelques mots à l’oreille. Ces mots étaient :

Achetez… Achetez tout… Achetez à tout prix.

Les agents de change s’empressèrent d’exécuter ses ordres, et leurs voix glapissantes s’élevèrent avec ardeur au-dessus des voix qui produisaient déjà dans la salle un fracas assourdissant. En même temps le bruit se répandit que M. Colman jouait à la hausse sur les fonds publics.

Le vicomte de Cransac ne paraissait déjà plus s’occuper du banquier. Il descendit de son socle, comme un paisible curieux qui vient de satisfaire sa curiosité, et se mêla aux assistants. Toutefois il ne quitta pas la salle, et, quand la bourse finit, au milieu d’un redoublement de clameurs, il se glissa vers la porte, de manière à voir tous ceux qui sortaient.

D’abord la foule s’écoula en tumulte : les uns avaient la mine renversée, d’autres semblaient triomphants et joyeux ; la plupart gesticulaient et causaient avec chaleur pour achever une affaire difficile. Cransac les laissa passer ; mais quand il aperçut Colman, qui, suant et soufflant, s’efforçait à son tour de gagner la porte, il manœuvra si bien qu’il se trouva bientôt côte à côte avec lui, comme si le hasard seul eût produit ce rapprochement.

— J’ai à vous parler, lui dit-il tout bas.

— Bien, répliqua le banquier de même ; allez m’attendre chez moi.

Ce fut tout ; leurs lèvrés avaient remué à peine et leurs voix avaient été couvertes par le brouhaha de la foule. Per sonne surtout ne soupçonna que Cransac avait glissé dans la main du banquier un petit billet que Colman s’était empressé de cacher. Arrivés à la porte, tous deux, sans se saluer, sans même se regarder, s’éloignèrent dans des directions opposées.

Bien qu’il y eût assez loin de la Bourse à la demeure de Colman, Hector ne voulut pas prendre son tilbury, car la voiture eût pu éveiller l’attention des oisifs. Il ordonna donc au groom de continuer à l’attendre ; pour lui, il se mit en route à pied, et s’engagea sur ces interminables quais des Chartrons et de Bacalan qui longent une grande partie de Bordeaux.

Après une marche que la chaleur rendait fatigante, il tourna sur la gauche et pénétra dans une rue peu fréquentée, dépourvue de commerce, et qui ne paraissait contenir que des habitations bourgeoises. Le vicomte suivit une interminable muraille qui la bordait ; puis, s’arrêtant devant une porte basse et peu apparente, il tira une chaîne de bronze. La porte s’ouvrit aussitôt, et Hector, après être entré, s’empressa de la refermer avec le moins de bruit possible.

Il se trouvait maintenant dans le jardin de l’hôtel Colman, dont l’entrée principale donnait sur une autre rue. Le vicomte connaissait les êtres et il passait rapidement, quand une figure de duègne barbue apparut à la fenètre d’un pavillon, qui servait de loge de portier. Mais sans doute Cransac était considéré comme un ami de la maison, car la portière grimaça un sourire d’intelligence, et aucune explication ne fut demandée au visiteur.

Le jardin de l’hôtel Colman avait alors une grande réputation à Bordeaux ; il n’était pas très-vaste, mais entouré d’arbres qui, en cachant les murailles, pouvaient faire illusion sur son étendue. Il consistait en un labyrinthe d’allées de verdure, égayées de distance en distance par des statues, des grottes factices, des jets d’eau ou des pavillons rustiques. Tout cela, à cause de la profusion et de la barbarie des ornements, était du plus mauvais goût ; néanmoins cette oasis de feuillage, presque au centre d’une ville considérable, avait bien son prix sous ce climat méridional. Aucun indiscret ne pouvait des fenêtres du voisinage y plonger un regard ; et le bruit courait que le gros Colman, qui était garçon et qui aimait le plaisir, avait réuni plus d’une fois la nuit, sous ces épaisses charmilles, une compagnie des plus joyeuses, au grand scandale des honnètes bourgeois des environs.

Mais le vicomte ne s’arrêta pas à contempler les merveilles de cet Eden financier. Il parcourait d’un pas rapide plusieurs allées qui s’entre-croisaient et atteignit bientôt un élégant pavillon chinois, enguirlandé de plantes grimpantes et fleuries. Il poussa sans hésitation une porte dorée et pénétra dans l’intérieur.

C’était une jolie pièce, entourée de larges et moelleux divans en étoffe de soie. Des stores, couverts de brillantes peintures, n’y laissaient pénétrer qu’un jour doux et affaibli. Au centre se trouvait un guéridon en laque de Chine, chargé de boîtes à cigares et de caves à liqueurs. Il n’y avait personne ; mais, comme il n’était pas nécessaire de se gêner beaucoup chez le banquier Colman, Hector prit un cigare, l’alluma, puis s’étendant sur le divan, il parut attendre patiemment que le maître du logis jugeât à propos de se montrer.

Sa patience, du reste, ne fut pas mise à une trop longue épreuve. Le sable d’une allée voisine cria sous un pas lourd, tandis qu’on entendait une respiration pénible et haletante, comme celle d’un soufflet asthmatique. Enfin le banquier parut, toujours vêtu de son pantalon nankin, de son habit bleu et de son gilet blanc, avec un bouton de rose à sa boutonnière. Quoiqu’il pût à peine parler, à raison de la rapidité de sa course, il demanda du seuil de la porte, avec un accent allemand très-caractérisé :

— Ah ! cà ! vicomte, quelqu’un vous aurait-il vu entrer chez moi ?

— Non, non, Colman, répliqua Hector sans se déranger et en souriant avec un peu de dédain ; ayez l’esprit en repos… Je n’ai été aperçu de personne, sauf de votre affreuse vieille portière, qui s’étonne toujours à la vue d’un visage masculin.

— À la bonne heure ! répliqua le banquier, en se laissant tomber lourdement sur le divan, voyez-vous, Cransac, nous ne pouvonis veiller avec trop de soin à ce que l’on ne soupçonne pas nos rapports… Nul ne sait ce qui peut arriver… Vous, mon cher, vous’en prendriez sans doute aisément votre parti, mais un homme comme moi, qui a tant à perdre…

— En effet, Colman, répliqua le vicomte sans s’émouvoir, au point de vue financier vous risquez plus que moi ; mais sous tous les autres rapports combien j’aurais plus à perdre que vous !

Colman feignit de ne pas comprendre l’intention blesssante de cette réponse, ou peut-être ne la comprit-il pas. Il étala sa grasse personne sur les coussins, et, s’éventant avec son mouchoir, il dit avec bonhomie :

— Eh bien ! vicomte, il y a donc eu une forte hausse aujourd’hui à Paris ?… J’ai vu vos gants blancs et je me suis empressé de faire acheter toutes les valeurs disponibles. D’autre part, je viens d’envoyer prendre à la loterie, par diverses personnes, les numéros dont vous m’avez remis la liste… Une aura le terne, une autre l’ambe, plusieurs auront des extraits, et tous les produits tomberont dans notre caisse. Mais voyons, mon cher ; vous m’avez annoncé que vous aviez quelque chose à me dire ; de quoi s’agit-il ? Comme le vicomte allait répondre, Colman l’arrêta d’un geste.

— Un moment encore, ajouta-t-il, en touchant le bouton d’une sonnette invisible ; il fait grand chaud et je meurs de soif… Prendrez-vous quelque chose, Cransac ?

— Merci.

Un domestique, doré sur toutes les coutures, entr’ouvrit la porte.

— De la glace et du vin du Rhin, dit le maître du logis.

Le valet disparut.

C’est drôle, n’est-ce pas, reprit Colman, que je boive du vin du Rhin dans le pays du sauterne et du château-laffite ? Que voulez-vous ? L’habitude !… on ne se refait pas.

— Chacun son goût, répliqua le vicomte en lançant philosophiquement une bouffée de fumée vers le plafond.

Le valet revint au bout de quelques minutes, portant sur un plateau d’argent deux verres de Bohême, une de ces bouteilles longues et effilées dont on connait l’origine germanique et une assiette de glace. Il déposa le tout sur la table, et à un signe de son maitre, se retira lestement.

— Maintenant je suis tout à vous, reprit le financier en allumant une grosse pipe d’écume qu’il était allé prendre dans un coin ; parlez donc, mon cher vicomte… Puis, à mon tour, je vous apprendrai certaines choses qu’il est bon que vous sachiez.