I

Hector de Cransac.


En face de Bordeaux, sur la rive droite de la Garonne, se trouvait en 183., une avenue de grands arbres appelée avenue de Paris, toute bordée de villas et de bastides. Quelques-unes de ces élégantes maisons de campagne étaient occupées seulement le dimanche ou pendant une partie de la belle saison ; d’autres avaient des habitants toute l’année, car on n’était là qu’à un quart d’heure des chais, de la Bourse ou du Grand-Théâtre, ces trois centres d’attraction pour la population bordelaise.

Une belle et confortable habitation, située sur cette voie publique, ne manquait pas surtout d’attirer l’attention du passant et du promeneur, malgré la grille de fer à lances dorées et la cour sablée, garnie de caisses d’orangers, qui tenaient les curieux à distance. Elle consistait en un pavillon à l’italienne dont la façade présentait trois colonnes en imitation de marbre et dont le toit plat était surmonté d’un svelte belvédère en verres de couleur. Un jardin, de peu d’étendue, mais bien pourvu d’arbres et de bosquets, l’encadrait en lui donnant de la fraîcheur et de l’ombre. Aussi était-elle la grosse perle, la Peregrina de ce collier de chalets, de cottages, voire de châteaux gothiques en miniature qui s’étalaient à droite et à gauche de l’avenue.

Cette villa avait été construite, quelques années auparavant, par un opulent spéculateur de Bordeaux, qui en avait fait ses délices ; mais, le propriétaire ayant été ruiné par une hausse subite des cafés et des clous de girofle, la propriété avait été vendue à un autre spéculateur qui s’était enrichi par la hausse des vins et des alcools. Cependant le nouveau maître, jadis garçon de peine sur le quai des Chartrons, n’osait l’habiter lui-même, et il avait pris le parti de la louer toute meublée, si bien que, au moment où commence cette histoire, elle était occupée par des locataires beaucoup plus en harmonie que lui avec cette aristocratique demeure.

Ces locataires étaient un jeune et beau couple que, dans le voisinage, on appelait les Parisiens, et qui, en effet, à en juger par leur grand train, par leurs manières raffinées, avaient pu appartenir au monde opulent de Paris. Le mari, car on les supposait mari et femme, se nommait le vicomte Hector de Cransac. C’était un homme de trente ans environ, aux traits nobles et réguliers, mais déjà un peu flétris, soit par les soucis de la vie commerciale, soit par des préoccupations d’une nature moins élevée encore. On ne savait pas au juste à quel genre de spéculations il se livrait ; mais on le voyait chaque jour se rendre à la bourse de Bordeaux dans un joli tilbury ; il était en relations avec des personnages éminents du commerce bordelais ; enfin il se montrait en toute occasion généreux jusqu’à la prodigalité, et il n’en fallait pas tant pour lui mériter cette espèce de considération que donne la fortune, à Bordeaux comme à Paris.

La vicomtesse de Cransac était une fort belle personne de vingt-quatre à vingt-cinq ans, toujours mise avec un goût exquis. Elle passait pour être fort spirituelle, quoique un peu dédaigneuse, et c’était à ce dédain de la Parisienne pour des provinciales que l’on attribuait sa réserve envers les dames de Bordeaux. Elle n’en fréquentait aucune et ne recevait personne. Cependant elle ne vivait pas pour cela en anachorète ; elle sortait chaque jour dans un superbe coupé, traîné par des chevaux de race, et se montrait sur les quais, aux Quinconces, partout où se réunissait la fashion locale. Le soir, on la voyait encore en loge découverte, au grand ou au petit théâtre ; et ses toilettes de soirée, comme ses toilettes de ville, étaient un objet d’études empressées pour les dames du pays.

Maintenant quelle était la position réelle de ce couple, qui s’enveloppait ainsi dans son nuage de richesse et d’élégance ? C’est ce que le lecteur saura bientôt.

Le vicomte et sa compagne habitaient depuis quelques mois déjà la maison de l’avenue, quand, par une chaude journée du mois d’août, nous les trouvons réunis dans un salon du premier étage. C’était l’heure où d’ordinaire madame se rendait à la promenade et monsieur à la Bourse ; mais, ce jour-là, ils ne semblaient songer ni l’un ni l’autre à sortir. Hector de Cransac, revêtu d’un charmant costume de chambre, était assis devant une fenêtre qui donnait sur la campagne. Une lunette à la main, il observait avec intérêt les mouvements d’un télégraphe situé sur une hauteur à quelques lieues de là, et dont un autre télégraphe, établi sur le clocher de l’église Saint-Michel, reproduisait les signaux. De temps en temps il traçait au crayon quelques traits rapides sur un papier posé devant lui ; mais sans doute le résultat de ses observations ne le satisfaisait pas, car il frappait souvent du pied ou poussait une exclamation de colère.

Absorbé par ce travail, il paraissait avoir complétement oublié sa séduisante compagne, qui se trouvait à quelques pas derrière lui. Elle était à demi couchée ou plutôt assise dans un hamac en écorces de couleur, que des cordons de soie attachaient au plafond. Elle ne parlait pas, et se contentait de soupirer par intervalles, mais elle ne semblait pas avoir sommeil ; elle était seulement alanguie par la chaleur, et de plus une petite moue boudeuse contractait ses lèvres rouges. Sa tête gracieuse, aux yeux à demi clos, reposait sur la partie exhaussée du hamac, et d’un de ses pieds, qu’elle laissait pendre, s’était échappée une mignonne mule de satin qui gisait sur le tapis à côté d’une brochure de modes.

Dans cette pose nonchalante, la belle boudeuse méritait bien un regard d’attention ; cependant le vicomte continuait de noter les signaux du télégraphe, sans même daigner retourner la tête, si bien que la jeune femme se révolta enfin contre cette apparente indifférence. Se redressant par un mouvement brusque, elle dit d’un ton de colère :

— Pour Dieu ! Hector, n’en finirez-vous pas aujourd’hui avec cette sotte machine ? Depuis plusieurs heures on n’a pu vous arracher un mot… Et cela quand je suis triste, ennuyée, quand je sens tous les symptômes de ce qu’on appelle le mal du pays !

Et elle s’affaissa de nouveau dans son hamac.

Un moment ! Fanny ; un peu de patience, ma chère, répondit le vicomte toujours sans se déranger, mais d’un ton caressant ; véritablement le ministre expédie là une interminable dépêche !

— Eh bien ! qu’est-ce donc que cette dépêche ? demanda Fanny, qui, la glace une fois rompue, ne voulait pas que la conversation tombât de nouveau ; est-elle donc si importante ?

— Hélas ! vous savez bien que je l’ignore. J’ai beau noter les signaux qui passent, je n’en vois pas un de ma connaissance… Et pourtant, ajouta-t-il en jetant un regard rapide sur la pendule qui décorait la cheminée, voici l’heure de la Bourse… Sans compter que c’est aujourd’hui mardi, jour du tirage de la loterie à Paris… Que font-ils donc ? Je ne comprends rien à ce retard.

Fanny ne répondit que par une moue encore plus prononcée, et s’agita avec dépit. Au bout d’un moment Hector s’écria :

— Ah ! voici enfin un signal connu… Il annonce une suspension d’un quart d’heure dans l’envoi des dépêches ; et, ma foi ! si les employés sur la ligne de Bordeaux à Paris sont aussi fatigués que moi, ils doivent accueillir comme un bienfait ce moment de récréation.

En même temps il déposa sa lunette sur un guéridon, se leva et se mit à se détirer les bras et les jambes d’un air de soulagement. Puis, après avoir jeté un nouveau coup d’œil sur la pendule, afin de ne pas laisser passer le quart d’heure indiqué, il s’approcha de Fanny :

Eh bien ! ma charmante, reprit-il avec gaieté, qu’y a-t-il donc ?… Des diables bleus, des papillons noirs ?

— En vérité, monsieur, il est fort heureux pour moi que le télégraphe vous accorde quelques minutes de repos ; c’est à peine si vous avez daigné vous apercevoir de ma présence aujourd’hui.

Le vicomte s’assit sur un carreau à côté du hamac, et, prenant une jolie main qui retombait inerte le long du filet d’écorces, il la porta distraitement à ses lèvres.

Voyons, Fanny, reprit-il, je ne vous ai jamais vue aussi maussade ! Que vous manque-t-il ? Que pouvez-vous souhaiter ? Ai-je résisté à un seul de vos caprices ? La mauvaise humeur de la jeune femme ne tint pas devant une soumission si complète, et un faible sourire se joua sur ses lèvres.

— J’ai tort peut-être, reprit-elle languissamment ; excusez-moi, Hector… Mais, s’il faut le dire, je m’ennuie… j’ai « du vague dans l’âme. »

L’expression était à la mode en ce temps-là ; cependant le vicomte n’en parut point ému et garda le silence.

— Ah ! monsieur, continua Fanny avec un profond soupir, quelle existence vous m’avez faite ! Cransac perdit patience.

— Je ne vous comprends pas, ma chère, reprit-il assez sèchement ; l’existence que je vous ai faite n’est déjà pas si misérable, ce me semble. N’êtes-vous pas merveilleusement installée ici, dans la plus délicieuse habitation du pays, sous un des plus beaux climats de la France ? N’avez-vous pas tout le bien-être, tout le luxe que vous pouvez désirer ? Aucune des satisfactions d’amour-propre auxquelles vous pouvez prétendre vous a-t-elle manqué ?

— C’est vrai, Hector ; je suis une ingrate peut-être, mais que voulez-vous ? Née à Paris, habituée aux mœurs, aux goûts, aux idées de Paris, je ne saurais me faire à cette insupportable vie de province. Aussi, dussiez-vous me battre, dussiez-vous me tuer, je ne peux que vous dire ce qui est : je m’ennuie mortellement.

— Je ne vous battrai pas, je ne vous tuerai pas, Fanny ; je vous prierai seulement de réfléchir un peu… Quels plai sirs trouveriez-vous à Paris que vous ne puissiez trouver de même à Bordeaux ? N’êtes-vous pas ici comme une reine… reine de la beauté, reine de la mode et du bon goût ? Aucune femme dans cette grande ville a-t-elle une plus belle voiture, un plus fringant attelage, des toilettes plus éblouissantes ? À Paris, au milieu d’un monde extra opulent, formé de toutes les aristocraties de l’Europe, vous seriez toujours écrasée par un luxe supérieur ; ici vous êtes incontestablement la première, la plus enviée des jolies femmes… On vous observe, on vous jalouse, on vous admire… Et n’est-ce pas ce que je vous avais promis en vous décidant à quitter votre cher Paris ? N’est-ce pas tout ce que vous avez pu désirer… à une autre époque ?

— Je vous entends, monsieur, répliqua la jeune femme en pinçant les lèvres ; vous voulez dire que la pauvre Fanny Grangeret, autrefois maîtresse de piano à trois francs le cachet, n’aurait jamais osé aspirer à la haute fortune de la soi-disant vicomtesse de Cransac ? Voyez pourtant combien l’espèce humaine est imparfaite et combien notre imagination, à nous autres femmes, est hardie dans ses aspirations… j’avais rêvé mieux.

Le vicomte repoussa la main qu’il tenait et se leva brus quement.

— À merveille, ma chère, reprit-il ; je ne saurais couper les ailes à votre brillante imagination, mais je dois me tenir dans les bornes modestes de la réalité.

Fanny parut comprendre qu’elle était allée trop loin.

— Tenez, Hector, pardonnez-moi ; je vous ai dit que je m’ennuyais, et l’ennui, voyez-vous, est mauvais conseiller… Voilà l’effet de cette énervante vie de province ! Je la sens qui me gagne, qui m’engourdit, qui me glace, et je me débats… Au lieu de me froisser, vous devriez me plaindre. Je suis dans cette situation d’esprit où l’on aimerait mieux faire du mal que de ne rien faire !… L’inaction m’hébête et me tue.

— Allons ! Fanny, un peu de patience ! vous savez bien que nous ne resterons pas toujours ici… Dès que j’aurai rétabli ma fortune, nous retournerons à ce Paris que vous aimez tant et qui est aussi le but de mes désirs. Prenez patience, vous dis-je ; mon associé et moi, nous avons déjà réalisé des gains considérables…

— Il me semble, Cransac, que vous êtes encore loin du compte, et que le banquier Colman vous fait une part assez mince dans les bénéfices de l’entreprise commune. Vous avez pourtant la plus rude tâche, car vous passez vos journées à épier ces vilaines machines du télégraphe ou à courir à la Bourse… Si encore il se trouvait une occupation pour moi dans tout ceci ? Mais vous me laissez livrée à cette oisiveté qui m’irrite et me rend folle.

Comme elle ne recevait pas de réponse, elle tourna la tête. Hector ne l’écoutait plus ; il était revenu à la fenêtre, et, armé de sa lunette, il examinait le télégraphe, qui s’était mis de nouveau en mouvement. Fanny fit un geste de colère, et, couvrant son visage de ses mains crispées, elle parut s’absorber dans son dépit.

Au bout d’un moment, le vicomte s’écria d’un ton joyeux :

— Ah ! voilà enfin un signal à mon adresse, intercalé au milieu de la dépêche officielle… Voyons s’il se confirmera ! C’est cela même… À présent, le signal réglementaire fait à l’oblique de gauche pour annuler le précédent… À merveille ! je sais ce que cela veut dire.

Il se leva, et, se penchant à la fenêtre qui donnait sur la cour :

— John ! cria-t-il, attelle le tilbury… et lestement, je vais sortir.

— Oui, monsieur le vicomte ! répondit avec un fort accent britannique un polisson en veste rouge qui accourut du fond de l’écurie.

Cransac reprit sa lunette.

— Maintenant que nous connaissons le cours de la Bourse à Paris, poursuivit-il en paraissant s’adresser à sa compagne, bien qu’en réalité il exprimât tout haut ses impressions personnelles, c’est le tour de la loterie !… Ah ! voici encore un de nos signaux… et puis un autre… et puis un troisième…, Quoi ! déjà le signal réglementaire qui les annule pour les employés de la ligne ? Poltron de Brandin, va ! Ne pouvait-il aller jusqu’au quaterne ?… Mais il aura craint sans doute qu’un plus grand nombre de signaux in terlopes n’éveillât le soupçon… N’importe, cela me suffit.

Il tira de sa poche un livret sur lequel étaient tracées des figures cabalistiques, et parut les comparer aux signaux qu’il avait pris soin de noter au fur et à mesure qu’ils apparaissaient.

— Maintenant, ma chère, reprit-il d’un ton dégagé, je connais trois des numéros qui sont sortis aujourd’hui au tirage de la loterie de Paris ; or, comme on peut encore prendre des billets au bureau de Bordeaux pour ce tirage dont le résultat ne sera publié ici que demain soir, il vous serait facile de gagner une jolie somme pour acheter des colifichets… Un terne, c’est cinq mille cinq cents fois la mise. Si donc vous placiez aujourd’hui un louis sur le terne en question, voyez quelle jolie moisson de louis vous pourriez recueillir !

— J’ai la loterie en horreur, répliqua Fanny sèchement, Mais vous, monsieur, qui avez rompu avec certains scrupules, pourquoi ne cherchez-vous pas à réaliser cet énorme bénéfice ?

Je me suis interdit de le faire sans le concours de mon associé, et, si bas que je sois tombé, à vos yeux comme aux yeux du monde, je veux tenir ma parole… J’ai eu tort, Fanny, de vous donner un semblable conseil ; je n’en avais pas le droit, et je vous prie d’oublier mes paroles.

En même temps il jeta un coup d’ail dans la cour afin de s’assurer que le tilbury était attelé, et se mit en devoir de passer dans sa chambre pour s’habiller.

— Vous allez sortir ? demanda Fanny.

— Colman attend à la Bourse les nouvelles qui viennent d’arriver, et il faut que je me hâte… Ah ! Fanny, vous avez été bien injuste envers moi aujourd’hui ! Cependant vos observations au sujet de Colman ne seront pas perdues ; je vais le voir, lui demander certaines explications… J’espère, à mon retour, vous trouver moins déraisonnable et plus gaie.

Il lui donna distraitement un baiser sur la main et sortit à pas précipités.

Après son départ, Fanny retomba dans ses rêveries.

— Allons ! murmurait-elle, je crois qu’il commence à être aussi las de moi que je suis lasse de lui… Mais il a du moins pour se distraire la lutte et le danger ; au lieu que moi… s’il savait de quoi je serais capable pour mettre fin à l’ennui qui me ronge !