Conclusion.


Deux mots pour expliquer comment Fleuriot, que nous avons laissé gisant avec Cransac dans les landes de Bordeaux, rentrait paisiblement à Puy-Néré en compagnie de sa mère et de sa sœur.

On se souvient que des gendarmes, lancés à la poursuite du vicomte, étaient arrivés sur le théâtre du combat peu d’instants après la double catastrophe. Ils avaient cru d’abord que les deux adversaires étaient morts ; mais ils n’avaient pas tardé à reconnaître que l’un et l’autre conservaient un reste de vie. On avait donc bandé les blessures tant bien que mal avec du linge tiré des valises ; puis on avait mis à réquisition, dans la ferme la plus rapprochée, une charrette garnie de paille, sur laquelle Cransac et Fleuriot avaient été déposés. Enfin à cette charrette on attela les chevaux qu’on avait trouvés errants sur la lande, et on conduisit les blessés à un gros village situé à une lieue de là, où ils reçurent les secours d’un médecin.

Ces secours, comme nous le savons, avaient été inutiles pour l’un d’eux. Bien qu’on fût parvenu à ranimer Cransac, une fièvre ardente s’était emparée de lui, tout en lui laissant des intervalles lucides dont la justice avait su profiter, et il était mort le troisième jour après le duel. Quant à Fleuriot, quoique sa blessure parût au premier abord non moins dangereuse que celle du vicomte, elle ne devait pas avoir un résultat aussi funeste. La vigueur de sa constitution, les bons soins de sa mère et de sa sœur que l’on s’était empressé de mander, triomphèrent du mal. Après une convalescence assez longue, Raymond avait été en état de comparaître comme témoin devant le tribunal de Bordeaux, et, le jugement prononcé, il revenait à sa demeure habituelle avec sa famille.

À la vue de Georges Vincent, Lucile rougit et poussa un cri de joie ; mais avant qu’elle eût pu prononcer une parole, elle se sentit enlever dans les bras de son robuste fiancé, qui lui appliqua deux baisers, aux applaudissements de la galerie. Puis la maman Fleuriot fut embrassée à son tour ; et Raymond lui-même reçut une accolade qu’il rendit avec cordialité, mais non sans une sorte de tristesse. Enfin Bascoux, qui rôdait autour des arrivants, ne put résister au désir de sauter au cou de son supérieur.

Ce ne furent d’abord que des mots entrecoupés, des témoignages d’affection échangés rapidement. Mais peu à peu on se calma et on s’occupa de s’installer au logis. Les bagages furent apportés dans la maison ; mais on congédia le voiturier et on entra dans la salle basse, où, grâce à la mère Bascoux, tout se trouvait en parfait état.

Une heure plus tard, la famille Fleuriot et Georges Vincent étaient assis autour d’une table chargée de mets simples mais abondants, tandis qu’un grand feu flambait joyeusement dans l’âtre. L’inspecteur et les deux dames paraissaient fort gais, tandis que Raymond conservait quelque chose de son ancienne taciturnité, ce qui, plusieurs fois pendant le cours du dîner, lui attira quelques timides reproches de sa mère et de sa sœur. À la vérité, Vincent lui-même, tout en se montrant affectueux pour son subordonné, ne cachait pas une sorte de réserve cérémonieuse, et il lui arriva, en causant, d’appeler son futur beau-frère « Monsieur Fleuriot. » Cette dénomination souvent répétée finit par frapper l’employé au télégraphe.

— Ah ! monsieur l’inspecteur, dit-il en soupirant, je devine où tend cette politesse pointilleuse à mon égard… Malgré votre amitié pour moi, je suis en disgràce auprès des chefs !

— Avec votre permission, monsieur Fleuriot, répliqua Vincent qui souriait, vous ne devinez rien du tout… Mais réellement n’avez-vous reçu aucune nouvelle de l’adminis tration pendant votre maladie ?

— Aucune, répliqua Raymond avec quelque amertume ; pendant que j’étais alité à cause de ma blessure, on a fourni largement à mes besoins et à ceux de ma famille ; mais je n’ai reçu aucune communication… Seulement, à Bordeaux, où j’étais appelé en témoignage dans le procès qui vient de se juger, M. R*** m’a transmis, au nom du directeur général, l’invitation de me rendre à Puy-Néré, pour achever de m’y rétablir « en attendant de nouveaux ordres. »

— Eh bien, ce sont ces nouveaux ordres que je vous ap porte, monsieur Fleuriot ; et ils ne sont peut-être pas ce que vous imaginez… Mais quoique les yeux de mademoiselle Lucile petillent d’impatience, j’aurai le courage de vous laisser tous languir jusqu’à ce que vous m’ayez dit le résultat du procès. J’arrive de Paris, et je ne sais que très vaguement ce qui s’est passé là-bas.

— L’affaire n’a pas présenté de difficultés sérieuses, répondit Raymond ; l’administration des télégraphes et la justice, afin d’éviter un scandale inutile, ont écarté de la cause tous les faits se rapportant à mon livre des signaux. Restaient à juger les fraudes opérées sur notre ligne télé graphique. Cransac, en mourant, avait reconnu sa culpabilité, sans vouloir toutefois, par un reste de générositė, nommer aucun de ses complices. Brandin, de son côté, avouait tout ; mais il n’avait jamais eu de rapports qu’avec Cransac, et ne connaissait aucune des autres personnes qui avaient profité de ses malversations. Aussi Brandin a-t-il été condamné à quelques années de prison seulement, à raison du repentir qu’il témoignait, et les autres accusés ont été renvoyés absous.

— De plus, ajouta Lucile avec vivacité, mon frère a reçu les félicitations du président pour l’intelligence et le dévouement dont il a fait preuve dans cette affaire, et l’auditoire tout entier a approuvé ces éloges.

— Ils étaient bien mérités en effet, reprit Vincent, et je dirai plus tard à M. Fleuriot… Ainsi donc Colman et Fanny Grangeret ont été acquittés ? Cela ne m’étonne pas de ce Hambourgeois madré qui sait si habilement se retourner ; mais cette intrigante qui nous a trompés et qui tranchait ici de la dame châtelaine…

— On a remarqué, dit Lucile en baissant les yeux, que mon frère parlait d’elle avec une réserve indulgente.

Fleuriot rougit.

— Je ne pouvais oublier, répliqua-t-il avec embarras, que cette femme, si peu estimable qu’elle fût d’autre part, avait été admise dans l’intimité de ma famille, dans la tienne, ma sœur ; et ces souvenirs, que je déplore pourtant, ont été une sauvegarde pour elle. D’ailleurs, si elle est coupable, elle a été suffisamment punie par deux mois de captivité…

— Bah ! bah ! mon cher Fleuriot, dit Georges Vincent, réservez votre pitié pour les personnes qui en sont plus dignes. Les femmes telles que Fanny Grangeret ne manquent jamais de compensations dans leurs chagrins, de protecteurs dans leurs disgrâces. Déjà, je le gage, celle-ci a su tirer le meilleur parti possible de ses infortunes.

— On prétend, reprit madame Fleuriot, que le jour même du jugement, elle est partie pour l’Italie, dans une belle voiture de poste, en compagnie du banquier millionnaire.

— Quand je disais ! s’écria l’inspecteur.

— Comme on est trompé ! murmura Lucile.

Cette conversation semblait mettre Raymond au supplice. Vincent finit par s’en apercevoir, et reprit brusquement :

— À mon tour, monsieur Fleuriot… On s’est beaucoup occupé de vous à Paris, et j’ai reçu pour vous, des mains de notre directeur général, un paquet que voici.

Il tira de sa poche une grosse et lourde lettre munie d’un large cachet rouge.

Fleuriot la prit avec étonnement et après un moment d’hésitation rompit l’enveloppe d’où s’échappèrent plusieurs papiers. Il les parcourut avidement ; bientôt il ne put retenir un cri de surprise et de joie.

— Qu’y a-t-il donc, mon frère ? demanda Lucile.

— Lis haut, Raymond, s’écria madame Fleuriot, lis haut, je t’en supplie.

Mais Raymond semblait incapable de cet effort ; il riait, il pleurait en prononcant des paroles sans suite.

— Avec votre permission, madame Fleuriot, reprit Georges Vincent, je vais lire pour lui… D’ailleurs je sais de quoi il retourne, bien qu’on m’ait recommandé le secret… Voici la lettre autographe du directeur général :


Monsieur Raymond Fleuriot,


« Je suis extrêmement satisfait du dévouement dont vous avez fait preuve pour défendre l’honneur et les intérêts de mon administration. Pendant qu’un autre employé se couvrait de honte, vous avez donné un éclatant exemple d’intelligence, de courage et d’énergie ; vous avez bien mérité de vos collègues et de moi.

« On m’a remis le livre des signaux en possession duquel a vous êtes rentré au risque de votre vie. Vous avez dit vrai en vous déclarant l’auteur du nouveau système de télégraphie en usage depuis deux années, et j’ai frappé avec sévérité le chef indigne qui, abusant de votre confiance, s’était attribué votre utile découverte.

« En récompense de vos services exceptionnels, je vous ai nommé directeur des télégraphes à la résidence de Tours. Vous trouverez ci-joint, avec les pièces qui vous confèrent ce titre, un mandat sur le receveur général de votre département pour vous couvrir des dépenses faites dans l’intérêt de l’administation.

« Signé, X***, directeur général. »


On s’expliquera sans peine l’enthousiasme de tous les assistants à la suite de cette lecture.

— Mon frère, est-il possible ? s’écriait Lucile transportée ; un poste si éminent à toi, qui naguère encore… Directeur ! on te nomme directeur !

— Et à Tours encore ! ajouta madame Fleuriot : dans notre chère Touraine, ce pays béni où vous êtes nés et où je voudrais mourir !

Fleuriot passait des bras de sa mère dans ceux de sa sœur. Il ne pouvait prononcer une parole, tant l’émotion le suffoquait. Georges, qui lui-même avait essuyé furtivement plus d’une larme, dit avec une humilité joviale :

— Monsieur le directeur voudra-t-il bien m’accorder sa protection : car il ne s’arrêtera pas là, j’imagine ; notre directeur général est si entiché de lui qu’on ne tardera pas sans doute à lui donner le poste éminent qu’occupait Ducoudray, et je désire m’assurer d’avance……

— Vincent, mon cher Vincent, dit Fleuriot, en l’embrassant à son tour, voilà donc pourquoi vous me traitiez d’une manière si cérémonieuse ?

— On connaît son devoir et le respect que l’on doit à ses supérieurs… Qui sait maintenant, ajouta Georges en lançant un regard oblique à Lucile, si la sœur d’un directeur des télégraphes voudra donner sa main à un simple inspecteur tel que moi ?

— Mais vraiment, monsieur, répliqua Lucile avec raillerie, je devrais y regarder à deux fois.

Toute la famille s’abandonnait à ses joyeux transports quand Bascoux, qui avait disparu depuis quelques instants, rentra suivi de Morisset. L’un et l’autre étaient haletants d’avoir couru.

— Pourquoi n’êtes-vous pas à votre service, Morisset ? demanda Vincent ; pourquoi avez-vous quitté le télégraphe ?

— Ah ! je vas vous dire, monsieur l’inspecteur ; ceux de Paris ont signalé une heure de repos. Pour lors, comme le petiot est venu me narrer l’événement de la chose…

— À la bonne heure ! Eh bien ! que voulez-vous ?

— Si vous le permettez, monsieur l’inspecteur, il s’agit pour le moment de M. Fleuriot que voici… Et je veux vous dire, monsieur Fleuriot, que je suis bien content de votre retour… Et puis vous êtes nommé directeur, et j’en suis bien content ; et aussi je suis bien content que M. l’ins pecteur se marie toujours avec la petite demoiselle… Mais surtout de ce que vous êtes encore vivant ; car enfin, si vous étiez mort, comme on le disait, si vous étiez mort pour de vrai…

— Dans ce cas encore il y aurait de l’avancement pour les autres, acheva Georges avec ironie ; n’est-ce pas cela, Morisset ?

Morisset demeura un peu déconcerté.

— Oh ! comme vous dites cela, monsieur l’inspecteur ! poursuivit-il ; le vrai de la chose est que nous sommes tous de francs lurons au télégraphe de Puy-Néré ; le seul gredin était ce noble qui payait si généreusement les chiens quand il les tuait… Oh ! pour cela, il payait bien les chiens ! Mais puisqu’on l’a tué lui-même, il ne devait pas valoir plus qu’eux… Quant à la jolie dame si bien habillée, je ne sais trop ce qu’il faut en penser… Et je penserai comme mes chefs qui en savent plus long que moi.

Laissons cela, Morisset, interrompit Fleuriot ; le passé ne peut éveiller d’agréables souvenirs pour personne, le mieux est de l’oublier… Ah çà ! mon cher Vincent, puisque je quitte le poste de Puy-Néré, vous allez, j’espère, nommer Morisset chef de la station et Bascoux employé définitif ?

Les figures de Morisset et de Bascoux resplendirent de bonheur.

Je suis aux ordres de M. le directeur, répliqua Vincent, et je demanderai volontiers la promotion de Bascoux ; quant à Morisset…

— Mon Dieu ! c’est un excellent employé ! dit Fleuriot avec un sourire triste.

Un mois plus tard, l’inspecteur Georges Vincent épousait Lucile, et le lendemain même du mariage, toute la famille partait pour Tours, où elle devait résider désormais. Lors que le télégraphe électrique est venu remplacer le télégraphe aérien, Raymond Fleuriot occupait un des postes les plus éminents dans cette administration à laquelle il avait rendu tant de services.


FIN.