La taverne du diable/Texte entier

Éditions Édouard Garand (22 Voir et modifier les données sur Wikidatap. Couv-75).



LA TAVERNE DU DIABLE


Grand roman canadien historique inédit


par


Jean Féron


Illustrations d’Albert Fournier



« LE ROMAN CANADIEN »
Éditions Édouard Garand
153a rue Ste-Élisabeth, 153a
Montréal.



I

LA LÉGENDE


Qui de vous, amis lecteurs, se souvient de la Taverne du Diable, sise en la ville basse de la bonne cité de Québec à l’époque où les Américains, presque maîtres du Canada, étaient venus faire le siège de l’ancienne citadelle de la Nouvelle-France ?…

Si peu de vous se rappellent cette légende, si peu en ont entendu parler, il faut vous en prendre à nos historiens qui négligèrent — oh ! sans que cette omission ait tiré à conséquence — de mentionner en leurs narrations ce « Public House » qui fut célèbre durant au moins vingt-quatre heures, parce qu’il fut l’endroit où se consomma, pour ainsi dire, la défaite des Américains. Qu’on n’oublie pas cette maison de la basse-ville en laquelle le capitaine Laws avait surpris un groupe d’officiers américains en train d’y tenir conseil. Cette maison, que notre illustre historien François-Xavier Garneau mentionne en son histoire de notre beau pays, c’était précisément cette Taverne du Diable. Elle fut donc historique… elle eut donc sa célébrité… et l’on ne nous taxeras pas, espérons-le, d’imaginatif exagéré.

Mais l’on pourrait fort bien nous accuser d’avoir copié, ou — ce qui serait bien pis — d’avoir plagié certain romancier français du 18e siècle, dont nous avons à notre plus grande confusion perdu le nom, et qui, dans son roman, parle de certaine Taverne du Diable fort célèbre en son temps. Si notre bienveillant lecteur se rappelle la dite Taverne de ce dit romancier, nous le prierons de ne pas confondre avec notre Taverne du Diable de la ville de Québec. Car, expliquons-nous, cette Taverne du Diable de ce conteur français était située en l’excellente ville de Toulon, du beau royaume de « doulce France ». Il y a donc nuance entre les deux Tavernes, pour ne pas parler de l’espace énorme qui les séparait. Mais si les titres ou les noms se ressemblent, nous sommes prêts à jurer, front levé, que le récit n’en est pas du tout le même.

Disons encore, pour plus de précision, que notre Taverne du Diable n’a existé, à proprement parler, que sous le gouvernement de Guy Carleton alors que les Canadiens l’avaient tout d’abord désignée sous ce nom : « La Taverne des Anglais ». Pourquoi ?… Parce qu’elle était tenue par un anglais, John Aikins, que les matelots surnommaient par plaisanterie « Sir John », et parce que, aussi, elle était plus particulièrement fréquentée par les soldats, miliciens et matelots anglais. Rarement voyait-on un canadien se hasarder, seul, en cette taverne ; ce n’était point bon pour sa santé : il y était exposé à un coup de poignard ou à une balle de pistolet. Car, il faut vous dire bien franchement que les Canadiens, nos pères, n’étaient guère aimés des Anglais de cette époque ; mais il faut bien ajouter, sans vouloir rien dire de mal, ô mon Dieu ! que nos pères le leur rendaient bien… ils n’aimaient guère non plus ces Anglais-là !

Tout de même, pour être juste, disons que Carleton, bon diplomate et habile tacticien, sut par une politique adroite et quelque peu bienveillante réconcilier un tant soit peu les deux races. Et dame ! de race à race, cela marchait toujours un peu, mais d’individu à individu, il y avait souvent tracas, injures, bagarres, horions, et, sans vouloir vanter nos illustres pères, l’avantage ne restait pas toujours aux Anglais.

Donc, la Taverne du Diable ne voyait jamais un canadien s’y venir désaltérer, hormis un seul individu. Mais il faut vous dire de suite que cet individu possédait un œil qui voyait clair, et qu’il avait une taille qu’on regardait à deux fois avant de s’y coller. Cet individu s’appelait d’un nom bien commun parmi les mortels… Jean Lambert.

Il ne faut pas confondre notre Jean Lambert avec les autres Lambert, si toutefois il y avait d’autres Lambert en Canada. Une chose certaine, parmi la population de cinq mille âmes que contenait alors la ville de Québec, c’était l’unique Lambert qu’on y connût.

Et l’on ne lui savait ni père, ni mère, ni frère, ni sœur. Des bonnes gens — qui l’aimaient pour son caractère loyal et sa belle attitude — disaient, pour plaisanter, qu’il était venu au monde comme un champignon, ce Jean Lambert. Ils avaient peut-être raison, dame… on ne sait jamais ! Mais on pouvait admettre avec vérité que c’était un superbe champignon que ce Jean Lambert, comme aura le plaisir de le constater notre lecteur au cours de ce récit qui, tout légendaire qu’il peut apparaître de prime abord, n’en est pas moins vrai selon les histoires du temps.

Pour terminer ces explications, nous nous permettrons de décrire brièvement l’endroit où s’élevait la Taverne du Diable à l’époque du siège de Québec par Montgomery et Arnold.

C’était une forte construction à deux étages surmontés d’un toit à trois pignons peinturés d’un rouge écarlate. Le rez-de-chaussée de la Taverne était construit de bois rond, fortes pièces collées les unes contre les autres perpendiculairement ; les joints avaient été enduits d’une espèce de mortier fait d’un mélange de sable, d’argile et de paille hachée. Sur ce rez-de-chaussée les deux étages supérieurs avaient été élevés en planches brutes lavées à la chaux. Les fenêtres étaient protégées par des volets peints d’un rouge sang-de-bœuf. Cette construction présentait un aspect sordide et lugubre. Pour enseigne elle offrait au passant une toile sur laquelle un peintre anglais avait tracé le portrait d’un rude matelot portant une ancre énorme sur ses épaules, et la Taverne avait été dénommée « The Sailor’s Inn ». Mais, comme nous l’avons dit, plus tard les Canadiens l’avaient appelée « La Taverne des Anglais », puis « La Taverne du Diable ».

Elle était située en arrière de la rue Champlain, accotée presque contre le cap. De fait, elle n’en était séparée que par un étroit passage… et ce passage continuait de longer la paroi du promontoire jusqu’à son extrémité vers Près-de-Ville. Au-dessus de la Taverne, mais un peu à l’est, se dressait la silhouette formidable du Château Saint-Louis.

La Taverne était séparée de la rue Champlain par un autre passage étroit qu’on désignait alors sous le nom de « Ruelle-aux-Rats ». Pourquoi ?… Nous n’avons pu en découvrir le motif ou la cause. Peut-être était-ce à cause tout simplement de son peu de largeur, ou de sa saleté !… Tout à l’entour était groupé un amoncellement, pour ainsi dire, de huttes, de baraques, de masures qui abritaient de pauvres artisans, des mendiants, quelques femmes interlopes, et des matelots et miliciens. Ce n’était pas le quartier des hauts bourgeois, et pourtant il y vivait d’honnêtes ouvriers qui, trop pauvres pour avoir pignon sur rue, se voyaient bien forcés de domicilier dans ces masures. Ce sont donc ces honnêtes ouvriers qui, à cause de vacarmes infernaux dont retentissait, la nuit, la Taverne des Anglais, l’avaient appelée « La Taverne du Diable ».

Mais qui aurait supposé qu’en cette Taverne du Diable vivait un ange !… Un ange ?… Du moins l’être en avait bien l’apparence ! Cet ange… c’était la fille unique de John Aikins, tenancier de cette Taverne, c’est-à-dire Miss Tracey Aikins. Miss Tracey était une grande fille rousse, délurée, hardie, et regardant un homme en plein dans les yeux, mais bonne enfant, à ce qu’on disait, et très jolie, très aimable, presque séduisante, et fiancée à un neveu du grand marchand de la haute-ville, Lymburner. Car Lymburner et John Aikins étaient deux grands amis… les doigts de la main ! Or, Lymburner s’étant intéressé au sort futur de son neveu, jeune ingénieur militaire, avait arrangé les plans d’un futur mariage entre ce neveu et la fille du tavernier. Cet ingénieur avait trente ans, Miss Tracey en avait dix-huit. Et ajoutons, pour la meilleure compréhension des faits qui vont suivre, que ces quatre personnages formaient un quatuor très partisan de l’indépendance des États américains.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’était mardi, le 7 novembre, de l’année 1775.

Deux paysans canadiens de Saint-Michel avaient signalé l’approche des troupes du colonel américain, Arnold, et ils étaient aussitôt accourus à Québec pour en prévenir les autorités militaires.

Cette nouvelle avait causé un grand émoi parmi la population, émoi qui s’était changé, le lendemain, en consternation, lorsqu’on avait vu apparaître sur les hauteurs de Lévis une forte troupe américaine. Et pourtant cette troupe avait été fort réduite en nombre par les traînards laissés en chemin le long de ce parcours formidable qu’avait dû suivre Arnold de l’État du Massachusetts à travers le New-Hampshire, le Maine, par des chemins à peine tracés, impossibles, et surtout par le passage des monts Alléghanys. La troupe, une fois en face de Québec, n’atteignait pas mille hommes. Seulement, les deux paysans canadiens, par exagération involontaire, avaient établi le nombre des soldats américains à trois et quatre mille.

Or, Québec n’était nullement préparée à recevoir, encore moins à repousser une telle masse d’hommes et qu’on disait pourvue d’une artillerie redoutable. Québec était d’autant moins préparée que ses principaux chefs lui manquaient.

Carleton et ses lieutenants s’étaient rendus à Montréal pour repousser le général Montgomery qui s’était déjà emparé du fort Saint-Jean, et qui menaçait d’envahir tout le pays et de le soumettre. Carleton, malheureusement, n’avait pu accomplir le prodige qu’on avait un moment attendu de lui.

La ville de Québec, à l’arrivée de ces Américains, se trouvait sans chefs presque et sans beaucoup de soldats. Par contre, elle était approvisionnée d’une bonne quantité de munitions de guerre et de provisions de bouche, et avec des soldats en nombre suffisant elle pouvait soutenir un long siège. Ses murs étaient, du côté nord, garnis de mortiers et de canons ; du côté de la rivière Saint-Charles avait été disposée une batterie de grosse artillerie ; du côté Sud, le bastion du fort Saint-Louis menaçait le fleuve. La basse-ville n’était pas moins bien défendue par un système de palissades armées, de barrières et de barricades protégées des canons et mortiers et surveillées par des détachements de miliciens et de matelots.

La ville se trouvait donc, à l’apparition des Américains, en bonne posture de défense, et sa population aurait pu se croire en parfaite sûreté.

Malheureusement, pour mettre en œuvre toute cette machine de guerre il fallait des têtes et des bras, et le désaccord qui régnait parmi les esprits empêchait toute participation en bloc. La division régnait en maîtresse ; la moitié, pour ne pas dire davantage, de la population formait des vœux pour le succès des armées américaines. Des Anglais et des Canadiens voulaient qu’on ouvrît les portes de la ville aux généraux Montgomery et Arnold, avec l’espoir de voir tout le pays passer sous les lois si humanitaires, mais peut-être fallacieuses, proclamées par les agents de Washington.

La défection était donc à redouter.

Plus que cela… il y avait la trahison !

La trahison ?… Oui, elle était là entre les murs de la ville, elle veillait, elle guettait le moment opportun.


II

MISS TRACEY AIKINS


John Aikins, tenancier de la Taverne du Diable, et sa fille, Tracey, avaient été les premiers à apprendre l’arrivée, sur la rive sud du fleuve, de l’armée américaine conduite par le colonel Arnold.

Dans l’après-midi de ce jour, la Taverne était remplie de dignes buveurs de la grande Albion, pour la plupart miliciens et matelots, et John Aikins, sa fille et les quatre serviteurs ne cessaient de courir d’un client à l’autre. Miss Tracey était la plus occupée de tous, car les matelots préféraient être servis par ses mains blanches et fines. L’on entendait par-ci par-là des coups de sifflet ou des chocs de poings contre les tables avec ces paroles « Here, Miss Tracey !… »

La jeune fille accourait, souriante.

Elle avait à peine reçu la commande de ces clients, qu’un autre « Here, Miss Tracey » retentissait dans un angle éloigné de la grande et sombre salle.

Naturellement, la jeune fille ne pouvait répondre à tous les appels à la fois ; alors, le client impatienté appelait en hurlant :

— Sir John… over here, Sir John !…

Et « Sir John », gros, gras, rubicond, suant, soufflant, accourait en tirant nerveusement ses favoris roux, puis repartait pour aller quérir les eaux-de-vie commandées.

La conversation n’était qu’un hurlement coupé d’épais éclats de rire et de jurons. Là où on ne parlait pas, on découvrait des matelots penchés sur une table sur laquelle ils jetaient des dés. Ceux-là, pour un pari à boire, appliquaient toute leur habileté à faire danser des dés crasseux.

Le perdant jetait un juron, puis hurlait à travers la salle :

— Here, Miss Tracey… four cups o’beer !

Mais la nouvelle que des troupes américaines venaient d’apparaître en arrière des hauteurs de Lévis créa une véritable panique, et en moins de cinq minutes la taverne se trouva complètement déserte, les matelots courant aux nouvelles en d’autres quartiers de la ville ou en d’autres tavernes. John Aikins, après avoir congédié les serviteurs dans la cuisine, put enfin prendre un moment de répit.

— Well, Tracey, dit-il en se vidant dans l’abdomen un immense bock de bière mousseuse, je suis content de savoir qu’Arnold est près de Québec ; enfin, nous allons en avoir fini avec la « old mother-country ! »

— Connaissez-vous, père, le major Lucanius qui accompagne comme ingénieur le colonel Arnold ?

— Non. Mais Lymburner m’en a parlé.

— Quelle sorte d’homme est-ce ?

— Lymburner m’a affirmé que c’était un « jolly old fellow ».

— Comment est-il de physique ? demanda encore Tracey.

— Oh ! oh ! sourit « Sir John », est-ce que ce major Lucanius, par hasard, aurait l’heur de vous plaire, mademoiselle ?

— Nullement… je ne le connais pas même. Je vous demande comment il est ?…

— Et si je réponds qu’il est beau ?…

— Tant pis… il ne saura me trouver belle !

— Et si je dis qu’il est laid ?…

— Tant mieux… il me trouvera séduisante !

— Et s’il te trouve séduisante ? interrogea encore John Aikins en tirant fortement ses favoris roux et en lorgnant sa fille d’un regard perplexe et inquiet.

— Je l’aborderai plus facilement… sourit Miss Tracey.

— Ah ! diable, s’écria le tavernier avec une sorte d’ahurissement, oublies-tu déjà le neveu de Lymburner, Jim Rowley ?

— Mais non… vous ne me comprenez pas ! fit avec une moue d’impatience la jeune fille qui secoua les boucles rousses de ses cheveux.

— Explique-toi… for King’s sake !

— Lymburner ne vous a-t-il pas informé que j’étais chargée de remettre au major Lucanius le plan militaire préparé par Jim ?

— Le plan… le militaire de quoi ?

— Hé !… le plan de la ville de Québec ! Quel autre plan voulez-vous que ce soit ?

— Ah ! c’est juste !

— Comprenez-vous ?

— Non… parce que je croyais que Lymburner lui-même voulait se charger de cette mission délicate et périlleuse.

— Eh bien ! il a pensé qu’elle était trop périlleuse, sinon trop délicate ! se mit à rire Miss Tracey.

— Vas-tu m’apprendre, demanda avec un regard sévère John Aikins, que Lymburner t’aurait chargée de cette mission importante ?

— Ne comprenez-vous pas, père, qu’il a ici des affaires qu’il ne saurait compromettre ?

— Et toi ?… fit avec étonnement Aikins.

— C’est moi qui me suis offerte pour le remplacer.

— Oh ! good Heavens ! qu’est-ce que tu me dis là ! s’écria avec un geste furieux le tavernier.

Disons que le tavernier adorait sa fille, et que pour rien au monde il ne l’eût voulu exposer à quelque danger.

Miss Tracey, qui connaissait le caractère de son père comme son amour paternel pour elle, s’empressa de répliquer en flattant les favoris de John Aikins :

— Poor old dad ! comprenez donc qu’une femme passe toujours là où ne sauraient passer cent hommes… et cent hommes bien armés encore ! On ne se méfie jamais d’une femme, encore moins d’une jeune fille dont la réputation est excellente et qui se trouve être de bonne famille.

— Telle Miss Tracey Aikins !… sourit avec orgueil le tavernier, qui aimait se dire issu d’une excellente famille, laquelle avait occupé de très hautes charges en Angleterre, au temps des premiers Tudor, ce que nous ne pouvons lui dénier, et qui se gourmait terriblement à s’entendre appeler « gros comme le bras » Sir John !

— Oui, père, telle Miss Tracey ! répliqua la jeune fille en redressant la tête avec une certaine vanité.

— Well, Tracey, here’s to your luck !

John Aikins avala à longs traits un second bock de bière.

— Et puis, reprit Miss Tracey, ne puis-je contribuer selon mes aptitudes et mes capacités à la victoire des Américains ?

— Certes, certes, admit le tavernier, en regardant sa fille avec admiration.

— Car, la victoire des Américains, ne l’oubliez pas, sera en même temps notre victoire à nous !

— Sûre… sûre… Tracey. Mais il faudra être prudente !

— Fiez-vous à moi, old dad !

— Les portes de la ville sont bien gardées, insista John Aikins.

— Je les ferai ouvrir.

— Ce n’est pas facile de les ouvrir autant que de le dire !

— Je trouverai bien le moyen. Comme je vous l’ai dit, là où ne passerait pas l’homme le plus audacieux, le plus adroit, une jeune fille comme moi se glissera comme une ombre insaisissable. Mais tenez, voici justement Mr. Lymburner !

Un personnage dépassant l’âge mûr, de haute taille, portant de longs favoris gris, et tout vêtu de noir, accourait essoufflé et criant :

— Ho ! John… ho ! John… savez-vous… savez-vous « the good news ? »

Le personnage se laissa choir sur un siège près de la table à laquelle s’accoudait John Aikins.

Celui-ci se mit à rire.

— La nouvelle vous a surpris, hein, Lymburner ?

— By the good Lord ! j’ai failli en mourir… mais en mourir de joie ! Damned Arnold !… Je le croyais encore à cent lieues, et je le maudissais de ne pas arriver alors que la ville pouvait être prise d’une seule main…

— Hein ! d’une seule main ! s’écria Aikins avec étonnement.

— Eh, oui, tandis que Carleton est à Montréal où il se fera manger tout cru par le général Montgomery.

— Ho ! ho ! true… indeed ! s’écria le tavernier.

— Ah ! ce que je l’ai maudit ce damned Arnold ! reprit Lymburner avec une joie exaltée. Mais enfin…

Il s’interrompit pour tirer une tabatière en argent et pour y prendre une pincée énorme de tabac qu’il aspira violemment ; puis il essuya vivement ses narines avec un mouchoir à carreaux gris et noirs.

— Mais enfin il est là ! fit avec triomphe John Aikins.

— Oui… mais nous ne sommes guère avancés, répliqua Lymburner en fronçant les sourcils avec perplexité : mon gueux de neveu qui est allé à Montréal avec Carleton !…

— Pourquoi est-il allé à Montréal avec Carleton ? interrogea naïvement Aikins.

— Il a bien été forcé, good Lord ! Pouvait-il refuser, comme ingénieur militaire, de suivre son général ?

— Vous avez raison, Lymburner. Mais rien ne peut empêcher Arnold durant ce temps de faire ses petites affaires !

— Non ?… vous pensez ?… mais le plan de la ville !…

— Au fait… le plan !

— Le maudit plan ! s’écria Lymburner avec une sourde fureur. Ce maudit plan qu’avant de partir Jim a caché je ne sais où… et que je ne pourrai faire parvenir à Arnold !… Damned Arnold !… Mais ce plan je l’aurai… je le trouverai… Arnold l’aura… sinon j’ouvrirai de mes propres mains les portes de la cité à Arnold… damned Arnold !… Ho !… ce plan….

— Good afternoon, gentlemen ! salua soudain une voix sonore et hardie.

Un jeune homme de haute taille et de très bonne mine, portant l’uniforme de lieutenant des milices, apparaissait dans la taverne, et il sembla à Lymburner que ce jeune homme était là et les avait écoutés depuis cinq minutes au moins.

Le tavernier, le marchand et la jeune fille, s’étaient levés en sursaut pour demeurer un moment inquiets et confus devant le nouveau venu qui avait à ses lèvres minces un sourire sans signification. Mais Lymburner paraissait épouvanté, parce qu’il redoutait que ses dernières paroles n’eussent été entendues de ce jeune homme dont il se défiait.

Mais aussitôt la jeune fille sauvait la situation on s’écriant avec le plus pur accent français :

— Ho !… monsieur le lieutenant Lambert !… venez vous asseoir, monsieur Lambert !

— Miss Tracey… fit le jeune homme en s’inclinant avec une belle courtoisie, j’ai bien l’honneur…

— Que vais-je vous servir, monsieur Lambert ? demanda la jeune fille en conduisant le lieutenant à une table retirée, placée près d’une croisée regardant sur la Ruelle-aux-Rats.

Et la jeune fille, tout en essuyant la table avec le coin de son tablier, mettait sur ses lèvres roses un sourire très accueillant.

— Miss Tracey, répondit le lieutenant Lambert, j’ai soif… et je boirai avidement votre meilleure bière. Oh ! mais, Miss Tracey, ajouta vivement Lambert en prenant une main de la jeune fille, comme pour l’empêcher de s’éloigner de suite, j’allais oublier de vous demander si vous avez appris cette nouvelle ou cette rumeur qui circule depuis deux heures par les rues de la ville ?

— Vous voulez parler de l’arrivée des troupes du colonel Arnold ?

— Oui… mais il y a aussi une autre rumeur qui vient d’éclore, et de celle-là, je parie, vous ne savez rien.

— Non ?… Eh bien ! contez-moi ce que dit cette rumeur.

Lambert se mit à parler bas à la jeune fille, après avoir jeté un rapide coup d’œil du côté de John Aikins et de Lymburner qui, également, s’entretenaient à voix très basse.

Lymburner s’était penché à l’oreille de Aikins pour demander, la voix tremblante d’émoi :

— C’est Jean Lambert, ça ?…

— Oui… sourit John Aikins, un gaillard qui n’a pas froid à l’œil !

Plus bas et se penchant davantage, tandis que son regard s’illuminait de lueurs fauves, Lymburner répliqua :

— Mais on pourrait lui mettre froid au cœur !

— Pensez-vous ? fit John Aikins en frissonnant.

— S’il a entendu mes paroles, John, cet homme sera très dangereux… il est même très dangereux à l’heure qu’il est pour l’exécution à bonne fin de nos projets et pour nos propres existences !

— Parce qu’il est dévoué à Carleton ? demanda naïvement Sir John.

— Damned Carleton ! gronda Lymburner. Et que pariez-vous de dévouement de la part de cet homme à un général anglais ! Allons donc ! ce Lambert est un damned frenchman ! Les Français de ce pays, pas plus que ceux de l’autre, n’ont aucun dévouement pour les Anglais comme Carleton et comme nous !

— À la vérité, s’écria John Aikins, ce garçon est excessivement dangereux !

— Pour notre cause… oui. Mais il servira, l’imbécile, la cause de l’Angleterre avant celle des Américains !

— En ce cas, reprit John Aikins en étouffant sa voix, si ce garçon a entendu vos paroles il est plus que dangereux…

— C’est un ennemi terrible… il faudra s’en défaire au plus tôt !

— Oui… mais comment ? C’est un gaillard, comme vous le voyez !

— To hell !… fit avec mépris Lymburner. Nous avons parmi nos matelots des gaillards qui le valent bien !…

— Il faudra payer ces matelots, dit John Aikins avec une expression de visage qui signifiait clairement que ce n’était pas lui qui ferait les déboursés.

— Je me charge des frais, répondit Lymburner.

— Ça coûtera cher !

— Bah ! Sir John, vous pourrez arranger la chose, si vous voulez vous en donner la peine, pour moins de deux cents livres.

— Deux cents livres… oui, à peu près.

— C’est convenu.

— Well, Sir John, c’est bien entendu… je vais vous régler de suite ce compte de deux cents livres. Mais c’est cher…

— Heu ! heu ! heu !… se mit à rire niaisement John Aikins, tandis que le marchand jetait sur la table une certaine quantité de pièces d’or qui allaient servir à l’assassinat de Jean Lambert qui, en train de causer avec Miss Tracey, était loin de se douter du complot.

Très satisfait, le gros marchand de la haute-ville but un large bock de bière, serra la main du tavernier avec un signe d’intelligence et se retira, après avoir, en passant, ébauché une courte révérence à Miss Tracey.

Celle-ci, tout en observant ce qui se passait et tout en rendant par un sourire la courtoisie de Lymburner, ne perdait pas de son oreille attentive et effrayée à la fois les choses que lui confiait Jean Lambert.

— Hélas, mademoiselle ! je m’étais toujours douté que nous avions des traîtres parmi notre population. Voyez-vous, ce plan qui a été vendu aux Américains…

— Mais êtes-vous bien sûr ? interrogea la jeune fille, qui ne pouvait comprendre comment ce plan qu’elle devait livrer elle-même avait déjà passé aux mains du colonel Arnold.

— Je ne sais rien autre que la rumeur qui circule, comme je vous l’ai dit.

— Oh ! mais ce n’est qu’une rumeur ! fit avec dédain la fille du tavernier.

— Quand il y a fumée, mademoiselle, il y a nécessairement feu !

— À qui le dites-vous… Mais si la chose était vraie, ce serait abominable ! s’écria-t-elle avec une feinte colère.

— Abominable !… C’est indigne, Miss Tracey ! C’est d’une lâcheté… Oh ! mais, gare aux traîtres, gronda Lambert ! Aussi, dès que Carleton sera arrivé…

— Mais s’il était trop tard ?…

— Il ne sera jamais trop tard. Miss Tracey, ajouta Lambert avec un accent énergique et convaincu, jamais, entendez-vous, en dépit de tous les traîtres, malgré tous les lâches que renferme notre ville, jamais ni Arnold ni Montgomery n’entreront dans Québec !

— Je veux bien vous croire, monsieur Lambert. Mais s’ils ont en mains des plans de nos fortifications et de nos défenses…

— Même avec de telles clefs, Miss Tracey, ils n’entreront pas ! Oh ! je ne conteste pas que ces clefs sont pour eux un bel avantage contre nous. Mais je pense que ces clefs ne tourneront pas dans la serrure !

— Je le souhaite ! Oh ! ces Américains, fit avec une moue de mépris la jeune fille… Mais nous… nous sommes de vrais sujets du roi George !

Lambert, qui de temps à autre jetait par la croisée un regard distrait, vit passer devant la taverne une jeune fille, avec un panier au bras. Cette jeune fille, après avoir dépassé un peu la taverne, enfila une ruelle transversale qui communiquait avec la rue Champlain.

— Oh ! pardon, Miss Tracey, fit tout à coup Lambert en se levant. J’oublie une commission importante que j’ai à faire au capitaine Dumas. Au revoir, Miss Tracey !…

— Votre bock de bière ?… cria la jeune fille qui avait oublié de servir le lieutenant.

— En repassant tout à l’heure, Miss Tracey !

Lambert sortit rapidement de la taverne.

La fille du tavernier alla coller son front contre une vitre de la croisée, et vit Lambert courir après une jeune fille qu’elle reconnut. Une excessive pâleur se répandit sur les traits de son visage, ses regards s’illuminèrent rapidement de lueurs farouches, ses lèvres se serrèrent et son sein parut se troubler fortement.

Puis elle murmura, d’une voix étouffée, comme si un sanglot eût serré sa gorge :

— Oh ! c’est celle-là qu’il aime !…

Elle s’écarta de la fenêtre avec un geste farouche…


III

CÉCILE DAURAC


— Cécile ! appela Lambert après avoir quitté la taverne.

La jeune fille ne parut pas entendre. La voix de Jean Lambert avait été étouffée par les bruits divers de la rue Champlain, sur laquelle circulaient toutes espèces de véhicules qui cahotaient terriblement sur le pavé raboteux, et de laquelle partaient quantité de rumeurs qui devenaient de moment en moment des clameurs.

— Cécile ! appela plus fort Lambert qui se mit à courir.

Cette fois la jeune fille s’arrêta net, se retourna, vit le lieutenant et sourit.

— Est-ce toi qui m’appelles, Jean ?

— Ah ! Cécile, à te voir aller, on penserait que tu as des ailes !

— Je suis pressée, Jean !

— Je le vois bien. Où vas-tu ainsi ?

— Chez Jauret, l’épicier.

— Je t’accompagne, si tu veux ?

— Tu n’es donc pas de service aujourd’hui ?

— Oui, mais Dumas m’a chargé d’une mission très importante à accomplir…

— En courant après les filles qui passent ? se mit à rire la jolie petite blonde.

— Justement. Mais avoue qu’il n’y a pas grand mal à courir après celle qui a accepté d’être bientôt notre p’tite femme !

— Ah ! cher Jean… je vois bien que tu sais entendre le badinage.

Et se mettant à rire tous deux, ils poursuivirent leur chemin vers la rue Champlain.

Avant d’aller plus loin il importe que nous présentions à notre lecteur ces deux héros de notre histoire.

Jean Lambert était seul au monde depuis l’âge de dix ans. Un sacristain de Charlesbourg s’était chargé de l’orphelin qui, à quatorze ans, fut envoyé à Montréal à l’école qu’y tenaient les Messieurs de Saint-Sulpice. Au moment où Lambert abandonnait l’école, le sacristain mourut, et le jeune homme, qui venait d’atteindre 18 ans, se mit à faire tous les métiers. Un jour, il entra dans les milices où, s’étant fait remarquer de Carleton, il fut promû au grade de lieutenant. Lambert avait un très gros avantage : il avait eu la bonne fortune d’apprendre à Montréal la langue anglaise qu’il parlait presque à la perfection. Carleton le versa dans la compagnie que commandait le capitaine Dumas, et bientôt le capitaine et le lieutenant furent deux amis intimes. Au contact d’Alexandre Dumas, qui était un homme fort bien instruit, Jean Lambert perfectionna son instruction et agrandit le champ de ses connaissances… Ici, nous prierons notre bon lecteur de ne pas confondre notre Alexandre Dumas avec ce merveilleux conteur du 19e siècle… Ah ! sapristi ! qu’avons-nous à parler du 19e siècle, lorsque nous n’en sommes encore qu’au 18e !… Pardon !… nous reprenons…

Dumas et Lambert étaient deux patriotes, deux cœurs sincèrement canadiens et sincèrement français, qui préféraient vivre sous le régime anglais, c’est-à-dire chez eux, dans leur patrie, que sous le drapeau des États américains. Il est vrai de dire qu’un moment tous deux avaient été fort tentés par les promesses alléchantes du Congrès américain : de Dumas on aurait fait un colonel, alors qu’il n’était que capitaine ; de Lambert on aurait fait un capitaine, alors qu’il n’était que lieutenant ! Mais chez ces deux braves ça n’avait été qu’une passagère faiblesse.

— Moi, je reste dans mon pays ! avait déclaré Lambert.

— Moi aussi ! avait énergiquement répliqué Dumas.

Et Lambert avait ajouté :

— Avec les Anglais on pourra toujours finir par s’entendre, attendu qu’ils ne peuvent nier que nous sommes chez nous ; au lieu que les autres, la première occasion venue ou à leur première fantaisie, pourront nous dire : « Ici nous sommes chez nous, et vous, vous êtes des étrangers… pensez-y bien !… »

Lambert voyait plus clair que bien d’autres de ses compatriotes.

Depuis six mois il s’était fort épris d’une jolie petite blonde, toute menue, toute mignonne, une vraie petite française qui n’aimait ni les Anglais ni les Américains, mais qui adorait les gens de sa race. Ah ! que n’eût-elle fait pour son pays !… Elle s’appelait Cécile Daurac. Elle était la fille d’un petit commerçant qui, comme tant d’autres, avait dû se faire soldat pour la défense de sa patrie, et qui était mort de blessures reçues durant la campagne de 1759. Tout ce qu’il avait laissé à sa veuve et à sa fille, c’était un petit commerce de draps, de toiles, de velours, de dentelles, sur la rue Saint-Pierre, commerce qu’avaient continué sa veuve et sa fille, mais qui ne rapportait guère à cause de la concurrence des gros marchands de la ville haute. Tout de même, ce commerce parvenait à faire vivoter les deux femmes. Leur boutique était une petite construction de pierre dans laquelle un logis convenable avait été aménagé. Il faut dire que si le commerce allait, c’était dû à Cécile qui, jolie, accueillante, gaie, savait attirer maints jeunes hommes qui y venaient acheter, par-ci par-là, quelques dentelles ou quelques velours pour leurs dulcinées. Quelques filles d’artisans y venaient aussi acheter des soies communes et à fort bon marché, ne pouvant se payer les soies luxueuses des grosses boutiques de la haute-ville. C’est là que Jean Lambert avait connu la petite blonde et c’est là qu’il l’avait, un jour, fiancée.

Lambert avait vingt-six ans, Cécile, dix-neuf ans. Ils se trouvaient donc d’âges raisonnables et équivalents.

La seule chose qui clochait un peu, comme disaient certaines commères du voisinage, Lambert et Cécile n’étaient pas tout à fait assortis quant à la taille : car Cécile, de sa tête, n’arrivait pas à toucher l’épaule de son grand Jean. Mais c’est égal, c’étaient deux jeunesses qui pouvaient fort bien s’entendre et se prendre.

— Ah ! mon pauvre Jean ! disait Cécile en cheminant, si tu savais comme la mère est dans les transes depuis ce midi…

— À cause des Américains qu’on dit en arrière de Lévis ?

— Tout juste. Elle s’attend qu’on va être bombardés dès la nuit prochaine, et elle a commencé à emménager les marchandises dans la cave.

— Elle se presse bien.

— C’est ce que je lui ai dit… mais elle ne veut rien entendre. « Il ne faut pas prendre de risques, m’a-t-elle dit, les boulets peuvent commencer à pleuvoir avant la nuit ! Ah ! ces gueux d’Américains… ne pouvaient-ils rester chez eux !… »

Et Cécile en riant très fort, ajouta :

— Jean, c’est vraiment très drôle de l’entendre !

— Et tu ris de cela, toi ? sourit Jean Lambert.

— Bon, penses-tu, mon grand, que je vais me mettre à pleurer ? Tu sais bien, puisque tu prétends me connaître, que l’arrivée de ces Américains ne m’effraye pas le moins du monde. Et veux-tu savoir autre chose ?

— Voyons !

— J’irais à tes côtés derrière les barricades.

— Quand les Américains seront de l’autre côté ?

— Quelle sotte question ! se fâcha Cécile. On sait bien… quand les Américains y seront !

— Petite folle ! qu’est-ce que tu y ferais ?

— Oh ! peu de chose, je sais bien. Tout de même, j’aurais toujours le plaisir de me faire tuer pour mon pays !

— Brave petite fille ! fit Lambert avec admiration.

— Ensuite, mon Jean, je ne suis pas une petite fille ! Et Cécile, avec une petite moue de défi, haussa sa tête à l’épaule de Lambert.

— C’est bon, sourit Lambert, tu es une charmante petite femme, et je t’aime bien.

— C’est vrai, au moins ?

— C’est si vrai que je suis là, tu sais, et que je ne permettrai pas, lorsque les Américains…

— Qu’est-ce que tu ne permettras pas ?

— D’aller te fourrer le nez derrière les barricades.

Cécile se mit à rire à pleine bouche.

— Ensuite, ma mie, reprit Lambert très sérieux, tu ne seras pas même en ville lorsque les Américains seront autour… s’ils y viennent jamais !

— Non ?…

— J’irai, auparavant, vous conduire ta mère et toi, à Charlesbourg, dans la petite maison que m’a léguée le père Dussaut.

— Le vieux sacristain ?

— Oui. C’est tout ce que je possède, avec le petit lopin de terre qui y est attenant, mais c’est à toi comme à moi, tu sais ? Et comme tu le vois d’ici, cette petite propriété te deviendra utile.

— Mais je n’irai pas !

— Non ?…

— Jamais !

— Tu vas rester ici, même si des Américains assiègent la ville ?

— J’y resterai sûrement !

— Tu veux donc te faire tuer à tout prix ?

— Je veux voir ça.

— Tu es folle !

— Mon père a vu le siège de 1759, et moi j’étais alors trop jeune ; mais celui-ci, je veux le voir.

— Mais observe que ton père y a reçu des blessures qui lui ont été fatales.

— Qu’est-ce que cela prouve ? Suis-je morte, moi ? Ma mère est-elle morte ?… Et pourtant ma mère s’en souvient et elle me dit souvent que ce n’était pas drôle ! Tout flambait à la haute-ville… ici tout s’écroulait sous les boulets des Anglais. Il y avait des navires droit en face de nous, et souvent les boulets, tirés trop bas, ricochaient contre le cap et tombaient sur les toits des maisons.

— Aussi, avez-vous passé proche de la mort !…

— Deux boulets seulement ont défoncé le toit de notre maison… Nous étions dans la cave… Oh ! je ne m’en rappelle pas beaucoup, je n’avais que quatre ans. Mais ma mère, je te le répète, n’a pas oublié ce temps-là !…

La jeune fille s’interrompit nettement pour dire :

— Bon voici l’épicier… tu m’attends ?

— Oui. J’ai quelque chose à te dire.

— C’est bon… je ne serai pas longtemps.

Cécile revint au bout de dix minutes, toujours avec son panier qui, cette fois, avait une apparence plus lourde.

— Je me charge du panier, dit Lambert.

— Il est joliment lourd, en effet. Prends, mon Jean… merci !

— Et l’on prend le chemin de chez-vous ? demanda le jeune homme.

— Oui. Et toi, ce que tu avais à me dire ?…

Ils marchaient maintenant sur la rue Champlain, remplie de charrettes de paysans tirées cahin-caha par le pas lent et lourd des bœufs. Et de toutes parts se serraient des artisans par groupes compacts, des miliciens, des matelots. On y discutait à tue-tête, on jurait, on hurlait… d’immenses éclats de rire parfois dominaient tous les bruits. Des gamins et des fillettes, pieds nus, le visage barbouillé, les cheveux au vent, couraient au travers de ces groupes, en s’interpellant ou en riant. Des petits canadiens jetaient des pierres à des petits anglais qui avaient nargué les premiers. Des commères, les poings sur les hanches, écoutaient leurs hommes qui commentaient l’arrivée des Américains ; et, parfois, vers les hauteurs de Lévis elles lançaient un regard farouche et défiant.

Lambert et Cécile franchissaient ces groupes animés. Là, on s’écartait poliment et respectueusement pour leur livrer passage, car la taille de Lambert imposait. Ici, il fallait jouer un peu des coudes, lorsque les groupes se trouvaient pris par surprise ; mais dès qu’on apercevait Lambert et Cécile, un passage se faisait et le couple poursuivait son chemin vers la rue Saint-Pierre. Mais le plus souvent, les paroles s’arrêtaient sur le bord des lèvres, les gens s’effaçaient, et des regards admiratifs se posaient sur Cécile. Là où la taille de Lambert n’eut pas prévalu, c’eût été le charme de la jeune fille. Elle était si attrayante avec ses lèvres rouges qui riaient sans cesse, ses beaux yeux bleus, presque noirs, son air mignon qui plaisait à ce point de faire faire des révérences.

La lourde masse de ses cheveux blonds étaient emprisonnés sous un petit chapeau de velours bleu agrémenté d’une plume blanche qui flottait au vent. Sur ses épaules était jetée une mante de fourrure, dont le collet relevé montait jusqu’à ses oreilles, de sorte qu’on ne découvrait tout au plus qu’un minois mutin et rieur. Elle tenait le bras du lieutenant… elle s’y accrochait avec une grâce charmante.

— Voyons ton quelque chose ! répéta-t-elle. Puis elle demanda tout à coup : — Mais qu’ont donc à me reluquer ainsi tous ces gens que nous croisons ? Mon nez est-il sale, Jean ?

— Mais non… il est rouge !

— Rouge… dis-tu ? Horreur !…

Elle se mit à rire, découvrant entre ses lèvres rouges des dents aiguës et éclatantes d’une blancheur humide.

— C’est le froid, vraiment, ajouta-t-elle, qui met ainsi mon nez rouge… il ne fait pas chaud !

Disons que, en dépit du grand soleil qui tombait obliquement sur la cité, l’air était un peu vif à cause d’une brise du nord-est. Ah ! c’est que l’hiver vient vite en ce pays de l’Amérique septentrionale, et souvent il est assez rude. Cet hiver-là, les Américains allaient en faire l’expérience.

Enfin, Jean Lambert confia à Cécile ce qu’il avait à lui dire.

— Cécile, fit-il en baissant la voix, j’ai découvert un complot tramé pour la perte de notre ville.

— Hein !… un complot ! s’écria Cécile avec effroi. Mais par qui tramé ?

— Eh ! mon Dieu… par des Anglais donc ! Il n’y a que des Anglais, quoi qu’on dise de nous, Canadiens, pour vendre leur pays et leur roi !

— Mais c’est affreux ! Et ces Anglais… les connais-tu ?

— C’est le hasard, ou plutôt la sainte Providence qui m’a fait saisir cette trame. Et j’en suis content, car nous allons pouvoir prendre nos précautions. Un homme averti, comme tu sais, en vaut deux !

— Et puis après ? demanda Cécile, curieuse.

— Après… Ah ! tu veux savoir comment j’ai découvert le complot ?

— Oui.

— Et où ?

— Sans doute.

— À la taverne de John Aikins.

— Mais c’est un bon anglais que ce tavernier de la Taverne du Diable ! fit Cécile avec stupeur.

— Excellent… ainsi que Miss Tracey.

— Ah, bah ! il ne manquerait plus que cette Miss Tracey, qui ne jure que par le roi George !

— Tu vois qu’il importe de se méfier des gens ; ce sont toujours ceux-là ! Mais il y a encore le gros confrère de là-haut !

— Que veux-tu dire ?

— Eh quoi ? Tu ne connais plus l’ami… cet excellent ami de Sir John ?

— Hein ! Tu ne veux pas dire Lymburner ? Non… ce n’est pas possible !

— Au contraire, tu sais bien que c’est possible, puisque ce sont toujours ceux-là !

— Oui, oui, tu as raison, mon Jean ! Et tu as découvert… quoi ?

— Écoute ceci d’abord : tu connais le neveu de Lymburner ?

— Jim Rowley, oui.

— Et tu sais qu’il est ingénieur militaire ?

— Qu’a-t-il fait ?

— Pas grand’chose… un plan de nos défenses qui va être remis, donné, vendu, enfin, que sais-je ? aux Américains.

— Ah ! quels traîtres ! gronda Cécile. Mais nous ne laisserons pas s’accomplir une telle horreur ?

— Pas du tout. Aussi allons-nous, Dumas et moi, prendre des mesures. Ah ! si Carleton était ici, j’irais de suite dénoncer ces maudits traîtres !

— Mais Carleton n’y est pas !

— Et sais-tu une autre chose, Cécile ?

— Parle, Jean, tu m’intéresses comme jamais !

— Miss Tracey est mêlée à l’affaire…

— Non… tu ne me dis pas !

— Et ce n’est pas pour jouer un rôle secondaire… car elle a du nez !

— Mais j’en ai aussi !

— Toi ? fit avec étonnement Lambert.

— Certes. Si Miss Tracey est là-dedans, je veux en être aussi, ça sera plus drôle !

— Oh ! pour y être, elle y est certainement, car j’en suis sûr. Car je penche à croire que c’est elle qui sera chargée de livrer le plan en question. Comme tu sais, on ne se méfie jamais d’une jeune fille qui a un certain air !

— Oh ! oui, je sais, Jean… oh ! je sais bien trop… Et quand je pense à cette Miss Tracey qui se moque de moi, lorsque je passe devant sa Taverne du Diable !

— Elle se moque de toi ?…

— Ô mon Dieu ! pour rien !… Tu connais l’histoire ?… Elle n’aime pas beaucoup Rowley à qui elle est fiancée, paraît-il ; mais par contre elle est folle de ta personne !

Lambert se mit à rire.

— Ris si tu veux, mais c’est le cas de le dire : elle t’aime à la folie ! Il n’y a qu’une femme pour savoir défricher ce qui s’agite derrière la tête d’une autre femme !

— Je te crois, Cécile.

— Donc Miss Tracey n’aime pas Rowley, elle t’aime… Et Rowley, sais-tu qui il aime ?

— Parbleu ! Miss Tracey, c’est tout clair !

— Ah ! mon pauvre Jean, ce que tu as le nez court !… Mais non, Rowley n’aime pas du tout Miss Tracey, pas le moindrement !

— Ah ! bah ! tu ne vas pas me dire que c’est toi qu’il aime ?

— C’est bien ce que je veux te dire ! se mit à rire Cécile.

— Au fait, je me rappelle certaines attentions de ce major anglais… Mais j’étais bien loin de me douter…

— Oh ! il y a longtemps que je vois ça ! Alors, tu devines la jalousie de Miss Tracey, pour ne pas parler de la jalousie du major. Miss Tracey, elle, voudrait que j’aime son major, que je te donne un bon congé en t’envoyant à elle ! Comprends-tu ?

— Oui, oui… mais ma petite Cécile n’est pas disposée, je pense bien, à me donner ce congé que je ne demande pas, du reste !

— Loin de là ; mais j’aggrave la jalousie de Miss Tracey. Or, figure-toi qu’un jour — il y a bien trois mois de cela — elle est venue à notre boutique pour acheter une verge de soie rose. Je lui montre un échantillon. Elle chiffonne la soie pendant un moment avec une moue mécontente, puis me dit avec mépris : — « Ce n’est pas de la soie, ça ! » Puis elle me flanque l’échantillon à la tête, et s’en va.

Mais elle n’était pas encore sortie que je rétorquai vivement :

— Ô mon Dieu ! il me semble que cette soie convient pas mal à la fille d’un tavernier ! Vous n’allez pas vous penser, j’espère, la fille d’un lord ?…

Elle bondit jusqu’à moi et me cria avec fureur :

— Et toi, petite poupée insignifiante, tu n’es que la fille d’un petit boutiquier !

Je riposte encore :

— Au fait, mon père n’avait pas l’honneur de s’appeler « Sir John ! »

Alors, oubliant qu’elle savait parler français, elle se mit à rugir en anglais :

— Stupid girl… stupid girl !…

Elle s’en alla comme un ouragan. Moi, j’éclatai de rire. À la porte, il y avait des badauds qui riaient avec moi. Ah ! si tu l’avais vue, cette Miss Tracey… c’était une furie, et un moment j’ai craint qu’elle ne mourût de rage. Depuis ce jour, lorsqu’elle me voit passer devant la taverne — et exprès pour la narguer je suis toujours ce chemin pour aller aux provisions — elle se moque de moi. Elle imite mon rire, mes gestes, ma démarche… elle singe tout mon moi en faisant entendre de grands éclats de rire. Mais tu comprends que ça ne me fait pas grand mal !… Oh ! la Miss Tracey… Eh bien ! écoute, Jean : si elle ose se mêler de politique, je m’en mêle aussi, et nous allons rire, je te le promets !

À cet instant une voix mâle prononça :

— Lieutenant Lambert !… Ah ! pardon, mademoiselle Cécile…

Les deux amants s’arrêtèrent devant la silhouette immobile d’un capitaine de milice.

— Salut à toi, capitaine ! dit Lambert.

Cet homme, c’était le capitaine Dumas.

— Mon ami, reprit le capitaine, sois aux casernes le plus tôt possible, il y a matière grave !

— C’est compris, capitaine. Je reconduis Cécile, et je te rejoins !

La jeune fille sourit gracieusement au capitaine, et toujours au bras de Jean Lambert poursuivit sa route vers son domicile.

Et lorsque Jean Lambert et Cécile Daurac se séparèrent dix minutes après, ils se dirent à voix basse :

— À ce soir !…


IV

LE GUET-APENS


Le capitaine Alexandre Dumas était un colosse qui, comme son ami et subordonné Jean Lambert, n’avait pas froid aux yeux. S’il n’était pas de taille plus élevée que Jean Lambert, il était plus gros et doué d’une force herculéenne. On disait que sa poigne était un étau. Dumas était un autre de ces rares Canadiens qui, à cette époque, parlaient merveilleusement l’anglais. Cela l’avait aidé à monter en grade, et à cause de sa force, son sang-froid, son courage, Carleton lui avait donné un détachement composé de miliciens canadiens et de matelots anglais. Ceux-ci, pour la plupart, étaient des insubordonnés, ivrognes, coureurs, impossibles de contrôle. Mais Dumas y avait mis la main ; et pour seconder le capitaine, Carleton avait pensé que Jean Lambert lui serait un adjoint utile. Naturellement, dans les commencements les matelots n’avaient guère trouvé de leur goût de se voir commandés par des « frenchy »… c’était pour eux une grave humiliation. Ils étaient au nombre de cent vingt-cinq, tous de rudes gaillards qui ne redoutaient ni dieu ni diable. Ils se mutinèrent et tentèrent d’entraîner à leur suite les miliciens canadiens qui étaient une centaine. Les Canadiens ne bronchèrent pas. Les matelots leur jurèrent haine et vengeance, et ils abandonnèrent les rangs durant une absence du capitaine et du lieutenant.

Ceci se passait un après-midi de septembre de cette même année 1775. Les matelots se rendirent en corps à la Taverne du Diable où ils s’enivrèrent à qui mieux mieux, jurant de tuer et de réduire en poussière tous les « damned frenchmen » de la colonie.

Mais le lendemain, tête lourde, langue pendante, ils rappliquèrent piteusement à la caserne. Dumas était là.

Il fit sonner l’appel.

Les rangs se formèrent : les matelots d’un côté, les miliciens de l’autre.

Dumas ordonna aux matelots de poser leurs fusils en pyramides. Malades d’alcool et croyant que le capitaine voulait leur donner un congé, ils obéirent. Alors Dumas commanda à ses miliciens de mettre en joue les matelots. Ceux-ci pâlirent et chancelèrent, non d’ébriété cette fois, mais d’épouvante.

Ils demandèrent grâce…

— C’est bon ! dit Dumas. Je vous pardonne pour cette fois ; mais gare ! si ça recommence !

Ce fut fini… mais de ce jour quelle dent, tout de même, ne gardèrent-ils pas à ce « chien de canadien ! »

Puis Lambert vint un jour prendre la place d’un lieutenant anglais.

Les matelots voulurent se moquer de ce nouveau venu.

Froidement Lambert arma un pistolet et commanda d’une voix impérative :

— Fermez les yeux !…

Les matelots obéirent… la voix du lieutenant, le ton, le geste surtout, les avaient subjugués.

— C’est bien, dit Lambert, sur un ton concentré. Si ça recommence, ceci veut dire que je vous envoie chez le diable l’un après l’autre.

Et cela avait suffi. Mais… contre Lambert ce fut une autre dent non moins terrible que les matelots gardèrent.

— On verra… se dirent-ils !

Pourtant, ils se firent au régime et finirent par apprécier justement les bonnes natures de ces deux Canadiens qui les commandaient. Le ressentiment s’en alla, la discipline se rétablit, la rancune s’éteignit… Carleton avait eu raison : les matelots étaient bien domptés, et il n’avait suffi que d’un geste, que d’une parole. Seulement, parmi la bande il se trouvait quelques esprits plus tenaces, plus rancuniers, qui, sans haïr au sens propre du mot Lambert ou Dumas, ne les tenaient pas en odeur d’estime, comme on va le voir.

Disons ici que la discipline accordait des permissions tous les après-midi de une heure à quatre heures, mais à quatre heures précises il fallait se rapporter à la caserne.

Or, à quatre heures, ce jour-là, — et c’était juste au moment où Jean Lambert et Cécile Daurac quittaient l’épicier de la rue Champlain — le détachement rappliqua à la caserne, mais sur le nombre des matelots six manquaient à l’appel.

Dans les circonstances aggravées par l’approche des soldats américains, Dumas trouva la chose singulière. Il résolut de faire enquête immédiatement. Ayant de la caserne aperçu Lambert en compagnie de Cécile, il partit à leur suite pour consulter le lieutenant sur l’incident.

Lambert était donc venu rejoindre Dumas à la caserne de la rue Champlain.

— Oui, c’est étrange, admit le lieutenant, après que le capitaine lui eut appris l’absence des six matelots ; et ce sont les têtes les plus turbulentes et les plus dangereuses qui manquent. As-tu interrogé de leurs camarades ?

— Ils ne savent rien… ou ne veulent rien dire.

— Veux-tu que j’aille m’enquérir dans les cabarets, sans faire mine de rien ?

— C’est ce que je voulais te demander. Autre chose, ajouta Dumas : ce soir, à dix heures, il y a conseil des officiers actuellement à Québec, et l’on m’a demandé d’y être présent et de t’y emmener.

— C’est un honneur ! sourit narquoisement Lambert. Car, jamais, disons-le, les Canadiens n’étaient admis au conseil des officiers.

— Je sais la cause de cet honneur, répliqua Dumas : on désire savoir, devant le danger qui s’annonce, si l’on peut compter sur les citoyens canadiens de la ville.

— Ah ! ah ! fit Lambert pensif.

— Quel est ton avis à ce sujet ? interrogea Dumas.

— Je ne saurais me prononcer avec certitude : les Canadiens, en général, me semblent assez prendre cause pour l’Angleterre, c’est-à-dire leur pays.

— C’est possible, répliqua Dumas, et nous verrons plus tard.

— En attendant, reprit Lambert, je vais essayer de découvrir le gîte de nos six matelots.

— Ainsi, tu viendras ce soir ? demanda le capitaine.

— Oui, répondit Lambert.

Et il s’en alla sur la rue Champlain, visitant les tavernes, les auberges, les cabarets. Il parcourut toute la ville basse, puis toute la haute-ville, mais nulle part il ne put retracer les six matelots qu’il cherchait. Chose étrange, personne ne les avait vus. Que pouvaient-ils être devenus ? Lambert commença de penser que ces six matelots tramaient quelque chose en quelque cachette de la basse-ville… mais où ?

À la venue du crépuscule Lambert reprit le chemin de la caserne pour rendre compte à Dumas de ses démarches.

À quelques toises des casernes il fut accosté par une fillette anglaise qui le regarda hardiment et lui demanda :

— Vous êtes le lieutenant Lambert ?

— Oui, répondit Lambert, surpris.

— Voici pour vous, reprit la fillette.

Vivement elle glissa dans les mains de Lambert un chiffon de papier et se sauva rapidement pour se perdre l’instant d’après dans le dédale des ruelles adjacentes.

Très étonné, Lambert déplia le papier et lut, avec non moins d’étonnement, ce qui suit :


« Je me rappelle ce que vous m’avez conté cet après-midi du complot de trahison. Par un grand hasard j’ai découvert quelque chose à ce sujet et je désire vous en faire part. Je vous attendrai à huit heures sur la Ruelle-aux-Rats, entre les deux premières barrières. Ayez soin de vous habiller de façon à ne pas être reconnu. Déchirez et brûlez ce papier… TRACEY ».


— Bonne Tracey ! murmura Lambert, il faut qu’elle m’aime véritablement — comme Cécile me l’a dit — pour qu’elle tente d’empêcher les complots de Lymburner et de son père ! Ah ! ce que peut l’amour !… J’aurais juré qu’elle eût été la première à nous livrer aux Américains… et je constate qu’elle sera la première à nous défendre ! C’est du prodige ! Eh bien ! c’est entendu : avant d’aller au conseil, j’irai à ce rendez-vous de Miss Tracey ; et si messieurs les officiers anglais conservent des doutes ou se méfient de la loyauté de notre population canadienne, j’aurai peut-être des surprises à leur donner. Allons ! maître Lymburner, tenez-vous bien, car vous êtes un ennemi… mais un ennemi plus dangereux que les Américains : eux ne se cachent pas, tandis que vous, vous vous dissimulez dans l’ombre pour frapper !…

Et Jean Lambert, avec un hochement de tête méprisant, poursuivit sa route vers la caserne.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’endroit assigné comme rendez-vous à Lambert par Tracey Aikins n’était pas un lieu où se fût aventuré, à la nuit, l’homme le plus brave : c’était un vrai coupe-gorge. Et c’était le trou le plus noir de la basse-ville.

Ce soir-là, pas une étoile ne jetait sur la terre le moindre éclat, le firmament était couvert d’épais nuages, et la Ruelle-aux-Rats, surtout en cette partie où s’élevaient les barrières, présentait une obscurité si dense qu’un chat ne s’y fût hasardé qu’à tâtons. Toute la ville, d’ailleurs, était plongée dans une épaisse noirceur. Une ordonnance avait été rendue par les autorités militaires défendant d’allumer les réverbères de la ville, et enjoignant aux habitants de clore leurs volets dès le crépuscule, afin que nulle lumière ne devînt une cible aux canons des Américains qui, de la rive sud du fleuve, pouvaient à tout instant bombarder la ville. Mais ces autorités militaires ne savaient pas que le colonel Arnold était dépourvu d’artillerie capable, de son point d’occupation, de causer des dommages à la cité de Québec. N’importe ! la prudence commandait. Il fallait donc, ce soir-là, pour se guider dans la ville, des yeux de chat… et encore ! Et cependant, malgré les ordonnances, on pouvait voir de temps à autre des ombres humaines se glisser le long des rues à l’aide d’une lanterne dont on essayait d’atténuer l’éclat.

Jean Lambert connaissait trop bien sa basse-ville pour songer à prendre une lanterne, et il se jeta dans la nuit noire comme en un rayonnement de jour. Il n’allait pas même à tâtons, mais il marchait d’un pas assuré de la rue Champlain à la Ruelle-aux-Rats et, de là, vers les barrières où il avait rendez-vous. À huit heures précises il était entre les deux barrières. Il s’était accoté contre le mur d’un hangar pour attendre Miss Tracey. Il avait franchi la barrière sans même secouer les chaînes qui, attachées à des pieux enfoncés dans le pavé, formaient un entre-croisement de mailles d’acier ressemblant à une toile d’araignée. Et Jean Lambert, dans le silence lourd et noir qui l’environnait — silence que semblait rendre plus lourd et plus obscur la formidable muraille du promontoire qui se dressait là devant lui — attendit en laissant son oreille attentive à tous les bruits pouvant venir de la Ruelle-aux-Rats.

Dix minutes s’écoulèrent.

Et chose étrange, dans ce lieu inhabité, Lambert crut saisir, comme venant derrière lui, ou du hangar ou d’une masure voisine qui était déserte, le bruit d’un pas étouffé. Il colla son oreille contre le mur du hangar… mais il ne put percevoir aucun bruit.

Il pensa :

— Si Miss Tracey était là, quelque part… Si elle m’attendait… Si elle n’avait pu déceler ma présence !…

Jean Lambert d’une voix étouffée appela :

— Miss Tracey !… Miss Tracey !…

Il écouta ardemment.

Nulle voix ne répondit à la sienne.

Et le silence qui continuait de régner avait quelque chose de sépulcral ; l’endroit prenait un aspect funèbre. L’atmosphère y était excessivement froide, et elle devenait si lourde, à la fin, qu’on aurait dit que le cap pesait dessus pour l’alourdir davantage. Malgré sa bravoure, Jean Lambert éprouva un frisson de vague malaise.

Pour la première fois il eut le pressentiment qu’on lui avait tendu un piège pour lui donner la mort, ou bien que Miss Tracey Aikins lui avait donné ce rendez-vous expressément pour se moquer de lui. Et si c’était un piège, pourquoi ceux qui lui en voulaient ne se présentaient-ils pas au rendez-vous ?

Lambert se mit à ricaner doucement et murmura :

— Allons ! si, décidément, c’est une simple mystification de la part de Miss Tracey, je lui garde une revanche !

Et Jean Lambert croyant vraiment, à la fin, qu’il avait été mystifié, résolut de reprendre le chemin de la caserne. Il marcha vers la première barrière, mais avant d’en faire l’escalade, il s’arrêta pour écouter un bruit qui venait de la Ruelle-aux-Rats. Qu’était-ce ?…

Lambert, malgré toute son attention, ne pouvait percevoir autre chose qu’une sorte de frôlement contre le pavé de la ruelle. Mais ce frôlement venait dans sa direction. De toute la puissance de ses yeux il essaya de percer le voile noir qui s’étendait devant lui… ce fut vain effort. Ses yeux se noyaient comme dans une vapeur d’encre. De nouveau il appliqua toute son attention à saisir d’autres bruits. Cette fois il crut saisir comme une respiration étouffée… comme plusieurs respirations qu’on cherchait à comprimer. Et le frôlement devenait plus distinct… c’étaient — il le remarqua et s’en convainquit cette fois — des pas étouffés… mais les pas de plusieurs personnes ! Et quoi !… maintenant !… ne venait-il pas de saisir un murmure de voix humaines ?… Plus de doute !… Et au même instant Lambert vit grouiller vaguement dans l’obscurité devant lui des ombres diffuses. Il crut même pouvoir les compter… quatre… cinq… six !…

Étonné, il se recula lentement pour aller s’accoter encore contre le mur du vieux hangar.

Alors l’idée d’un piège qu’on lui avait tendu, lui revint à l’esprit. Et, pourtant, qui pouvait bien lui en vouloir ?…

L’image des six matelots déserteurs troubla légèrement son souvenir ! Mais ces matelots avaient-ils pris d’eux-mêmes cette résolution de l’assassiner, ou bien avaient-ils été soudoyés ?

Jean Lambert le saurait bien tôt ou tard.

En attendant, le danger semblait se présenter, et il fallait lui faire face.

Le lieutenant ne voyait plus ceux qui venaient, mais il entendit le bruit métallique des chaînes de la barrière. Donc l’ennemi n’était plus qu’à quelques pas de lui. Mais soudain tout bruit venait de cesser… plus rien ne troublait l’épaisse noirceur. Une minute se passa ainsi. Puis Lambert entendit très bien ces paroles échangées en anglais :

— Il n’est pas venu !…

— Le diable l’emporte !

— On le rattrapera une autre fois !

— Attendez, fit une autre voix avec un ricanement sourd, on va éclairer l’appartement.

Une autre minute s’écoula.

Tout à coup une vive lumière, qui ne dura que l’espace d’une demi-minute, éclaira l’endroit : c’était une poignée de poudre qu’on venait d’allumer. Mais dans cette fugitive clarté Jean Lambert vit nettement les silhouettes des six matelots qu’il avait soupçonnés de ce traquenard ; mais les matelots également aperçurent Lambert. Et lui, dans la seconde suivante, devina toute la trame de Lymburner et de John Aikins à laquelle Miss Tracey s’était nécessairement mêlée. Il sourit et mit l’épée à la main.

Il était temps : les matelots venaient de pousser un cri de haine et de s’élancer sur lui, leurs mains armées de poignards dont Lambert pouvait percevoir l’éclat fauve des lames.

L’épée du lieutenant arrêta l’élan des assassins.

— Ah ! ah ! mes maîtres, ricana le jeune homme, je découvre enfin quel métier vous faites ! C’est bon… approchez encore !

Mais Jean Lambert ne pouvait compter sur aucun avantage contre les ombres diffuses et fugaces qui passaient devant lui.

Les matelots, par de rapides mouvements, essayaient d’éviter l’épée du jeune homme, pour se rapprocher et le larder.

Et, chose prodigieuse, l’épée arrivait toujours à point pour empêcher ce rapprochement.

Les matelots, comprenant que leur jeu demeurait inefficace, s’arrêtèrent tout à coup.

Le silence se fit.

Lambert, l’épée haute, tranquille et certain maintenant de tenir en respect ses ennemis, les nargua :

— Allons, mes amis ! pour des assassins de profession, vous manquez de doigté. Qui sont ceux qui vous payent si bien et que vous volez si mal !

— Tu vas le savoir ! prononça une voix brutale, près de lui.

En même temps presque Lambert sentit un corps humain se dresser contre lui, à sa gauche, et en même temps aussi une main armée d’un poignard le frappa au côté.

Seulement le coup fut mal donné, et le lieutenant comprit qu’il n’avait reçu qu’une éraflure.

Tout de même il bondit de côté avec un rugissement, puis au hasard, tête baissée, il fondit sur ses assassins.

— Lâches ! lâches !… cria-t-il furieusement.

Les silhouettes des matelots s’étaient remise à danser autour du jeune homme, dont l’épée ne frappait que du vide noir. Et, à présent que Lambert avait quitté le mur du hangar, les matelots essayaient de le frapper par derrière. Mais Lambert bondissait, reculait, plongeait son épée dans le noir d’encre, reculait encore, sautait de côté, puis revenait à la charge… si bien que les matelots ne percevaient que le sifflement d’une lame d’acier qui décrivait dans l’obscurité des zigzags étincelants. Et cette bataille — si toutefois il est permis d’appeler ainsi la scène qui se passait là — devenait un spectacle étrange et fantastique. À ce jeu, néanmoins, Lambert ne pouvait durer longtemps. Il se fatiguait, son bras droit commençait à faire très mal, sa respiration devenait de seconde en seconde un halètement saccadé, et sa tête tournait, ses yeux s’embrouillaient… Qu’allait-il devenir ? Il se sentait le jouet de ses ennemis. Tôt ou tard, il comprit qu’il lui faudrait capituler, c’est-à-dire se laisser percer de coups. Donc, à moins d’un miracle, il n’y avait plus pour lui d’espoir de vivre longtemps. La moindre blessure maintenant pouvait réduire le reste de se forces à néant.

Mais Lambert était courageux, il irait jusqu’au bout, tant qu’il lui resterait une once de vigueur, il n’abandonnerait pas sa peau aux fauves qui tournoyaient autour de lui.

Soudain, tout son être fut secoué par un frisson de joie : son épée venait de pénétrer tout entière dans un corps humain. Il entendit un gémissement de douleur et d’agonie, et ne pouvant dégager de suite sa lame, il se sentit entraîner dans une chute d’hommes.

Un cri terrible s’éleva dans la nuit silencieuse, et ce cri, poussé par les cinq matelots, ressembla à un cri de triomphe. En effet, cinq ombres humaines, rugissantes, se ruèrent contre Lambert qui vainement tentait de retirer son épée du corps humain où elle s’était enfoncée, et cinq lames de poignard se levèrent en même temps pour le frapper à la gorge et au cœur…

Mais à l’instant même, à deux pas de là, les vitres d’une fenêtre volèrent en éclats, un volet fut violemment poussé, puis la lumière vive d’une lanterne projeta sa clarté sur les personnages de cette scène terrible, et dans la clarté apparut la silhouette de Miss Tracey Aikins. Et Miss Tracey tenait, à sa main droite un pistolet qu’elle tenait braqué sur les cinq matelots.

Jean Lambert, aux premiers rayons de cette lumière, s’était rejeté en arrière juste à temps pour ne pas être atteint par les cinq poignards qui s’abattaient sur lui. Mais les matelots s’apprêtaient déjà à se ruer encore contre le jeune homme…

Mais Miss Tracey prononçait d’une voix claire et menaçante :

— Arrière, assassins… ou je tire !

Cette arme à feu intimida les matelots, qui reculèrent en faisant entendre un grognement sourd. Quant à Jean Lambert, il demeurait tout abasourdi, ses regards attachés sur cette apparition subite, incapable de parler ou de faire un geste.

— Laissez tomber vos armes ! commanda encore Miss Tracey aux matelots, sombres et rugissants.

Quatre lames d’acier rendirent un son métallique en tombant sur le sol. Mais le cinquième matelot, terrible et farouche, refusa de se rendre à l’injonction de la jeune fille.

La voix de Miss Tracey vibra péremptoirement :

— Bas ton fer, Tom Baxter !

— Non ! rugit le matelot qui voulut s’élancer contre Lambert.

À la seconde même une détonation éclata, une langue de feu zébra l’espace et le matelot récalcitrant s’abattit sur le pavé en poussant un hurlement de rage et en vomissant un flot de sang : la balle de Miss Tracey lui avait traversé la gorge.

La jeune fille jeta son arme, prit un autre pistolet à sa ceinture, ajusta les quatre autres matelots et dit d’une voix autoritaire :

— Quant à vous autres… décampez !

Les matelots ne se le firent pas répéter ; en moins d’une minute ils avaient sauté pardessus la barrière et s’étaient engouffrés dans l’obscurité de la Ruelle-aux-Rats.

Alors Jean Lambert courut à la jeune fille et voulut la prendre dans ses bras, tout en murmurant :

— Ah ! merci, Miss Tracey…

La jeune fille l’arrêta d’un geste.

— Comment se fait-il, demanda-t-elle, que vous soyez ici ?

— Parce que vous m’y avez donné rendez-vous, répliqua Lambert, très surpris.

— Ah ! je me doutais bien, répliqua-t-elle avec un sourire amer, qu’on avait tramé un complot contre votre vie ; c’est pourquoi je suis accourue vous défendre. Si le hasard ne m’avait mise sur le chemin de cette fillette qui vous a remis un billet de ma part…

— Quoi ! cette note, fit Lambert avec stupeur, n’était donc pas de vous ?

— Allons donc ! ricana Miss Tracey. Si j’avais voulu vous faire tuer, est-ce que je serais venue par après vous sauver ?

— C’est vrai, Miss Tracey. Ainsi donc cette note a été écrite par une autre main que la vôtre ?

— N’en doutez, pas, monsieur Lambert.

— Et vous connaissez cette main ?

— Je ne la connais pas, mais j’ai des soupçons !

— Qu’allez-vous faire ?

— Rien… je ne peux rien faire.

— Alors dites-moi qui vous soupçonnez !

— Non, répondit Miss Tracey. Qu’il vous suffise, monsieur Lambert, de savoir que je veille et que je vous protège.

— Merci, Miss Tracey, s’écria Lambert. Et pourtant, je ne suis pas satisfait. Ces matelots, Miss Tracey, faisaient partie de mon détachement, c’étaient des déserteurs, et je m’imagine bien maintenant qu’ils ont été soudoyés par des personnages peut-être haut placés et influents.

— Que vous importe ! pourvu que vous soyez sain et sauf !

— Mais il importe que ces matelots soient punis !

— Laissez faire, leur châtiment viendra un jour ou l’autre. Deux déjà ont expié…

— C’est vrai.

— Ainsi donc, monsieur Lambert, l’incident de ce soir vous apprendra que je ne suis pas aussi méchante que certaines gens peuvent le faire entendre !

— Ah ! vous êtes un ange, mademoiselle, et à cet ange je dois la vie ! Je ne l’oublierai pas !

— C’est bien, monsieur Lambert, je prends en bonne note cette parole. Bonne nuit… il ne faut pas qu’on s’aperçoive de mon absence !

Lambert aurait voulu la retenir plus longtemps et lui demander certaines explications, mais la jeune fille disparut tout à coup dans la noirceur de la masure à la fenêtre de laquelle elle était apparue.

Le jeune homme écouta pour saisir le bruit de ses pas, il n’entendit rien. Le plus grand silence l’enveloppait encore.

Il décida de reprendre le chemin de la caserne, tout étourdi par cette aventure, immensément troublé par cette pensée de se savoir aimé par cette jeune fille anglaise, lui qui n’avait rien fait pour s’attirer un tel amour.

Oui… cet amour le troubla énormément ! Non pas qu’il se sentît épris pour Miss Tracey. mais il se doutait bien que la jeune fille devait souffrir de cet amour qu’il ne pouvait lui rendre ! Car Jean Lambert ne pouvait aimer Miss Tracey, il ne l’aurait pu… puisqu’il aimait à l’adoration sa petite Cécile Daurac !

De suite, heureusement, l’image de la petite blonde de la rue Saint-Pierre le calma. Pour Miss Tracey il se sentit au cœur une très grande pitié et une profonde estime, et il se jurait de lui garder une reconnaissance éternelle.

Et il se murmurait :

— On pourra dire à l’avenir tout ce qu’on voudra sur le compte de Miss Tracey, mais on n’empêchera pas que c’est une bonne fille… Non, ce n’est pas elle qui vendra son pays aux Américains !…

Jean Lambert s’en allait vers les casernes avec ces pensées qui tourbillonnaient dans son esprit encore mal tranquillisé ; il marchait comme lorsqu’on marche dans un rêve.

V

DANS LA VILLE FERMÉE


Les troupes d’Arnold avaient réussi à traverser sur la rive gauche du fleuve vers l’Anse-au-Foulon, à deux milles environ à l’ouest de Québec. Il eût été facile d’empêcher ce débarquement des Américains ; mais dans le terrible émoi qui régnait parmi la population militaire et civile de la cité, qui se trouvait privée de son chef et de ses principaux défenseurs, pas un homme n’avait songé à prendre l’initiative. On attendait le général Carleton…

Arnold se trouvait donc presque sous les murs d’une ville qu’il pouvait prendre sans coup férir… un coup rapide et audacieux aurait suffi, d’autant mieux que la majorité de la population, à cette heure, était disposée à se rendre. Mais Arnold croyait la ville défendue par une garnison plus forte qu’elle n’était en réalité, et il avait perdu beaucoup de monde par la maladie et la désertion, pour ne pas parler de la perte d’une partie de ses bagages laissés en chemin ; ces circonstances le firent donc hésiter. Sur ces entrefaites il apprit les succès du général américain Montgomery du côté de Montréal. Il résolut aussitôt de descendre jusqu’à la Pointe-aux-Trembles pour y opérer sa jonction avec Montgomery, qui s’apprêtait à marcher sur Québec, après avoir soumis Montréal et Trois-Rivières.

Le 19 novembre Carleton arrivait à Québec qu’il trouva dans une grande agitation. Depuis plusieurs jours, presque toute la population civile anglaise voulait livrer la cité aux Américains et accepter de vivre sous leurs lois. Mais les Canadiens ne voulaient pas entendre parler d’un tel projet. Dans toutes les assemblées réunies par ces Anglais, les Canadiens avaient vivement protesté, et ils avaient clamé qu’on défendît la ville quelques sacrifices qu’il en coûtât. Mais à la nouvelle que Montréal et Trois-Rivières s’étaient rendues, un grand nombre de Canadiens se mirent à pencher du côté du projet anglais : livrer la ville aux Américains.

Ce fut sur ces entrefaites que Carleton arriva.

Ce jour-là, il y eut une grande manifestation des commerçants anglais, si bien que les soldats furent appelés de leurs casernes pour maintenir l’ordre.

Indigné contre ces Anglais traîtres à leur roi et à leur pays, Carleton leur intima l’ordre d’avoir à prendre la défense de la ville ou à sortir de ses murs ; cet ordre concernait également les Canadiens qui ne voulaient pas prendre fait et cause pour l’Angleterre.

Il se produisit alors une scission, deux camps se formèrent : l’un comprenait les partisans des Américains, c’est-à-dire les trois quarts de la population civile anglaise et environ quatre cents Canadiens ; le deuxième camp était composé du reste de la population anglaise et de la majorité de la population française.

La vue des Canadiens mêlés aux Anglais rebelles fit mal au cœur de Jean Lambert, qui était là à la tête de son détachement.

Il marcha vers ces Canadiens pour s’arrêter à quelques pas et les interpeller ainsi :

— Hé !… que faites-vous là, vous autres ? Êtes-vous encore des Canadiens, ou doit-on vous comprendre avec les traîtres ? Quel sang donc coule en vos veines, que vous vous séparez de nous ? C’est votre cité de Québec, cette vieille forteresse française, que vous abandonnez ? Ce sont vos foyers que vous désertez ? C’est le sol qui vous fait vivre que vous livrez à l’ennemi ?…

— Et que font donc ceux-là ?… riposta un gaillard piqué au vif par les paroles de Lambert, et en désignant les Anglais qui refusaient de défendre la ville.

— Ceux-là ?… répliqua Lambert avec mépris… ils n’ont pas de patrie ! Ici ou là, que leur importe ! Ceux-là… cherchent les affaires et l’argent ; pour eux le sol natal, le foyer, la famille, ça ne compte pas… car eux ne sont pas français ! Mais vous, mes frères ?… Ah ! dois-je vous appeler encore mes frères ?… oui, vous qui êtes les descendants de ces grands soldats qui ont versé tant de sang pour vous conserver votre terre, ne sentez-vous pas la honte qui rougit vos fronts canadiens ? Et voyez-les ces Anglais que vous allez suivre dans le sentier du déshonneur… ne vous regardent-ils pas avec mépris déjà ! Ceux-là voient mieux que vous toute la lâcheté de votre action ! Suivez-les… mais vivez avec leur mépris ! Allez aux Américains… mais allez aussi avec la honte de l’asservissement et de l’esclavage ! Abandonnez votre patrie expirante… et choisissez l’exil amer et douloureux, la terre qui vous nourrira de souffrances et d’ignominies ! Allez, mes frères… nous ne vous maudirons pas, nous vous plaindrons seulement !

Et, fier, hautain, méprisant, Jean Lambert fit demi-tour et rejoignit son bataillon.

— Bravo ! mon Jean… cria Cécile Daurac ; tu viens de parler comme un homme, comme un vrai canadien, comme un pur patriote. Ah ! ajouta-t-elle avec une amertume touchante, si tous nos hommes avaient du cœur comme celui-là et comme tant d’autres…

Elle fut interrompue par une formidable clameur qui partait des rangs des Canadiens rebelles. Et dans la clameur ces paroles dominaient :

— Nous… des lâches ?

— Nous… des traîtres ?

— Nous… des sans-cœur ?

Il se produisit un terrible remous dans le camp rebelle, puis quatre cents Canadiens… ah ! c’étaient des hommes cette fois… le sourcil froncé, les dents serrées, le pas rude, marchèrent vers Jean Lambert. La masse était compacte, tout comme un régiment qui s’apprête à recevoir l’assaut de l’ennemi.

Le rude gaillard, qui avait interrompu Jean Lambert, croisa les bras et dit sur un ton farouche :

— Donne-nous des fusils, Jean Lambert, et tu verras qu’on a du bon sang dans la peau et du cœur dans le ventre !… Donne-nous des fusils !

— Des fusils !…

— Des armes !…

— Des balles !…

— Sus aux Américains !…

— Vive notre Canada !…

Ces cris retentirent de la masse des quatre cents Canadiens.

— Et foi de Thomas Savarin, reprit le rude gaillard, on montrera à qui veut nous voir qu’on sait encore défendre son pays ! Donne-nous des armes, Jean Lambert, qu’on aille massacrer les Américains !…

— Hourra ! hourra ! brave Savarin… clama Cécile Daurac qui demeurait fière et enthousiaste à côté de Lambert.

Puis elle courut au colosse canadien, lui sauta au cou et l’embrassa sur les deux joues aux joyeux applaudissements de la ville entière.

— Eh bien ! s’écria Cécile avec orgueil, on embrasse son frère, son grand frère, son noble frère !… Encore, mon Savarin, tu es un héros. Et de nouveau, sous une tempête de vivats, Cécile embrassa les lèvres barbues du brave Canadien.

Lui… pleurait doucement !

Alors un brouhaha indescriptible se déchaîna autour de Cécile, toute l’immense foule voulait féliciter la brave petite canadienne, toute la masse des Canadiens voulaient embrasser la glorieuse petite blonde, la cité entière — hormis la masse rebelle et réfractaire — voulut porter en triomphe cette petite fille qui venait de se révéler une grande canadienne. Et elle, tandis qu’elle riait candidement, des gaillards, aux bras nerveux, se rapprochaient pour la saisir et pour l’élever vers les cieux… vers la gloire !

— Holà ! vous autres… cria Jean Lambert avec une colère simulée, vous n’allez pas me la dévorer, je compte bien, il ne manquerait, plus que ça ! Ne savez-vous pas qu’on s’épouse à la Noël ?…

Des applaudissements emplirent l’espace, des vivats éclatèrent encore…

Puis d’autres voix demandèrent :

— Fais-nous donner des armes, Jean Lambert !

— C’est bon, répliqua le lieutenant, on va y voir !

De leur camp les commerçants anglais avaient regardé cette scène avec une stupéfaction croissante, puis avec une sourde irritation.

Plusieurs saisirent des pierres et les lancèrent furieusement contre les Canadiens.

— Oh ! oh ! s’écria Lambert, qui donc nous bombarde ainsi ?

— Ce sont les Américains ! répliqua Cécile avec ironie en désignant les Anglais rebelles.

— Mademoiselle, riposta Lymburner qui demeurait à la tête des réfractaires, on n’est pas des Américains, mais des Anglais !

— Des Anglais… vous autres ? Allons donc ! depuis quand les Anglais refusent-ils de servir leur roi ?

Et Cécile, après ces paroles, fit entendre un rire dédaigneux.

À ce moment Carleton arrivait à la tête d’un détachement de cavalerie.

Il vit les Anglais d’un côté, les Canadiens de l’autre, puis il aperçut Lambert et Cécile ; il comprit de suite ce qui se passait.

Il se tourna vers les premiers et prononça sur un ton impératif :

— Allons ! choisissez… des armes ou la porte !

— On s’en va ! hurla Lymburner.

— Allez-vous-en ! répliqua froidement Carleton.

Il tourna le dos et marcha vers les Canadiens.

— Ah ! vous autres au moins, dit-il, on sait quel sang coule dans vos veines ; je suis content de reconnaître des Français !

— Oui, répondit Lambert, des Français qui veulent défendre leur pays !

— Des Français, ajouta Cécile, qui demandent des armes de suite !

— Des armes ?… Nous en avons en quantité, des munitions aussi. Des armes ?… reprit Carleton, il y en a toujours pour les braves ! Allons ! mes amis, qu’aujourd’hui on se réjouisse… demain l’on travaillera, et demain l’on vous donnera des armes !

Tandis que s’élevaient des acclamations joyeuses, le général anglais se rapprocha de Lambert et de Cécile, et prononça à voix basse :

— Merci, lieutenant. Vous venez de mériter d’autres galons dont je vous ferai présent le jour de vos noces. Quant à vous, mademoiselle Cécile, je vous promets un cadeau qui ne déparera pas, j’en suis convaincu, les galons que je réserve à votre futur mari !

Et sans attendre l’expression de reconnaissance de Lambert et de Cécile, Carleton fit pivoter son coursier noir et, suivi de sa troupe, partit au grand trot vers d’autres points de la ville.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Trois jours après les réfractaires prenaient la route de la campagne ; un grand nombre de ces Anglais, conduits par Lymburner, se retirèrent sur l’Île d’Orléans. Au moment où ils sortaient de la ville, ils furent poursuivis par les rires méprisants et les huées des Canadiens et des Anglais demeurés loyaux.

Lymburner tendit son poing et cria :

— Nous reviendrons… mais nous reviendrons en maîtres ! Prenez garde, Canadiens !

L’épithète de « traître » vola à sa face contractée par la rage.

Cependant, les Américains s’avançaient sur Québec. Arnold et Montgomery avaient réuni leurs troupes, mais quelles troupes ! Des soldats mal nourris, mécontents, déguenillés, et souffrant beaucoup du froid qui commençait à se faire vivement sentir. À ces souffrances, vint s’ajouter la maladie, et bientôt le découragement s’implanta. Montgomery redouta la défection en masse.

On était au commencement de décembre.

Les Américains n’avaient amené avec eux qu’une petite artillerie qui se trouvait insuffisante pour battre en brèche les murs de la cité. Et pourtant il importait de tenter une action décisive afin de prévenir la désertion ; toutefois les généraux américains comprirent que cette action ne pouvait être tentée que par une surprise, et la surprise était encore un problème hasardeux.

Avec une grande habileté et par une farouche énergie Montgomery réussit à sauver le moral de ses troupes, puis il essaya d’influencer la population de la campagne et de la ville en leur faisant voir tous les avantages qu’elle retirerait en acceptant le régime américain. La population campagnarde, incapable du reste de se défendre contre les envahisseurs, se laissa entraîner aux promesses des Américains ; mais celle de la ville demeura fermement loyale.

Alors Montgomery décida d’emporter la ville par surprise. Des traîtres allaient l’aider dans l’exécution de son projet.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais l’opportunité de cette surprise ne devait pas s’offrir avant les derniers jours de décembre.

On était au 22, et c’était la nuit… nuit noire et froide. La ville entière demeurait plongée dans une obscurité épaisse et dans un silence sépulcral. Ce silence n’était troublé, à intervalles égaux, que par la voix monotone des gardes et sentinelles se communiquant de l’un à l’autre le mot d’ordre. Tous les lieux publics étaient fermés : depuis le commencement du siège, Carleton avait ordonné aux commerçants, taverniers, aubergistes de clore leurs établissements dès la tombée du crépuscule, et à cinq heures précises tous les civils devaient se claquemurer dans leurs habitations et fermer hermétiquement les volets.

La Taverne du Diable, tout comme les autres tavernes de la cité, était donc ce soir-là pleine d’obscurité et de silence, si bien qu’elle avait tout à fait un air inhabité. Mais s’il n’y avait nul buveur à l’intérieur, il y avait cependant des êtres humains qui s’étaient retirés dans la cuisine qu’éclairait seulement la flamme haute de la cheminée. Autour d’une table, sur laquelle s’étalait un plan militaire de la ville de Québec, quatre personnages étaient assis. Il y avait Miss Tracey, assise à une extrémité de la table rectangulaire, à l’extrémité opposée, il y avait John Aikins, et au milieu le major Rowley et le marchand, Lymburner. Comme on le sait, Lymburner s’était retiré sur l’Île d’Orléans avec ses partisans, mais par l’entremise du major Rowley, son neveu, il entrait ou sortait à son gré de la ville. Ce major Rowley, ingénieur militaire attaché à l’entourage immédiat de Carleton, était un garçon de fort bonne mine et d’excellente famille, mais Lymburner avait bientôt fait d’en faire un traître, et il en avait surtout fait un ennemi enragé de la race française du Canada. Et pourtant, chose singulière, Rowley s’était fortement épris de Cécile Daurac.

À l’instant où nous pénétrons dans la taverne, nous trouvons le major penché sur le plan de la ville.

— Voyez, Miss Tracey, disait-il, tandis que John Aikins et Lymburner demeuraient très attentifs, vous aurez soin d’indiquer au major Lucanius cette ligne ; elle conduit, comme vous pouvez le voir, au pied du cap, du côté de la rivière Saint-Charles. Il y a là, sur le sommet du cap, une puissante batterie, mais nous verrons à ce qu’elle ne travaille pas trop bien au moment venu. Arnold n’aura donc qu’à suivre cette ligne qui traverse le faubourg et qui vient aboutir à la vieille rue Sault-au-Matelot. Là, sera dressé à peu près le premier obstacle, une barricade qu’on est justement en train de renforcer. Vous me comprenez ?

— Parfaitement, répondit Miss Tracey, qui semblait très intéressée par tous ces détails donnés par le major.

— Donc, poursuivit Rowley, pendant qu’Arnold suivra cette ligne, du côté de l’ouest, Montgomery devra suivre une autre ligne que voici. Voyez !

— Je vois ! dit Miss Tracey.

— Cette ligne, continua le major, se dirige en courbe légère vers Près-de-Ville. Par ce point l’entrée en la ville basse est plus aisée, en ce sens que l’artillerie de la haute-ville n’est pas à craindre. Car une fois Près-de-Ville franchie, la ligne suit un étroit sentier le long du cap qui débouche dans une ruelle transversale. Là commence un système de barrières qu’il faudra emporter avant d’arriver aux barricades de la rue Champlain. Il se peut que Montgomery ait là fort à faire ; mais comme du côté de l’est, nous verrons à ce que la défense soit molle. Ainsi, Miss Tracey, vous comprenez très clairement le chemin à suivre ?

— Si clairement, mon cher Jim, répondit Miss Tracey, que j’irais les yeux fermés.

— Bien, fit le major avec satisfaction. Maintenant écoutez bien les précisions que je vais vous faire. Montgomery et Arnold s’entendront donc pour attaquer à la même minute l’est et l’ouest de la ville. Mais durant cette attaque, et mieux avant l’attaque, les Américains auront soin de simuler une tentative d’assaut du côté des faubourgs, et plus particulièrement vers la Porte Saint-Jean où sont groupées de fortes batteries. Cette attaque attirera l’attention de Carleton qui y portera sûrement la majorité de ses forces, de sorte que, croyant la basse-ville en sûreté, il en retirera des bataillons pour les porter à la haute-ville. Comme vous le voyez, ajouta Rowley en regardant Aikins et Lymburner, le plan d’attaque est fort simple, et je crois qu’avec un peu de diligence et de coup d’œil les Américains pourront s’emparer de la ville en moins de trois heures.

— C’est mon avis, dit Lymburner avec un sourire satisfait.

— C’est le mien aussi, dit John Aikins à son tour, seulement les clefs de la basse-ville ne sont pas les clefs de la haute.

— C’est juste, admit Rowley. Mais là il faut dépendre un peu sur les circonstances.

— Dites beaucoup ! corrigea John Aikins.

— Si vous voulez, Sir John, sourit le major. Mais il est une hypothèse à mettre au jeu et qui peut devenir l’arme la plus sûre.

— Laquelle ? demanda Lymburner.

— Celle-ci : lorsque les Américains seront maîtres de la basse-ville, ne pensez-vous pas que la haute-ville bombardée du côté de la campagne et sans cesse dans la crainte de voir ses murs s’écrouler, ne s’émeuvra pas en voyant les Américains vainqueurs ? Elle se rendra plutôt que de s’exposer à la ruine.

— Je pense ainsi, dit Miss Tracey.

— Donc, reprit Rowley, la clef de la basse-ville, c’est également la clef de la haute. Une chose, continua le major, les Américains entreront par la basse-ville ou ils n’entreront pas du tout ; il n’y a ni autre chemin, ni autre alternative.

— Quoi qu’il arrive, dit Lymburner, les Américains ne sauraient méconnaître nos services, nous aurons accompli tout ce qu’il est possible de faire. Nous avons réduit de moitié la population de la ville et d’un quart la garnison, et c’est grâce à la propagande que j’ai faite de ma seule initiative. Ce sont donc autant de soldats dont la ville est privée. Et maintenant nous allons leur fournir une carte d’entrée. On nous a traités de lâches, c’est entendu ; mais on ignorait le mobile exact qui nous guidait. On nous a traités de traîtres aussi ; mais par le fait que nous sommes partisans de l’indépendance, nous ne nous reconnaissons plus sujets de l’Angleterre. Nous ne sommes donc ni des lâches ni des traîtres, mais des citoyens qui revendiquent des libertés que l’Angleterre ne saurait leur accorder. J’ai donc fait ma part honnêtement et loyalement.

— Et pour ma part, à moi, dit Rowley à son tour, j’ai préparé ces plans qui sont une clef puissante.

— Pour la mienne, fit John Aikins en tirant ses favoris roux, j’ai gagné à la cause américaine les 700 cents matelots qui font partie de la garnison et sur lesquels nous pouvons compter.

— Et pour ma part, dit enfin Miss Tracey, je me charge de remettre au major Lucanius ce plan, c’est-à-dire cette clef de la ville de Québec !

— Eh bien ! Miss Tracey, reprit Lymburner, je dois avouer que vous avez le plus beau rôle.

— Merci, répondit la jeune fille en rougissant de plaisir. Puis elle demanda au major : — Qui commande ce soir à la barricade de la Ruelle-aux-Rats ?

— Un de nos amis, répondit Rowley, le lieutenant Turnor.

— Bon, je passerai facilement.

— Il est chargé de te donner le mot de passe pour les sentinelles de Près-de-Ville.

— C’est bien, répondit Miss Tracey. Il est maintenant neuf heures et j’ai rendez-vous avec Lucanius pour dix heures précises ; il est donc temps de partir.

— En effet, dit Lymburner, vous n’aurez pas trop de temps.

Miss Tracey jeta sur ses épaules un large manteau noir avec capuchon qu’elle rabattit sur sa tête. Sur la tablette de la cheminée elle prit deux pistolets qu’elle passa à sa ceinture, elle roula le plan de Rowley et le glissa dans son corsage. Puis elle regarda ses complices et demanda avec un sourire moqueur :

— Est-ce qu’on peut me reconnaître, ainsi accoutrée ?

— Dans la nuit obscure, pas du tout ! répondit Rowley.

— Tout de même sois prudente, Tracey ! conseilla Aikins.

— Et nous attendrons ici, dit à son tour Lymburner, le résultat de votre mission.

Miss Tracey partit.

Hardiment elle s’élança dans l’obscurité de la nuit par la Ruelle-aux-Rats. Ce chemin lui était si familier qu’elle pouvait le parcourir, comme elle avait dit, les yeux fermés. Mais elle marchait avec précautions, évitant de faire le moindre bruit, glissant comme une ombre magique.

Au moment où elle allait atteindre la première barrière de la Ruelle-aux-Rats, elle s’arrêta et frémit légèrement. Elle savait que cette barrière et la suivante n’étaient pas gardées, et que, par conséquent, la ruelle devait être complètement déserte. Pourtant elle venait d’entendre le bruit très léger d’un pas humain qu’on cherche à étouffer, et ce bruit s’était fait entendre justement entre les deux barrières. De ses yeux perçants elle sonda la noirceur environnante, et entre deux masures que séparait une impasse étroite, elle crut voir glisser une silhouette humaine.

Durant quelques minutes elle demeura très attentive. Mais nul autre bruit ne vint révéler la présence d’un être humain à cet endroit.

Miss Tracey avait-elle rêvé ?

Ses yeux s’étaient-ils troublés ?

Son oreille avait-elle saisi un bruit quelconque pour une fantaisie de son imagination ?

Mais si elle était épiée !… Cela se pourrait fort bien !

En ce cas devait-elle avancer ou reculer ?

La jeune fille se mit à réfléchir, puis elle pensa ceci :

— Si je suis épiée, avancer, c’est me compromettre et compromettre ou ruiner ma mission en même temps ! Reculer, c’est perdre du temps et m’exposer à manquer le rendez-vous avec Lucanius !

Que faire ?…

Miss Tracey décida de revenir sur ses pas et de tenter une expérience.

— Si je suis suivie, se dit-elle, la silhouette humaine que j’ai cru voir et que je n’entends pas bouger, se remettra peut-être à me suivre, et alors ou je l’entendrai ou je la verrai, et il me sera facile ensuite d’aviser.

Miss Tracey obéit immédiatement à cette idée : elle rebroussa chemin, doucement, sans bruit, tout en gardant son oreille très attentive derrière elle. Mais rien ne semblait bouger du côté des barrières. N’importe ! Miss Tracey continua de retraiter… elle retraita jusqu’à quelques toises de la taverne de son père.

Mais alors elle s’arrêta net et manqua de jeter un cri d’effroi ou de surprise : une voix venait de demander tout près d’elle, la voix d’un homme qu’elle ne pouvait apercevoir dans l’obscurité :

— Que faites-vous donc, Miss Tracey.

Mais de suite la jeune fille reconnut la voix du major Rowley.

— Et vous-même, demanda-t-elle, avec défiance, que faites-vous ici ?

Rowley expliqua :

— Peu après votre départ j’ai entendu certains bruits devant la taverne, et je suis sorti pour m’enquérir. Mais je n’ai rien découvert de suspect. J’allais rentrer, lorsque j’ai perçu le bruit de vos pas.

— Moi, répliqua, Miss Tracey, j’ai cru voir dans l’ombre épaisse des deux barrières la silhouette d’un être humain. J’ai pensé que j’étais épiée ou suivie. Pour m’en assurer, je suis revenue sur mes pas.

— Et vous n’avez rien découvert ?

— Rien… j’ai dû me tromper.

— Craignez-vous que nous soyons surveillés ?

— Je n’ai aucune raison de le penser. Mais on ne sait jamais. Vous connaissez l’axiome : les murs entendent…

— Et les roches parlent !… ricana Rowley. Puis il demanda : — Avez-vous dessein d’abandonner votre mission ?

— Jamais de la vie ! répondit la jeune fille avec une sourde énergie. Je reprends le chemin des barrières, et si, ma foi, je trouve sur mon passage un espion, tant pis pour lui, je lui brûle les yeux !

Et la jeune fille frappa la crosse d’un pistolet avec un geste décidé.

— Eh bien, allez, Miss Tracey ; sinon vous arriverez trop tard !

La jeune fille reprit immédiatement le chemin des barrières.

Là tout demeurait encore dans le plus profond silence.

Doucement Miss Tracey s’engagea dans les chaînes et franchit ce premier obstacle sans faire le moindre bruit. Et elle marcha, très encouragée, vers la deuxième barrière.

Mais elle s’arrêta soudain à mi-chemin, laissant son regard surpris se fixer sur une ombre humaine, immobile, appuyée contre le mur d’un bâtiment.

Miss Tracey demeura ainsi une minute, et l’ombre qu’elle distinguait vaguement ne bougeait pas.

Elle arma sa main droite d’un pistolet et lentement elle marcha sur cette ombre. Elle s’arrêta à deux pas, tremblante, presque agitée. Et pourtant l’ombre n’avait ni remué ni prononcé une parole.

Mais là Miss Tracey reconnut la porte d’une baraque, et contre le cadre de cette porte elle vit très diffusément un milicien qui, les deux mains appuyées contre le canon de son fusil, paraissait dormir tranquillement. Seulement, ce milicien lui parut de très petite taille. Mais Miss Tracey n’avait pas de lanterne pour reconnaître plus nettement à qui elle avait affaire. Elle entendait la respiration régulière du dormeur, et cela parut la rassurer. Elle s’écarta doucement, et, tout en laissant ses yeux rivés sur l’ombre humaine et la tenant en joue de son pistolet, elle gagna la seconde barrière. Là elle s’arrêta… elle ne distinguait plus le milicien. Elle écouta. Elle n’entendit rien que la respiration plus faible du dormeur. Alors elle sourit, repassa à sa ceinture son pistolet devenu inutile, et elle franchit la deuxième barrière.

Et maintenant Miss Tracey marchait d’un pas assuré vers la barricade que commandait le lieutenant Turner. De cette barricade elle était encore séparée par au moins trois cents toises. Là, la ruelle était défoncée par endroits, et de passage difficile. Il lui fallut donc avancer lentement. Et tout en cheminant elle pensait avec plaisir :

— Quelle chance tout de même que cette sentinelle fût endormie ! Pour passer il m’aurait fallu faire parler mon pistolet, et cela aurait été suffisant pour ameuter toute la garnison.

Donc, remplie de confiance, assurée maintenant du succès de sa mission, Miss Tracey arriva bientôt en vue de la barricade. Cette barricade barrait la ruelle vis-à-vis d’un passage par lequel on arrivait à la rue Champlain. Miss Tracey aurait pu s’engager dans ce passage et prendre par la rue Champlain pour aller aboutir au sentier qui, de ce point, longeait le cap vers Près-de-Ville. Mais sur la rue Champlain il y avait les casernes, sans compter deux barricades, puis une barrière. Tandis que devant elle il n’y avait que cette barricade. De l’autre côté, c’était un passage très difficile d’accès à cause de rochers et de glaces qui l’encombraient ; mais une chose, il n’y avait là ni gardes, ni miliciens, ni sentinelles, autres que le petit détachement de miliciens que commandait Turner, et Turner était un ami.

Miss Tracey continua d’approcher dans la noirceur à pas plus lents, se tenant toute prête à répondre à la sentinelle invisible qui l’interpellerait.

Tout à coup elle tressaillit violemment et s’arrêta net en découvrant une silhouette d’homme qui venait de se dresser devant elle ! Et cet homme, qu’elle reconnut ensuite avec une stupeur profonde, venait de dire à voix basse :

— Bonsoir, Miss Tracey !

La jeune fille chancela, l’obscurité ne permit pas de voir la lividité qui venait d’envahir le coloris de ses traits. Instinctivement elle fit un pas de recul…

Ah ! elle reconnaissait bien en effet cet officier canadien qui se tenait debout devant elle et dont elle s’imaginait voir le sourire moqueur…

Cet officier, c’était Jean Lambert !…


VI

L’ÉCHEC DE MISS TRACEY


Pour expliquer cette rencontre inattendue de Lambert et de Miss Tracey Aikins, il faut revenir de quelques heures en arrière et se porter rue Saint-Pierre, chez Cécile Daurac.

Il était sept heure, quand, ce soir-là, avant d’aller reprendre son service, Jean Lambert s’arrêta rue Saint-Pierre rendre visite à sa fiancée.

Après la fermeture de la boutique, Cécile et sa mère se retiraient dans une petite pièce à l’arrière de la maison, pièce qui servait de salle pour recevoir les visiteurs.

La mère de Cécile, depuis que les Américains étaient campés prés des murs de la cité, vivait, dans des transes continuelles. Au moindre bruit insolite elle sursautait, croyant toujours entendre le grondement d’un canon, ou le sifflement d’un boulet.

Cécile, chaque fois, ne pouvait réprimer un éclat de rire, ce qui courrouçait fort la vieille femme.

— Ne ris pas, décile ! Je souhaite que tu ne voies pas ce que mes yeux ont vu ! Prends garde !…

— Ah ça, pauvre mère chérie, répliquait Cécile, à quoi bon d’avoir peur avant d’avoir le mal ! Et puis ici, il n’y a pas de danger pour nous. Les Américains n’occupent que la campagne, et ils ne pourront jamais que bombarder la haute-ville.

— Ne t’en fais pas, Cécile ! J’ai vu bombarder la haute-ville en 1759, et n’empêche que les boulets pleuvaient ici quand même.

— Oui, mais dans ce temps-là, c’étaient les Anglais, ils possédaient de l’artillerie en plein. Tandis que les Américains n’ont avec eux que quelques petits canons qui ne défonceraient pas une porte ordinaire.

— Pauvre enfant, comme on t’en fait acroire ! Penses-tu, en bonne vérité, que les Américains sont venus ici rien que pour parader ?

Cécile riait… et elle riait encore ce soir-là lorsque, en entendant frapper rudement à la porte, Mme Daurac sursauta dans sa bergère et se mit à trembler.

Mais la minute d’après elle se tranquillisait en voyant paraître Jean Lambert. D’ailleurs elle se sentait toujours plus en sûreté, quand un homme, et mieux un militaire, était présent dans la maison. Il lui semblait qu’un soldat sous son toit était un talisman capable de la préserver de tout danger.

Elle reçut le jeune homme avec le sourire d’une mère.

Lambert, s’enquit de sa santé, dit quelques mots aimables, puis s’adressa à Cécile.

— Ma chère amie, je ne pourrai demeurer longtemps ce soir, car je suis pressé. As-tu du nouveau à me confier ?

— Parfaitement, mon Jean, et du propre, comme tu verras. Assieds-toi un peu !

Elle fit asseoir le lieutenant près d’elle et commença ainsi :

— De cinq à six heures je n’ai pas quitté la Ruelle-aux-Rats et je n’ai pas détaché mes yeux de la taverne de John Aikins. Aussi, ai-je pu y voir entrer un personnage… mais un personnage qui est supposé à trois lieues de la ville…

— Lymburner ? demanda Lambert.

— Justement. Mais ne va pas penser qu’il est entré par la porte…

— Non ?…

— Par la cave, mon cher… par un soupirail sur le côté gauche de la maison.

— Oh ! oh ! fit Lambert avec intérêt.

— C’est simple comme tout. Il y a là un tonneau, qui m’a paru vide. Il est placé devant le soupirail qu’il se trouve à masquer tout à fait. L’homme arrive, scrute l’obscurité autour de lui, enfile le passage à gauche, arrive au tonneau, le déplace légèrement, se penche, pousse le soupirail, se glisse dans la cave les pieds devant, de la main replace le tonneau et l’homme est dans la cabane.

Et Cécile se mit à rire aux éclats.

— C’est, tout ? interrogea Lambert qui ne riait pas.

— C’est tout, oui… mais voilà une entrée, mon Jean, qui prouve clair comme le jour que l’on conspire chez Miss Tracey ou, si tu préfères, chez Sir John.

— Je m’en doute depuis longtemps.

— Eh bien ! mon Jean, ce n’est pas tout… j’allais oublier quelque chose.

— Quoi donc ?

— En quittant la taverne pour m’en revenir, j’ai pris par la rue Champlain, et sais-tu qui j’ai rencontré ?

— Rowley, je gage ?

— Mais tu es donc un devin ? se mit à rire encore la jeune fille.

— Bah ! fit négligemment Lambert, l’histoire est si vieille déjà, que je la connais pas cœur. As-tu suivi Rowley ?

— Non, à quoi bon ! Je savais où il allait.

— As-tu été reconnue ?

— Comment pouvait-il me reconnaître, accoutrée que j’étais dans un uniforme de milicien ? Et puis, j’ai passé à côté de lui comme un coup de vent.

— En sorte que tu n’as pu savoir si c’était pour ce soir ?

Par rapport au plan ?… Non, rien… Je me suis dit qu’il faudrait continuer de veiller.

— Tu as raison, il faut veiller plus que jamais. J’ai le pressentiment que l’aventure va se passer ce soir… cette nuit… que sais-je !

— Quoi ! fit la jeune fille, curieuse, en saurais-tu plus long que moi ?

— Une simple observation que j’ai faite cet après-midi : figures-toi que la barricade, qui ferme la Ruelle-aux-Rats et barre le passage conduisant vers Près-de-Ville, a été mise en charge du lieutenant Turner !

— Tiens ! fit Cécile en tressaillant, un ami de Lymburner et de Rowley !

— Justement. Seulement, nous ne comprenons pas, Dumas et moi, comment il se fait qu’il ait été placé là !

— Qui commandait la barricade avant Turner ?

— Peltier… un canadien.

— C’est vrai, je n’y pensais pas. Et vous ne savez pas comment ce changement s’est fait ? Tu n’as pas vu Peltier ?

— Non. Ce qui nous surprend c’est que ce changement n’était pas supposé s’accomplir sans que Dumas en eût été prévenu.

— Et il ne l’a pas été ?

— Pas le moins du monde. Mais il s’occupe de la chose qu’il veut tirer au clair.

— Ne penses-tu pas qu’il y ait du Rowley là-dedans ?

— Je le pense.

— Alors que vas-tu faire ?

— Je ne sais pas au juste. Tout à l’heure je verrai Dumas à la caserne et nous aviserons. Une chose certaine, j’ai décidé de garder, cette nuit, la barricade qu’on a confiée à Turner.

— Auras-tu besoin de moi ?

— Oui, je voulais te demander ton concours, mais je ne suis pas sûr d’en avoir besoin. Toutefois, par précaution, il serait opportun que tu viennes faire la garde entre les deux barrières.

— De la Ruelle-aux-Rats ?

— Oui.

— C’est bien, j’irai. À quelle heure ?

— Sois là à huit heures.

— C’est entendu.

Alors Mme Daurac intervint.

— Mes pauvres amis, dit-elle, prenez bien garde de vous jeter dans des aventures qui pourraient vous coûter cher !

— Ne vous inquiétez pas, madame Daurac, répondit Lambert. Et puis on est en guerre, et dans ce temps-là on ne choisit pas le moment de faire son devoir.

— Pour vous qui êtes un soldat, répliqua la vieille femme, c’est bien ; mais Cécile…

— Ah ! madame Daurac, s’écria Lambert en riant, n’allez pas m’accuser d’entraîner Cécile dans des aventures dangereuses ! Vous voyez bien qu’elle est décidé, malgré vous et malgré moi, de faire de l’intrigue !

— Et d’en défaire ! se mit à rire aux éclats Cécile.

— Bon, tu l’as dit, Cécile… défaire de l’intrigue. Et dame ! je dois bien l’avouer, tu y réussiras mieux qu’un homme, attendu qu’une femme est mêlée à cette intrigue.

— La fille de John Aikins ? demanda Mme Daurac.

— Oui, Miss Tracey. Eh bien ! je serais ravi de voir Cécile déjouer ce que complote Miss Tracey… si elle complote !

— Ah ! tu doutes toujours ? demanda Cécile sur un ton grave.

— Je doute et je ne doute pas… sourit Lambert. Seulement, je ne peux me prononcer sans une preuve manifeste. Observe encore, Cécile, que la conduite de Miss Tracey à mon égard est très étrange : ne m’a-t-elle pas sauvé la vie en prenant ma défense contre les matelots soudoyés par son père et Lymburner ? Il y a certainement là-dedans quelque chose de mystérieux…

— Il y a de l’amour pour sûr ! partit de rire Cécile, pas jalouse du tout.

— Admettons. Mais ce n’est pas « l’amour qu’elle peut avoir pour moi ou pour un autre » qui l’empêchera de livrer la ville aux Américains…

— Ça ne l’empêchera pas certainement, interrompit Cécile, car je suis convaincue qu’elle la livrera, ou tout au moins elle le tentera.

— Voilà ce qu’il faut savoir avant de condamner Miss Tracey. Et maintenant, ma chère Cécile, ajouta Lambert, je dois te dire que si tu réussis à la prendre la main dans le sac, tu mériteras qu’on t’élève une statue !

On se mit à rire en chœur, et Lambert se leva pour se retirer.

— Alors, tu t’en vas à ton poste ? interrogea Cécile.

— C’est-à-dire que je vais essayer de remplacer Turner.

— C’est bon, va. Quant à moi, je serai à huit heures bien précises aux barrières.

Il était sept heures et demie.

À huit heures précises, comme elle l’avait dit, Cécile Daurac faisait le guet entre les deux barrières de la Ruelle-aux-Rats. Elle attendit longtemps, au point qu’elle commença de désespérer. Pour se préserver du froid vif qui la glaçait, elle se mit à marcher et à faire la navette entre les deux barrières. Puis neuf heures sonnèrent, et rien ne vint troubler le silence et la solitude de l’endroit.

— Décidément, pensa Cécile, ce n’est pas encore pour cette nuit !

Un quart d’heure encore s’écoula. Cécile perçut soudain un pas humain qui s’approchait de la première barrière. Vivement elle gagna une impasse pour s’y dissimuler. Mais à cette minute même, Miss Tracey, comme nous le savons, venait de distinguer la silhouette de Cécile.

Celle-ci, tout en retenant sa respiration et tout en laissant ses yeux attachés sur la barrière, pensait :

— Est-ce Miss Tracey ?… Je voudrais bien le savoir !…

Mais peu après elle perçut les pas s’éloigner.

Bientôt le même silence lourd s’était rétabli en entier sur les lieux.

— Il faut croire, se dit Cécile, que ma présence a été devinée.

Elle décida d’aller consulter Lambert.

Elle sortit de l’impasse, gagna la deuxième barrière, la franchit et se dirigea vers la barricade où Lambert était en faction.

À une certaine distance, la jeune fille s’arrêta et fit entendre une sorte de bruissement des lèvres. Peu après elle entrevit une ombre humaine s’approcher doucement.

C’était Lambert.

— Y a-t-il du nouveau ? demanda-t-il.

Cécile l’informa de ce qui venait de se passer aux barrières.

— Je gage, dit Lambert, que tu as donné l’éveil.

— Je le crains.

— N’importe ! il faut guetter encore. On ne sait jamais ce qui peut survenir.

— Et toi, Jean, comment t’es-tu arrangé avec Turner ?

Le jeune homme se mit à rire.

— Fort simplement, répondit le lieutenant. Dumas est allé trouver Turner et lui a dit qu’il était mandé aux quartiers généraux à la haute-ville.

— Et il a flanché ?

— Il a donné en plein. Naturellement Dumas va s’arranger de façon à ce que Turner ne revienne pas trop tôt.

— Ainsi donc, demanda Cécile, je vais aller reprendre ma faction ?

— Oui. Si j’ai quelque chose à te communiquer, j’enverrai un de mes hommes.

— C’est bon.

Cécile repartit prestement vers les barrières. Mais elle avait à peine repris son poste d’observation contre le mur d’une baraque, qu’elle vit ou plutôt elle devina un être humain qui franchissait la première barrière. Doucement la jeune fille s’enfonça dans le cadre d’une porte dans l’espoir de dissimuler tout à fait sa présence. Mais elle avait été vue. Elle feignit de dormir. Mais une terrible émotion l’assaillit lorsqu’elle reconnut, dans la personne qui s’approcha d’elle peu après, Miss Tracey.

Celle-ci, assurée qu’elle était que le milicien dormait, continua son chemin et franchit la seconde barrière.

Alors Cécile pensa avec un sourire de triomphe à ses lèvres :

— Enfin ! Jean va avoir, cette fois, la preuve qu’il demande, Miss Tracey s’en va se jeter dans ses bras !

Et, anxieuse, elle attendit que Lambert vînt la relever de sa faction.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En voyant Jean Lambert devant elle, Miss Tracey avait manqué de s’évanouir ! Elle trouvait là Lambert, lorsqu’elle s’attendait de trouver Turner ! Un terrible émoi lui serra le cœur. Mais c’était une fille forte et courageuse que Miss Tracey. Comprenant qu’elle était jouée, elle décida de donner le change à Jean Lambert. Car elle était certainement jouée, il n’y avait pas d’illusion à se faire ; autrement, comment Lambert aurait-il pu, tout à coup, la reconnaître dans cette nuit très noire et l’appeler de son nom ? Lambert savait donc que Miss Tracey viendrait à cette barricade ce soir-là… il connaissait peut-être la mission dont elle s’était chargée ! Mais comment ? Par quel hasard ?… Ceci, elle essayerait de le découvrir plus tard. Pour l’instant il fallait jouer serré… jouer de façon à tromper Lambert ou à le plonger dans un mystère si profond, qu’il n’en saurait plus démêler les fils. Et Miss Tracey, pour écarter le danger qui la menaçait, refoula toute émotion et tout trouble, commanda à ses lèvres le sourire le plus candide et le plus séduisant, et d’une voix tranquille, si tranquille qu’elle surprit Lambert qui maintenant était plein de défiance :

— Ainsi, vous m’attendiez ?

— Comme vous voyez, Miss.

— Vous avez reçu ma petite note ?

— Oui… répondit Lambert après une seconde d’hésitation. Il venait de comprendre que la jeune fille préparait une comédie à ses dépens, et il résolut d’entrer hardiment dans la comédie.

Mais la courte hésitation de Lambert fut remarquée de Miss Tracey. Et comme elle n’avait envoyé aucune note au jeune homme, elle eu la preuve immédiate que le lieutenant mentait. Donc, Miss Tracey avait été épiée… Donc, Lambert savait qu’elle était chargée d’une mission auprès des Américains. Donc, il avait été arrangé un plan quelconque pour empêcher Miss Tracey d’accomplir sa mission… En face d’une telle évidence, que faire ? La première chose, et si telle chose était possible, c’était de faire tomber les soupçons qui, à cette minute, pesaient sur elle ! Il importait de faire croire à Lambert qu’elle n’était pas du complot dont il pouvait la penser ! Et Miss Tracey, pour atteindre ce but difficile, venait d’avoir une idée très géniale.

Elle reprit après un moment de silence :

— Je n’étais pas certaine de vous trouver ici, parce qu’on m’avait informée que vous n’étiez pas de service cette nuit.

— Mais vous saviez, sourit Lambert avec ironie, que je ne saurais manquer d’être au rendez-vous que vous m’avez assigné ?

— Je l’ai pensé ; mais il aurait pu arriver que vous n’eussiez pas eu ma note à temps.

Le truc de Miss Tracey allait-il réussir sitôt ?… Voilà que Lambert donnait dans le piège… voilà qu’il commençait de penser que la jeune fille était sincère et disait la plus belle vérité en assurant qu’elle avait donné un rendez-vous au lieutenant qui — il en était tout surpris — n’avait pas reçu la note en question. Et voilà, en se rappelant le guet-apens de la Ruelle-aux-Rats où il avait failli laisser ses os, qu’il commença de penser qu’un être mystérieux agissait dans l’ombre entre lui et Miss Tracey. Cet être mystérieux ou lui donnait un rendez-vous pour le faire assassiner, ou, pour on ne sait quel mobile, interceptait une missive de Miss Tracey à Jean Lambert. N’y avait-il pas du Rowley là-dedans ? pensa le lieutenant avec une vive émotion. Peut-être… et Lambert allait finir par le croire à mesure que Miss Tracey entrerait plus avant dans l’intrigue de sa comédie.

Elle demanda de sa voix si paisible, si sereine :

— Est-ce encore cette fillette de l’autre jour qui vous l’a remise ?

— Oui… répondit à tout hasard Lambert.

Mais si, à cette seconde même, Lambert eût surpris le sourire de la jeune fille, il se serait de suite douté de la mystification dont il pouvait être le jouet.

— Ainsi donc, reprit Miss Tracey, vous savez pour quel motif je vous ai demandé de venir m’attendre ici ?

— Oui, Miss Tracey, et je suis très curieux de connaître le fin mot de l’histoire.

— Je vous l’apporte.

— Vraiment ?

— Écoutez : depuis hier je suis dans la plus grande certitude que la ville renferme un traître, et que ce traître va, cette nuit, ou la nuit prochaine, livrer aux Américains un plan de nos armements et de nos défenses.

— Connaissez-vous la personne qui remettra ce plan aux Américains ?

— Je la connais.

— Ah ! fit Lambert, en tressaillant.

— C’est le major Rowley.

— Rowley !… fit Lambert dans un souffle.

Maintenant tous ses soupçons tombaient : Miss Tracey, en dénonçant le major, qui était son fiancé, prouvait qu’elle n’était d’aucun complot ! Elle prouvait qu’elle aimait Lambert, qu’elle aimait son pays et qu’elle lui était fidèle ! Donc, Cécile Daurac s’était trompée !

Lambert ressentit un grand soulagement, car il lui avait toujours répugné de penser que Miss Tracey, si douce, si bonne, si amoureuse, pouvait se mêler à des trames si terribles ! Et pourtant… Oui, pourtant, en dépit de lui-même, de toute sa volonté, en dépit de l’immense estime qu’il ressentait pour cette jeune anglaise, Lambert conservait un doute… une légère méfiance…

Il demanda :

— Savez-vous où se trouve Rowley en ce moment ?

— Je ne saurais vous le dire au juste. Je sais qu’à huit heures il était chez nous.

— Avec vous ?

— J’étais dans ma chambre.

— Vous l’avez donc surveillé ?

— De ma chambre, oui. J’ai pu épier ce qui se passait en bas.

— Qui étaient en bas avec Rowley ?

— Un personnage dont je suis forcée de taire le nom, et Lymburner.

— Lymburner !… Tiens ! je pensais qu’il était réfugié à l’Île d’Orléans.

— C’est vrai. Mais il vient de temps en temps à Québec. Rowley, je ne sais comment, lui facilite une entrée.

— Ah ! ah !…

Avec la légère méfiance qu’il gardait encore vis-à-vis de Miss Tracey, Lambert se demandait pour quel motif la jeune fille dénonçait ceux à qui elle était censée être affiliée. Décidément, Lambert s’égarait tout à fait.

À cet instant une fugitive lueur déchira l’obscurité non loin de là.

Miss Tracey trembla un peu.

— Tiens ! fit Lambert, voici le capitaine. Approche, Dumas ! dit le lieutenant à voix basse.

L’instant d’après Dumas se trouvait tout près de la jeune fille ; mais celle-ci le devinait seulement.

— Bonsoir, Miss Tracey ! salua galamment Dumas.

— Ah ! ah ! capitaine, dit Miss Tracey en riant, on croirait que vous conspirez aussi !

— C’est vrai, Miss Tracey, je conspire… ou mieux nous conspirons, vous, Jean Lambert, et moi !

La jeune fille, quoique très troublée au fond, continua de rire tranquillement.

Lambert, informa Dumas des choses que lui avait confiées Miss Tracey.

— En ce cas, dit Dumas après avoir réfléchi un moment, il est très important que nous prenions des précautions immédiates contre Rowley et Lymburner.

— Songez-vous à les faire arrêter ? interrogea avec inquiétude Miss Tracey.

— Certainement, Miss. L’ordre est déjà donné.

La jeune fille chancela, et dans son trouble elle ne put réprimer cette interrogation qui pouvait la compromettre :

— Et… mon père ? demanda-t-elle.

Dumas esquissa un sourire.

— Nous ne lui causerons aucun trouble, s’empressa-t-il de répondre. Car, voyez-vous, Miss Tracey, du moment que Rowley et Lymburner seront en notre pouvoir, votre père qui obéit malgré lui, je le pense bien, à ces deux traîtres, ne sera plus un danger.

— Puisque c’est ainsi, murmura la jeune fille, je vais retourner immédiatement chez nous afin de rassurer mon pauvre père.

Elle fit un mouvement pour se retirer… Car, disons-le, Miss Tracey Aikins vivait depuis dix minutes dans des transes terribles.

Dumas la retint.

— Pardon ! dit-il. Mais vous ne pouvez retourner chez vous cette nuit.

— Pourquoi ? demanda Miss Tracey en pâlissant encore.

— Parce que votre vie serait menacée. Qui sait si des émissaires de Rowley ne se vengeraient pas en s’attaquant à vous ?

— Vous croyez ?

— Je le crains.

— Mais où irai-je ?… Je ne peux pas passer la nuit dehors…

— Si vous le voulez, je vous conduirai chez des amis.

— Vraiment ?…

Cette fois, Miss Tracey se sentit prise au piège. Tenter de se déprendre, c’était accroître le danger. Mieux valait se soumettre naïvement, puis gagner du temps et aviser plus tard. Oh ! si elle avait pu, seulement, prévenir Rowley et Lymburner !…

Dumas murmura quelques mots à l’oreille de Lambert qui partit immédiatement du côté des barrières.

— Quant à nous, reprit Dumas en offrant son bras à la jeune fille, nous allons nous rendre à la caserne où je veux prendre certains papiers, puis de là je vous conduirai où je vous ai dit.

Mais quelle ne fut pas la stupeur de Miss Tracey, lorsque le capitaine, vingt minutes après, la fit entrer dans la maison de Mme Daurac, sur la rue Saint-Pierre, où Cécile la reçut avec le meilleur sourire.

Miss Tracey se crut la proie d’un rêve insensé !


VII

L’ALERTE


Sur l’ordre de Dumas, Lambert était allé rejoindre Cécile Daurac, toujours en faction aux barrières de la Ruelle-aux-Rats.

— Et Miss Tracey ? interrogea vivement Cécile en reconnaissant le lieutenant.

— Oh ! c’est une fine comédienne, que Miss Tracey, répondit Lambert avec une admiration narquoise.

— Comédienne ?… Je te crois, mon Jean, et je te préviens d’avoir à te défier d’elle. Mon intuition de femme m’autorise à te parler ainsi. Il y a longtemps que j’ai deviné Miss Tracey. Depuis longtemps je sais que c’est une fille dangereuse. C’est une vipère qui mord en souriant. Prends garde, mon Jean !

— Elle n’est plus à craindre, Cécile.

— Où l’as-tu laissée ?

— Dumas l’a prise sous sa protection, se mit à rire Lambert, en attendant qu’il te la confie.

— Que veux-tu dire ? demanda Cécile étonnée.

— C’est une idée de Dumas, et une idée merveilleuse. Pour empêcher Miss Tracey d’aller prévenir ses complices de son échec, et, par conséquent, de les mettre sur leur garde, Dumas a trouvé un prétexte pour conduire Miss Tracey chez des amis qui veilleront sur elle.

— Chez des amis ?… interrogea Cécile de plus en plus étonnée.

— Tu ne comprends pas ?… Dumas va te confier la surveillance de Miss Tracey, en attendant qu’il ait prévenu Carleton et que ce dernier ait décidé du sort de ta bonne amie.

— Mais ce n’est pas ma bonne amie !

— Je veux rire, Cécile.

— C’est mon ennemie implacable !

— Eh bien ! tu auras plus de mérites à l’accueillir chez toi.

— Es-tu sérieux ?

— Tellement sérieux, que je te prie de croire que nous n’avons pas de temps à perdre. Donc, tu vas rentrer chez toi et y attendre Miss Tracey à qui tu feras ta meilleure façon pour qu’elle ne se doute de rien. Viens… je t’accompagne. Après, j’ai ordre de me rendre aux quartiers généraux pour aller dire à Turner d’aller reprendre son poste à la barricade.

Cécile dut donc se soumettre à l’idée qu’avait eue Dumas, malgré toute la répugnance qu’elle sentait au fond d’elle-même grandir pour Miss Tracey.

Une fois chez elle, Cécile s’empressa d’enlever son uniforme de milicien, pour revêtir une jolie robe d’intérieur et pour attendre la fille de John Aikins.

Pendant ce temps Lambert courait aux quartiers généraux de la garnison.

Depuis que les Américains avaient investi la ville, Carleton avait installé ses quartiers généraux en une grande salle du Château Saint-Louis, afin d’avoir jour et nuit sous la main ses principaux officiers.

Lambert trouva la grande salle remplie d’officiers et de sous-officiers qui y discutaient bruyamment.

Comme il était pressé, il s’enquit de Turner auprès d’un aide-de-camp. Celui-ci lui désigna le lieutenant en train de s’entretenir avec le major Rowley dans un coin de la salle.

Lambert n’osa pas aller interrompre cette conversation, il attendit, en se mêlant à un groupe d’officiers, que Rowley s’en allât.

Dix minutes se passèrent.

Puis Lambert vit Rowley quitter Turner. Mais le major s’arrêta aussitôt pour se rapprocher du lieutenant, lui dire quelques mots, repartir et quitter la grande salle.

Alors Lambert alla à Turner.

Les deux lieutenants se saluèrent poliment et Lambert fit à Turner la communication suivante :

— Dumas te fait dire que ta présence ici n’est plus nécessaire et d’aller reprendre ton poste à la basse-ville !

Sans marquer la moindre surprise, Turner s’inclina et partit.

Peu après Lambert quitta le château pour se rendre aux casernes de la rue Champlain, où Dumas devait l’attendre pour se concerter tous deux relativement à Rowley et Lymburner.

Dumas avait donc menti à Miss Tracey en lui disant que Rowley et Lymburner avaient été arrêtés ; mais le capitaine avait usé de ce subterfuge pour intimider Miss Tracey et s’en faire en même temps un prétexte pour conduire la jeune fille chez Cécile, et l’empêcher du même coup de communiquer avec ses complices.

Mais Rowley savait déjà que Miss Tracey n’avait pas accompli sa mission, qu’elle avait été arrêtée à la dernière barricade par Jean Lambert. Mais comment avait-il pu être informé de cet échec, quand il ne faisait que de se produire ?

Voici l’explication.

On se rappelle que Miss Tracey, après avoir quitté la taverne pour aller à son rendez-vous avec le major Lucanius, avait rebroussé chemin parce qu’elle avait cru être épiée. On se rappelle encore qu’elle s’était tout à coup trouvée en présence de Rowley qui, peu de temps après elle, était sorti de la taverne. Or, après que Miss Tracey eut repris le chemin des barrières, le major, voulant s’assurer que la jeune fille arriverait sans encombres jusqu’à la barricade où il croyait Turner en service, gagna la rue Champlain et de là prit la direction des casernes. Il savait qu’il pouvait arriver, à cause de son grade de major, jusqu’à la barricade de Turner. Mais quelle ne fut pas sa surprise en découvrant Miss Tracey en conversation avec Lambert.

Il eut de suite le pressentiment que quelque chose allait mal. Dans la crainte d’être surpris là par des amis de Lambert, Rowley revint de suite sur ses pas, pour se rendre immédiatement à la taverne prévenir Lymburner et Aikins.

Inquiets et surpris, les deux complices voulurent interroger Rowley pour avoir des détails de l’affaire.

— Je ne sais rien de plus, répliqua le major. Miss Tracey seule pourra nous donner les détails que nous sommes anxieux de savoir. Pour le moment, il m’importe de savoir ce qu’est devenu Turner. Je cours aux quartiers généraux, mais je reviendrai bientôt.

Il se rendit en effet de suite aux quartiers généraux où il trouva le lieutenant Turner.

— Pourquoi as-tu quitté ton poste ? interrogea Rowley avec sévérité.

— Parce que j’ai reçu ordre de me rendre ici.

— Qui t’a donné cet ordre ?

— Dumas.

— Dumas ?… fit Rowley en tressaillant.

— Lui-même.

— Et sais-tu pourquoi il t’a envoyé ici ?

— Je n’en sais rien.

— Je le sais, moi.

— Vraiment ?

— C’était pour mettre Lambert à ta place ?

— Mais, dans quel but ?

— Je l’ignore, répliqua Rowley qui ne voulait pas compromettre l’affaire plus qu’elle l’était à cette heure. Car si Turner était un ami, ce n’était pas un complice, il importait donc d’être réservé. Mais de suite il eut une inspiration et reprit :

— Je dis que j’ignore le vrai motif qui a poussé Dumas à te remplacer par Lambert, mais j’ai des soupçons sur ces deux hommes. Comme moi, tu sais qu’il a couru un certain bruit que la cité renfermait des traîtres qui voulaient livrer la ville aux Américains.

— J’ai entendu parler d’un plan qui avait été volé au gouverneur pour être remis à l’ennemi.

— Cette histoire a peut-être un fond de vérité. En tous cas je suis sûr qu’il y a des traîtres parmi nous, et je penche à croire qu’ils ont des complices en Dumas et Lambert.

— Cela est fort possible.

— Observe que Dumas, mais Lambert surtout ont trop fait parade de leur loyauté à l’Angleterre pour qu’il n’y ait pas un peu d’hypocrisie en cachette. Et je ne serais pas étonné qu’ils se seraient entendus pour favoriser la sortie hors de la ville d’un agent envoyé pour s’aboucher avec le général américain.

— Ne serait-il pas à propos, émit Turner, d’en instruire Carleton ?

— Carleton ? Allons donc ! il a une confiance aveugle en ces Canadiens. Ce serait perdre notre temps à moins de posséder contre eux des faits indéniables, des preuves qu’ils ne sauraient réfuter. Ce qui importe, c’est de les surveiller étroitement pour acquérir contre eux les preuves qui nous manquent.

— Ils ont sur nous un avantage.

— Lequel ?

— Dumas est presque maître à la basse-ville.

— Parce qu’il y commande en maître ? Mais cela va changer bientôt.

Des officiers s’approchèrent des deux hommes qui s’interrompirent pendant un moment. Mais nous les laisserons reprendre un peu plus tard leur entretien, et quand à nous, nous retournerons sur la rue Saint-Pierre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous nous rappelons comment Miss Tracey avait été si stupéfaite en se voyant introduite par Dumas dans la maison de Mme  Daurac.

Cécile, pour obéir aux recommandations de Lambert avait souri à la jeune fille en prononçant ces paroles :

— Soyez la bienvenue, Miss Tracey !

Miss Tracey tremblait, de surprise et d’inquiétude.

— Mais vous avez froid, reprit Cécile avec bienveillance, venez vous chauffer !

Vivement elle disposa un siège près de la cheminée que Miss Tracey accepta.

— Désirez-vous boire un verre de vin chaud ? demanda aimablement Mme Daurac.

— Non, madame, merci, sourit la jeune anglaise. Je me sens déjà bien à la bonne chaleur de ce foyer.

— Oh ! vous savez, ici, Miss Tracey, dit Dumas, vous êtes entre bonnes mains, on aura pour vous tous les égards.

Le capitaine souriait, et la jeune fille crut lire dans ce sourire de l’ironie.

Une violente indignation intérieure mit sur ses traits une vive rougeur ; mais elle sut dissimuler ses sentiments et répliqua avec un sourire contraint :

— Vous êtes bien aimable, capitaine, de m’avoir conduite sous ce toit hospitalier, et je sais que je pourrai compter sur l’amitié de madame Daurac et de mademoiselle Cécile.

Dumas et Cécile comprirent toute la haine et l’esprit de vengeance que cachaient ces paroles aimables, et ce sourire contraint. Mais comme Miss Tracey elle-même, ils surent mettre un masque sur leur visage.

Oui, l’esprit de Miss Tracey travaillait déjà activement : d’abord, elle sentait contre sa poitrine quelque chose qui la brûlait terriblement, c’était le plan de Rowley.


Dans la clarté apparut la silhouette de Miss Tracey Aikins, tenant dans sa main droite, un pistolet….

Il fallait qu’elle se débarrassât de ce plan le plus tôt possible, car en cas d’arrestation — comme elle le redoutait déjà — ce plan pouvait être découvert et constituerait contre elle une preuve terrible. Elle se disait que Dumas avait chargé Lambert d’aller la dénoncer à Carleton, et à tout instant elle s’attendait de voir surgir des soldats envoyés pour l’arrêter. De suite, elle avait eu l’idée de jeter au feu ce maudit plan ; mais elle ne pouvait le faire en présence de ces trois témoins. Il lui fallait donc attendre une occasion favorable. Ensuite, une fois débarrassée de ce plan, si elle était arrêtée, elle se réjouissait à l’avance qu’on ne pourrait rien prouver contre elle, et alors elle méditait un projet de vengeance contre Cécile, Dumas et Lambert.

— Oh ! se disait-elle avec un cœur rugissant, ma vengeance sera si terrible que l’univers entier en parlera !…

Mais en attendant il lui fallait bien accepter sa mauvaise fortune, et elle s’efforça de ne rien laisser paraître de ses sentiments intimes.

Dumas lui souhaita bientôt bonne nuit et quitta la pièce où se trouvaient, les trois femmes. Mme Daurac se leva pour le reconduire à la porte de l’arrière qui était pratiquée au bout d’un passage. Miss Tracey espéra un moment que Cécile quitterait également la salle, mais elle fut déçue : Cécile accompagna le capitaine seulement jusqu’à la porte de la petite salle et revint près de Miss Tracey. Et déjà celle-ci s’apprêtait à retirer de son corsage le plan pour le jeter dans les flammes de la cheminée. Elle se mordit les lèvres de désappointement.

Cécile lui demanda :

— Voulez-vous enlever votre manteau, mademoiselle ?

— Non… merci, répondit Miss Tracey, je n’ai pas trop chaud encore.

Sous son manteau Miss Tracey avait un pistolet qu’elle ne voulait pas laisser voir, car cette arme pouvait lui devenir utile. À cet instant même elle eut une furieuse envie de s’en servir contre Cécile. Mais elle se domina, en songeant qu’elle pouvait, par un acte précipité et trop hâtif, se mettre dans un pétrin dont elle ne pourrait plus sortir.

Dumas venait de quitter la maison, et au moment où Mme Daurac refermait la porte et s’apprêtait à la verrouiller, plusieurs coups de feu retentirent brusquement à la haute-ville. Peu après d’innombrables rumeurs emplirent le silence nocturne.

Le capitaine rentra précipitamment dans la maison.

Mme Daurac avait poussé un cri d’effroi et s’était retirée dans la petite salle où se trouvaient Cécile et Miss Tracey.

Les deux jeunes filles avaient bondi d’émoi.

Mme Daurac se jeta dans une bergère en gémissant :

— Ô mon Dieu ! ce sont les Américains !

Elle était si livide, elle tremblait tant qu’un moment on crut qu’elle allait mourir de peur et d’angoisse.

Miss Tracey, généreuse par nature et oubliant sa position, le plan dans son corsage, sa haine, sa vengeance, se porta au secours de Mme Daurac.

Cécile, très calme, alla au devant du capitaine pour lui demander :

— Que se passe-t-il, capitaine ?

— Je me le demande. Ce n’est certainement pas une attaque des Américains, car nos sentinelles nous en auraient prévenus. Ce n’est peut-être qu’une bagarre.

Mais les coups de feu se succédaient, crépitaient, redoublaient. Les rumeurs devenaient clameurs. Des cloches furent mises en branle, et en peu d’instants toute la ville fut pleine de bruits de guerre. Dans la basse-ville, la population se jetait dans la nuit et clamait son émoi et sa peur. Des coups de feu éclataient de tous côtés. Des cris de détresse montaient dans l’espace. À son tour la rue Saint-Pierre s’emplit de vacarme. On entendit passer comme un tourbillon une troupe de cavaliers. On saisissait sur le pavé la course de gens affolés. Des hommes s’interpellaient rudement en proférant des jurons. Des femmes alarmées appelaient leurs maris. Des enfants jetaient des cris farouches. Cécile courut à une croisée donnant sur une ruelle qui débouchait sur la rue Saint-Pierre, elle poussa légèrement le volet et jeta dans la nuit un regard scrutateur.

Les clameurs grandissaient. Elle vit des ombres humaines courir avec des lanternes à la main. D’autres portaient des torches résineuses, d’autres des flambeaux à essence, et toutes ces lueurs couraient, volaient, planaient, s’entre-croisaient comme un essaim de mouches à feu.

Dumas s’approcha de Cécile et lui dit à l’oreille :

— Fermez cette fenêtre, mademoiselle, c’est plus prudent. Je m’en vais de suite aux informations, mais je désire vous recommander de ne pas quitter un instant Miss Tracey.

— C’est bien, répondit Cécile en refermant la croisée, j’aurai l’œil sur elle.

Dumas s’en alla, après avoir par quelques paroles essayé de rassurer Mme Daurac. Mais la pauvre femme devenait plus mal à mesure que grandissait le chahut dans la ville.

Miss Tracey faisait tous ses efforts elle aussi pour calmer Mme Daurac, pour l’apaiser.

— Ce n’est qu’une alerte, disait-elle. Voyez-vous, on n’entend pas même les canons. Si c’étaient les Américains, je vous assure que les grosses pièces ne demeureraient pas silencieuses.

Mme Daurac suffoquait… elle râlait presque.

— Je vais lui préparer une potion au rhum, dit Cécile, cela lui fera du bien.

Et elle quitta la salle pour aller à la cuisine.

Miss Tracey se vit seule avec Mme Daurac qui, les yeux fermés, paraissait entrer dans l’agonie.

À trois pas le feu de la cheminée flambait. Un geste rapide suffisait à Miss Tracey pour se défaire de son plan.

Elle y pensa…

À son corsage elle porta sa main tremblante… Mais elle parut se raviser.

Si Cécile revenait tout à coup et voyait brûler ce parchemin !…

La salle était éclairée par une lampe suspendue au plafond, et la clarté se réfléchissait dans un miroir. Cette réflexion attira les regards de Miss Tracey. Le miroir était accroché au mur et vis-à-vis de la porte, et cette porte faisait face à une autre porte de l’autre côté du passage. Cette autre porte était celle de la cuisine. Or Miss Tracey ne connaissait pas les aîtres de la maison, sans quoi elle aurait été sur ses gardes. Et par une curiosité qu’elle n’aurait pu définir elle-même, elle fit quelques pas et alla jeter un rapide coup d’œil dans le miroir. Dans ce coup d’œil elle aperçut la porte de la cuisine et par cette porte Cécile qui, également, regardait le miroir.

Cécile était en train de préparer une potion à sa mère, et par instinct aussi, sans savoir pourquoi, elle jetait de temps à autre un regard au miroir de la salle.

Et voilà que par un pur hasard les yeux de Cécile et ceux de Miss Tracey s’étaient rencontrés sur cette glace.

Cécile sourit… Miss Tracey pâlit… elle pâlit sans savoir pourquoi. Mais elle eut l’intuition subite qu’elle était épiée. Pourtant, elle eut assez d’empire sur elle-même pour ne faire mine de rien. Elle affecta d’arranger les mèches de ses cheveux roux, puis elle revint vers Mme Daurac. Ses yeux tombèrent sur la tablette de la cheminée. Sur cette tablette elle vit un crucifix de pierre placé entre une jardinière, dans laquelle demeurait un bouquet de fleurs depuis longtemps fanées, et une pendule.

Miss Tracey eut un sourire.

Elle prêta l’oreille dans la direction de la cuisine, et elle entendit un bruit d’ustensiles quelconques. Donc Cécile était encore là occupée à sa potion, donc Miss Tracey avait le temps de mettre à exécution une idée nouvelle. Et cette fois, sans trembler, elle glissa rapidement sa main droite dans son corsage, tira le plan, fit trois pas vers la cheminée, et déposa le parchemin compromettant derrière la pendule. Puis elle revint se poster derrière la bergère de Mme Daurac, à laquelle elle dit de sa voix la plus compatissante :

— Chère madame, je vous prie de vous remettre, ce n’est rien, N’entendez-vous pas que les bruits diminuent, que les coups de feu se font plus rares ?… Ce ne devait être qu’une alerte sans importance.

Cécile rentra portant un plateau sur lequel étaient disposés un carafon de vin, deux coupes de cristal et une tasse de pierre d’où s’échappait la vapeur d’une potion chaude pour Mme Daurac.

Cécile déposa doucement le plateau sur une table placée au centre de la pièce.

À la minute même un grand vacarme s’éleva sur la rue Saint-Pierre.

— Ah ! Jésus, Seigneur ! clama Mme Daurac en se dressant debout et en joignant les mains.

Un choc violent ébranla la maison… un bris de vitre crépita…

— On envahit notre domicile ! cria Mme Daurac avec épouvante et désespoir.

Cécile, cette fois, tressaillit violemment, et Miss Tracey trembla d’angoisse.

Cécile, tout de même, saisit une bougie sur la table, courut l’allumer aux flammes de la cheminée, et avec cette bougie se précipita vers la boutique pour savoir la cause du fracas qu’on entendait.

Miss Tracey la suivit.

On communiquait dans la boutique par une porte vitrée.

Mais avant que Cécile n’arrivât à cette porte, les vitres volèrent en éclats, puis la porte fut poussée d’un coup d’épaule, un homme — un inconnu — bondit en rugissant, culbuta Cécile, repoussa Miss Tracey et disparut.

Au même moment des soldats pénétraient dans la boutique par la fenêtre brisée et clamaient :

— Où est-il ? Où est-il ?…

Cécile s’était relevée. Elle ramassa vivement sa bougie éteinte et courut à la salle pour la rallumer.

Les soldats l’avaient suivie.

— Qui cherchez-vous ? demanda Cécile toute étourdie encore de sa chute.

— Un espion… Nous le poursuivons depuis la haute-ville. Nous allions le rattraper, quand il a tout à coup enfoncé votre volet et la fenêtre.

— Connaissez-vous cet espion ? demanda encore Cécile.

— Non… Mais l’on suppose que c’est un américain.

— Mais alors il doit être dans la maison !…

Personne n’avait vu l’homme en effet sortir par la porte de derrière qu’il avait refermée sur lui.

Cécile et les soldats allèrent dans la boutique. Devant la fenêtre défoncée hurlait et s’agitait une tourbe sombre.

La boutique fut fouillée… puis les pièces en arrière de la maison. L’inconnu demeura introuvable.

Les soldats revinrent dans la boutique.

À la seconde même des cris retentirent au dehors :

— L’espion !… l’espion !…

Les soldats se précipitèrent par la fenêtre brisée.

La tourbe sombre et hurlante prenait sa course vers l’ouest, clamant :

— L’espion !… l’espion !…

Alors Cécile s’aperçut de la disparition de Miss Tracey.

Elle poussa un cri d’alarme.

Soudain un homme enjamba la fenêtre de la boutique en demandant :

— Que se passe-t-il donc ici, Cécile ?

C’était Lambert.

La jeune fille se jeta dans ses bras en pleurant.

— Allons ! reprit Lambert, dis-moi ce qui vient de se passer ici !

Cécile lui narra la scène dont elle avait été témoin.

— Et Miss Tracey a disparu dans l’entrefaite ? demanda le lieutenant.

— Oui… j’étais si préoccupée…

— Oh ! murmura Lambert, il n’y a plus de doute maintenant : cette Miss Tracey est une traître !

— Mais, toi, Lambert, demanda à son tour Cécile, d’où viens-tu ? Peux-tu m’expliquer comment s’est produite cette terrible alarme ?

— Je sais peu de chose, et les esprits sont tellement troublés qu’il n’y a pas moyen de rien savoir de précis.

— Mais encore ?

— Il parait qu’un espion américain a réussi à escalader les murs de la ville près de la batterie de la porte Saint-Jean. On dit même qu’il y a assassiné la sentinelle qui gardait la batterie.

— Ce n’était pas une attaque ?

— Non. Mais les coups de feu tirés par les autres sentinelles ont de suite mis la ville sens dessus dessous.

Par la fenêtre défoncée on entendait la foule qui s’éloignait et criait sans cesse :

— L’espion ! l’espion !…

— Il faut dire ici que ce n’était pas après l’inconnu qui avait enfoncé la fenêtre de Mme Daurac que cette foule courait, mais après l’ombre de Miss Tracey.

En effet, quand la jeune fille eut vu Cécile renversée par terre et sa bougie éteinte, et après qu’elle eût été elle-même violemment rudoyée par l’inconnu, elle vit la porte ouverte conduisant dans la boutique. Elle n’hésita pas une seconde. Elle gagna la boutique. Là, elle dut se dissimuler sous un comptoir pour échapper aux regards des soldats qui pénétraient dans la maison. Mais quand elle les vit suivre Cécile à l’arrière, Miss Tracey se leva et gagna furtivement la fenêtre brisée. Il y avait dans la rue du monde qui s’agitait et vociférait, et de plus loin elle entendit d’autre monde accourir. Des lueurs de lanternes brillaient çà et là. Près de la fenêtre des groupes se formaient. Bravement Miss Tracey enjamba cette fenêtre et sauta sur la rue. Mais à sa vue il se produisit une véritable confusion : la foule croyait que c’était l’espion qui reparaissait. Des coups de fusil éclatèrent.

Miss Tracey sortit son pistolet et le déchargea sur les groupes qui reculèrent, rugirent, poussèrent une effroyable clameur et se jetèrent sur la jeune fille. Mais elle, en un bond de jeune biche, leur échappa et elle prit la fuite par le dédale des ruelles qui s’entremêlaient dans le centre de la basse-ville.

Et la foule alors s’était précipitée sur ses pas en criant :

— L’espion !… l’espion !…


VIII

L’AMÉRICAIN


Que le lecteur n’oublie pas que ces scènes se passent en pleine nuit, une nuit très noire par laquelle on ne se meut qu’à tâtons, dans laquelle les êtres humains ne sont que des silhouettes vagues, que des formes insaisissables ; et cette noirceur n’est éclairée ça et là que par les raies de feu très fugaces que trace la poudre des fusils qui éclatent de temps à autre, que par la lueur des lanternes qui vont en tous sens et éclairent à peine la marche d’un homme et la lumière papillotante et rougeâtre des flambeaux qui dansent dans l’espace. Et ceci noté, nous reviendrons encore en arrière, pour ensuite nous rendre à la Taverne du Diable où va se dérouler une scène qui ne manque pas d’intérêt.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Après avoir quitté le Château Saint-Louis où il s’était rendu pour s’enquérir de Turner, le major Rowley, était revenu précipitamment à la Taverne de John Aikins pour prévenir ses complices de l’échec de Miss Tracey.

Il trouva Sir John et Lymburner qui attendaient, un peu inquiets, le résultat de la mission de Miss Tracey.

L’échec de la jeune fille parut frapper d’épouvante les deux compères.

— Vous n’avez pas revu Tracey ? demanda John Aikins pâle et tremblant.

— Non, répondit rudement Rowley. Je crains bien, ajouta-t-il, qu’elle ne soit entre les mains de Lambert et de Dumas qui vont la livrer à Carleton.

— Mais nous sommes perdus ! cria Lymburner qui était d’une lividité cadavérique.

— Hé ! vous autres… que vous importe ! rugit le major. Mais moi… tout va retomber sur ma tête ! C’est ce maudit plan que Miss Tracey porte dans son corsage qui va devenir une arme terrible contre moi !

— C’est vrai… le plan ! fit Lymburner.

— Si Miss Tracey avait assez d’esprit pour le détruire avant qu’on ne le lui enlève ! murmura Rowley très sombre et très perplexe.

— Si les Américains réussissent à s’emparer de la ville, nous n’aurons rien à craindre, émit John Aikins.

— Damned Americans ! grommela Lymburner.

— Voilà un fait qui n’est pas accompli, répliqua Rowley. Pas mieux armés qu’ils ne sont et avec des troupes à demi démoralisées, les Américains ne pourront jamais prendre la ville d’assaut. Ils n’avaient qu’une chance de succès : la clef que nous devions leur fournir. Maintenant, je vous le demande, qui va leur donner cette clef ?

— Damned !… c’est à recommencer ! dit Lymburner.

— Eh !… recommencer… fit avec une rage concentrée Rowley, en aurons-nous le temps et l’occasion ? Demain, Carleton aura mis à nos trousses cinquante gardes, cent peut-être ; et je défie bien qui que ce soit de sortir de la ville une fois que nous aurons été dévoilés !

Au moment où ces derniers mots tombaient des lèvres du major, les coups de feu partis de la haute-ville étaient répercutés dans l’espace par les échos de la nuit tranquille.

Les trois hommes bondirent sur leurs sièges.

— By the Lord ! s’écria John Aikins ; qu’est-ce cela ?

— Damned !… fit joyeusement Lymburner, ce sont les Américains !

— Peut-être… dit évasivement Rowley. Je vais voir ce que c’est au juste !

Il sortit rapidement de la taverne, très inquiet.

Un véritable combat avait l’air de se livrer à la haute-ville. Dans la ville basse on commençait d’entendre un va-et-vient inusité et des rumeurs diffuses. Rowley entendit autour de lui des volets s’ouvrir violemment et des portes grincer dans leurs gonds en s’ouvrant. Il vit peu à peu des formes humaines circuler dans les ruelles noires en s’interpellant à voix basse.

De la haute-ville tombait le bruit sec et rapide de la fusillade. Puis du côté de l’est, vers la rivière Saint-Charles, une autre fusillade se fit entendre. Là des clameurs retentissantes s’élevaient pour se répandre dans l’espace comme des roulements de tonnerre. Rowley entrevit les ombres humaines dans les ruelles se serrer par groupes confus, puis prendre la direction de l’est.

Mais cette fusillade semblait se rapprocher… les clameurs lointaines se faisaient entendre plus près… des lueurs de lanternes et de flambeaux striaient l’obscurité et paraissaient venir vers la rue Champlain.

Rowley, qui allait se diriger de ce côté, s’arrêta, indécis.

En effet, un vacarme terrible comme un ouragan, semblait rouler, déferler vers la rue Champlain.

Plus loin la fusillade venait de mourir, mais on entendait encore par-ci par-là un coup de feu auquel répondait immédiatement des cris affreux.

Rowley sentait le sol frémir sous ses pieds comme sous la course lourde et furieuse d’un troupeau de bisons. Les lueurs des lanternes et des flambeaux semblaient les yeux désorbités de bêtes fauves traquées par une meute invisible.

Le major entendit peu après ce cri poussé par des voix essoufflées :

— L’espion !… l’espion !…

Il eut peur.

Un moment il crut que c’était lui qu’on appelait ainsi.

Il s’apprêta à fuir de toute la vitesse de ses jambes vers la taverne.

Mais il aperçut tout à coup un homme qui arrivait sur lui dans une course furibonde.

Quel était cet homme ?…

À cinquante toises derrière lui accourait une masse humaine, qu’on devinait seulement aux flambeaux qu’elle portait.

Rowley prit un pistolet à sa ceinture, se plaça résolument devant l’homme qui accourait, le mit en joue et cria :

— Halte !

Cet homme s’arrêta, haletant, à un pas du major. Puis l’inconnu se pencha si près que les yeux des deux hommes se croisèrent.

— Bas les armes ! commanda sur un ton autoritaire l’inconnu en anglais.

— Lucanius !… s’écria Rowley avec surprise et en abaissant son arme.

— Ah ! Rowley… quelle aventure ! Vingt fois j’ai failli laisser ma peau entre les mains de ces Canadiens damnés !

— Ils ne sont pas loin encore… voyez !

— Mais je veux leur échapper. Où est Lymburner ?

— Suivez-moi, dit Rowley.

Celui-ci enfila de suite un passage allant vers la Ruelle-aux-Rats, vers la taverne.

Le major américain l’avait suivi.

Il n’était que temps.

Une trombe passa sur la rue Champlain… on eût dit une vague géante qui rugissait.

Des voix françaises clamaient toujours :

— L’espion !… l’espion !…

Et la trombe humaine dévala vers les casernes, vers les barricades, vers Près-de-Ville. Bientôt on ne saisit plus qu’une rumeur confuse.

Depuis un moment la haute-ville avait repris sa tranquillité, et la basse-ville elle-même rentrait peu à peu dans la solitude et le silence.

Lorsque Rowley introduisit Lucanius dans la taverne, Lymburner et Aikins poussèrent un rugissement de joie sauvage. Ils s’élancèrent vers l’Américain qui, blessé, déchiré, hors d’haleine, venait de se laisser choir sur un siège près de la table à laquelle il s’accouda, pantelant.

— Un cordial ! Sir John ! commanda Lymburner.

Aikins se précipita vers sa cave en laquelle il avait emmagasiné ses plus fines liqueurs, et revint bientôt avec une bouteille d’eau-de-vie.

— Damned Lucanius ! disait Lymburner très exalté, comment avez-vous fait pour pénétrer dans la ville ?

Le major avala un grand verre d’eau-de-vie, sourit placidement et dit :

— Non sans peine, comme vous voyez, et non sans avoir causé un peu de tapage !

— Damned Lucanius !… je n’avais jamais supposé que vous étiez capable d’une telle audace. Buvez un second verre d’eau-de-vie, ça vous remettra d’aplomb !

L’Américain ne se fit pas prier.

Ce n’était pas un homme de physique bien remarquable ni de taille bien imposante que ce major Lucanius : il était tout petit, maigre, fluet, grêle, presque rachitique. Il n’avait pas même l’air d’un soldat. Mais il s’était fait une belle réputation par sa science du génie militaire. Au moral il passait pour un homme autoritaire, résolu, déterminé, et c’était un de ces audacieux qui ne comptent jamais les obstacles, parce qu’ils s’imaginent qu’il n’en peut être capables de leur résister. À voir ses yeux noirs et ardents qui éclairaient fortement le teint mat de son visage anguleux, et son regard très mobile et perçant qui semblait embrasser d’un simple coup d’œil tous les détails d’un ensemble quelconque, on devinait que cet homme était mû par une redoutable énergie et une volonté de fer. Il venait d’accomplir un exploit fantastique qui prouvait bien la trempe extraordinaire de cet homme. Et chose singulière, de ce petit corps d’homme sortait une voix qui, parfois, grondait comme un tonnerre, et cette voix était tellement impérative qu’il semblait impossible de désobéir à cet homme lorsqu’il commandait.

Il but jusqu’à la dernière goutte son eau-de-vie, fit claquer sa langue et dit simplement :

— Very good !

Rowlev, Aikins et Lymburner s’étaient assis à la même table, face au major américain.

— Well, Lucanius, dit Lymburner, nous sommes très curieux, penserez-vous, mais nous avons hâte de savoir tous les détails de l’exploit que vous venez d’accomplir.

— L’Américain pinça ses lèvres minces, ce qui chez lui était une manière de sourire, et il répondit :

— Mon exploit fût passé inaperçu sans cette sentinelle damnée qui a jeté un cri avant que je la frappe à mort.

— Ah ! diable ! s’écria Aikins en tirant ses favoris roux avec émotion, vous avez frappé à mort une sentinelle ?

— Il a bien fallu, répliqua rudement le major. À l’aide d’une échelle, que deux de mes hommes avaient appliquée à la muraille entre les deux batteries de la porte Saint-Jean, j’avais réussi à me hisser sur le faîte du mur. Je rampais doucement, sans bruit, vers la plateforme de la batterie, à gauche. Je ne voyais pas un chat. Tout était calme. Je me sentais chez moi. J’approchai de la batterie. J’aperçus, assis contre l’affût d’un canon, un individu qui, trop surpris sur le coup, se mit à me reluquer avec des yeux hébétés.

« Mon ami, lui dis-je, en glissant une bourse dans ses mains, le général Carleton te fait présent de cette bourse pour le zèle et le dévouement que tu prodigues au drapeau de l’Angleterre.

« L’homme soupèse la bourse, puis me regarde avec doute et fait un mouvement pour se mettre debout.

« Par prudence je le contrains à demeurer assis. Tirant un poignard, je le lui applique sur la gorge et je lui dis cette fois sur un ton menaçant : — Mon ami, le général Carleton m’a intimé l’ordre, au cas où tu ne saurais, par modestie ou autrement, accepter cette bourse, de te trouer la gorge et le cœur de ce poignard !

« J’étais assuré que ce dernier argument serait irrésistible. Mais je me trompais : l’idiot pousse tout à coup un cri terrible… J’enfonce le poignard jusqu’à la garde.

« Mais à vingt toises de là éclatent aussitôt des coups de fusils, j’entends des balles siffler à mes oreilles, ricocher autour de moi. J’étais trop avancé, pour songer à reculer. De la plateforme de la batterie je saute au pied du mur le long duquel je me glisse. Ma silhouette avait été aperçue : d’autres coups de feu résonnent, des balles s’aplatissent devant et derrière moi contre le mur. L’une d’elles m’érafle le bras gauche. Je cours. De toutes parts s’élèvent des clameurs indistinctes… une vive fusillade me poursuit. Je vois des ombres humaines passer et repasser devant moi. Je m’arrête, je respire, je bondis en avant. Je culbute des citoyens effarés, des femmes affolées, des soldats qui, la tête perdue, tirent des balles dans l’espace. J’arrive à la porte du Palais… Là une escouade de fantassins se fait ouvrir la porte. Ces fantassins courent après un espion. Or je suis l’espion, et il arrive que c’est moi qui cours après eux. En effet, je me faufile au travers d’hommes, de femmes, d’enfants… je me glisse au travers des fantassins qui franchissent la porte en désordre. Des coups de feu me saluent et me narguent. Je dégringole en cette ville basse… Je franchis des barrières, des barricades, je passe sur le ventre de miliciens, j’entends des jurons, des imprécations… des balles me font sans cesse escorte, mais du peuple aussi, mais des soldats aussi… Devant moi une houle humaine, derrière moi une autre houle… Des lueurs de flambeaux m’aveuglent, et cela m’agace plus que les balles, que les clameurs, que les imprécations. À ma droite j’aperçois une boutique avec ses volets clos. D’un coup d’épaule je fais sauter le volet, j’enfonce la fenêtre, je pénètre dans une boutique noire comme un trou d’enfer, des femmes se dressent sur mon passage, je les culbute sans pitié. Je franchis une maison dont je n’ai pas le temps de reconnaître les aîtres. Je vais comme un bolide, droit devant moi, au risque d’aller m’assommer contre un mur de fer ou de granit. Je vois une porte, je l’ouvre, je sors, je la referme et je tombe sur une ruelle déserte. Sur la rue à ma gauche j’entends les cris :

— « L’espion !… l’espion !…

« Je m’égare dans les ruelles noires, j’enfile une rue quelconque, et alors que je me crois délivré de la tourbe ameutée, je me retrouve presque aussi pressé que l’instant d’avant. Je bondis encore… Mais je commence à désespérer, lorsque tout à coup un homme me barre le chemin en me couchant en joue de son pistolet… »

— C’était moi, interrompit Rowley, en regardant Aikins et Lymburner.

— Yea ! yea !… murmura Aikins qui de ses deux yeux dévoraient d’admiration ce petit homme rachitique qui, lui semblait-il, venait d’accomplir une des merveilles du monde.

— « Et, compléta Lucanius, avec un ricanement qui ressembla à un lointain roulement de tonnerre, me voici ! »

— Oui, vous voici ! fit comme un écho la voix de Lymburner, non moins admiratif que Aikins. Vous voici !… répéta-t-il, c’est extraordinaire !

Puis il cria aussitôt en frappant la table de son point :

— Damned Aikins ! servez à boire au major ! Ne voyez-vous pas qu’il est encore à demi pâmé par sa course ?

L’Américain, en effet, était encore fort essoufflé.

Aikins lui passa la bouteille et dit :

— Help your self, Major !

L’Américain se versa un grand verre qu’il vida d’un trait. Puis, regardant avec attention ses trois hôtes, il demanda d’une voix rude :

— Que se passe-t-il que voilà trois nuits que j’attends ce maudit plan de la ville que vous me promettez depuis un mois ?

Rowley expliqua l’incident du soir même, c’est-à-dire l’échec de Miss Tracey qui était partie pour aller au rendez-vous convenu.

À l’instant même où le nom de Miss Tracey était prononcé, le panneau de la trappe pratiquée au milieu du plancher fut soulevé, et à la grande stupeur des quatre personnages, par l’ouverture de la trappe apparut une tête rousse.

— Miss Tracey ! cria Rowley qui venait de saisir un pistolet pour se mettre en défense contre un ennemi qu’il croyait voir surgir.

Miss Tracey présentait un visage livide et défait.

— Damned ! gronda Lymburner. D’où sortez-vous ?

— Girl ! girl !… clama John Aikins, excessivement ému par cette apparition, viens m’embrasser ! Je te croyais morte, dear !…

À bout d’haleine, elle aussi, la jeune fille sourit et alla s’asseoir près de son père. Mais avant de répondre aux questions multiples qu’on lui posait, elle s’accouda à la table, mit son front dans ses mains et demeura un moment silencieuse et presque pantelante. Son sein battait tumultueusement, tous ses membres frissonnaient.

Aikins se pencha sur la nuque blanche de sa fille, y posa ses lèvres tremblantes et demanda d’une voix inquiète :

— Tracey dear, dis-moi par quelle aventure tu as passé ?

La jeune fille ne répondit pas.

Lymburner et Rowley la considéraient avec une sorte d’anxiété.

Lucanius tenait sur elle ses yeux ardents et semblait étudier tous les détails de sa personne.

Puis il demanda bas à Rowley :

— C’est elle… cette jeune fille qui…

— Oui… répondit Rowley. Mais chut… laissons-la se remettre ! _

— Dear Tracey, reprit Aikins, veux-tu boire un petit verre d’eau-de-vie ?

La jeune fille abaissa ses mains, serra sa poitrine, souffla fortement et répondit :

— Non… Oh ! ajouta-t-elle avec une sorte d’effroi, quelle course… quelle échauffourée !

— Mais encore d’où viens-tu ? interrogea Aikins tout tremblant d’anxiété.

— De chez Cécile Daurac… Dumas m’y avait conduite… en attendant que je fusse livrée à Carleton !

— À Carleton !… fit Aikins en jetant à ses compagnons un regard épouvanté.

— Eh oui ! dit brusquement Rowley… puisqu’elle a été trahie !

— Trahie ! fit Lucanius avec surprise. Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Eh bien ! ce que je vous ai raconté tout à l’heure, répliqua Rowley.

— Ah ! c’est juste, sourit le major américain.

— Mais qu’as-tu fait du plan, jeune fille ? demanda Lymburner.

— Par le diable ! cria Rowley, voilà que j’oubliais ce plan maudit.

Miss Tracey sourit.

— Il est en lieu sûr, répondit-elle avec un regard singulier vers l’Américain.

— By the Good Lord !… s’écria Aikins on se mettant à respirer bruyamment.

L’inquiétude parut s’effacer subitement du masque de ces quatre personnages. En effet, du moment que le plan n’avait pas été trouvé sur Miss Tracey, le danger disparaissait, du moins momentanément.

Enfin, Miss Tracey accepta de boire quelques gouttes d’eau-de-vie que lui offrait son père, et elle narra l’aventure qui lui était arrivée.

Lorsqu’elle eut terminé, Lymburner s’écria avec admiration :

— Ho ! Girly… est-ce possible que tu aies eu assez de présence d’esprit pour laisser ce plan maudit chez la petite Cécile ?

— Oui, comme je vous l’ai dit, je n’ai pas osé le jeter dans l’âtre ; je l’ai déposé derrière la pendule sur la tablette de la cheminée.

— Good ! very good ! dit Aikins.

D’une voix sombre et rude Rowley prononça :

— On dira, Miss Tracey, que c’est vous qui l’avez mis là !

— Hein ! on dira cela ? fit avec épouvante John Aikins.

— Eh ! toi, Rowley, cria Lymburner avec un sourire méprisant, qu’as-tu à te faire prophète de malheur ! Écoute : je vais écrire un mot anonyme à Carleton pour lui dénoncer un complot tramé par Cécile Daurac et ses amis ; je lui parlerai d’un certain plan militaire qui se trouve entre les mains de cette fille canadienne ; alors ou ira perquisitionner et l’on découvrira le plan. What do you say, Lucanius ?

— C’est magnifique, admit le major américain. Par cette dénonciation vous vous sauvez tous. Quant à l’autre… Comment l’appelez-vous ?

— Cécile… Cécile Daurac, répondit Miss Tracey.

— Est-elle jolie ? interrogea avec intérêt Lucanius.

— Ah ! ah ! se mit à rire Lymburner, on voit que vous êtes célibataire, Lucanius. En effet, ajouta-t-il, Miss Cécile est très jolie !

— Oui, mais elle est fiancée ! grommela Rowley.

— Hé ! qu’importe le fiancé ! répliqua brutalement Lymburner. Damned Lambert !… Aikins ! jeta-t-il aussitôt, allez chercher une autre bouteille !

— Lambert ? avez-vous dit ! demanda Lucanius ; celui qui…

— Qui a arrêté Miss Tracey à la barricade et l’a empêchée d’aller à votre rendez-vous, compléta Rowley.

— Eh bien ! répliqua le major américain en frappant la table de sa main blanche, qu’il soit fusillé !

— Il le sera certainement… avec ce plan…

— Mais non, dit Lymburner, c’est Cécile qui sera fusillée !

— Pauvre fille ! fit Miss Tracey avec une feinte pitié.

— Bah ! à la guerre comme à la guerre ! gronda Lymburner. Tout comme l’homme, la femme doit payer lorsqu’elle s’en mêle !

— Certainement ! dit Lucanius.

Le cœur de Miss Tracey bondit de joie à cette pensée :

— Si Cécile est fusillée, Lambert est pour moi !…

— Well, mes amis, reprit Lucanius, il importe donc, tel que suggéré par Lymburner, d’envoyer le plus tôt possible cette lettre anonyme à Carleton pour lui jeter comme proie votre Cécile. Et puis, qui sait ? si elle est aussi jolie que vous le dites, sa beauté pourra lui servir de talisman peut-être. Une chose certaine, il serait indigne de sacrifier tout un pays à cause d’une jeune et jolie personne. Go ahead, Lymburner !… Envoyez cette note, afin que demain le danger soit écarté de nous et que nous puissions travailler en paix à nos affaires. Que dis-tu, Rowley, si nous nous remettons à l’œuvre pour faire un autre plan ?

— Je suis prêt, consentit Rowley.

— Eh ! Aikins, cria Lymburner, va nous chercher cette maudite bouteille ! Puis tu m’apporteras plume, encre et papier, afin que j’écrive séance tenante à Carleton. Damned Carleton !… Damned Lambert !… Damned…

— Silence ! commanda soudain Lucanius.

On entendait résonner au dehors les pas de plusieurs personnes sur le pavé raboteux et gelé. Un instant ces pas parurent s’arrêter devant la taverne. Un murmure de voix monta dans le silence de la nuit. Puis les pas humains se firent entendre de nouveau… ces pas s’éloignaient. Bientôt le plus grand silence planait dans les alentours de la taverne.

— Ho ! ho ! souffla rudement Lymburner, tant mieux ! cette fois j’allais verser du sang !…

Il brandissait un énorme pistolet dans la direction de la porte close…


IX

LA LETTRE ANONYME


Après la terrible alarme qui l’avait mise sur pied en une seconde, la ville de Québec avait repris toute sa tranquillité ; et vers les trois heures de cette même nuit, on eût pensé que cette cité qui, quelques heures auparavant avait été si tapageuse, était maintenant tout à fait inhabitée.

À la boutique de la rue Saint-Pierre on s’était couché très tard cette nuit-là.

Après que Cécile eut constaté la disparition de Miss Tracey, ce fut Lambert qui s’informa de Mme Daurac. Cécile jeta un cri d’effroi : pour la première fois depuis l’alerte, elle pensa à sa mère. Terriblement émus tous les deux, Cécile et Lambert ne virent plus Mme Daurac. Elle n’était pas dans les pièces du rez-de-chaussée. Elle n’était pas non plus dans sa chambre de l’étage supérieur. Une violente angoisse mordit le cœur de Cécile. Mais Lambert eut une idée : il prit la bougie et descendit à la cave. Il y trouva Mme Daurac qui, étendue sur une pile de draps et de velours qu’elle y avait emménagés depuis quelques jours, gémissait doucement.

Mais Lambert la rassura en peu de temps, puis, aidé de Cécile, il la fit remonter au rez-de-chaussée.

Alors Cécile s’était mise à rire.

Mais Mme Daurac n’avait guère d’humeur pour la plaisanterie. Elle rudoya Cécile, la réprimanda et, sur les conseils de Lambert, elle monta à sa chambre.

Lambert s’occupa ensuite de remettre en état, autant que possible, le volet brisé par Lucanius. Dans la fenêtre il cloua des planches. Puis en compagnie de Cécile il prit une légère collation et s’en alla. Il passait minuit.

Cécile, très fatiguée aussi, monta à sa chambre. Ce ne fut pas long qu’elle dormit d’un sommeil profond, mais d’un sommeil plein d’un rêve exquis : Cécile rêvait qu’elle épousait enfin son Lambert, devenu capitaine, et qu’elle vivait heureuse… très heureuse…

Aux petites heures du jour suivant elle fut réveillée en sursaut par le bruit du heurtoir de la porte d’arrière.

Qui cela pouvait-il être ?

Avant de se lever elle prêta encore l’oreille.

Le heurtoir résonnait sans cesse.

— Cécile, cria Mme Daurac de la chambre voisine, n’entends-tu pas qu’on frappe à la porte ?

— Oui, maman, je me lève et je cours voir qui est là.

Elle s’enveloppa rapidement d’une robe de matin, enfouit ses petits pieds dans des mules en fourrure d’hermine, et descendit.

Avant d’ouvrir la porte elle demanda :

— Qui est là ?

— Ouvrez, mademoiselle, répondit une voix que la jeune fille pensa reconnaître, c’est le général Carleton qui m’envoie.

— Le général Carleton, dites-vous ? demanda Cécile très surprise et croyant avoir mal entendu.

— Oui, mademoiselle.

— C’est bien… j’ouvre !

Elle tira les verrous, fit jouer une énorme clef dans la serrure et ouvrit la porte massive.

Dans la diffuse clarté du matin elle aperçut trois hommes : l’un portant l’épée, les deux autres des fusils en bandoulière. Elle reconnut de suite le lieutenant Turner accompagné de deux soldats d’infanterie. Puis elle remarqua que la neige commençait de tomber par petits flocons serrés.

Cécile, très troublée par cette visite inattendue, s’écarta pour laisser entrer ces militaires.

Turner remarqua le trouble de Cécile et il esquissa un sourire mystérieux.

— Pardon, mademoiselle, de vous déranger à une heure si matinale !

— Mais que me veut donc le général ? interrogea la jeune fille un peu inquiète.

— Il désire vous voir sans faute et le plus tôt possible.

— Mais encore, savez-vous pour quelle raison il désire me voir ?

— Je n’en sais pas la raison, mademoiselle.

— Mes ces soldats ?… fit Cécile de plus en plus étonnée et inquiète.

— Ces soldats, mademoiselle, vous accompagneront au Château, tandis que moi je ferai mon rapport ici, c’est-à-dire sur les lieux mêmes, si vous le permettez.

— Votre rapport ! dit Cécile qui croyait faire un rêve.

— Eh bien ! répliqua avec un sourire légèrement railleur Turner, votre domicile n’a-t-il pas été violé la nuit dernière par un intrus ! N’a-t-on pas enfoncé une fenêtre de votre boutique ?

— C’est vrai, répondit Cécile qui se tranquillisa.

— Or, le général m’a ordonné de décrire les lieux, de calculer les dommages causés et de faire rapport ; donc, si vous permettez…

— C’est bien, dit Cécile. Entrez dans cette salle, il y a une table. Par cette porte dont les vitres ont été cassées, vous entrerez dans la boutique et vous y constaterez les dégâts.

Turner suivit Cécile dans la salle, alluma la lampe de suspension à même le feu de la bougie que Cécile tenait à la main, puis dit avec satisfaction :

— All right, mademoiselle.

— Si vous avez froid, dit encore Cécile très aimablement, vous pourrez réveiller les braises endormies de la cheminée.

Turner, qui n’avait certes pas trop chaud, suivit le conseil de la jeune fille, tandis que celle-ci remontait à sa chambre pour s’habiller.

Dix minutes après elle descendait prête à suivre les deux soldats.

Elle vit Turner assis à la table de la salle et qui paraissait réfléchir. Elle dit :

— Maman va descendre tout à l’heure. Si vous aviez besoin de quelque chose, elle se fera un vrai plaisir de vous être utile.

— Merci, mademoiselle, répondit courtoisement Turner.

Et Cécile s’en alla avec les soldats.

Dès qu’elle fut sortie, Turner se leva et s’approcha de la cheminée. Il jeta d’abord un regard perçant derrière la pendule… puis il y glissa doucement la main. Il tressaillit. Derrière cette pendule il n’y avait rien… aucun plan !

— Damned ! murmura-t-il. Cette lettre à Carleton était “one good fake !”

Il se mit à fouiller tous les coins de la pièce : nul plan n’était là.

Il se mit à ricaner avec sarcasme. Là-haut il entendit marcher Mme Daurac.

Turner se rapprocha encore de la cheminée.

— On l’aura peut-être enlevé de là ? se dit-il. Si je demandais à la vieille… Ah ! au diable ! ajouta-t-il après réflexion. On m’a dit de regarder derrière la pendule, on ne m’a pas ordonné de mettre toute la maison sens dessus dessous. Au diable ! je m’en vais…

Et il s’en alla, au moment où Mme Daurac descendait de sa chambre.

La vieille femme demeura toute stupéfaite du départ si subit de son hôte qu’elle n’eut pas même le temps d’apercevoir.

Elle hocha la tête, puis verrouilla la porte et tourna la clef dans la serrure…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cécile avait suivi les deux soldats dans le matin froid et neigeux, et elle avait été introduite dans une antichambre du Château Saint-Louis. On la fit asseoir près d’un bon feu, et on lui dit d’attendre.

Elle attendit, à se morfondre, durant deux longues heures, si bien qu’à la fin elle commença de s’inquiéter. Dans le profond silence qui pesait sur le château, elle ne cessait de prêter l’oreille avec l’espoir d’entendre quelqu’un venir la chercher pour la conduire auprès de Carleton. Elle s’imaginait même de temps à autre voir Carleton en personne se présenter. Car elle connaissait bien Carleton et Carleton connaissait bien Cécile. Elle savait également l’estime du général anglais pour les Canadiens, mais plus particulièrement pour les Canadiennes de bonne famille et jolies. Oh ! Cécile n’était pas vaniteuse, seulement, comme toute femme, elle avait elle aussi sa petite coquetterie. Elle se savait jolie… que de regards admiratifs le lui avaient dit ! Que de jeunes hommes, qui venaient à la boutique de la rue Saint-Pierre, lui avaient décoché maints compliments ! Combien d’entre eux — Cécile pouvait en compter des centaines rien que sur le bout des doigts — avaient soupiré après sa jolie petite main, qui déroulait si gentiment les pièces de drap, de dentelle, de soie ! Donc, Cécile pouvait bien penser que Carleton — tout gros personnage qu’il était — s’il avait affaire à la jeune fille en rapport avec cet incident de la nuit passée, pourrait bien condescendre à venir en personne et sans apparat interroger Cécile !…

Huit heures sonnèrent… c’était le premier bruit qu’entendait Cécile dans cette grande habitation qui lui avait paru tout à fait solitaire. Et ce bruit de pendule, cette sonnerie venait d’une pièce voisine, une pièce dont elle devina la porte que masquait, une lourde tenture. Mais comment n’avait-elle pas entendu la sonnerie de sept heures ?… Tout simplement parce que derrière la tenture la porte avait été ouverte durant une minute, et un personnage avait durant cette minute épié la jeune fille qui ne pouvait se douter de rien. Mais au carillon de la pendule, le personnage mystérieux referma doucement la porte. C’est alors que le regard de la jeune fille découvrit la tenture, car cette tenture avait remué un peu…

Et Cécile regardait encore cette tenture, que la porte par laquelle elle était entrée s’ouvrit et qu’un domestique parut.

Le domestique s’inclina et dit :

— Si mademoiselle veut me suivre…

Cécile marcha sur les pas du domestique, qui la conduisit le long d’un large corridor et s’arrêta devant une porte à laquelle il frappa doucement.

Un valet ouvrit de l’intérieur.

Cécile pénétra dans une grande pièce richement meublée, et cette pièce lui parut une salle d’audiences. Elle vit Carleton, en uniforme militaire, assis derrière une grande table et occupé à lire des parchemins. Il était seul. Sous la table un grand lévrier était couché, le museau allongé sur les pattes. À la vue de la jeune fille le chien cligna des yeux, agita ses longues oreilles, puis feignit de dormir…

Le valet, qui avait ouvert la porte, se retira de suite.

Sans lever la tête Carleton prononça :

— Approchez, mademoiselle Cécile !

Le ton du général parut bienveillant. Mais Cécile remarqua que son visage était froid. Elle avança près de la table.

Le général, alors, leva les yeux, esquissa un léger sourire, se renversa dans son large fauteuil et dit en désignant un siège à sa droite :

— Veuillez vous asseoir, mademoiselle.

Cécile obéit. Elle était très calme, maître de tous ses gestes. Elle regarda tranquillement Carleton en attendant qu’il exprimât le motif qui l’avait fait mander.

Le général prit une lettre sur sa table, la parcourut d’un regard rapide, haussa les épaules avec une sorte d’ennui, et reprit :

— C’est bien probablement un jeu puéril que nous faisons là, mademoiselle ; et si ce n’était de cet incident bizarre qui s’est produit chez vous la nuit dernière, je n’accorderais aucune considération à ce papier.

Cécile, toujours calme, regardait le général, puis le papier qu’il tenait à la main sans comprendre. Comment aurait-elle pu comprendre ?…

Carleton lui décocha à la dérobée un regard perçant. Puis il sourit presque imperceptiblement pour demander aussitôt :

— Mademoiselle, savez-vous que nous avons parmi notre population de la ville des traîtres ?… des gens qui profitent de l’amitié et de la confiance que nous avons mises en eux pour nous vendre aux Américains, ou nous livrer en leur ouvrant les portes de la ville ? Savez-vous cela, mademoiselle ?

— Je le sais, répondit Cécile sur un ton ferme.

Carleton tressaillit.

— Ah ! ah ! fit-il seulement.

Puis il parut méditer.

Après un silence il demanda encore :

— Savez-vous aussi qu’on a volé un plan de nos armements et de nos défenses, un plan qui avait été préparé par le major Rowley et qu’on a essayé de vendre aux Américains, et plus particulièrement à un certain major Lucanius ?

— Je sais mieux que tout cela, général, répliqua Cécile : ce plan n’a pas été volé, puisqu’il était la propriété de la personne même qui l’a fait.

— Mais ce plan avait été fait pour nous.

— Je sais, mais celui qui l’a établi s’en croyait peut-être le maître !

— Soit. Mais savez-vous quel était le but de cette personne en s’appropriant le plan ?

— De le donner à une autre personne qui avait été chargée de le vendre aux Américains.

— Mais il n’a pas été vendu encore.

— Je le sais bien, puisque je connais la personne qui a empêché ce plan de sortir de la ville.

— Vraiment ? fit Carleton avec surprise.

Sa surprise venait du fait de trouver devant lui une jeune fille accusée de trahison et qui, néanmoins, demeurait si calme et qui parlait avec une telle sincérité. Il devina de suite que cette lettre de dénonciation était une imposture. Tout de même, pour ne rien laisser au hasard, il reprit :

— Avant d’aller plus loin dans cette question, je vais vous donner lecture d’une lettre anonyme. De fait, je ne devrais faire aucun cas de cette lettre ; mais je constate, par ce que vous savez, que vous pourrez m’être grandement utile pour découvrir la vérité là où elle se cache.

— Je vous écoute, général.

Carleton lut :

« Monsieur le Gouverneur,

« Je me permets de vous informer qu’un complot a été ourdi dans le but de livrer aux Américains, et au major L… en particulier, un plan militaire de la ville qui a été préparé par l’ingénieur Rowley. Je ne connais pas tous les personnages qui font partie du complot, mais j’en connais l’un des principaux : c’est une jeune fille canadienne domiciliée rue Saint-Pierre et qui s’appelle Cécile Daurac.

Cécile fit un saut sur son siège, rougit violemment et voulut protester. Mais d’un geste et d’un sourire Carleton lui imposa silence et continua la lecture de la lettre :

« Si vous vous donnez la peine de faire chez elle une perquisition, vous découvrirez, dissimulé derrière la pendule placée sur la tablette de la cheminée, le plan en question. Je vous prie de noter de suite que l’espion, qui est entré dans la ville cette nuit, a pénétré dans le domicile de Cécile avec qui il avait des accointances ou des ententes préalables. Notez aussi que si l’espion a échappé à vos soldats, c’est parce que Cécile Daurac lui a donné les moyens de se dérober aux recherches. Un autre personnage du complot, c’est le lieutenant Jean Lambert qui, sans un ordre de ses supérieurs, a déplacé le lieutenant Turner à la dernière barricade qui bloque le sentier conduisant à Près-de-Ville. Or, Lambert avait intérêt à remplacer lui-même Turner, afin de protéger ceux qui allaient sortir ou entrer dans la ville ».

Carleton se tut et regarda longuement Cécile. Et elle, elle regardait également le général, mais elle était si stupéfaite, si troublée, si indignée même, qu’elle ne pouvait émettre un son de ses lèvres qui avaient pâli.

Carleton sourit et dit en jetant le papier sur sa table :

— Ceci, mademoiselle, est signé UN PATRIOTE.

— Quel menteur que ce Patriote ! gronda la jeune fille en frémissant de courroux.

— Il a certainement menti sur un point : ce plan dissimulé derrière la pendule chez vous. Or, j’ai fait faire une perquisition, et le plan n’était pas là !

— Par Turner, n’est-ce pas ?

— Oui. — Eh bien ! monsieur le gouverneur, le plan a été enlevé de la tablette par une autre personne ! dit Cécile en souriant.

Carleton bondit.

— Quoi ! s’écria-t-il, allez-vous me dire que le plan dont parle la lettre était réellement dans votre maison et derrière cette pendule de la cheminée ?

— Puisqu’on vous l’a écrit, sourit encore Cécile, cela doit être vrai ! Seulement, je dois vous faire observer que ce n’est pas moi qui ai déposé ce plan derrière la pendule !

— Non ?… fit Carleton excessivement médusé.

— C’est la même personne qui allait le livrer au major L… Cette personne a été arrêtée à la barricade dont fait mention cette lettre, puis elle a été amenée chez moi pour demeurer sous ma surveillance en attendant que vous eussiez été prévenu.

— Oh ! oh ! quelle histoire me racontez-vous là, mademoiselle Cécile ?

— Général, la mienne, mon histoire est vraie, je vous prie de le croire, répliqua fortement Cécile.

— C’est bien, je vous crois, sourit le général. Continuez.

— Or, peu après que cette personne eut été amenée chez moi, s’est produite l’alarme qui a bouleversé la cité endormie. Remarquez que cette personne, qui se trouvait comme prisonnière, possédait sur elle une pièce à conviction très dangereuse.

— En effet.

— Et je me rappelle avoir laissé cette personne seule avec ma mère dans la pièce où le plan a été déposé, et ma mère, à demi morte de peur, ne pouvait surveiller les mouvements de l’étrangère qui était là.

— C’était une étrangère ? fit Carleton très intéressé.

— Ai-je dit une étrangère ? demanda Cécile en rougissant. Et bien ! c’est vrai, puisqu’il faut dire la vérité. Alors est survenu ce vacarme devant notre boutique, puis j’entendis que notre volet était enfoncé, que la fenêtre était brisée… Je saisis une bougie et je me précipitai vers la boutique. Devant moi la porte vitrée fut à son tour cassée et un inconnu bondit, me renversa, et s’enfuit par la porte d’arrière de notre maison.

— C’était l’espion ? demanda Carleton.

— Je ne sais pas. Je tombai et ma bougie s’éteignit subitement. Je n’eus pas le temps de voir l’homme. Mais des soldats venaient en même temps d’envahir notre domicile, ils pensaient que l’espion, comme ils appelaient aussi l’inconnu, était caché dans la maison. Mais non. Ils s’en allèrent bientôt alors que la foule de badauds au dehors se mettait à crier : L’espion ! l’espion !… Alors, général, je constatai que la personne qui était ma prisonnière, avait disparu.

— Tiens ! fit Carleton vivement intéressé. Pourtant, reprit-il aussitôt, vous ne m’avez pas dit le nom de la personne qui vous avait confié la surveillance de cette « étrangère », comme vous l’avez appelée vous-même.

— Non ?… C’était Lambert.

— Ah ! ah !…

— Or, cette « étrangère » savait que Lambert et moi avions découvert sa trame ou tout au moins une partie de cette trame, elle me redoutait et me haïssait, elle trouva donc une opportunité de se venger de moi en essayant de m’incriminer tout en se débarrassant d’un parchemin dangereux. Est-ce clair, général ?

— Ce serait plus clair si vous m’instruisiez maintenant du nom de cette personne… cette « étrangère ».

— Je ne suis pas une dénonciatrice, mais pour me disculper, je la dénoncerai, si c’est nécessaire.

— C’est absolument nécessaire, mademoiselle, répondit gravement Carleton.

— Général, cette personne s’appelle Miss Tracey Aikins.

— Miss Tracey ! s’écria Carleton avec stupeur.

— Et les autres personnages de ce complot, puisque je dois me défendre et sauver en même temps la réputation de Jean Lambert, ce sont John Aikins, le major Rowley…

— Le major Rowley !… s’écria Carleton en se levant cette fois.

— Eh bien ! fit Cécile en riant, Rowley n’est-il pas le neveu de Lymburner ?

— C’est vrai, admit Carleton en se rasseyant, je savais que Lymburner est partisan des Américains. Mais de là à nous livrer…

— Sachez que Lymburner est la tête qui a combiné cette trahison !

— Mais diable ! s’écria Carleton avec admiration, voulez-vous m’expliquer comment vous avez pu découvrir toute cette trame ?

— Général, ce n’est pas moi qui suis l’auteur de cette trouvaille, c’est Jean Lambert. Lambert avait d’abord été mis au courant d’une partie de la trame par un hasard ; puis Miss Tracey, enfin, a tout avoué.

— À présent dites-moi si vous ne soupçonnez pas quelqu’un d’avoir enlevé de la cheminée chez vous le plan du major Rowley ?

— Je ne soupçonne personne, et je ne peux savoir qui a eu intérêt à prendre ce plan, attendu que j’ignorais que ce plan eût été déposé là. C’est cette lettre anonyme qui m’en a informée.

— Ne serait-ce pas l’espion qui est entré chez vous ?

— C’est impossible, il n’a fait que passer comme un coup de vent. Ensuite, l’acte de Miss Tracey n’avait pas été prémédité, puisqu’elle ne savait pas que ce soir-là elle serait amenée chez moi ! Donc l’espion ne pouvait savoir que le plan était là.

— C’est juste, dit Carleton.

Il se mit à réfléchir profondément.

Quelques minutes s’écoulèrent.

Puis le général appuya sur un timbre.

Un valet se présenta.

— Donnez des ordres, dit le général, pour que soient mandés immédiatement le major Rowley et le lieutenant Lambert.

Le valet s’inclina et sortit.

— Mademoiselle Cécile, reprit Carleton, je vais vous faire conduire au réfectoire où une des femmes de service tous offrira l’hospitalité, en attendant que nous ayions tiré au clair toute cette histoire de complot et de trahison.

De nouveau il frappa le timbre.

Un autre valet entra.

— Tommy, dit le général, conduisez mademoiselle Cécile au réfectoire et faites prévenir Miss Hacket de se tenir à la disposition de mademoiselle.

Cécile remercia le général, fit une belle révérence et suivit le valet.


X

UN DRAME IMPRÉVU


À neuf heures le major Rowley pénétrait chez Carleton, qui le reçut avec la plus grande cordialité.

— Mon cher major, avez-vous appris quelque chose de nouveau au sujet de cette vilaine alerte qui nous a tant surpris la nuit dernière ?

— Bah ! fit avec une moue dédaigneuse le major, cette alerte est une berlue des sentinelles : elles auront pris pour un espion ce qui n’était qu’un pauvre diable de noctambule qui se sera trompé de chemin.

— Avouez, reprit Carleton en souriant narquoisement, que ce pauvre noctambule n’était pas bien bien inoffensif, s’il a jugé nécessaire de poignarder une de ces sentinelles. Celle-là n’a certainement pas eu la berlue… elle a eu mieux !

— Oh ! il est bien possible, répliqua négligemment le major, qu’un espion soit pénétré dans nos murs. S’il y est encore, il faut qu’il ait le don de se rendre invisible, à moins qu’il soit reparti sans qu’on sache comment.

— Il avait peut-être des ailes ! se mit à rire Carleton.

— By Heavens ! s’il avait des ailes, que ne s’en est-il pas servi pour entrer, et éviter le charivari qu’il a fait ?

— Certes, certes… sourit Carleton qui, à la dérobée, lorgnait la physionomie de Rowley. À présent, major, admettons que l’espion soit encore dans notre ville.

— Eh bien ! après ?

— Je veux vous confier la mission de le découvrir et de me l’amener ici mort ou vivant !

— Je veux bien essayer, répondit Rowley qui se troubla légèrement.

— Essayez, c’est tout ce que je demande. Et puis, je vous donne toute latitude.

— C’est bien, je vais me mettre à l’œuvre sur le champ. Et le major, croyant que Carleton l’avait fait mander expressément pour lui confier cette mission importante, se leva pour se retirer.

— Attendez, major, j’ai encore quelque chose à vous confier ou plutôt…

Il fut interrompu par un valet qui vint annoncer Lambert.

— Le lieutenant Lambert ? fit Carleton. Faites entrer. Et il ajouta : — Bon, major, voici justement l’homme qu’il vous faut pour accomplir votre tâche avec succès.

Au nom de Lambert Rowley avait violemment tressailli et s’était visiblement troublé. Carleton surprit ce trouble et il pensa :

— Cécile avait raison : voici le traître ! Mais il ne m’échappera pas…

Lambert parut.

Rowley le salua froidement.

Lambert ne salua que le général.

— Approchez, lieutenant, commanda Carleton en indiquant à sa gauche un siège. Le major était assis à droite, c’est-à-dire sur le siège que Cécile avait occupé avant lui.

Après un moment de silence Carleton se tourna vers Lambert et dit, sévère et grave :

— Lieutenant, il paraît qu’un certain plan militaire de la ville a été soustrait de nos archives et vendu aux Américains, en savez-vous quelque chose ?

— Oui, monsieur, répondit fermement Lambert.

— Bien. Maintenant écoutez ce que dit cette lettre.

Il lut lentement la lettre dénonciatrice. Puis il reprit, plus grave encore :

— Comme vous le comprenez, monsieur, cette lettre est très grave, et elle place mademoiselle Cécile dans une terrible position ; aussi est-elle sous arrêts à l’heure qu’il est.

Lambert ne broncha pas.

Carleton poursuivit :

— J’ai fait faire une perquisition chez Cécile pour retrouver le plan ; mais ce plan avait déjà disparu.

— Je sais cela, répliqua Lambert froidement.

— Comment ! s’écria Carleton avec surprise, vous saviez cela ?

— C’est moi qui ai fait disparaître ce plan, parce que j’ai compris qu’il avait été mis là exprès pour perdre Cécile.

Carleton ne pouvait revenir de sa surprise. D’un autre côté, il se réjouissait de voir ceux qu’il estimait se disculper de si belle façon. Mais il n’en était pas de même de Rowley : non seulement ce dernier demeurait surpris, mais il était épouvanté.

— Qu’avez-vous fait de ce plan ? interrogea Carleton au bout d’un moment de silence.

— Le voici ! dit Lambert en tirant de son uniforme un parchemin qu’il déposa devant le général.

Carleton examina longuement le parchemin et demanda :

— Reconnaissez-vous ce plan ? major.

— Oui, répondit Rowley qui essayait de reprendre son calme, mais sans bien y parvenir ; c’est un plan que j’ai moi-même préparé.

Carleton glissa le plan dans un tiroir de la table, médita quelques minutes, se leva et dit à Rowley :

— Veuillez me suivre, major. Je désire entretenir le lieutenant. Vous attendrez dans cette antichambre que je vous appelle.

Et Carleton conduisit Rowley à cette porte que masquait dans l’antichambre une lourde tenture.

Rowley demeura seul dans l’antichambre déserte.

Sombre, inquiet, il s’approcha du feu en murmurant :

— Good God ! je suis perdu si je reste ici une demi-heure de plus. Il faut que je fuie… quand je devrais passer sur le corps de dix gardes !

Il fit jouer son épée dans le fourreau, examina un pistolet et un poignard cachés sous son manteau, et se dirigea vers la porte qui ouvrait sur le vestibule.

Mais cette porte s’ouvrit tout à coup, et le major eut peine à étouffer un cri de surprise en voyant entrer Cécile qui revenait du réfectoire.

Et elle, Cécile, à la vue de Rowley, demeura muette et glacée.

Le major se remit aussitôt de sa surprise, il sourit et dit :

— Quel heureux hasard, mademoiselle. Vingt fois déjà depuis mon retour de Montréal j’ai désiré ardemment vous voir, chaque fois il s’est trouvé un événement pour m’empêcher d’aller vous rendre visite.

— Monsieur, répondit Cécile, hautaine et froide maintenant, vous savez bien que votre visite m’est très indifférente !

— Oui, vous m’avez laissé voir votre indifférence une fois ou deux, mais c’est la première fois que vous me l’avouez aussi franchement.

— Et c’est la dernière fois, j’espère bien.

— Qui sait ? fit Rowley en ricanant.

— Monsieur, dit sévèrement Cécile, ne riez pas, vous m’outragez !

— Cécile Daurac, gronda sourdement Rowley en s’approchant de la jeune fille jusqu’à la toucher, je ne veux pas vous outrager, mais j’aurais bien le droit de le faire.

— Vraiment ? De quel droit ?

— Parce que je devine que vous êtes ici pour m’accuser auprès du gouverneur d’une trahison dont je ne suis pas l’auteur.

— Vous vous trompez, monsieur. Je ne suis pas ici pour accuser, mais pour me défendre de la même accusation.

— Mais en accusant d’autres personnes ? ricana encore le major.

— Cela ne vous regarde pas, je dois me défendre !

— Soit, je ne peux vous dénier ce droit.

— C’est, un devoir, monsieur !

— C’est entendu. Et vous vous disculperez, pensez-vous ?

— J’en suis sûre, répondit froidement Cécile.

— Prenez garde !… Je n’ignore pas que vous savez beaucoup de choses… et même des choses dangereuses qu’il vous importerait de ne pas savoir. Mais je sais également des choses, également dangereuses, que je pourrais confier à Carleton, et des choses qui vous concernent… vous et Jean Lambert !

— Pouvez-vous me dire ces choses ? demanda Cécile avec un sourire de défi.

— Je ne le veux pas à présent… ces choses sont trop terribles. Si je le voulais, demain, aujourd’hui peut-être, vous seriez attachée au poteau d’exécution !

— Monsieur, répliqua Cécile plus hautaine et plus défiante, puisque vous êtes si certain de votre affaire, je vous demande d’aller à Carleton et de lui avouer ces choses qui me condamneront !

— Malheureuse ! gronda Rowley comme avec désespoir, pourquoi me défiez-vous ainsi ? Ne savez-vous pas tous les tourments que me causerait votre mort ? Vous ne me comprenez donc pas, Cécile Daurac ? Ne vous ai-je pas assez fait entendre comme je vous aime… à la folie… oui, puisque je commettrais toutes les folies pour me faire aimer de vous !

— Et toutes les lâchetés ! fit Cécile avec une mordante raillerie.

— Ah ! taisez-vous !… râla Rowley avec colère.

— Et vous, qui êtes intelligent, vous pensez qu’une femme serait assez stupide pour lier son sort à un homme qui aurait commis pour elle toutes les folies ?

— Eh !… si cet homme voulait prouver son amour à cette femme !

— Mais vous ne parlez plus d’amour, monsieur, riposta Cécile, mais de passions dangereuses. Avec un tel homme l’existence d’une femme ne serait jamais assurée. Cet homme aujourd’hui, selon son humeur, embrasserait sa femme avec une tendresse démesurée ; demain, il la mordrait pour la tuer ! C’est assez, monsieur, je ne veux pas d’un tel homme. Et puis, vous le savez, j’aime et je suis aimée, que cela suffise !

— Vous êtes aimée ! ricana Rowley, je le sais que trop ! Vous aimez ?… ah ! oui, ce Lambert ! Mais il n’est pas à vous encore !

— Non ?… fit Cécile gouailleuse.

Le major frissonna longuement au souffle d’une passion véhémente qui tourbillonnait en son cœur et en son esprit. Une rage folle le chavirait. Il s’élança sur Cécile comme un dogue qui va mordre. La jeune fille tendit les mains pour le repousser. Rowley saisit ses deux mains qu’il serra avec force.

— Écoute-moi, hoqueta-t-il… écoute-moi, Cécile Daurac, car je te supplie pour la dernière fois : veux-tu être ma femme ! Dis !… Je t’aime… tu le sais… je t’aime… et je suis en mesure de te promettre tout le bonheur qu’il soit possible à une femme de désirer. Je suis riche… mon père est riche… Nous quitterons cette ville, nous irons nous établir dans les États américains… nous irons en Angleterre, nous irons en France, si tu aimes mieux, nous irons où tu voudras ! Que m’importe ! pourvu que je sois heureux avec toi… pourvu que tu sois heureuse ! Il n’est qu’une patrie pour l’amour : le cœur qui le contient ! Veux-tu, Cécile ? dis, veux-tu ?…

— Non ! répondit froidement, Cécile. Vous ne m’aimez pas, et moi je ne vous aime pas. D’ailleurs vains discours, je me suis promise, je suis fiancée, j’ai donné ma parole de française et de catholique, et une telle parole ne se reprend jamais ! Maintenant, monsieur, laissez-moi !

— C’est irrévocable ?…

— Oui. Laissez-moi, répéta la jeune fille sur un ton plus péremptoire. Et elle essaya de repousser le major.

Celui-ci fit entendre un grondement de rage insensée.

— Cécile, reprit-il, les dents serrées et en dardant ses yeux enflammés sur les yeux résolus de la jeune fille, je t’ai déclaré que tu ne seras jamais à l’autre !

— Laissez-moi, monsieur, répéta plus résolument Cécile, ou j’appelle à mon aide le général Carleton !

Rowley jeta une imprécation.

— Ah !… sotte fille !

Alors il serra plus fortement les mains de Cécile, les éleva en l’air, puis repoussa violemment la pauvre fille qui recula, perdit l’équilibre et roula sur le parquet.

Sans une plainte, sans un mot, elle se releva vivement et courut à la porte qui donnait sur la salle où était Carleton avec Lambert.

— Arrête ! rugit sourdement Rowley.

D’une main frémissante Cécile écarta rudement la lourde tenture et de l’autre elle s’apprêta à frapper dans la porte…

Le major venait de bondir sur elle à la même seconde, et avec la rapidité de l’éclair il lui enfonça dans l’épaule gauche la lame de son poignard.

Cécile ne fit entendre qu’un faible gémissement. Un moment, elle demeura les deux mains crispées à la tenture tout en regardant, comme avec douleur ou épouvante, Rowley qui, à deux pas, tremblait, épouvanté lui aussi de son acte. Puis elle ferma les yeux, ses doigts se détendirent lentement, elle s’écrasa contre la porte.

À cet instant la porte du vestibule s’ouvrait, et un garde, qui avait probablement entendu quelque chose d’insolite, jeta dans l’antichambre un coup d’œil curieux. Il aperçut de suite Cécile, le visage livide, qui venait de tomber. Alors le garde dans la seconde même comprit : il se rua contre Rowley. Mais celui-ci, ivre de sang, fou de rage et d’épouvante, bondit, et du poignard rouge encore du sang de Cécile, il troua la gorge du garde, qui tomba à la renverse.

De ce moment le major n’était plus qu’une bête fauve. Il s’élança dans le vestibule pour fuir hors du Château, le poignard toujours serré dans sa main droite, un pistolet dans sa main gauche. Deux gardes étaient postés devant la grande porte. Sur l’un Rowley déchargea son pistolet, sur l’autre il brandit son poignard, mais ce dernier esquiva le coup en prenant la fuite pour aller chercher d’autres gardes. Mais quand gardes et soldats, attirés par le coup de pistolet arrivèrent, Rowley avait disparu.

Mais le coup de pistolet, avait été entendu également de Carleton et de Lambert qui était en train de faire le récit de l’aventure qu’il avait eue la nuit précédente. Tous deux se précipitèrent vers l’antichambre. Carleton arriva le premier, il ouvrit la porte et s’arrêta net, frappé de surprise, en découvrant à ses pieds le corps inanimé de Cécile Daurac.

Lambert venait de pousser un cri terrible. Il enleva Carleton, le repoussa loin de lui, et se jeta à genoux près de Cécile ensanglantée et évanouie.

— Cécile ! Cécile ! gémit Lambert, qui t’a frappée que je te venge !

Gardes et soldats accouraient.

— Où est l’assassin ? rugit Lambert en bondissant l’épée à la main.

Le garde, qui avait échappé au poignard de Rowley, expliqua la scène du vestibule et la fuite du major.

Tout le Château retentissait de rumeurs confuses : le coup de pistolet, les cris des gardes avaient été entendus de toutes parts.

— Des femmes ! commanda Carleton… qu’on aille chercher des femmes pour prendre soin de mademoiselle !

Un valet s’élança hors de l’antichambre.

Lambert se pencha sur Cécile qui reprenait ses sens. Elle lui sourit.

— Cécile, êtes-vous gravement blessée ? demanda le jeune homme avec angoisse ?

— Non, mon Jean… je ne pense pas. Mais ce poignard m’a fait bien mal ! Aide-moi à me relever, Jean !

De son épaule gauche du sang coulait en abondance.

Le général appela un domestique et lui dit :

— Allez prévenir le major Hawkes qu’il est mandé à l’instant !

Le domestique obéit.

Des caméristes arrivaient à ce moment tout effarées.

Cécile s’était remise debout et Lambert la soutenait.

— Coufiez mademoiselle à ces femmes, dit Carleton, elle en recevra tous les soins en attendant que le chirurgien de service s’occupe de sa blessure !

La jeune fille fut emmenée par les caméristes.

Les gardes et soldats, durant ce temps, relevaient les deux gardes tués par Rowley, l’un par un coup de poignard, l’autre par une balle de pistolet.

Lambert s’approcha de Carleton et dit :

— Général, voici le dénouement d’un drame qui prouve assez clairement l’innocence de Cécile et la mienne au sujet du complot de la nuit dernière, et qui prouve en même temps la culpabilité du major Rowley.

— Je n’ai jamais douté de votre innocence pas plus que de l’innocence de mademoiselle Cécile, répondit Carleton ; seulement je voulais arriver à la vérité.

— Vous venez d’acquérir cette vérité, répliqua Lambert. Le malheur, c’est que le traître et l’assassin échappe.

— Oui, mais si je vous demandais de le rattraper lieutenant ? demanda Carleton.

— Me donnez-vous carte blanche ?

— Certainement. Ramenez-moi cet homme enchaîné, ou simplement son cadavre… mais ramenez-moi le traître !

— Général, répondit Lambert avec un regard terrible, je vous ramènerai… les traîtres !

Il fit le salut militaire, pivota et, sortit du Château.

— Et maintenant, murmura Lambert en descendant vers la ville basse, Lymburner, Rowley et compagnie, gare à vous !…

XI

DANS L’ANTRE DES TRAÎTRES


Ce matin-là, le capitaine Dumas paraissait très inquiet. Dans la chambre qu’il occupait avec Lambert aux casernes de la rue Champlain, il se promenait avec agitation. Depuis que Cécile avait été emmenée au Château Saint-Louis escortée de deux gardes, les langues avaient marché ; car des voisins avaient eu connaissance de l’arrestation de Cécile. La nouvelle était donc venue en peu d’instants aux oreilles du capitaine, qui s’était rendu auprès de Mme Daurac. Il avait trouvé la pauvre femme prête à rendre l’âme tant elle était anxieuse au sujet de Cécile.

Il essaya de la rassurer en lui disant que Carleton avait fait mander Lambert, et qu’il était sûr que tout s’arrangerait pour le mieux.

— Ayez confiance, Madame Daurac, Lambert est là et il va défendre Cécile. Je vais m’occuper également de l’affaire, et vous savez que j’ai pas mal d’influence auprès de Carleton. Vous pouvez donc être assurée qu’il n’arrivera aucun malheur à Cécile.

Puis il était revenu aux casernes pour y attendre le retour de Lambert du Château.

Il était près de dix heures lorsque Lambert entra, pâle et agité.

— Dumas, dit brusquement le jeune homme en entrant, je viens d’avoir carte blanche de Carleton !

Il s’assit lourdement sur un siège et demeura sombre et méditatif.

Très surpris, Dumas demanda :

— Qu’est-ce que cela signifie ?

Lambert se mit à ricaner.

— Suis-je stupide ? dit-il.

Il se leva brusquement et reprit :

— Je m’assois là, quand je devrais travailler… Décidément je perds la tête !

— En effet, répliqua Dumas, tu m’as l’air de l’avoir perdue tout à fait. Voyons, que se passe-t-il ? Parle clairement !

— Dumas, reprit Lambert sur un ton concentré, il existe près de nous un repaire de traîtres et de bandits… ce repaire se nomme La Taverne du Diable !

— Je connais l’endroit.

— Tant mieux… cela prouve que, comme moi, tu tiens à vider ce repaire. Or, il y a là Rowley… il y a là John Aikins… il y a là Miss Tracey Aikins… il y a là Lymburner… Tu m’écoutes, Dumas ?…

— Oui, continue.

— Et il y a là, poursuivit Lambert, un espion américain… peut-être ce major Lucanius !…

— Après ? interrogea froidement Dumas.

— Je t’invite à m’accompagner à ce repaire. Nous allons pénétrer dans l’antre, et si les bêtes y sont encore, nous les pigerons au collet et nous irons les déposer aux pieds du général Carleton, qui désire en faire quelque chose ?…

— Et tu dis que Carleton t’a donné carte blanche ?

— Parfaitement. Il m’a dit comme ça : Emmenez-les morts ou vifs… mais emmenez-les !

— Allons les chercher ! dit tranquillement Dumas.

— Allons ! Tu as tes pistolets ?

— Oui… et mon épée et ma poigne que tu connais. Pourtant, j’aimerais bien savoir auparavant ce qui s’est passé au Château, et savoir un peu le motif de l’arrestation de Cécile.

— Au fait, dit Lambert avec étonnement, j’ai oublié de te faire part d’un drame, qui aurait pu avoir de terribles conséquences.

— Un drame ? dis-tu… où ?

— Au Château. Écoute, tu vas voir. Lambert narra tout ce que nous savons des scènes qui venaient de se produire au Château, et qui s’étaient terminées par le coup de poignard de Rowley à Cécile.

Malgré sa bravoure Dumas frémit.

— Cet homme, dit-il, est un démon dangereux, je l’avais toujours pensé.

— Il faut donc l’abattre.

— Je suis ton homme, allons !

Les deux amis quittèrent aussitôt la caserne et se dirigèrent vers la taverne de John Aikins.

À ce moment, la neige tombait à flocons si gros et si épais qu’on ne voyait pas à deux toises devant soi, et les rues ainsi que les toits des maisons disparaissaient sous la cape d’hermine de l’hiver. La ville était déserte et silencieuse, elle dormait encore après l’émoi qui l’avait si fortement secouée durant la nuit, et l’on pouvait penser qu’elle reprenait le temps perdu. Tout de même, par-ci par-là on croisait un boutiquier allant à son poste. Ces gens passaient dans le brouillard de neige comme des ombres, elles semblaient glisser tant leurs pas étaient entièrement étouffés par le tapis de flocons blancs qui s’épaississait de moment en moment.

Dumas et Lambert ne découvrirent la taverne que lorsqu’ils n’en furent qu’à quelques pas. Derrière ses volets hermétiquement fermés le plus grand silence régnait.

— Comment allons-nous entrer là ? demanda Dumas qui venait de s’arrêter.

— Je connais le chemin, répondit Lambert ; suis-moi !

Il prit les devants et enfila un passage, à gauche, qui conduisait à l’arrière de la taverne. Il s’arrêta devant un tonneau vide, l’écarta doucement, découvrit un soupirail de la cave et dit :

— Voici l’entrée !

Dumas sourit.

— Puisque, dit-il, tu connais l’entrée et les aîtres, passe le premier, je te suis.

Lambert poussa le soupirail, se glissa les pieds en avant et se trouva bientôt debout dans la cave.

— Fais comme moi, dit-il à Dumas.

L’instant d’après, lorsque le tonneau eut été remis à sa place ou à peu près, les deux amis se trouvèrent plongés dans une profonde obscurité.

— As-tu une bougie… un flambeau ? interrogea le capitaine.

— Non… je n’ai pas songé à cela, répliqua Lambert.

— Mais comment allons-nous nous guider dans cette noirceur, je n’ai pas des yeux de chat.

— Attends, dit Lambert.

Le lieutenant releva le soupirail, contre la vitre duquel on avait cloué une mince planchette qui empêchait le jour d’entrer.

Une fois le soupirail levé, il pénétrait assez de clarté pour permettre de se faire un chemin au travers un pêle-mêle de tonneaux, de fûts, de futailles, de caisses. À une extrémité de la cave un escalier s’élevait vers le rez-de-chaussée.

— Voilà l’escalier qu’il s’agit d’atteindre ! dit Lambert.

Dumas étudia d’un regard rapide l’ensemble des choses qui s’offraient à ses yeux, et il reconnut, à travers caisses et tonneaux, comme une sorte de sentier en zigzag qui conduisait vers l’escalier.

— C’est bon, dit-il, ferme le soupirail, je tiens le chemin.

Lentement et à tâtons les deux hommes arrivèrent peu après au pied de l’escalier où ils s’arrêtèrent pour se consulter.

— Écoutons ! dit Dumas.

Un murmure confus de voix humaines arrivait jusqu’à leurs oreilles, mais il était impossible de saisir aucune parole ou de reconnaître aucune voix.

— Avant de ne rien entreprendre, reprit Dumas, il serait bon de savoir au juste à qui nous avons affaire. Comme tu es moins lourd que moi, monte l’escalier et tâche de reconnaître les voix de là-haut en appliquant l’oreille contre le plancher. Tu découvriras peut-être un interstice, une fente… que sais-je ?

Lambert obéit. Il n’avait pas grimpé deux marches que Dumas le retint brusquement par les basques de son manteau. Et le capitaine, se penchant à son oreille, lui murmura :

— Regarde… qu’est-ce que cela ? Vois-tu le soupirail qu’on ouvre.

En effet, le soupirail de la cave venait d’être poussé du dehors, et la minute d’après un être humain, dont ils ne purent reconnaître la physionomie, se laissa glisser rapidement dans la cave.

Lambert, dit dans un souffle :

— Il faut nous emparer de cet homme !

— C’est bien, répondit Dumas.

Tous deux se postèrent devant l’escalier.

Ils entendaient l’inconnu s’approcher lentement et avec beaucoup de précautions.

Deux minutes s’écoulèrent.

L’inconnu arriva devant l’escalier et tendit les mains comme pour s’assurer de son chemin.

Alors des mains saisirent brusquement les siennes, deux autres mains se posèrent brutalement sur sa bouche pour réprimer tout cri. Mais l’inconnu avait eu le temps de pousser un léger cri… et chose étrange, c’était un cri de femme.

— Miss Tracey ! prononça Lambert avec surprise.

La jeune fille reconnut également la voix de Lambert, et elle demeura comme frappée d’hypnotisme.

Mais il n’y avait pas d’explications possibles à demander ou à donner de part et d’autre. Les deux amis poussèrent vivement la jeune fille sous l’escalier où promptement Lambert, la bâillonna.

— Il faut aussi la ligoter, souffla Dumas. As-tu des cordes ?

— Non, répondit Lambert. Que faire ?…

À cet instant un pas résonna sur le plancher supérieur, dans la direction de la trappe.

— Alerte ! fit Dumas, qui saisit ses pistolets.

Lambert prit un poignard et l’appliquant sur la gorge de la jeune fille, dit sur un ton résolu :

— Un mot, un geste, un gémissement de votre part, Miss Tracey, et je vous troue votre jolie gorge d’outre en outre !

La jeune fille dut comprendre la résolution du lieutenant.

La trappe venait de s’ouvrir à demi, par l’ouverture la tête inquiète de John Aikins passa. Le tavernier demeura un moment l’oreille aux écoutes. Puis, comme il n’entendait aucun bruit venir de la cave, il laissa retomber le panneau.

Lambert souffla fortement, après avoir durant une minute retenu sa respiration. Puis dans l’obscurité qui sembla plus épaisse, il vit devant lui les yeux de la jeune fille briller comme des charbons ardents.

— Miss Tracey, dit le jeune homme, pardonnez-nous d’user de violence ; mais nous n’avons aucunement le choix des moyens. Voulez-vous nous dire qui sont les personnes là-haut et combien elles sont ?

La jeune fille branla la tête en signe de dénégation.

Lambert écarta légèrement le bâillon.

— Vous dites non ? demanda-t-il.

— Non !… répliqua Miss Tracey sur un ton farouche.

— C’est bien, répondit Lambert, je ne veux pas insister. À présent, nous allons vous lier les mains et les pieds, jusqu’à ce que nous ayons terminé nos petites affaires là-haut.

— Mais où veux-tu que nous prenions des cordes ? interrogea le capitaine.

— J’ai une idée, répondit Lambert. Nous allons couper quelques lanières d’étoffe dans le manteau de mademoiselle. Je sais bien que c’est manquer de galanterie, ajouta Lambert avec un ricanement narquois, mais il faut tenir compte des circonstances. Et puis, je m’engage, Miss Tracey, à vous remplacer votre manteau par un autre, dès que nous aurons réglé nos affaires ici.

Ce qui fut dit, fut fait.

Cinq minutes après la jeune fille était solidement ligotée, puis Dumas l’asseyait sur une caisse près de l’escalier en disant :

— Mademoiselle, lorsque nous aurons achevé notre besogne là-haut, nous vous rendrons votre liberté.

— Ainsi que votre manteau, ajouta Lambert en ricanant encore.

Si les deux hommes avaient pu voir le regard de la jeune fille à cet instant, ils auraient frémi d’effroi, tant ce regard était chargé de haine implacable.

Mais Dumas venait de dire :

— À l’œuvre maintenant, Lambert !

Le lieutenant grimpa doucement l’escalier, Dumas le suivit.

Près de la trappe et sous le panneau Lambert prêta l’oreille : le même murmure de voix, mais plus distinct, se faisait encore entendre, et ces voix semblaient partir d’une pièce éloignée. Là, au-dessus de la trappe, aucun bruit.

Doucement Lambert poussa le panneau. C’était la cuisine… Lambert vit qu’elle était déserte et il monta tout à fait suivi de près par Dumas. Le feu mourait dans la cheminée. Les deux hommes remarquèrent que toutes choses étaient à l’ordre et que la plus grande propreté régnait partout.

Cette pièce était vaste. Deux fenêtres l’éclairaient, mais pas à ce moment : l’une d’elles avait ses deux volets bien clos, l’autre avait un volet à demi ouvert seulement ; mais cette petite ouverture donnait suffisamment de lumière à l’intérieur.

Les deux amis virent trois portes, à gauche, à droite, au fond. Ces portes étaient fermées. Celle de gauche était connue de Lambert : elle communiquait avec la grande salle. Mais les autres lui étaient inconnues.

Dumas avait dit :

— Il importe d’ouvrir la bonne porte ! — Là ! dit Lambert en indiquant la porte à droite.

En effet, par cette porte l’on pouvait saisir presque distinctement une conversation tenue à voix basse.

— À l’assaut ! dit Dumas.

Les deux amis armèrent leurs mains de pistolets, puis Lambert marcha vers la porte de droite qu’il ouvrit violemment.

Les deux hommes se trouvèrent en présence de quatre personnages assis autour d’une table sur laquelle était étendu un parchemin. Sur ce parchemin Rowley traçait à l’aide d’une plume des lignes quelconques.

Mais à l’apparition des deux officiers les quatre personnages avaient bondi, puis s’étaient dressés, et de suite leurs mains avaient cherché leurs armes.

— Pas un geste ! commanda Lambert d’une voix forte, sinon nous tirons !

Mais à la seconde même, par un bond rapide et prodigieux, le major américain, sauta à la gorge de Lambert. Un pistolet éclata dans la main droite du lieutenant, et la balle alla se loger dans un mur.

Lymburner avait en même temps poussé une porte placée derrière lui et avait crié :

— Alerte !

Lambert et Lucanius s’étaient pris dans un corps à corps.

Dumas avait déchargé ses deux pistolets sur Aikins et Lymburner, puis il avait pris son épée devant Rowley qui le menaçait de la sienne.

Aikins avait été légèrement blessé par la balle de Dumas, et, n’ayant aucune arme sur lui ni à sa portée, il se retrancha derrière la table.

Au cri poussé par Lymburner des pas subits avaient résonné dans un escalier venant de l’étage supérieur. L’instant d’après, par la porte ouverte par le marchand quatre matelots apparurent : c’étaient les matelots qui avaient déserté le bataillon du capitaine et qu’hébergeaient Aikins en attendant que la ville fût aux mains des Américains.

Les quatre matelots étaient armés de poignards.

Dumas, d’un coup d’œil vit Lambert aux prises avec le major américain. Tombés tous deux sur le plancher, chacun faisait de vigoureux efforts pour se débarrasser de l’étreinte de son adversaire.

En face de lui Dumas voyait Rowley, Lymburner et les quatre matelots. De son épée il réussit à blesser assez grièvement l’un des matelots qui se retira de la lutte. Mais à la fin le capitaine ne pouvait avoir l’avantage, et c’est ce qu’il comprit. Il eut une idée.

Il retraita rapidement vers la cuisine, fit un saut en arrière, repoussa la porte et la verrouilla. Puis il descendit à la cave pour sortir de la taverne et aller chercher du secours.

Lambert, seul contre tant d’ennemis, avait été vite maîtrisé et réduit à l’impuissance.

— Damned Lambert ! cria Lymburner à Lucanius, tuez-le !

— Non, dit le major américain, je n’ai pas l’habitude de tuer un brave, lorsque ce brave n’est plus dangereux. Au surplus, cet homme pourra me servir de rançon, s’il m’arrivait un accident.

— Damned Lucanius ! bien parlé, répliqua Lymburner ; nous le garderons en otage.

— J’ai un bon cachot pour le garder en sûreté, émit Aikins.

— Où ? demanda Lucanius.

— Dans ma cave.

— Allons-y !

— Observez, intervint Rowley, que Dumas est allé chercher du secours et qu’il sera ici avec un régiment de miliciens avant une demi-heure !

Lucanius interrogea Aikins :

— Avez-vous une retraite sûre pour nous ?

— Oui, dans le cachot dont je vous ai parlé, sourit Aikins.

— Pour nous tous ? demanda Lucanius avec doute.

— Yea ! fit Aikins, en amplifiant son sourire.

— En ce cas, faisons vite, reprit le major américain.

Seulement, il fallut, avant de gagner la cave, enfoncer la porte de la cuisine que Dumas avait verrouillée. Ce fut l’affaire des matelots.

Les neuf personnages descendirent à la cave, conduits par Aikins qui avait allumé une lanterne.

Mais lorsque le tavernier arriva au pied de l’escalier, il fit un saut de peur en apercevant une silhouette humaine assise sur une caisse. Il reconnut sa fille de suite.

— By Heavens ! clama John Aikins, c’est Tracey que je vois là !

Rowley se précipita et coupa les liens qui embarrassaient la jeune fille et fit tomber son bâillon.

— Que signifie ! interrogea Lymburner étonné.

— C’est Dumas et Lambert qui m’ont surprise au moment où je rentrais, répondit la jeune fille.

En même temps elle lança à Lambert, prisonnier, un regard terrible.

— Ho ! oh ! fit Lucanius avec admiration, ce sont deux intrépides gaillards que ces deux Canadiens ! Come, my lad ! ajouta-t-il en entraînant Lambert, désarmé et mains liées.

Aikins dirigea son monde à l’extrémité opposée de sa cave. Il s’arrêta, posa sa lanterne sur un tonneau et déplaça une lourde caisse. Sous cette caisse se trouvait le panneau d’une trappe pratiquée dans l’épaisseur du sol. Aikins tira le panneau, reprit sa lanterne et la plongea dans un trou noir.

— Voyez ! dit-il.

Lucanius se pencha et dit :

— Je vois… une cave secrète ?

— Yea ! dit Aikins. Maintenant attendez !

Une échelle était appliquée contre l’ouverture. Aikins descendit. En bas, il éleva sa lanterne pour éclairer le chemin et dit :

— Descendez !

Lucanius fît descendre Lambert, puis il suivit à son tour. L’instant d’après tout le monde était dans la cave secrète que de sa lanterne Aikins éclairait avec un sourire d’orgueil.

C’était assez spacieux et tout muré de pierre. La cave était remplie à moitié de caisses, de tonneaux, de futailles contenant des vins, des bières, des eaux-de-vie, et le tout se trouvait à l’abri de toute catastrophe.

Lucanius sourit :

— S’il y manque à manger, dit-il, par contre il y a amplement à boire !

John Aikins ricana et dit encore :

— Voyez !

Il remonta prestement l’échelle, fit retomber le panneau, redescendit et tira l’échelle. Puis il prit une barre de fer et dit :

— Regardez !

L’ouverture de la trappe donnait contre une muraille à droite. Le tavernier s’approcha de cette muraille, planta l’extrémité de sa barre de fer en un petit trou qu’on aurait dit percé à l’aide d’un vilebrequin, puis par un léger mouvement de haut en bas il agita la barre doucement. La muraille de pierre bougea, avança… Il y avait six petits trous à égale distance. Le tavernier enfonça sa barre dans un autre-trou vers lui. Il recommença le même travail… si bien qu’au sixième trou la muraille de pierre avait avancé suffisamment pour boucher complètement l’ouverture de la trappe.

— Et maintenant, dit Aikins avec un sourire de triomphe, je vous jure que le diable lui même ne saurait nous découvrir ici !

— Magnifique ! murmura Lucanius.

— Damned Aikins ! gronda Lymburner… il a tous les trucs !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Comme l’avait pensé justement Rowley, ce ne fut pas long que Dumas fut de retour à la taverne, mais cette fois il était accompagné de vingt miliciens.

— Tuez tout ce qui résistera ! avait commandé le capitaine.

Mais il fut terriblement désappointé, lorsqu’il découvrit que la taverne avait été abandonnée.

Il jeta un juron de colère.

— Il y a peut-être une cachette là-dedans, dit-il, et si j’étais sûr que Lambert n’y est pas, je mettrais le feu !

Lorsqu’il fut sorti dehors avec ses hommes. Dumas avisa une baraque à droite de la taverne. Dans cette baraque vivait une mendiante. Dumas appela l’un de ses hommes et lui dit :

— Je vais te donner les cinq livres sterling que j’ai dans ma poche. Tu iras trouver la mendiante, et tu lui demanderas de t’héberger pour un jour ou deux. Tu lui remettras les cinq livres. De là tu surveilleras la taverne, et si tu découvres quelque chose d’étrange, tu viendras me prévenir.

— C’est bien, répondit l’homme.

Et Dumas, satisfait, renvoya ses hommes à la caserne et prit le chemin de la haute-ville pour aller faire rapport à Carleton.


XII

LA SURPRISE


Carleton fut si courroucé en apprenant cette aventure qu’il ordonna à Dumas d’aller mettre le feu à la taverne.

Mais il se ravisa aussitôt quand le capitaine lui fît comprendre que Lambert pouvait être enfermé en quelque cachette de la maison, et qu’il avait aposté un homme pour surveiller la taverne et les traîtres.

— C’est bon, dit le général avec humeur. De même que j’avais accordé à ce pauvre Lambert carte blanche, je vous donne tous pouvoirs. N’ayez nulle pitié de ces chiens ; si vous croyez opportun de les brûler dans leur tanière, tant mieux, et ce n’est pas moi qui vous en ferai un crime !

Mais les jours suivants se passèrent sans que Dumas pût apprendre ce que Lambert était devenu, sans qu’il pût mettre la main sur les habitants de la taverne.

Et rien n’était venu troubler la tranquillité de la cité de Québec depuis cette nuit du 22 décembre.

En prévision d’une surprise Carleton avait fait renforcer la garnison et l’armement des murs du côté de la campagne où les Américains s’étaient retranchés.

Ceux-ci ne semblaient nullement pressés d’attaquer la ville. Espéraient-ils la prendre par la famine ?… Non… parce qu’ils savaient que Québec était approvisionnée de munitions de guerre et de provisions de bouche pour deux ans au moins. Ensuite, les assiégés pouvaient toujours au pis aller s’approvisionner du côté du fleuve, car les Américains, comme le savait bien Carleton, n’avaient ni soldats ni artillerie pour former barrière de ce côté.

Mais Carleton ne savait pas que les Américains avaient, du côté est et sud de la cité, une barrière bien autrement formidable que des batteries d’artillerie et des canonniers. Montgomery, par toutes espèces de proclamations aux paysans des campagnes environnantes, avait réussi en quelque sorte à dominer. Ses troupes avaient reçu l’ordre formel de respecter les habitants et de les traiter comme des concitoyens. Il avait ordonné, sous les peines les plus sévères, que le bien privé fût non seulement respecté mais protégé contre tout attentat. Aux populations rurales il avait fait savoir de continuer à vivre et à travailler comme si de rien n’était. Au nom du congrès américain, il avait promis que les lois actuelles du pays ne seraient en aucune façon changées, à moins d’une demande expresse de la majorité, que la langue française serait langue du pays, que la religion catholique conserverait toutes ses prérogatives, et, mieux encore, qu’il rendrait au peuple les droits ou libertés qui lui avaient été ravis depuis l’existence du régime britannique. Mais en même temps, Montgomery avait fait entendre que le peuple, en retour de ces privilèges ou de ces promesses, refuserait en toutes occasions de supporter la cause des assiégés.

Or, le peuple jusque-là n’avait eu qu’à se réjouir des bons procédés des Américains, et, voyant que déjà Montréal et Trois-Rivières paraissaient très bien s’arranger sous le système nouveau, il était tout enclin à se ranger sous le drapeau américain. Certes, il faut avouer que dans la masse du peuple il restait encore bien des défiances, bien des incertitudes, et tant que Québec ne serait pas possession américaine, le peuple ne demeurerait pas tout à fait convaincu. Montgomery comprit cela, et il décida de tenter la prise de Québec. Son ingénieur, le major Lucanius, lui avait apporté un plan militaire de la cité qui lui permettait d’y faire entrer ses troupes presque sans coup férir. Cette tentative fut résolue pour la nuit du 30 décembre.

Les circonstances allaient, par surplus, favoriser les Américains.

Vers onze heures de la soirée une neige fine avait commencé de tomber, puis graduellement le vent s’était élevé, et avant deux heures du matin une forte tempête se déchaînait sur tout le pays. L’occasion ne pouvait mieux se présenter pour une marche contre la ville. Le vacarme de la tempête empêchait la garnison de surprendre les bruits du dehors, de sorte que les Américains pouvaient s’approcher des murs de la cité sans être inquiétés.

Montgomery divisa le total de ses forces, qui s’élevaient à quelque douze cents hommes, en quatre colonnes. Deux colonnes furent chargées de simuler des attaques du côté nord de la ville, afin d’attirer de ce côté l’attention et le gros de la garnison. Disons que ces deux colonnes comprenaient deux cents Canadiens qui avaient embrassé la cause américaine. Les deux autres colonnes reçurent mission de pénétrer dans la basse-ville. L’une, conduite par le colonel Arnold, devait tourner la cité du côté de la Rivière Saint-Charles et emporter le système de barricades qui avaient été élevées sur les rues Sault-au-Matelot et les barrières dressées dans les ruelles avoisinantes. L’autre, commandée par Montgomery en personne, tenterait l’entrée en la basse-ville par la rue Champlain.

Ces quatre colonnes devaient donc s’élancer à l’attaque simultanément. Mais avant que tout fût près pour cette attaque, la nuit s’était presque écoulée. Il était quatre heures lorsque Montgomery fit lancer les fusées qui allaient donner le signal.

Mais ces fusées furent aperçues d’une partie de la garnison. L’alerte fut donnée. De même qu’en la nuit du 22, toute la ville fut sur pied en moins de dix minutes. Cette fois Carleton avait ordonné à toutes les églises, monastères, hôpitaux, de mettre en branle leurs cloches. Mais cette nuit-là il ne se produisit aucun désordre, aucune panique, l’on savait que c’était l’attaque préméditée par les troupes américaines et l’on était sur le qui-vive et désireux enfin d’en finir.

La première attaque fut donnée du côté de la campagne entre la porte Saint-Jean et la porte Saint-Louis. Les Américains se portèrent contre les murs de la cité avec des petits canons qui faisaient plus de bruit que de mal. Ils n’avaient qu’une batterie de quelque importance, et cette batterie avait reçu ordre de lancer ses projectiles vers le centre de la cité afin de maintenir sur les dents la garnison de la haute-ville. Ce premier bombardement créa de l’inquiétude dans la population de la ville. Carleton lui-même commença de craindre un succès pour les armes américaines. Comme on ne connaissait pas exactement la valeur de l’artillerie américaine, certains pessimistes clamaient que les murs de la cité ne dureraient pas deux heures contre la pluie de fer qui les battait terriblement. Naturellement, l’obscurité de la nuit faisait exagérer toutes choses. Toutefois, par prudence, Carleton jugea qu’il fallait renforcer encore la garnison et les armements du côté de la campagne, et ce au détriment des défenses de la basse-ville. En effet, quelques bataillons reçurent ordre de monter à la haute-ville et d’emmener avec eux quelques pièces d’artillerie. On était loin de s’imaginer l’attaque dont la ville basse allait être l’objet, et du danger qui allait menacer toute la ville.

Montgomery, le premier, avait donné l’attaque en emportant presque sans difficulté les barrières de Près-de-Ville. Mais là était la partie la plus facile de son programme. Il lui restait une terrible difficulté à vaincre : la nature même des lieux. Car là, pour approcher de la rue Champlain il avait à s’engager avec ses hommes dans ce sentier étroit qui longeait la muraille du cap, sentier dans lequel les glaces du fleuve s’étaient amoncelées et qui formaient comme une ligne de rochers plats, pointus, inégaux, glissants, sur lesquels le pied de l’homme ne trouvait pas de prise. Et ce qui restait d’un peu praticable de ce sentier, était si difficile d’abord, si étroit, que deux hommes ne pouvaient s’y engager de front. Il fallait donc passer à la file, homme par homme, et avec quelles précautions encore ! Impossible d’y traîner du canon ou le moindre bagage, les soldats avaient déjà une charge trop encombrante à porter leurs fusils et leurs cartouches. Et, en plus, ce qui rendait la marche plus difficile, c’était la tempête de neige qui faisait rage, qui aveuglait. Les hommes grimpaient des glaçons, glissaient, sautaient, tombaient, s’assommaient… Parfois des rafales de vent plus violentes les soulevaient, les emportaient, les jetaient contre l’affreux rocher perpendiculaire qui se dressait comme un géant terrible dans la nuit et l’ouragan. Des soldats, à bout de souffle, les mains meurtries, les genoux brisés à se hisser au sommet des glaçons, se laissaient tomber dans un trou, ou pour se reposer ou pour mourir. Plusieurs à l’entrée de ce sentier, prévoyant tous les dangers et les difficultés inouïes qu’ils allaient rencontrer, avaient rebroussé chemin, favorisés qu’ils étaient par la tempête et la nuit. Ils préféraient cent fois mieux se jeter contre un ennemi connu que contre le mystérieux devant lequel ils allaient sans avoir la chance ni de combattre ni de se défendre. Encore s’il eût fait jour ! Mais dans la nuit noire, dans un tourbillon de neige qui ne permettait pas de voir à deux pas de soi, non !… Ou il fallait avoir un courage extraordinaire, ou il fallait être fou ! Eh bien ! un homme avait eu le premier ce courage extraordinaire, un homme fort, énergique, un homme à la trempe de fer, un homme comme peu de peuples en ont célébré dans leurs annales guerrières, un héros, qui, par son audace, par sa vaillance, par sa bravoure, avait réussi à entraîner après lui sur ce chemin de la mort, les quatre cinquièmes de sa petite armée : et cet homme, c’était le général américain Montgomery !

Quel prodige cent fois renouvelé n’accomplit pas cet homme dans cette nuit célèbre, prodige qui demeure ignoré de la race humaine ! Quels exploits dignes de l’épopée n’a-t-il pas accomplis et qui n’eurent pas de témoins !

Car cet homme une fois qu’il eut franchi le passage le plus difficile, lorsqu’il sentit ses pieds se poser sur un sol plus égal, plus ferme, oui cet homme, à l’armature d’acier, retourna à l’arrière, refît ce terrible chemin à moitié, peut-être davantage. Il allait aider aux retardataires, aux blessés. Il trouva l’un de ces hommes incapable d’avancer à cause de ses pieds qui faisaient trop mal, par les trous de ses souliers il s’était écorché les pieds. Montgomery le chargea sur ses épaules et lui fit franchir ainsi le plus difficile du chemin.

Il revint sur ses pas, grimpant, glissant, tombant lui aussi. Trois soldats ne pouvaient aller plus loin à moins d’abandonner leurs bagages. Montgomery prit les bagages, les jeta sur son dos et dit :

— Venez ! ce n’est rien !

Et il retourna encore à l’arrière aider à d’autres malheureux qui demandaient déjà la mort, plutôt que de suivre ce parcours affreux.

N’importe ! l’homme de fer, le héros antique était là… Il les conduisit à la terre ferme ! Et c’est ainsi qu’il réussit, ce vaillant, à transporter par ce passage fantastique, un peu plus de trois cents hommes ! L’instant d’après la mort des grands héros allait couronner ses exploits !

Et devant de tels exploits le monde entier se découvre !

Il était près de six heures du matin lorsque Montgomery arriva avec sa troupe devant la première barricade qui barrait l’entrée de la rue Champlain.

Les sentinelles avaient déjà signalé l’approche des Américains, de sorte que les défendeurs de la barricade étaient sur le qui vive. Cette barricade avait été confiée depuis quelques jours au capitaine Marcoux, un gaillard de la trempe de Dumas. Quant à Dumas il était en charge de la barricade placée à l’ouest des casernes, et il avait été entendu que, en cas de difficultés graves, Marcoux lui demanderait des secours. Dès qu’on apprit l’avance des Américains du côté de Près-de-Ville, Dumas envoya Lambert avec vingt-cinq hommes pour supporter Marcoux et ses cinquante miliciens. Dumas ne demeurait qu’avec cinquante hommes, car on se rappelle que Carleton, au début de l’attaque du côté de la campagne avait tiré quelques centaines d’hommes de la basse-ville. Il en avait pris un certain nombre à chaque barricade et chaque barrière. C’est ainsi que les barricades de la rue Champlain, comme celles de la rue Sault-au-Matelot avaient été en partie dégarnies.

La barricade du capitaine Marcoux comptait sept pièces de canon, mais c’étaient de petits canons, dont quatre avaient été chargés à mitraille.

Ces barricades étaient faites de grosses pièces de bois jetées transversalement et superposées les unes sur les autres jusqu’à une hauteur d’environ trois mètres, elles formaient. comme deux murs avec un mètre de distance l’un de l’autre ; des tiges de fer fixées de distance en distance retenaient les deux murs et en faisaient un tout solide. À mesure que la barricade s’élevait ou remplissait l’espace entre les deux murs de pierre et de terre, en ayant soin de laisser ça et là des meurtrières à l’usage des défenseurs. Quelques-unes de ces barricades étaient composées de trois murs, ce qui leur donnait une plus forte résistance contre les boulets de canon. Celle du capitaine Marcoux avait trois murs. Par surcroît elle possédait jusqu’à près de deux mètres de hauteur un quatrième mur de soutènement, ou mieux c’était une sorte de terrasse où les gardiens pouvaient se coucher à plat ventre et surveiller l’ennemi par des meurtrières pratiquées à peu près au ras de la terrasse. Cette barricade était l’une des plus solides de la basse-ville. Si telle barricade eût été de préférence dressée rue Sault-au-Matelot, il est douteux que les Américains fussent entrés dans la place.

Le capitaine Marcoux avait chargé Lambert de la batterie qui avait été juchée sur le mur de soutènement. Deux canons à mitraille séparés par un canon à boulet étaient placés au centre de la barricade. Puis à distance égale de là, à droite et à gauche, avaient été disposés les quatre autres canons, dont deux à mitraille et deux à boulets.

La tempête avait un peu diminué, le vent soufflait moins fort, la neige tombait moins drue. D’un autre côté, le froid grandissait. Le moment n’était pas mauvais pour la bataille.

Le capitaine Marcoux avait assigné à chacun de ses hommes son poste de combat. Il était prêt à recevoir les Américains.

Là, de ce côté le plus grand silence régnait, hormis les sifflements de la rafale et le bruissement de la neige.

De la haute-ville arrivaient les bruits du combat, et surtout le grondement de la grosse artillerie. Des cloches continuaient de sonner le tocsin. À l’est, du côté de la rivière Saint-Charles, on commençait à percevoir quelques coups de fusils : c’est que le colonel Arnold allait, peu après Montgomery à la rue Champlain, attaquer les barricades de la rue Sault-au-Matelot. Ces coups de fusils qu’on entendait, c’étaient les décharges faites par les sentinelles avancées.

Mais pour ne pas nous écarter de l’ordre chronologique des faits, nous narrerons d’abord l’attaque de la rue Champlain.

Montgomery et ses hommes s’étaient approchés à pas de loup de la barricade. Il était impossible de les voir à travers le brouillard de neige. Seulement on pouvait saisir le bruit de leurs voix et de leurs pas. Ils s’étaient arrêtés à environ cinquante pas. Montgomery avait eu l’idée d’amener avec lui un canadien, qui avait reçu mission de chercher à entamer des pourparlers avant d’attaquer. Aussi, lorsque la troupe s’arrêta à cinquante pas de la barricade, ce canadien cria :

— Holà ! Canadiens, mes frères… nous vous apportons la liberté !

— Feu ! rugit en réponse la voix tonnante de Jean Lambert.

Trois canons à la fois crachèrent leurs boulets sur la troupe américaine au travers de laquelle ils se tracèrent un chemin sanglant.

Montgomery résolut de mettre de côté toute diplomatie : il lança ses hommes à l’attaque.

Ils furent reçus cette fois par une décharge de mousqueterie qui clairsema leurs rangs.

Montgomery fit resserrer les rangs et apprêter les échelles : il avait, disons-le, réussi à faire transporter jusque-là trois échelles. Et au moment où il donnait l’ordre d’avancer sur la barricade, de nouveau la voix de Lambert rugit :

— Feu !…

Cette fois, les quatre canons à mitraille firent une terrible trouée dans les rangs ennemis. Mais Montgomery avait donné l’élan…

Cent de ses hommes étaient arrivés à la barricade, et deux échelles avaient été apportées. Ce que voyant, Lambert monta sur la barricade, indifférent aux balles qui lui sifflaient aux oreilles. Il fit monter près de lui trente de ses hommes et tandis que ceux-ci faisaient un feu plongeant sur les Américains arrêtés au pied de la barricade, Marcoux commandait aux autres défenseurs couchés sur la terrasse de tenir en respect le reste de la troupe ennemie, à quelques pas en arrière.

Pendant un moment le combat devint très animé.

Montgomery avait réussi à dresser une échelle dans laquelle il s’était engagé le premier, mais deux balles le blessèrent et il dut abandonner la partie.

Ce que voyant Lambert bondit jusqu’à l’échelle, la saisit et l’attira à lui pour la jeter en dedans de la barricade.

Pour la seconde fois les canons chargés à mitraille grondèrent, et cette décharge, presque à bout portant, fut si terrible que la panique s’empara des hommes du général américain. Dans cette décharge Montgomery fut atteint grièvement, et il tomba en rougissant la neige de son sang. Plusieurs officiers du général furent du même coup tués ou blessés gravement. Deux soldats s’empressèrent de relever le général pour le transporter hors d’atteinte, tandis que la troupe ennemie, très décimée, retraitait rapidement vers Près-de-Ville. La mort de Montgomery, qui allait survenir peu après, allait jeter la consternation et le découragement dans sa petite troupe déjà très ébranlée.

Le capitaine Marcoux et Lambert comprirent qu’ils avaient la victoire.

C’est alors seulement qu’ils entendirent le bruit d’une bataille acharnée à l’extrémité opposée de la ville basse.

Lambert allait s’élancer vers la deuxième barricade pour s’enquérir, lorsque Dumas parut.

Il se réjouit grandement lorsqu’il apprit la déroute des Américains.

— Tant mieux, dit-il, cela va nous permettre d’envoyer des secours là-bas. La colonne d’Arnold, expliqua-t-il, a emporté la première barricade de la rue Sault-au-Matelot, et elle marche maintenant sur la deuxième barricade. Il est à craindre qu’elle n’arrive au centre de la place.

— Combien d’hommes voulez-vous ? demanda Marcoux.

— Portez-vous de ce côté avec cinquante hommes et quatre de vos canons. Laissez Lambert ici en charge avec le reste des hommes.

Disons que Marcoux n’avait pas perdu un seul homme, hormis trois miliciens qui avaient été légèrement blessés.

Le capitaine Marcoux se rendit à l’ordre immédiatement et partit avec cinquante hommes de la deuxième barricade.

En effet, du côté de la rue Sault-au-Matelot l’affaire devenait sérieuse.

En dépit des feux plongeants des batteries de la haute-ville postées du côté de la rivière Saint-Charles, et malgré le feu des barricades, Arnold avait réussi à s’emparer de la première et de la deuxième barricade. Il n’en restait plus qu’une à franchir pour permettre aux Américains d’occuper en maîtres toute la ville basse.

Entre les barricades démolies se livrait un combat corps à corps. Les maisons du voisinage, dans lesquelles les américains s’étaient retranchés, étaient assiégées par les miliciens, prises et reprises.

Un bon nombre d’Américains trouvèrent la mort dans ces maisons que la grosse artillerie de la haute-ville démolissait et rasait.

C’est durant ce feu terrible de l’artillerie anglaise que le colonel Arnold eut une jambe de brisée. Cet accident causa un vif émoi parmi la colonne ennemie, car c’était un chef réputé qu’elle perdait.

Néanmoins, jusque-là l’avantage demeurait aux Américains. Et ils en profitèrent pour commencer l’attaque de la dernière barricade. Déjà on les entendait crier : victoire !

Ils clamaient aux civils qui se mêlaient aux miliciens derrière la dernière barricade :

— Rendez-vous mes amis… nous vous offrons les plus belles libertés !

Les miliciens répliquaient par des décharges plus vives de leurs fusils.

L’attaque fut donnée contre la dernière barricade. À la tête des Américains marchait cette fois le major Lucanius.

Dumas venait d’arriver et il avait pris charge de la défense.

— Rendez-vous, mon ami ! lui cria de sa voix de tonnerre Lucanius !

— On ne se rend pas vivants ! riposta Dumas.

— Tant pis ! rétorqua Lucanius, nous vous prendrons morts et ce sera dommage !

La lutte s’engagea terrible, plus terrible maintenant que le jour avait grandi et qu’on pouvait lutter à chances égales.

La barricade était battue en brèche par les Américains qui, retranchés dans les maisons du voisinage, faisaient pleuvoir une grêle de balles sur les Canadiens.

À cet instant critique un milicien faisant partie des barricades de la rue Champlain vint trouver Dumas pour l’informer que Lambert l’envoyait réclamer des renforts.

— Des renforts ? demanda Dumas étonné. Mais pourquoi faire ?

— Les Américains ont pris la barricade de la Ruelle-aux-Rats et ils s’attaquent aux deux barricades de la rue Champlain.

— Mais quels Américains ? demanda Dumas de plus en plus surpris.

— Ceux de Montgomery, répondit le milicien.

Dumas n’en pouvait croire ses oreilles, lui qui avait pensé la colonne de Montgomery réduite en pièces et incapable de revenir à la charge.

Dumas partit aussitôt avec une cinquantaine d’hommes, laissant la barricade en charge du capitaine Marcoux.

Ce fut une faute de Dumas, car peu après son départ les Américains réussissaient à faire sauter la barricade. Alors la lutte se continua de maison en maison, les miliciens retraitant et ne livrant le terrain que pouce par pouce. Mais l’ennemi avait maintenant tout l’avantage, et déjà la population civile, croyant les Américains vainqueurs les acclamait. Et alors l’on vit une chose curieuse.

Les Américains disaient au peuple :

— Ne vous alarmez pas si nous avons pris votre ville, vous ne le regretterez pas !

Le peuple applaudissait. Puis l’on vit les Américains, les civils, les miliciens, les matelots fraterniser ensemble. Ma foi, l’on préférait se tendre la main que de continuer à s’entr’égorger inutilement. Pourtant la victoire n’était pas encore assurée aux Américains, bien que, en apparence, ils fussent maîtres de la basse-ville. Car, depuis un instant, du côté de la rue Champlain arrivaient des soldats de la colonne de Montgomery qui venaient se joindre aux soldats d’Arnold.

Mais Carleton apprenait enfin ce qui se passait en la ville basse, et il allait prendre des mesures pour ressaisir une victoire qui lui échappait.

Avant d’aller plus loin, et vu que les événements qui vont suivre auront pour lieu principal la Taverne du Diable, il importe de revenir sur des incidents antérieurs pour une meilleure intelligence des drames qui vont se dérouler bientôt avec une effroyable rapidité.


XIII

LA CAVE SECRÈTE


Notre lecteur a dû se demander comment Lambert avait pu se tirer de la cave secrète dans laquelle il avait été enfermé à la Taverne du Diable.

C’est ce que nous allons expliquer.

Dumas, après son aventure à la taverne avec Lambert, était revenu à la charge avec vingt miliciens pour délivrer Lambert et s’emparer des traîtres. Mais il avait, comme on se le rappelle, trouve la taverne déserte et abandonnée.

Après le départ de Dumas et de ses hommes, John Aikins et ses associés étaient remontés de la cave dans laquelle ils avaient laissé Lambert. L’échelle avait été retirée, le panneau de la trappe refermé, puis la caisse avait été replacée sur la trappe, de sorte qu’il eût été presque impossible, à moins d’être devin, de découvrir la prison de Lambert.

Puis Lucanius avait dit :

— Cet homme est un otage précieux, il ne faut pas le laisser mourir de faim.

Et durant les jours qui suivirent Miss Tracey fut chargée d’apporter au prisonnier, matin et soir, les aliments nécessaires à sa subsistance.

Or, Miss Tracey, en dépit de la haine qu’elle voulait accumuler contre Lambert qui l’avait si odieusement traitée, comme elle se plaisait à se l’imaginer, ne cessait pas de l’aimer. Et son amour parut augmenter au fur et à mesure qu’elle s’exagéra les souffrances du lieutenant dans son cachot solitaire. Répétons encore que Miss Tracey était par nature une bonne enfant, et elle était incapable de cruauté. Seule la colère ou une haine irraisonnée pouvait la porter à commettre des actes indignes de sa générosité. Mais sa bonne nature reprenait vite le dessus, et alors elle pouvait regretter amèrement ses actes. Elle s’était donc réjouie tout d’abord en voyant Lambert prisonnier de Lucanius, et elle avait souri avec satisfaction à l’idée qu’avait eue son père de l’enfermer en cette cave secrète.

Mais peu après, lorsqu’elle fut remontée à sa chambre où elle était allée se reposer après les terribles émotions qui l’avaient tant bouleversée dans le cours de la nuit, précédente. Miss Tracey commença de s’inquiéter du sort de Jean Lambert. Elle ne put dormir. Sa pensée ne quittait pas le lieutenant. Et toute cette journée, sans s’en rendre compte, elle imagina un moyen de rendre la liberté au jeune homme.

Le soir venu, elle se rendit à la cave pour aller servir à Lambert les aliments qu’on lui avait destinés. Miss Tracey aurait voulu y aller seule, mais John Aikins insista pour qu’un matelot l’accompagnât et que ce matelot éclairât d’une lanterne Lambert durant son repas.

La jeune fille se trouva très désappointée. Elle aurait voulu s’entretenir avec le lieutenant, lui dire combien elle l’aimait, qu’elle s’intéressait à son sort, qu’elle trouverait un moyen de le tirer de son cachot.

Et les jours suivants Miss Tracey espéra toujours qu’il lui serait permis enfin d’aller seule porter les repas au prisonnier. Mais toujours le matelot, qui avait reçu des instructions formelles d’Aikins et de Lymburner, venait prendre la jeune fille pour aller au cachot. Une chose dont il faut tenir compte : c’est que la jeune fille n’aurait pu déplacer la trop lourde caisse qui reposait sur le panneau de la trappe.

Miss Tracey finit par désespérer de sauver Lambert.

Lucanius, grâce à des complices inconnus, était parvenu à sortir de la ville avec le plan qu’il avait préparé en collaboration avec le major Rowley. Ce plan avait été achevé dans la journée qui avait suivi la nuit du 22. Après le départ de Lucanius, Rowley, Aikins et Lymburner, par crainte d’une surprise, s’étaient réfugiés dans la baraque d’une femme interlope en attendant que les Américains fussent maîtres de la cité. La Taverne ne se trouvait donc habitée que par Miss Tracey et les quatre matelots déserteurs.

Il était arrivé un soir que le matelot, chargé d’accompagner Miss Tracey au cachot de Lambert, avait, par un oubli incompréhensible, négligé de replacer sur la trappe la lourde caisse qui servait à la masquer.

La fille du tavernier s’aperçut de cet oubli et elle en ressentit une joie immense.

Vers le milieu de la nuit, lorsqu’elle fut assurée que les matelots dormaient profondément au grenier, la jeune fille sans bruit quitta sa chambre et descendit à la cave. Pour se guider elle avait allumé une bougie. Quand elle fut arrivée près de la trappe, elle chercha des yeux l’échelle qui servait à descendre dans le cachot. Elle ne la vit pas. Elle trembla d’inquiétude. Puis, elle poussa le verrou de la trappe et tira à elle le panneau. Elle se pencha sur le bord du trou et écouta. Elle entendit distinctement la respiration du prisonnier qui paraissait dormir profondément. Du reste, Lambert s’était aménagé un lit assez confortable sur une rangée de caisses et avec des couvertures que lui avait données Aikins.

— Monsieur Lambert ! appela doucement la jeune fille en plongeant sa bougie dans l’ouverture de la trappe.

— Qui m’appelle ? demanda la voix enrouée du lieutenant. Mais il avait reconnu la voix. Et il reprit aussitôt : ah ! c’est vous, Miss Tracey ?.

— Oui… j’ai pu m’esquiver de ma chambre …

— De votre chambre ? interrompit Lambert. Mais est-il le jour ou la nuit ?

— C’est la nuit…

— Et quelle date sommes-nous ?…

— C’est demain le 30.

— Le 30 de quoi ?

— De décembre, répondit la jeune fille. Puis elle demanda : Croyez-vous vraiment que vous êtes là depuis un an ?

— Depuis un siècle, oui, sourit Lambert.

— Vous avez donc beaucoup souffert ?

— Souffrir, moi ?… Mais pas du tout. J’ai tout au plus trouvé le temps un peu long. Pensez donc, vivre ainsi dans une obscurité perpétuelle, et ne faire que manger, boire, rêver et dormir ! Alors nous sommes encore en l’année 1775 ?

— Vous êtes prisonnier depuis sept jours seulement !

— Sept jours !… Est-ce possible ?

— Mais réjouissez-vous, monsieur Lambert, reprit Miss Tracey, demain vous serez libre ! J’ai décidé de vous tirer de votre prison.

— Vraiment ? fit joyeusement Lambert. Vous vous intéressez donc à moi un peu ?

— Beaucoup, plus que vous pensez ! Vous ne m’accuserez donc plus de vous vouloir du mal.

— Comment pourrais-je vous accuser, lorsque, après m’avoir sauvé la vie une fois, vous venez m’apprendre que demain je serai libre grâce à vous !

— J’ai dit demain, mais je voulais dire cette nuit, sourit la jeune fille. Car demain il pourrait être trop tard. Et il y a longtemps que je vous eusse rendu à la liberté, si j’en avais été capable. Voyez-vous, c’est par un prodige ou un miracle inexplicable si j’ai pu arriver jusqu’à vous. Cette trappe est d’habitude, je devrais dire toujours, masquée par une lourde caisse qu’il faut déplacer. Or, de mes seules forces il m’est impossible de mouvoir cette caisse. Ce soir, après votre repas, et voilà le miracle, le matelot qui m’accompagne habituellement a oublié de remettre la caisse en place. Comprenez-vous ? J’ai de suite remarqué cet oubli et je me suis bien promise de ne pas manquer cette occasion. Et comme vous le comprenez aussi, ce n’est pas de ma faute si vous êtes demeuré aussi longtemps dans cette prison affreuse.

— Oh ! Miss Tracey, sourit Lambert, il ne faut pas trop me plaindre dans ma prison affreuse. Je ne suis pas si mal qu’on pense. Comme vous voyez, je me porte à merveille. Je mange avec appétit les mets délicieux que vos fines mains apprêtent pour moi, et je bois ici des vins exquis. Et dame ! pourquoi ne pas tout dire ? mon bonheur serait complet si je vous avais avec moi, c’est-à-dire que je finirais en ce lieu agréablement le reste de mes jours.

— Oh ! ne vous moquez pas de moi, Jean, vous me faites souffrir !

La voix de la jeune fille frappa l’oreille de Lambert comme un gémissement, de douleur.

— Je vous demande pardon, Miss Tracey ! Loin de moi la pensée de vous faire souffrir, je vous estime trop ! Mais que voulez-vous, je me sens le cœur au badinage, ce n’est pas ma faute !

— Je vous pardonne, Jean, parce que je vous aime !… murmura la jeune fille.

— Ah ! quelle sublime parole, Miss Tracey ! s’écria Lambert déjà ému par ce « Jean » tout court que disait la jeune fille. Vous m’aimez et je ne vous déteste pas. Nous voilà donc de bons amis ! Ah ! si nous pouvions être davantage !

— Si vous le vouliez… balbutia Miss Tracey tremblante.

— Je ne peux pas !

— À cause de… l’autre ?

— Mon Dieu, oui, Miss Tracey, puisqu’il faut être franc, et au risque de vous blesser mortellement. Vous, je vous aime comme une bonne petite sœur… l’autre, comme ma femme !

— Mais elle n’est pas votre femme ! dit sourdement Miss Tracey vivement piquée cette fois par la jalousie.

— C’est vrai ; mais j’ai juré qu’elle le sera !

— Seulement si je veux !

Lambert tressaillit. Dans la voix de Miss Tracey il venait de saisir une menace. Il comprit qu’il était allé trop loin. Il savait qu’il était dangereux de jouer avec le cœur d’une femme, il en pouvait faire naître une haine terrible.

Et de fait, Miss Tracey tout à coup sentait sa haine la reprendre peu à peu ; parce qu’elle en arrivait à s’imaginer que Lambert la narguait simplement.

Mais Lambert voulut réparer de suite sa faute.

— Miss Tracey, dit-il, pardonnez-moi encore ! Je sais que vous êtes une bonne fille… vous êtes un ange… oui, un ange ! Seulement, vous ne me comprenez pas ! Mais n’entrons pas dans une discussion fastidieuse. Il viendra un jour, si je vis encore, que vous saurez mieux m’apprécier, un jour que je saurai mieux vous aimer et vous bénir !

— Je vous pardonne, répondit la jeune fille. Vous parlez bien, quand vous voulez. Et je prends votre parole… un jour viendra… Soit. Mais d’ici là je veux vous donner encore une preuve de l’intérêt que j’ai pour vous. À l’aube, je reviendrai et j’apporterai une échelle. Celle qui servait à descendre dans votre prison a disparu. J’en découvrirai une dans les environs de notre maison. Espérez donc !

La jeune fille quitta le bord de la trappe.

— Attendez ! cria Lambert, je désire vous demander une faveur en attendant ma liberté !

— Si cela m’est possible, je vous l’accorderai, répliqua la jeune fille un peu surprise.

— Je pense que c’est possible : c’est une bougie et un briquet que je voulais vous demander. Ah ! si vous saviez comme c’est affreux de vivre sans cesse dans l’obscurité !

Miss Tracey sourit et dit :

— Je vais aller chercher le nécessaire là-haut !

— Lambert sourit également… mais son sourire avait quelque chose de particulier. Car Lambert avait une idée, et cette idée était de ne pas devoir sa liberté à la jeune anglaise, et par là ne pas se charger d’un devoir de gratitude qu’il ne se sentait pas capable de remplir. Il devinait que le but de Miss Tracey, c’était de se faire aimer de Lambert. Déjà elle lui avait sauvé la vie. Certes Lambert lui était très reconnaissant, mais il ne pouvait payer de la monnaie que semblait lui réclamer la jeune fille, parce que Lambert aimait avant tout Cécile Daurac à qui il s’était promis. Le mieux était donc, si l’occasion se présentait, de recouvrer sa liberté par lui-même. Une autre chose : le jeune homme redoutait que des circonstances survinssent pour empêcher Miss Tracey d’exécuter son projet, c’est-à-dire donner la liberté au lieutenant. Il importait donc de profiter de la première chance venue, et Lambert la voyait apparaître.

En effet, Miss Tracey quitta la trappe, traversa la cave dans sa longueur, monta l’escalier et disparut dans la cuisine de la taverne.

Elle fut dix minutes absente. Lorsqu’elle revint à la cave secrète apportant un briquet et une bougie, elle dit en se penchant dans l’ouverture :

— Voilà, monsieur Lambert…

Elle s’était penchée sur le bord de la trappe et tendait de sa main les deux objets demandés.

— Monsieur Lambert ! murmura-t-elle.

Elle venait de tressaillir rapidement…

Puis violemment elle plongea sa bougie dans l’ouverture de la trappe, elle fit entendre une sorte de grondement, et elle demeura comme statufiée un moment, les yeux désorbités, la respiration rauque.

À la lueur de sa bougie elle apercevait un tas de caisses amoncelées les unes sur les autres sous l’ouverture… et Lambert n’était plus là.

Alors elle poussa un cri farouche et se dressa d’un bond si violent qu’elle échappa sa bougie.

Furieusement elle la ramassa de sa main tremblante, et, de ses lèvres crispées par une rage mal contenue, elle murmura :

— Oh ! Lambert tu ne savais pas que de l’amour à la haine il n’y a qu’un pas !… Eh bien ! j’ai franchi ce pas… je t’aimais, et maintenant je te hais ! Je t’apportais sincèrement ta liberté, et cette liberté tu me l’as volée ! Oh ! oui, comme je te hais à présent ! Oh ! oui, comme je te hais à présent ! Oh ! comme je sens que j’ai été folle ! J’avais fini par m’imaginer que tu m’aimerais, et tout le temps tu me méprisais, tu m’exécrais, tu me raillais !…

Avec un geste de fureur folle elle crispa sa main gauche à son corsage qu’elle déchira, et l’on aurait dit que par ce geste farouche elle voulait s’arracher le cœur. Et, les dents serrées, les yeux en flammes, elle rugit :

— L’amour !… est-ce que cela existe ?…

Son regard chargé d’éclairs terribles s’éleva comme si elle eût voulu prendre le ciel à témoin et le défier.

— L’amour ! ricana-t-elle, c’est la haine qui couve… et on ne le sait pas ! Eh ! oui, lui que j’aimais, je le haïssais ! Oh ! je le sens bien maintenant que je le haïssais, de même que lui me haïssait ! Oui, oui… je le haïssais sans le savoir !

Son ricanement se termina par un râle, et dans ce râle elle prononça encore :

— Et je lui ai sauvé la vie… Oh ! mais à présent que je sais le haïr…

Un hoquet de rage et de haine coupa sa voix.

Elle esquissa un geste terrible, jeta loin d’elle la bougie dont la flamme crépita un moment sur le sol humide pour s’éteindre ensuite, puis Miss Tracey s’enfuit dans la noirceur en titubant, en pleurant, en rugissant ce mot trois fois répété :

— Malheur ! malheur ! malheur !…


XIV

LES DRAMES DE LA TAVERNE DU DIABLE


En apprenant que les Américains de Montgomery étaient revenus à la charge du côté de la rue Champlain, Dumas, comme on se le rappelle, était parti avec cinquante hommes pour se porter au secours de Jean Lambert.

Lambert avait dû abandonner la première barricade pour retraiter sur la deuxième près des casernes.

L’un des principaux officiers de Montgomery, le major Campbell, avait cru deviner le succès d’Arnold du côté de la rivière Saint-Charles, et il voulut rallier la colonne de laquelle il ne restait de valides qu’environ deux cent vingt-cinq hommes. Mais une centaine se trouvait tellement épouvantée en face des obstacles qu’elle refusa obéissance. Du reste ces hommes étaient rendus à bout par les terribles fatigues qu’ils avaient endurées jusque-là, que, profitant de la tempête qui continuait de sévir avec une certaine violence ; ils prirent la fuite du côté de Près-de-Ville.

Campbell demeura avec environ cent vingt-cinq hommes qu’il décida de jeter une seconde fois contre la première barricade devant laquelle Montgomery avait échoué.

Mais Campbell savait que la garnison de cette barricade avait été affaiblie. Ensuite, après avoir examiné les lieux et leurs défenses, il eut l’idée de tenter un assaut d’abord contre la barricade qui s’appuyait contre le cap et qui fermait l’entrée à la Ruelle-aux-Rats. Cette barricade était gardée par le lieutenant Peltier et huit hommes, mais elle était protégée par des défenses circonstancielles auxquelles Montgomery n’avait pas voulu s’attaquer. Ces défenses étaient des glaces que les marrées du fleuve avaient jetées contre le promontoire depuis quinze jours, et ces glaces s’étaient accumulées à une hauteur qui dépassait la barricade de plusieurs mètres. Mais il n’était pas facile de grimper à ces glaces recouvertes de neige, d’autant moins qu’elles se trouvaient disposées dans un pêle-mêle qui en rendait l’accès et le passage impossibles.

Pourtant, après une heure d’efforts redoublés, Campbell réussit à y faire monter cinquante de ses hommes, qui de cette hauteur firent pleuvoir leurs balles sur les hommes de Peltier. Le lieutenant fut grièvement blessé. La résistance n’était pas possible, lorsque les soldats de Campbell se laissèrent glisser en bas des glaces et sautèrent sur la barricade dont ils prirent possession.

Peltier avec ses hommes se jeta dans le passage qui communiquait avec la rue Champlain et se réfugia derrière la barricade de Lambert. Mais là aussi Campbell avait donné l’attaque, et Lambert aurait pu tenir bon avec les quelques hommes qu’il avait seulement. Mais lorsque Peltier eut abandonné sa barricade, Lambert vit le danger qui le menaçait lui et ses miliciens : les Américains allaient tout simplement les prendre en queue. Il fit enlever rapidement les canons et avec son petit détachement retraita sur la deuxième barricade qui protégeait les casernes.

Mais le danger demeurait toujours le même, attendu que Campbell, une fois maître de ces deux barricades, n’avait qu’à se porter contre les barrières sans défense de la Ruelle-aux-Rats et revenir encore prendre Lambert en queue. C’est pourquoi Lambert envoya chercher du secours à la barricade de la rue Sault-au-Matelot.

Malheureusement à l’arrivée de Dumas, les Américains avaient réussi à passer les barrières de la Ruelle-aux-Rats, et négligeant la barricade des casernes, couraient vers la Taverne de John Aikins pour de là aller se joindre aux soldats d’Arnold.

Dumas et Lambert virent de suite le danger d’isolement qui les menaçait.

À cet instant des cris de victoire retentissent de toutes parts et la fusillade avait presque cessé. Du côté de la taverne arrivait des rumeurs si joyeuses qu’elles émurent les deux officiers Canadiens.

— Allons à la taverne ! proposa Dumas !

— Allons ! répliqua Lambert, c’est l’heure de notre revanche !

— Oui, répliqua Dumas avec un accent farouche, il faut prendre cette taverne maudite, tuer tout ce qu’il y a dedans, puis la brûler pour qu’il n’en reste plus de vestiges !

Dumas confia la garde de la barricade et des casernes à Peltier qui, quoique gravement blessé, pouvait encore diriger ses hommes.

Devant la taverne stationnait une troupe débandée de soldats américains en train de sympathiser avec du peuple de la basse-ville.

Dumas ordonna une décharge générale de ses hommes.

Surpris, les Américains s’élancèrent vers le centre de la ville basse n’osant opposer aucune résistance. Quelques-uns d’entre eux, redoutant d’être atteints par les balles des Canadiens, au lieu de prendre la fuite, déchargèrent leurs fusils contre la troupe des miliciens et pénétrèrent en hâte dans la taverne.

— À l’assaut ! commanda Dumas.

À l’instant même des clameurs de joie emplirent l’espace. Ces clameurs arrivaient de la rue Champlain. Dans le brouillard de neige qui passait il était impossible de ne rien voir, mais bientôt les miliciens de Dumas furent entourés par des bandes joyeuses de citadins, de matelots et de miliciens. Plusieurs avaient jeté leurs fusils et ne songeaient plus qu’à se réjouir de la victoire des Américains.

— Hé ! quoi ! cria Dumas aux miliciens qui riaient et aux matelots qui titubaient déjà à cause de copieuses libations, vous ne vous battez pas vous autres ?

— Nous battre !… Contre qui ? demanda avec un grand étonnement un milicien.

— Jour de Dieu ! contre les Américains hurla Dumas avec colère.

— Les Américains ?… Mais ils sont maîtres de la ville !

— Êtes-vous fous… ou saoûls ?…

Une nouvelle clameur parut venir confirmer les paroles du milicien, et cette clameur, partant du centre de la basse-ville apportait ces mots :

— Vive les Américains !…

Et l’on eût dit en effet que la bataille avait cessé : en la ville basse on ne percevait plus que quelques coups de feu ça et là et ces coups de feu pouvaient être tirés en guise de salves d’allégresse. À la haute-ville cependant, on entendait encore gronder le grosses batteries.

Dumas regarda Lambert avec ahurissement.

— Ma foi, prononça avec une sourde énergie Lambert, si les Américains sont maître là-bas, ils ne le sont pas encore ici !

— Tu as raison, répliqua Dumas. Si les autres sont battus, nous, nous ne le sommes pas ! Et de suite, se tournant du côté des miliciens il hurla d’une voix de tonnerre :

— Canadiens, à la Taverne !

Tout à coup, une formidable mousqueterie éclata vers le centre de la ville basse. Aux clameurs de joie, succédèrent des clameurs d’épouvante. Des canons se mirent à gronder si terriblement que le sol en frémit sous les pieds des miliciens. Aux cris de gloire entendus l’instant d’avant, venaient de répondre des cris de colère, des cris de détresse, des cris de douleur que couvrait la voix puissante des canons et le crépitement continu de la fusillade. Une masse de peuple effarouché apparut, courant en désordre, hurlant, vociférant. À la vue des miliciens cette masse s’arrêta net, interdite. Parmi cette masse troublée Dumas reconnu des artisans canadiens. Il les interpella :

— Que veut dire ceci ?… Sont-ce les Américains qui vous poursuivent ?

L’un d’eux répondit :

— Carleton vient de descendre de la haute-ville avec cinq cents hommes et il refoule les Américains vers la rue Sault-au-Matelot où le major Brown vient de les prendre en queue !

— Ah ! diable ! sourit Dumas avec un terrible plaisir, ils sont donc pris entre deux feux ces damnés Américains ? Mais alors… ils sont loin d’être les maîtres de la ville !

Dix coups de feu partirent soudain derrière les fenêtres de la taverne, et cinq miliciens tombèrent frappés à mort par les balles des soldats ennemis qui y avaient cherché refuge.

— En avant ! clama Lambert en se jetant contre l’entrée principale de la Taverne.

La porte était solidement verrouillée à l’intérieur.

— Enfoncez ! cria Dumas.

Des miliciens, aidés par des artisans, se saisirent de pieux et de madriers et s’attaquèrent à la porte qui sauta de ses gonds.

La grande salle de la taverne était déserte. Mais au moment où les miliciens allaient l’envahir, une porte fut ouverte du côté de la cuisine, et dans cette porte parut John Aikins très pâle.

— Capitaine, dit-il à Dumas, maintenez vos hommes, vous êtes maître de la place ! Entrez !

Et il ouvrit la porte toute grande.

Dumas vit dans la cuisine plusieurs personnages, parmi lesquels il reconnut Lymburner, Rowley et plusieurs officiers américains. Il y avait là aussi quelques soldats et matelots,

Dumas regarda Lambert qui venait de s’approcher de lui et commanda d’une voix forte :

— Lambert, emparons-nous de ce monde !

Lambert fit un geste aux miliciens arrêtés derrière lui.

— Halte ! cria une voix terrible. Et devant le groupe des officiers américains parut le major Lucanius l’épée à la main.

— Rendez-vous ! commanda Dumas, nous sommes les plus forts !

Lucanius jeta un ordre à voix basse, et aussitôt les officiers ennemis saisirent leurs épées et foncèrent contre la troupe des miliciens.

Dumas allait donner l’ordre de faire feu, lorsque par une porte latérale de la salle apparut Miss Tracey. Derrière elle vingt matelots épaulaient leurs fusils dans la direction des miliciens.

— Feu ! rugit Miss Tracey.

Une terrible détonation éclata ébranlant la taverne entière et emplissant la salle d’une fumée épaisse et âcre.

Dumas, Lambert et une dizaine de Canadiens étaient tombés ; mais Dumas et Lambert s’étaient plutôt laissés choir sur le parquet pour ne pas recevoir une seconde décharge. Des deux amis, Dumas seul avait été légèrement atteint à la jambe gauche.

Lambert s’était de suite relevé et avait commandé le feu à son tour. Mais dans la fumée, le trouble et la confusion les balles des Canadiens firent peu de mal aux ennemis.

Alors les officiers américains profitèrent de l’opportunité pour prendre la fuite : l’épée à la main ils se jetèrent contre les miliciens. Une bataille corps à corps suivit dans un désordre et un pêle-mêle impossibles à décrire, une bataille dans laquelle ni les Américains ni les Canadiens ne semblaient avoir l’avantage, une lutte presque fantastique dont on ne pouvait prévoir la durée lorsque devant la taverne parut une forte troupe de soldats anglais venus de la haute-ville et commandés par le capitaine Laws.

La lutte cette fois était trop inégale, et les officiers Américains rendirent leurs épées. Cette fois aussi la victoire semblait bien acquise aux armes anglaises, et déjà les miliciens, matelots et le peuple lui-même, après avoir acclamé la victoire des Américains, allaient se réjouir de leur défaite… Mais le bruit d’un combat acharné venait de la rue Champlain, de ce côté accouraient encore du peuple et des soldats de la garnison poursuivis par un détachement de soldats ennemis. Dumas et Laws s’élancèrent de nouveau au combat avec leurs hommes, et à leur tour se mirent à refouler les Américains qui n’étaient qu’une centaine d’hommes. Les Canadiens et les Anglais avaient l’avantage malgré l’opiniâtreté des Américains qui, au bout de vingt minutes, retraitèrent en désordre vers le centre de la basse-ville.

Dumas se trouvait sur la rue Champlain, et non loin encore de la Taverne du Diable, quand il se sentit saisir par un bras.

Il faillit tomber de surprise en reconnaissant Cécile Daurac, qui, agitée, tremblante, lui demanda :

— Où est Lambert ?

— Lambert ! fit Dumas. Mais… je ne sais pas… je l’ai perdu de vue… À moins qu’il soit resté à la Taverne, s’il n’est pas mort !

— Mort ! fit Cécile en chancelant.

— Je n’en sais rien, mademoiselle… mais je ne le vois pas !

— Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?

— À la Taverne… il y a dix ou quinze minutes ! Il y est peut-être encore avec des miliciens !

Cécile n’en demanda pas davantage : elle s’élança vivement vers la taverne de John Aikins.

Elle aperçut là des groupes d’artisans qui discutaient avec animation. Elle vit des miliciens qui gardaient à vue les officiers américains faits prisonniers. Il y avait aussi des femmes, des jeunes filles, à demi vêtues dans la neige qui tombait fine et froide, dans la bourrasque qui se calmait parfois pour reprendre et souffler avec plus de violence ; elle vit encore des enfants, apeurés, claquant des dents, le visage et les mains bleuis par le froid, qui cherchaient leurs mères. Et elle entendait des cris, des jurons, des rires, des imprécations, des appels… Des matelots ivres et cachés quelque part dans les baraques du voisinage chantaient des refrains joyeux. Dans le brouillard de neige, qui de temps en temps semblait s’épaissir, passaient des êtres humains en courant ; les uns se croisaient sans se regarder, d’autres s’arrêtaient, s’interpellaient, repartaient. Ça et là des groupes se formaient, se disloquaient et se dispersaient pour se perdre dans la neige.

Cécile passa à travers tout ce monde sans se préoccuper des regards curieux ou admiratifs qui se posaient sur elle, ou des voix surprises qui prononçaient son nom.

À travers la neige qui formait comme un rideau agité par le vent elle aperçut enfin la façade de la taverne. Près de l’entrée elle reconnut trois ou quatre miliciens qui faisaient partie du bataillon de Lambert.

— Où est Lambert ? demandat-elle, inquiète, à l’un d’eux.

— Là ! dit simplement le milicien en indiquant à travers la salle déserte de la taverne une porte close. C’était celle qui ouvrait dans la cuisine.

— Vous attendez votre lieutenant ? demanda encore Cécile un peu rassurée sur le sort de celui qu’elle aimait.

— Oui… nous attendons ses ordres !

Mais que pouvait faire Jean Lambert là, derrière cette porte close d’où n’arrivait nul bruit.

Cécile fut saisie par un terrible pressentiment.

Mais bravement elle se dirigea vers la porte indiquée.

Oh ! c’est qu’elle ne savait pas… qu’elle ne pouvait savoir quel drame terrible et silencieux à la fois se jouait entre deux hommes seulement derrière cette porte !


XV

LE DUEL


Dans le corps à corps qui suivit la décharge des fusils dans la grande salle de la taverne, Lymburner, Rowley et Aikins, pour ne pas s’exposer à tomber dans les mains des Canadiens, rentrèrent précipitamment dans la cuisine, montèrent à l’étage supérieur et se barricadèrent dans une chambre.

Seul, peut-être, Lambert avait remarqué la retraite des trois traîtres, car Lambert avait un intérêt tout particulier à surveiller le major Rowley pour venger Cécile du coup de poignard qu’elle en avait reçu.

Mais pour atteindre Rowley il avait devant lui les officiers américains. Alors ceux-ci avaient bondi l’épée haute contre les soldats de Dumas. Lambert s’était jeté à leur rencontre en commandant à des miliciens autour de lui de le suivre. Dans le choc qui suivit Lambert buta contre un banc renversé et tomba. Un américain allait le percer de son épée, lorsque le major Lucanius lui cria :

— Laissez-moi cet homme !

Lucanius avait son épée à la main.

Lambert avait échappé la sienne.

N’importe ! à la vue de Lucanius à qui il croyait devoir reprocher son séjour dans la cave secrète d’Aikins, il se releva prestement et, sans se soucier de l’épée du major, il le saisit à la gorge et essaya de le renverser dans l’espoir de le faire prisonnier. Mais nous savons que Lucanius, en dépit de sa petite taille, avait des muscles et une agilité surprenante.

Lambert ne réussit pas à renverser le major, et dans la lutte vive qui suivit, les deux hommes se trouvèrent complètement séparés du reste des combattants. Lambert avait sa droite crispée à la gorge du major et sa main gauche à sa taille ; le major enserrait Lambert à la taille de ses deux bras. Tous deux cherchaient à s’enlever et à se jeter par terre. Ils tournoyaient, haletaient, rugissaient.

Lorsque parut le capitaine Laws avec ses soldats, il se produisit un remous puis une bousculade parmi les officiers américains et les miliciens, Lambert et Lucanius toujours aux prises furent poussés dans la cuisine qui était déserte. Dans cette poussée Lucanius, pour ne pas tomber, avait saisit la poignée de la porte, et dans l’élan qui suivit il attira la porte qui se ferma. Les deux adversaires se trouvèrent seuls dans la cuisine et, tenaces l’un et l’autre, continuèrent de lutter. Un escabeau qui se trouvait sur leur passage les fit tomber. Ils se relevèrent, sans toutefois lâcher leur étreinte, mais dans ce mouvement Lambert perdit l’équilibre et il tomba de nouveau contre une porte qui s’ouvrit au choc et il entraîna avec lui Lucanius. Celui-ci, alors, par un curieux mouvement des reins fit perdre à Lambert son étreinte, se dressa sur ses pieds, bondit jusqu’à la porte qu’il referma et verrouilla, puis revint sur Lambert en le tenant en joue avec un pistolet. Lambert venait de se relever.

Les deux adversaires se trouvaient dans une petite salle meublée d’une table et de quelques sièges, et cette salle, située à l’arrière de la maison, n’était éclairée que par une croisée dont les volets étaient fermés. De sorte que la salle demeurait plongée dans une demi-obscurité.

Lucanius et Lambert se trouvaient séparés tous deux par la table.

Lambert en se relevant voulut prendre ses pistolets passés à sa ceinture. Mais le major américain le prévint :

— Ne faites pas un geste sans ma permission, pas un mouvement, si vous tenez le moindrement à la vie !

Lambert frémit de rage impuissante et répliqua :

— Allez, monsieur, tirez… vous êtes le plus fort !

— Non, dit Lucanius en secouant la tête, je ne tue jamais un homme sans défense, et je m’en voudrais pour le reste de mes jours d’avoir assassiné un brave tel que vous. Mais, je suis brave aussi, comme vous avez pu le constater, et vu que nous sommes seuls ici, je veux vous proposer un loyal combat.

— Voyons, sourit Lambert.

Un roulement de clameurs lointaines mêlées de grondements de canon parvint à cette minute aux oreilles des deux hommes.

— Tenez ! fit Lucanius avec un sourire moqueur, les Américains ont la victoire finale !

— Non, répondit Lambert, ce sont nos soldats qui ont battu les vôtres !

— Peut-être, sourit Lucanius. En tout cas, nous avons une affaire à régler entre nous, et voici ma proposition. Vous prendrez un pistolet, j’ai le mien, et nous nous placerons à dix pas l’un de l’autre. Puis nous nous mettrons en joue, nous fermerons les yeux et nous compterons jusqu’à sept. Alors nous tirerons. Cette proposition vous agrée-t-elle ?

— Oui, répondit Lambert. Mais qui m’assure que vous fermerez les yeux ?

Lucanius serra les dents et riposta :

— Qui m’assure que vous fermerez les yeux vous-même ?… Allons ! est-ce dit ? Vous êtes un loyal soldat, vous fermerez les yeux ; je suis un soldat loyal, je fermerai les yeux !

— C’est bon, je fermerai les yeux, consentit Lambert.

— Bien. Donnez-moi un de vos pistolets, nous nous servirons de vos armes.

Et ce disant Lucanius jeta son pistolet dans un coin de la pièce. Il se trouva désarmé, tandis que son adversaire avait à sa main deux pistolets ; Lucanius se trouvait donc à la merci de Lambert.

Et pourtant le Canadien n’usa pas de cette chance, pour la première fois il admira ce major américain… oui, cet homme était un brave, et Lambert ne pouvait, pas plus que son ennemi désarmé, tuer un brave sans défense.

— Monsieur, dit-il, c’est un jeu stupide que nous allons faire là ; vos camarades sont nos prisonniers, rendez-vous à moi !

— Non, répliqua Lucanius avec un mouvement de tête énergique.

— En ce cas, monsieur, reprit Lambert, vous êtes libre, j’aurais trop de remords à vous tuer ! Allez-vous-en !

— Je ne m’en irai pas, répliqua Lucanius sur un ton obstiné. Nous sommes deux ennemis, ou plutôt deux adversaires qui n’ont pu se vaincre l’un l’autre. Vous êtes mon prisonnier autant que je pourrais être le vôtre ; je pourrais vous donner la même liberté que vous m’offrez, et cependant je dis non ! Nous allons décider par le sort des armes ! Allons, lieutenant, passez-moi un pistolet !

Lambert regarda profondément ce petit homme maigre, chétif, dont le regard brillait avec une énergie farouche, et ce petit homme semblait grandir… et dans l’imagination de Lambert il prenait des proportions de géant. Et cette fois encore le Canadien ressentit une si vive admiration pour cet Américain qu’il lui en coûtât de le tuer.

— Vous le voulez coûte que coûte ? demanda-t-il.

— Coûte que coûte ! répondit fermement le major.

— Choisissez donc ! reprit Lambert en tendant ses deux pistolets.

Lucanius prit un pistolet, sans choisir, l’arma méthodiquement, recula de trois pas et dit :

— Faites-en autant, lieutenant !

Lambert assujettit son pistolet dans sa main droite, et recula également de trois pas, de sorte que les deux adversaires, en tenant compte de l’espace que couvrait la table entre eux, se trouvaient à peu près à dix pas l’un de l’autre.

— À présent, reprit Lucanius froidement et comme s’il se fut agi d’une chose très simple, mettons-nous en joue mutuellement, fermons les yeux, comptons jusqu’à sept et tirons… Est-ce fait ?

— C’est fait ! répondit Lambert.

— Attendez, reprit aussitôt Lucanius en relevant ses paupières, je pense qu’il vaut mieux que vous comptiez vous-même à haute voix jusqu’à sept.

— Comme vous voudrez !

Les deux hommes fermèrent les yeux… Oh ! c’étaient vraiment deux braves, c’étaient les rejetons de deux grandes races, et tous deux étaient chevaleresques, et pour rien ils n’eussent consenti à commettre un acte de poltronnerie.

Lambert ferma les yeux le premier, Lucanius ferma les siens à son tour. Le spectacle était étrange et beau. Durant une longue minute, dans le silence que ne troublaient que les échos lointains de la bataille, ces deux hommes demeurèrent ainsi droits, immobiles, silencieux, fermes comme des rocs, à ce point qu’on aurait pu les prendre pour deux statues taillées dans deux blocs de granit.

Puis Lambert compta lentement, sans émotion, froidement.

— …cinq… six… sept…

Une détonation retentit, très assourdie entre les quatre murs de la pièce close.

À l’instant même une voix de femme, comme venant de l’étage supérieur, appela :

— Lambert ! Lambert !…

— Oh ! murmura Lambert en rouvrant les yeux et tout étonné de se voir debout et vivant encore… c’est Cécile qui m’appelle !…

Un moment il crut qu’il faisait un rêve inouï…

Mais tout à coup devant lui il aperçut le major américain qui, désarmé, livide, à demi écroulé contre le mur et essayant de se maintenir debout, souriait.,

Lambert courut à lui.

— Vous n’avez pas tiré ! fit-il avec reproche.

Alors seulement il remarqua un trou sanglant dans l’œil gauche du major, et il comprit avec une indicible émotion, ce qui venait de se passer.

— Non… répondit le major d’une voix éteinte. J’ai préféré être tué de votre main que d’être prisonnier des Anglais. Merci… Allez, mon ami… quelqu’un vous appelle là-haut, je pense…

Lambert venait également d’entendre la voix en détresse de Cécile clamer :

— Lambert !…

À cette seconde même Lucanius s’écroulait tout à fait sur le parquet où il demeura inanimé.

Lambert se pencha sur lui… il n’en put saisir aucun signe de vie.

Alors il se releva, et, son regard admiratif fixé sur le cadavre à ses pieds, il murmura :

— Cet homme n’était pas seulement un brave, mais c’était encore un gentilhomme !

Puis il pensa à Cécile… Lambert fit un bond jusqu’à la porte, l’ouvrit violemment et s’élança dans la cuisine… Mais il s’arrêta tout à coup et recula vers la salle d’où il venait. Il se voyait soudain enveloppé d’une épaisse fumée qui l’étouffait, et sous ses pas, dans la cave, et à droite et à gauche dans les pièces voisines il entendait un sourd crépitement de flammes… La taverne était en feu !…


XVI

COMMENT MISS TRACEY SE VENGE


Aux miliciens qui gardaient l’entrée de la taverne Cécile avait demandé Lambert.

L’un d’eux, lui indiquant une porte dans la salle encore à demi pleine de fumée, avait répondu :

— Là !… Cécile alla à cette porte qui était celle de la cuisine. Elle ne vit là personne. Elle remarqua que le feu de la cheminée se mourait. Puis elle vit deux autres portes closes toutes deux. Vers laquelle aller ?… Après une seconde d’hésitation elle marcha vers l’une d’elles, mais cette porte s’ouvrit avant qu’elle y arrivât, et dans le cadre de la porte apparut le visage défait de Miss Tracey.

Il se produisit comme un choc invisible entre les deux jeunes filles.

— Ah ! c’est vous ! fit Cécile avec une sorte d’effroi, tant elle redoutait maintenant la fille du tavernier. Je cherche le lieutenant Lambert, ajouta-t-elle.

Miss Tracey sourit et répondit.

— Il est là-haut… mais il est blessé !

— Blessé ! fit avec inquiétude Cécile. Est-ce gravement ?

Peut-être ! répondit Miss Tracey. Mais vous arrivez bien à point : il m’envoyait vous chercher.

— En ce cas, vite ! conduisez-moi auprès de lui !

Miss Tracey esquissa un sourire mystérieux… un sourire que ne comprit pas Cécile qui, toute confiante, suivit la jeune anglaise qui venait de dire seulement :

— Venez !

Cécile pénétra dans une pièce au fond de laquelle était un escalier de service qui conduisait aux étages supérieurs, dans cette partie de la taverne qui servait au logement du tenancier, de sa fille et des gens de service. Mais depuis que la ville était menacée d’une surprise ou d’une attaque par les Américains, John Aikins avait renvoyé tout son monde.

Miss Tracey conduisit Cécile au premier étage et la fit entrer dans une chambre obscure, étroite et sans fenêtre. Cette chambre était inhabitée. Mais avant que Cécile n’eût le temps d’exprimer sa surprise ou sa défiance, la fille du tavernier referma violemment la porte qu’elle verrouilla à l’extérieur, laissant Cécile seule et prisonnière.

Cécile poussa un faible cri d’émoi.

— Ah ! ah ! mademoiselle Cécile, ricana Miss Tracey à travers la porte, vous êtes bien prise, n’est-ce pas ? Je vous conseille de faire vos adieux au monde, votre dernière heure a sonné !

Et la fille du tavernier, exultante de joie terrible, descendit rapidement à la cuisine, alluma un flambeau et se rendit dans la cave. Puis elle commença un travail mystérieux. D’une caisse elle tira de la paille d’emballage, qu’elle disposa en un tas vers le centre de la cave ; sur cette paille elle jeta quelques fagots, et par-dessus les fagots elle se mit à empiler des caisses vides jusqu’au plancher supérieur. Ceci fait, elle prit son flambeau et alluma la paille qui pétilla légèrement, puis s’enflamma tout à fait. Miss Tracey s’écarta de quelques pas et, immobile, son flambeau à la main, elle regarda avec un sourire vague les flammes s’enrouler lentement autour des fagots, puis, peu à peu s’élever, lécher les caisses, crépiter, et enfin atteindre le plancher supérieur. Et chose curieuse, Miss Tracey n’avait plus l’air d’avoir toute sa raison : elle regardait ce brasier comme un enfant s’amuse autour d’un petit feu de feuilles mortes. À la voir ainsi, tranquille, souriante à demi, on eût pensé qu’elle s’imaginait que ce feu allait s’éteindre dès que les caisses auraient été consumées. Mais bientôt la chaleur des flammes plus vivaces mit des rougeurs vives sur ses joues, ces flammes, maintenant, commençaient de courir de solive en solive comme si elles eussent cherché une voie pour s’élever plus haut. La cave s’emplissait peu à peu de fumée. Alors la jeune fille tressaillit longuement. Elle jeta un dernier et rapide coup d’œil vers les flammes qui se répandaient et attaquaient maintenant avec une fureur croissante les solives poussiéreuses et les planches du parquet supérieur, et se dirigea vivement vers le soupirail que nous connaissons. Là, elle éteignit son flambeau, s’accota contre le mur et, avec un sourire singulier à ses lèvres, elle se remit à regarder l’incendie qu’elle venait d’allumer.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque Cécile se vit renfermée dans cette chambre obscure, sans fenêtre, sans autre issue que la porte verrouillée à l’extérieur, une terrible épouvante l’empoigna. Cécile était brave… mais brave lorsqu’elle possédait des moyens de défense. Mais là, elle demeurait impuissante contre l’inconnu. Et les paroles prononcées par Miss Tracey n’étaient pas pour la rassurer :

— …votre dernière heure a sonné !

Alors, obéissant à l’instinct, elle se mit à appeler Lambert, car elle croyait que le lieutenant était dans la taverne, qu’il l’entendrait et qu’il viendrait à son secours. Tout d’abord, elle n’appela que faiblement, comme si l’écho de sa propre voix lui eût fait peur. Mais aucune réponse n’arrivait à son appel. Les seuls bruits qu’elle entendait étaient les échos lointains et affaiblis de la bataille entre les Américains et la garnison de la ville.

Dans l’intérieur même de la taverne, nul bruit.

Cécile se mit à appeler plus fort, puis de toute la puissance de sa voix elle cria :

— Lambert ! Lambert !

Elle se tut, frémissante. Sous ses pieds un coup de feu venait d’éclater.

Elle écouta, presque haletante.

Or, comme nous le savons, Lambert, avait entendu l’appel de la jeune fille, au moment même où il venait de percer d’une balle l’œil gauche du major américain. Mais aussi l’appel de Cécile avait été entendu d’une autre personne, et cette personnes c’était le major Rowley.

Rowley, Lymburner et Aikins s’étaient réfugiés dans une chambre du dernier étage pour y attendre le résultat de la bataille. Ils faisaient naturellement des souhaits pour le succès des armes américaines, car ils savaient à quels châtiments ils étaient voués, si les Américains rataient leur entreprise, et s’ils tombaient au pouvoir de Carleton. Or, pendant qu’ils épiaient, pour ainsi dire, le combat qui se livrait dans la ville entre les forces ennemies, Rowley entendit une voix de femme qui lui parut lancer des appels de détresse. Cette voix venait de l’étage inférieur. Curieux, il sortit de la chambre où il s’était renfermé avec ses deux complices, marcha vers l’escalier et prêta l’oreille. Cette fois il reconnut la voix de Cécile appelant Lambert. Il sourit avec une joie infernale et descendit l’escalier pour se trouver bientôt devant la porte de la chambre où était enfermée Cécile. Naturellement, très intrigué, Rowley se demanda comment la jeune fille se trouvait enfermée là. Il remarqua de suite que la porte était verrouillée par dehors. Mais avant de tirer le verrou il écouta encore, se demandant si Cécile était seule ou avec une autre personne.

Cécile, surprise par le coup de feu entendu, demeura un moment immobile et muette, puis encore elle appela :

— Lambert ! Lambert !…

La minute d’après elle entendit qu’une main tirait le verrou de sa porte. Une joie insensée fit tourbillonner son esprit, et elle s’élança vers la porte en criant :

— Lambert !

La porte s’ouvrit à l’instant même… mais ce n’était pas Lambert qui apparaissait là, debout sur le seuil ; c’était Rowley qui grimaçait un sourire cupide et atroce !

À cette apparition, Cécile jeta un cri de désespoir, elle recula, glissa sa main droite sous sa mante, tira un pistolet dont elle s’était munie, le braqua rapidement sur le major et fit feu !

Rowley tomba la gorge percée de part en part, avant même qu’il n’eût prononcé une parole, fait un geste. Il s’écrasa lourdement sur le seuil de la porte, gronda une sourde imprécation de rage, vomit un flot de sang et demeura inanimé.

Cécile ne perdit pas de temps : elle enjamba le cadavre, se jeta dans le corridor et gagna l’escalier pour descendre. Sur le palier elle s’arrêta net avec un geste de stupeur et d’effroi. Dans cet escalier montait une fumée noire et âcre percée de temps à autre de fugitives lueurs rouges. En bas elle entendait un sinistre crépitement, et elle comprit que la taverne était en feu.

Devant le danger terrible qui la menaçait encore, Cécile frémit d’indicible épouvante. Que faire ?

Elle courut à l’escalier supérieur… Mais monter plus haut, ce n’était pas échapper au danger ! Elle vit à sa gauche une porte. Elle ouvrit cette porte et aperçut un long couloir percé de fenêtres aux volets clos. Ce couloir longeait la maison sur sa longueur jusqu’à l’extrémité opposée, où elle aperçut une fenêtre dont le volet avait été à demi poussé. Le couloir était désert. Mais la fumée l’envahissait déjà. Cécile referma la porte et se dirigea vers l’extrémité opposée. Sous elle, dans la partie inférieure de la taverne, elle entendait le grondement de l’incendie qui semblait prendre des proportions terribles. Elle saisit, comme retentissant dans les alentours de la taverne, des clameurs indistinctes. Bien qu’elle eût refermé la porte du couloir, elle fut surprise de voir la fumée s’épaissir autour d’elle. Elle passait devant des portes ouvertes ou fermées ; ces portes ouvraient sur des chambres. Puis elle arriva devant un corridor transversal, au fond duquel était un large escalier : c’était, comme le pensa la jeune fille, l’escalier qui communiquait avec la grande salle de la taverne. Alors elle comprit d’où venait la fumée qui emplissait déjà le couloir : le feu faisait rage dans le grand escalier et les flammes atteignaient maintenant le premier étage.

Prise d’affolement Cécile s’élança dans une course échevelée vers la fenêtre où s’arrêtait le couloir. La fumée commençait de l’oppresser. Elle ouvrit violemment la fenêtre, repoussa le volet en entier et se pencha dehors.

La neige tombait maintenant par gros flocons si épais que Cécile ne pouvait voir le sol en bas. Vaguement pouvait-elle distinguer la masse sombre du cap qui se dressait à quelques pas de la taverne. Mais elle entendait des cris, des appels, des bruits d’artillerie et de fusillade. À tout hasard, elle lança un appel au secours.

Avait-elle été entendue ?… Elle le pensa : tout à coup elle aperçut en bas des êtres agités qui couraient çà et là, mais sans pouvoir les reconnaître à travers le rideau de neige qui tombait. Deux de ces personnes, elle le remarqua, s’étaient un moment arrêtées sous sa fenêtre et l’avaient regardée une seconde. Puis elle avait entendu ce mot anglais :

— Wait !…

Les deux inconnus avaient de suite disparu.

Deux minutes s’écoulèrent. Cécile, avec une joie extrême, vit les deux personnes revenir avec une échelle qu’elles appliquèrent sous l’appui de la fenêtre. À présent, pour éviter d’être étouffée par la fumée qui sortait en colonnes de sa fenêtre, Cécile était obligée de tenir sa tête penchée au dehors, et elle sentait derrière elle l’incendie prendre des proportions gigantesques. Aussi s’empressa-t-elle de saisir l’échelle. Elle s’y engagea bravement, elle manqua de s’évanouir de joie.

Mais cette joie se changea vite en une nouvelle terreur, lorsqu’elle se sentit saisir par des bras inconnus qui la serrèrent comme un étau, tandis que d’autres bras et d’autres mains la bâillonnaient et lui ligotaient les pieds. Puis elle sentit encore qu’on l’emportait dans une course rapide vers des lieux inconnus.

Toutefois, Cécile savait à quels ennemis elle avait affaire, car elle avait entendu la voix de Miss Tracey donner cet ordre, après qu’elle eut été bâillonnée par un capuchon serré contre sa bouche :

— Vite, Jack, emporte-la !…

C’était bien Miss Tracey qui donnait ainsi cet ordre. Lorsqu’elle fut assurée que le feu qu’elle avait allumé dans la cave de la taverne ne s’éteindrait pas, lorsqu’elle fut certaine qu’en moins de quinze minutes toute la bâtisse serait la proie des flammes, la fille du tavernier sortit de la cave par le soupirail.

Quand elle fut dehors, elle entendit des cris :

— Le feu ! le feu ! le feu !

Au travers du brouillard de neige, elle vit du monde accourir vers la taverne. Elle sourit : elle savait que ceux qui voudraient éteindre l’incendie arriveraient trop tard. Et ne voulant pas se mêler à la foule dans la crainte d’y rencontrer des ennemis, elle se glissa en arrière du bâtiment et de là gagna un hangar voisin du cap. Elle voulait contempler son œuvre de destruction, elle voulait repaître ses yeux de la bonne vengeance qu’elle accomplissait en brûlant Cécile Daurac. Mais elle ne savait pas que Lambert était dans la taverne, elle le pensait retourné au combat avec Dumas, Peut-être eût-elle regretté son œuvre si elle avait su Lambert dans la maison en feu. Mais ignorait-elle que son père, Lymburner et Rowley étaient tous trois renfermés dans une chambre du dernier étage ?… Il faut le croire, en effet, puisque Miss Tracey n’avait pas revu les trois traîtres après le court combat qui s’était livré entre les officiers américains et les miliciens de Dumas. Elle pouvait penser qu’ils s’étaient retirés dans une maison du voisinage en attendant que le sort eût décidé des événements. Il faut donc croire que Miss Tracey pensait Cécile seule dans la bâtisse, et cela lui suffisait puisque c’était toute sa vengeance.

Du hangar où elle était en observation elle semblait calculer mentalement le progrès de l’incendie. Toute la façade de la taverne était maintenant la proie des flammes, et par les fenêtres de côté et de l’arrière la fumée commençait à s’échapper. Cinq minutes encore, pensa la jeune fille avec une joie intense, et Cécile Daurac sera entourée d’un formidable brasier ; car Cécile se trouvait enfermée dans la partie opposée du bâtiment et dans une chambre située un peu à l’arrière.

Mais elle tressaillit violemment tout à coup en voyant un volet du premier étage s’ouvrir et par la fenêtre une tête de femme se montrer.

Cécile !…

Ce fut un grondement terrible qui s’échappa du cœur fielleux de Miss Tracey et de ses lèvres tremblantes !

Mais non ce n’était pas possible !…

Comment aurait-elle pu s’échapper de la chambre où elle l’avait enfermée ?

La fille du Tavernier crut faire un rêve !

Mais le cri d’appel jeté par Cécile lui prouva qu’elle était bien éveillée.

L’instant d’après Miss Tracey vit deux hommes, qu’elle reconnut pour des matelots, faire le tour de la taverne, puis s’arrêter sous la fenêtre de Cécile, regarder, puis repartir, et revenir avec une échelle peu après.

Miss Tracey jeta une imprécation et s’élança vers les sauveteurs de la jeune canadienne.

Elle arriva au moment où Cécile s’engageait dans l’échelle. Miss Tracey reconnut l’un des deux hommes. Elle se pencha à son oreille et lui dit à voix ardente et basse :

— Jack, cent livres sterling si tu veux m’obéir !

— Ordonnez, miss ! répondit le matelot.

— Peut-on compter sur ton camarade ?

— Comme sur moi-même, répondit le matelot.

Rapidement Miss Tracey souffla à l’homme quelques instructions. Cécile pendant ce temps descendait lentement l’échelle branlante.

Le matelot cligna de l’œil à la fille du Tavernier en signe d’intelligence, et attendit Cécile, après avoir dit quelques mots à son compagnon.

Miss Tracey se retira un peu à l’écart.

L’instant d’après, Cécile, qui se croyait hors de tout danger, était bâillonnée, ligotée et emportée.

Deux minutes ne s’étaient pas écoulées que par la même fenêtre d’où était descendue Cécile Daurac qu’une face horriblement contractée par l’épouvante apparut. C’était Lymburner, et derrière lui apparaissait la figure non moins épouvantée de John Aikins.

Lymburner, en voyant l’échelle, la saisit et s’y engagea. John Aikins voulut le suivre de suite, mais le marchand l’arrêta :

— Laisse-moi descendre d’abord… Cette échelle est trop fragile… Damned !…

Lymburner, tremblant et agité, secouait l’échelle au point de la faire glisser. Le vertige de la peur le saisit. Il jeta un juron :

— Hold it !… Damned Aikins !…

John Aikins appliqua ses deux mains sur l’échelle pour la retenir en place.

Or, pendant que Lymburner descendait, une fenêtre de l’arrière avait été ouverte, et par cette fenêtre était apparue la figure livide de Jean Lambert. Il avait vu Cécile emportée par un inconnu, et au travers de la neige qui ne cessait de tomber par gros flocons il avait cru distinguer la silhouette de Miss Tracey. Car Lambert était arrivé à la fenêtre par où Cécile était descendue juste au moment où elle était bâillonnée et ligotée. Il allait à son tour s’élancer dans l’échelle, lorsque derrière lui retentit un cri d’épouvante. Il se retourna, mais il ne put rien voir dans l’épaisse fumée qui emplissait le couloir. Puis tout à coup il fut bousculé par deux hommes qui lui passèrent sur le ventre, et au même instant il entendit la voix de Lymburner et celle d’Aikins. Vivement il rampa à une fenêtre percée dans le mur qui faisait vis-à-vis avec la muraille du cap, l’ouvrit et se pencha à l’extérieur pour respirer, car il étouffait déjà.

À ce moment l’incendie était tellement avancé qu’on l’entendait rugir de toutes parts et dominer même les bruits de la bataille au loin. De temps à autre on entendait un craquement sinistre, et il sembla à Lambert que les murs du bâtiment oscillaient. Il eut alors la pensée que tout l’édifice allait s’écrouler… Lymburner n’était encore qu’à moitié chemin entre la fenêtre et le sol, et il y avait là Aikins prêt à s’engager à son tour dans l’échelle. Lambert n’hésita pas : devant lui, ou mieux sous ses yeux il y avait une hauteur d’environ quatre mètres. Quatre mètres !… bah ! il avait déjà accompli un saut plus dangereux que celui-ci. Et puis, il y avait en bas une épaisse couche de neige. Il se glissa par la fenêtre, se suspendit au bout des bras, ses doigts crispés sur l’appui de la fenêtre, puis se laissa tomber. Il roula dans la neige, un peu étourdi, mais sans mal. Il se releva aussitôt et s’élança dans le sentier qui longeait le cap du côté de Près-de-Ville.

Lambert n’avait pas fait dix pas qu’il entendit un craquement épouvantable derrière lui… Il ne s’arrêta pas, il comprenait que la taverne s’écroulait ; mais maintenant il savait que Cécile courait un autre danger et il n’avait pas de temps à perdre.

Au moment où Lymburner touchait le sol, tout le bâtiment en flammes s’abattait. Il n’eut que le temps de faire un bond en arrière pour ne pas être atteint de madriers et de planches qui tombaient de tous côtés. Alors un immense tourbillon de flammes et de fumée s’était élancé vers le ciel.

Alors, seulement Lymburner pensa à Aikins qui n’avait pu descendre à temps l’échelle.

— Poor Aikins ! murmura Lymburner, deux minutes de plus, et il était sauvé lui aussi ! Mais ce n’est toujours pas ma faute… damned !

Des miliciens, des matelots, des artisans entouraient peu à peu le brasier.

Lymburner crut prudent de ne pas se montrer, il se faufila entre des baraques du voisinage et disparut.

Dans la haute-ville et la basse les bruits de guerre s’étaient tus. De toutes parts les cloches lançaient des carillons joyeux. Les clameurs qu’on entendait ne ressemblaient plus à des clameurs de détresse ou d’épouvante, elles ressemblaient à des cris de joie !…


XVII

QUI FAIT SUITE AU CHAPITRE PRÉCÉDENT


Tandis que Miss Tracey suivait le matelot qui emportait Cécile dans ses bras, le canon s’était tu, la fusillade avait cessé, et les cloches de la haute-ville s’étaient mises à carillonner.

— Tiens ! dit le matelot, je gage que les Américains sont victorieux !

— Non, répliqua sourdement Miss Tracey, ce sont les Anglais qui ont la victoire ! Crois-tu qu’on sonnerait les cloches pour saluer la victoire des Américains ? Mais n’importe ! si là tout est fini, il nous reste à nous une besogne à terminer !

Et ils continuèrent de marcher par ce passage difficile, désert, dans une couche de neige qui allait à mi-jambe et sous celle qui tombait encore à plein ciel. Puis, se glissant entre deux baraques, ils tombèrent sur la Ruelle-aux-Rats. Les deux barrières qui avaient été élevées plus loin étaient maintenant renversées. Miss Tracey et le matelot se rendirent jusqu’à la barricade qui fermait la Ruelle-aux-Rats, barricade qui avait été prise par les soldats de Montgomery conduits par le major Campbell, mais qui n’avait pas été détruite.

Miss Tracey, qui avait pris les devants, s’engagea dans le passage allant à la rue Champlain, mais avant d’arriver à cette rue, elle bifurqua à gauche et entra dans une impasse au fond de laquelle se trouvait une baraque qui servait de refuge aux sentinelles de la barricade. À ce moment toute cette partie de la basse-ville était solitaire : miliciens, matelots, citadins, tous s’étaient portés vers le lieu du combat.

La jeune fille entra dans la baraque dont le toit avait été défoncé par des boulets de canon. L’intérieur était garni de lits de camp. Miss Tracey ordonna au matelot de déposer Cécile sur l’un des lits de camp. Puis elle alla à un placard qui renfermait toutes espèces d’objets. Elle choisit d’abord une lanterne qu’elle fit allumer par le matelot. Puis elle prit une longue mèche soufrée enroulée autour d’une bobine. Elle referma le placard et tendit la bobine au matelot en disant :

— Tiens la bobine, pendant que je descendrai à la cave.

Miss Tracey ouvrit le panneau d’une trappe, prit la lanterne d’une main, de l’autre, le bout de la mèche, et descendit dans la cave.

Non loin de l’escalier elle avisa trois barils de poudre. De l’un d’eux elle arracha le bouchon et enfonça à l’intérieur le bout de la mèche. Puis elle remonta en haut, et referma la trappe. Seulement elle eut soin de glisser entre le cadre de la trappe et le panneau un bois pour empêcher la pesanteur du panneau de serrer la mèche contre le cadre.

Le matelot, qui avait observé avec un grand étonnement le travail de la jeune fille et qui cherchait à deviner à quoi elle voulait en venir, comprit tout à coup et il se mit à ricaner.

— C’est une idée que vous avez eue là, Miss Tracey !

La jeune fille se contenta de sourire.

Puis elle alluma l’autre extrémité de la mèche à la flamme de la lanterne, et dit au matelot :

— Maintenant, il n’est pas bon pour nous de rester ici trop longtemps ! Filons !

Mais avant de partir, Miss Tracey alla à Cécile et dit dans un ricanement haineux :

— Je veux que tu voies l’intérieur de ton dernier logis en ce monde. Elle enleva le capuchon qui embarrassait la tête de Cécile.

— Maintenant, regarde, ajouta-t-elle. Elle indiquait la mèche qui brûlait lentement.

Cécile comprit et frémit.

Miss Tracey se mit à rire.

— Tu m’as échappé tout à l’heure, reprit-elle, mais cette fois je t’en défie bien !

Cécile lui jeta un regard méprisant.

Miss Tracey jeta un rapide coup d’œil vers la mèche, et vit qu’elle brûlait très rapidement.

— Bonne chance, Cécile Daurac ! dit-elle encore avec un sourire narquois.

Et elle s’élança dehors où déjà le matelot l’avait précédée.

— Allons nous mettre à l’abri quelque part sur la Ruelle-aux-Rats, dit-elle.

Tous deux se mirent à courir. Ils ne remarquèrent pas un homme qui se glissait rapidement le long des baraques et des masures du passage allant à la rue Champlain, et qui peu après pénétra dans l’impasse. C’était Lambert…

Miss Tracey et le matelot allèrent se coller dans le cadre d’une porte sur la Ruelle-aux-Rats et tous deux attendirent l’explosion, immobiles et silencieux.

Miss Tracey avait calculé qu’il faudrait environ six à huit minutes de combustion avant que la mèche fut entièrement consumée, c’est-à-dire avant que le feu eût atteint le baril de poudre.

Mais dix minutes s’écoulèrent et l’explosion ne se produisit pas.

Cinq minutes s’écoulèrent encore.

Miss Tracey regarda alors le matelot avec stupeur.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? murmura-t-elle.

— La mèche s’est éteinte ! émit le matelot.

— Attendons encore cinq minutes ! dit la jeune fille.

Cinq autres minutes se passèrent, sans qu’aucune explosion ne vînt ébranler le sol et les constructions voisines.

La fille du tavernier jeta une imprécation de rage.

Va-t-il falloir recommencer ?… Viens, Jack, il faut absolument que cette fille meure !

— Mes services sont-ils absolument nécessaires ? demanda le matelot pris de peur.

— Je ne sais pas, mais je paierai ce qu’il faut, viens ! As-tu peur ?

— Oh ! ce n’est pas la peur… mais il serait peut-être plus prudent d’attendre encore un peu avant de retourner.

— Attendre… fit Miss Traeey avec un rugissement… attendre que cette canadienne maudite m’échappe encore ? Non ! Reste, si as peur !

Et la fille du tavernier reprit le chemin de la baraque où elle avait laissé Cécile.

Le matelot, à contre-cœur, la suivit.

En arrivant dans l’impasse Miss Tracey vit des traces de pas qu’elle n’avait pas remarquées auparavant. Elle examina l’empreinte des pas qui lui parurent ceux d’un homme… Elle eut un terrible pressentiment. Rapidement elle marcha vers la baraque, poussa la porte, jeta un coup d’œil rapide vers le lit de camp où elle avait vu Cécile pour la dernière fois, et elle fit entendre un cri rauque.

Cécile était partie.

Sur le plancher gisaient les cordelettes qui avaient servi à la ligoter.

Puis son regard interrogea la trappe, elle ne vit pas la mèche.

Elle se retourna vers le matelot qui demeurait sur le seuil de la porte et dit :

— Tu dois comprendre maintenant pourquoi l’explosion n’a pas eu lieu ?

Elle ricana avec fureur.

— Vois ! ajouta-t-elle, il est venu ici un homme qui a délivré Cécile !

— Mais la mèche ? dit le matelot toujours craintif.

— Ne comprends-tu pas qu’il l’aura retirée du baril de poudre ?

— C’est juste ! admit le matelot rassuré cette fois.

— Allons, dit Miss Tracey, voir si nous avons raison.

Elle reprit la lanterne qu’elle avait déposée sur un lit de camp, la fit allumer encore une fois par le matelot, ouvrit la trappe et descendit dans la cave.

— Suis-moi ! dit-elle au matelot.

Ce fut encore à contre-cœur que le pauvre diable obéit à la jeune fille.

Lorsque Miss Tracey fut arrivée au baril, elle éleva sa lanterne et constata en effet que la mèche avait été retirée, à moins qu’elle n’eût été brûlée entièrement et que, par un prodige inexplicable, l’explosion ne se fût pas produite. Soudain le matelot poussa une exclamation de surprise.

— Qu’est-ce cela ? dit-il.

— Quoi donc ? demanda Miss Tracey.

— Voyez…

Derrière les trois barils une fugitive lueur brillait, pétillait, s’éteignait, puis reparaissait.

Très émue et intriguée à la fois la jeune fille avança la lanterne et jeta par-dessus les barils un regard perçant.

Elle poussa aussitôt un cri de surprise.

Quant au matelot, il recula avec un geste de terreur.

La lueur blafarde de la lanterne leur permettait de voir, assis sur le sol et le dos appuyé contre un baril, un soldat américain qui tenait dans ses mains la mèche soufrée qu’avait allumée Miss Tracey.

Le pauvre diable ayant eu les deux jambes brisées par la mitraille de la barricade de la rue Champlain, avait réussi à se glisser jusque-là dans l’espoir d’échapper aux Anglais ou aux Canadiens. Il semblait avoir un énorme plaisir à regarder brûler la mèche.

Mais au cri poussé par Miss Tracey, il tourna vivement la tête ; et si Miss Tracey eût été moins troublée, elle eût vu aux lèvres de l’américain un sourire narquois.

— Ah ! ah ! dit le soldat en ricanant, il m’en coûtait de mourir seul ici. Mais à présent que j’ai des compagnons de voyage, bonsoir !

D’un geste rapide il fourra la mèche dans le trou du baril et cria d’une voix de stentor :

— Mort aux Anglais !

Sa voix fut couverte par une terrible explosion… Miss Tracey et le matelot n’avaient pas même eu le temps de grimper les deux premières marches de l’escalier, que tout avait sauté dans les airs…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et la Légende ajoute qu’on ne retrouva jamais la moindre parcelle de Miss Tracey Aikins !


XVIII

LA VICTOIRE DES ARMES ET LA VICTOIRE DE L’AMOUR


Si Cécile avait été sauvée de la mort affreuse à laquelle l’avait vouée Miss Tracey, elle pouvait en remercier non seulement Lambert, mais aussi la mémoire de ce soldat américain. Car si ce soldat n’eût pas été là, et si Lambert eût seulement retardé de dix minutes, l’explosion aurait eu lieu sans aucun doute. Il est vrai que Lambert était arrivé à temps, et c’était au moment où le soldat américain, ayant cru qu’on voulait le faire sauter, avait tout simplement retiré la mèche du baril de poudre.

N’importe ! Cécile était bien saine et sauve cette fois et pour toujours.

Seulement, comme Lambert avait deviné les projets de Miss Tracey et après que Cécile l’eut confirmé dans ses soupçons en lui disant le genre de mort qu’on lui avait destiné, il ne demeura pas longtemps dans la baraque de l’impasse.

— Filons et vite ! avait-il dit à Cécile.

En courant tous deux, ils avaient gagné la rue Champlain. Puis ils s’étaient arrêtés, essoufflés, pour attendre l’explosion.

Ils s’étonnèrent grandement tous deux.

— Il faut croire, dit Lambert, que la mèche s’est éteinte !

À ce moment une voix sonore et joyeuse criait à quelques pas de là :

— Victoire, mes enfants !

Lambert et Cécile virent le capitaine Dumas qui accourait.

— Les Américains sont battus ? demanda Cécile.

— Battus ! fit Dumas, je vous crois… toute l’armée d’Arnold est prisonnière ! Entendez les cloches qui sonnent joyeusement à toute volée !

— C’est vrai ! dit Lambert.

— Mais vous autres ? interrogea Dumas, d’où diable sortez-vous ?

En peu de mots Lambert narra son duel avec Lucanius, puis l’incendie de la taverne.

— Ce diable de Lucanius, dit Dumas avec admiration, était un brave tout de même.

— Un vrai héros ! prononça Lambert avec non moins d’admiration.

— Et vous Cécile, demanda encore Dumas, vous que je croyais tout le temps au Château jusqu’au moment où je vous ai vue sur la rue Champlain ?

Nous nous rappelons en effet que Cécile quelques jours auparavant avait été frappée d’un coup de poignard par le major Rowley, et que Carleton avait ordonné qu’elle fût soignée par le chirurgien du Château. La blessure n’était ni profonde ni grave, seulement il fallait, comme avait dit le chirurgien, quelques jours de repos. Carleton avait envoyé chercher Mme Daurac afin qu’elle demeurât près de sa fille en attendant sa guérison.

Or, le matin où la ville était attaquée par les Américains, Cécile était presque guérie. Depuis deux jours déjà elle était debout, et elle devait ce matin-là reprendre avec sa mère le chemin de leur domicile. Mais en apprenant que les Américains attaquaient la basse-ville, Mme Daurac résolut de ne pas sortir du Château où, lui semblait-il, elle était en toute sûreté. Mais Cécile, elle, était très inquiète au sujet de Lambert, et puis elle était aussi très curieuse. Aussi voulut-elle aller à la ville basse pour voir ce qui s’y passait tout en allant retrouver Lambert à sa barricade. Mais nulle part elle n’avait pu voir le lieutenant. Puis elle avait rencontré Dumas qui lui avait dit que Lambert devait être à la Taverne du Diable.

Or, Cécile était en train de faire le récit de son escapade du Château et de son passage à travers la basse-ville et les combattants, lorsqu’une terrible détonation ébranla terre et cieux.

— Tonnerre ! qu’est-ce que c’est cela ? demanda Dumas qui avait sursauté.

Lambert se mit à rire.

En même temps des débris de bois et de pierre pleuvaient çà et là.

Pour ne pas être atteints les trois amis se mirent précipitamment à l’abri sous une porte.

Alors Lambert fit à Dumas ahuri le récit du dernier drame qui se terminait par une explosion. Mais Lambert comme Cécile, comme Dumas, était loin de penser que cette explosion avait été fatale à Miss Tracey Aikins.

Puis, comme toute la basse-ville était peu à peu envahie par la population joyeuse, et au moment où, au travers de quelques flocons de neige qui tombaient encore, le soleil se montrait rayonnant et puissant, Dumas proposa :

— Eh bien ! mes amis, puisque tout le monde se réjouit, réjouissons-nous également. Venez, j’ai à la caserne encore une excellente cruche de vin, nous la viderons à notre santé !

— Bravo ! dit Lambert. Allons, Cécile, tu es transie, ça te fera du bien !

Et les trois amis se dirigèrent vers la caserne.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vers la mi-janvier Lambert épousait enfin Cécile Daurac.

Tel que le lui avait promis Carleton, Jean Lambert reçut ce jour-là ses galons de capitaine. Mais Carleton avait également promis à Cécile un cadeau… Il tint parole : il avait fait construire dans un faubourg de la cité une jolie villa qu’il destinait à une parente d’Angleterre qui allait venir au Canada. Mais cette parente étant morte sur l’entrefaite, Carleton offrit la villa à Cécile qui, naturellement, n’osa pas refuser.

Et par après l’on put voir souvent Sir Guy Carleton aller faire visite à ces deux braves rejetons de la vaillante race canadienne !

À ces moments, Carleton, Lambert, Cécile et Dumas, qui y venait également fort souvent, s’entretenaient des drames qui s’étaient passés à la Taverne du Diable. Car il restait pour eux un mystère à expliquer : la disparition si subite de Miss Tracey Aikins.

Mais plus tard, par des rapprochements, des déductions, Lambert avait pas mal approché de la vérité.

Puis il avait dit en guise d’oraison funèbre :

— Après tout, on ne peut pas dire que c’était une mauvaise fille !

Cécile se bornait à rire gentiment…


FIN.