La taverne du diable/L’Américain

Éditions Édouard Garand (22 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 37-41).

VIII

L’AMÉRICAIN


Que le lecteur n’oublie pas que ces scènes se passent en pleine nuit, une nuit très noire par laquelle on ne se meut qu’à tâtons, dans laquelle les êtres humains ne sont que des silhouettes vagues, que des formes insaisissables ; et cette noirceur n’est éclairée ça et là que par les raies de feu très fugaces que trace la poudre des fusils qui éclatent de temps à autre, que par la lueur des lanternes qui vont en tous sens et éclairent à peine la marche d’un homme et la lumière papillotante et rougeâtre des flambeaux qui dansent dans l’espace. Et ceci noté, nous reviendrons encore en arrière, pour ensuite nous rendre à la Taverne du Diable où va se dérouler une scène qui ne manque pas d’intérêt.

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Après avoir quitté le Château Saint-Louis où il s’était rendu pour s’enquérir de Turner, le major Rowley, était revenu précipitamment à la Taverne de John Aikins pour prévenir ses complices de l’échec de Miss Tracey.

Il trouva Sir John et Lymburner qui attendaient, un peu inquiets, le résultat de la mission de Miss Tracey.

L’échec de la jeune fille parut frapper d’épouvante les deux compères.

— Vous n’avez pas revu Tracey ? demanda John Aikins pâle et tremblant.

— Non, répondit rudement Rowley. Je crains bien, ajouta-t-il, qu’elle ne soit entre les mains de Lambert et de Dumas qui vont la livrer à Carleton.

— Mais nous sommes perdus ! cria Lymburner qui était d’une lividité cadavérique.

— Hé ! vous autres… que vous importe ! rugit le major. Mais moi… tout va retomber sur ma tête ! C’est ce maudit plan que Miss Tracey porte dans son corsage qui va devenir une arme terrible contre moi !

— C’est vrai… le plan ! fit Lymburner.

— Si Miss Tracey avait assez d’esprit pour le détruire avant qu’on ne le lui enlève ! murmura Rowley très sombre et très perplexe.

— Si les Américains réussissent à s’emparer de la ville, nous n’aurons rien à craindre, émit John Aikins.

— Damned Americans ! grommela Lymburner.

— Voilà un fait qui n’est pas accompli, répliqua Rowley. Pas mieux armés qu’ils ne sont et avec des troupes à demi démoralisées, les Américains ne pourront jamais prendre la ville d’assaut. Ils n’avaient qu’une chance de succès : la clef que nous devions leur fournir. Maintenant, je vous le demande, qui va leur donner cette clef ?

— Damned !… c’est à recommencer ! dit Lymburner.

— Eh !… recommencer… fit avec une rage concentrée Rowley, en aurons-nous le temps et l’occasion ? Demain, Carleton aura mis à nos trousses cinquante gardes, cent peut-être ; et je défie bien qui que ce soit de sortir de la ville une fois que nous aurons été dévoilés !

Au moment où ces derniers mots tombaient des lèvres du major, les coups de feu partis de la haute-ville étaient répercutés dans l’espace par les échos de la nuit tranquille.

Les trois hommes bondirent sur leurs sièges.

— By the Lord ! s’écria John Aikins ; qu’est-ce cela ?

— Damned !… fit joyeusement Lymburner, ce sont les Américains !

— Peut-être… dit évasivement Rowley. Je vais voir ce que c’est au juste !

Il sortit rapidement de la taverne, très inquiet.

Un véritable combat avait l’air de se livrer à la haute-ville. Dans la ville basse on commençait d’entendre un va-et-vient inusité et des rumeurs diffuses. Rowley entendit autour de lui des volets s’ouvrir violemment et des portes grincer dans leurs gonds en s’ouvrant. Il vit peu à peu des formes humaines circuler dans les ruelles noires en s’interpellant à voix basse.

De la haute-ville tombait le bruit sec et rapide de la fusillade. Puis du côté de l’est, vers la rivière Saint-Charles, une autre fusillade se fit entendre. Là des clameurs retentissantes s’élevaient pour se répandre dans l’espace comme des roulements de tonnerre. Rowley entrevit les ombres humaines dans les ruelles se serrer par groupes confus, puis prendre la direction de l’est.

Mais cette fusillade semblait se rapprocher… les clameurs lointaines se faisaient entendre plus près… des lueurs de lanternes et de flambeaux striaient l’obscurité et paraissaient venir vers la rue Champlain.

Rowley, qui allait se diriger de ce côté, s’arrêta, indécis.

En effet, un vacarme terrible comme un ouragan, semblait rouler, déferler vers la rue Champlain.

Plus loin la fusillade venait de mourir, mais on entendait encore par-ci par-là un coup de feu auquel répondait immédiatement des cris affreux.

Rowley sentait le sol frémir sous ses pieds comme sous la course lourde et furieuse d’un troupeau de bisons. Les lueurs des lanternes et des flambeaux semblaient les yeux désorbités de bêtes fauves traquées par une meute invisible.

Le major entendit peu après ce cri poussé par des voix essoufflées :

— L’espion !… l’espion !…

Il eut peur.

Un moment il crut que c’était lui qu’on appelait ainsi.

Il s’apprêta à fuir de toute la vitesse de ses jambes vers la taverne.

Mais il aperçut tout à coup un homme qui arrivait sur lui dans une course furibonde.

Quel était cet homme ?…

À cinquante toises derrière lui accourait une masse humaine, qu’on devinait seulement aux flambeaux qu’elle portait.

Rowley prit un pistolet à sa ceinture, se plaça résolument devant l’homme qui accourait, le mit en joue et cria :

— Halte !

Cet homme s’arrêta, haletant, à un pas du major. Puis l’inconnu se pencha si près que les yeux des deux hommes se croisèrent.

— Bas les armes ! commanda sur un ton autoritaire l’inconnu en anglais.

— Lucanius !… s’écria Rowley avec surprise et en abaissant son arme.

— Ah ! Rowley… quelle aventure ! Vingt fois j’ai failli laisser ma peau entre les mains de ces Canadiens damnés !

— Ils ne sont pas loin encore… voyez !

— Mais je veux leur échapper. Où est Lymburner ?

— Suivez-moi, dit Rowley.

Celui-ci enfila de suite un passage allant vers la Ruelle-aux-Rats, vers la taverne.

Le major américain l’avait suivi.

Il n’était que temps.

Une trombe passa sur la rue Champlain… on eût dit une vague géante qui rugissait.

Des voix françaises clamaient toujours :

— L’espion !… l’espion !…

Et la trombe humaine dévala vers les casernes, vers les barricades, vers Près-de-Ville. Bientôt on ne saisit plus qu’une rumeur confuse.

Depuis un moment la haute-ville avait repris sa tranquillité, et la basse-ville elle-même rentrait peu à peu dans la solitude et le silence.

Lorsque Rowley introduisit Lucanius dans la taverne, Lymburner et Aikins poussèrent un rugissement de joie sauvage. Ils s’élancèrent vers l’Américain qui, blessé, déchiré, hors d’haleine, venait de se laisser choir sur un siège près de la table à laquelle il s’accouda, pantelant.

— Un cordial ! Sir John ! commanda Lymburner.

Aikins se précipita vers sa cave en laquelle il avait emmagasiné ses plus fines liqueurs, et revint bientôt avec une bouteille d’eau-de-vie.

— Damned Lucanius ! disait Lymburner très exalté, comment avez-vous fait pour pénétrer dans la ville ?

Le major avala un grand verre d’eau-de-vie, sourit placidement et dit :

— Non sans peine, comme vous voyez, et non sans avoir causé un peu de tapage !

— Damned Lucanius !… je n’avais jamais supposé que vous étiez capable d’une telle audace. Buvez un second verre d’eau-de-vie, ça vous remettra d’aplomb !

L’Américain ne se fit pas prier.

Ce n’était pas un homme de physique bien remarquable ni de taille bien imposante que ce major Lucanius : il était tout petit, maigre, fluet, grêle, presque rachitique. Il n’avait pas même l’air d’un soldat. Mais il s’était fait une belle réputation par sa science du génie militaire. Au moral il passait pour un homme autoritaire, résolu, déterminé, et c’était un de ces audacieux qui ne comptent jamais les obstacles, parce qu’ils s’imaginent qu’il n’en peut être capables de leur résister. À voir ses yeux noirs et ardents qui éclairaient fortement le teint mat de son visage anguleux, et son regard très mobile et perçant qui semblait embrasser d’un simple coup d’œil tous les détails d’un ensemble quelconque, on devinait que cet homme était mû par une redoutable énergie et une volonté de fer. Il venait d’accomplir un exploit fantastique qui prouvait bien la trempe extraordinaire de cet homme. Et chose singulière, de ce petit corps d’homme sortait une voix qui, parfois, grondait comme un tonnerre, et cette voix était tellement impérative qu’il semblait impossible de désobéir à cet homme lorsqu’il commandait.

Il but jusqu’à la dernière goutte son eau-de-vie, fit claquer sa langue et dit simplement :

— Very good !

Rowlev, Aikins et Lymburner s’étaient assis à la même table, face au major américain.

— Well, Lucanius, dit Lymburner, nous sommes très curieux, penserez-vous, mais nous avons hâte de savoir tous les détails de l’exploit que vous venez d’accomplir.

— L’Américain pinça ses lèvres minces, ce qui chez lui était une manière de sourire, et il répondit :

— Mon exploit fût passé inaperçu sans cette sentinelle damnée qui a jeté un cri avant que je la frappe à mort.

— Ah ! diable ! s’écria Aikins en tirant ses favoris roux avec émotion, vous avez frappé à mort une sentinelle ?

— Il a bien fallu, répliqua rudement le major. À l’aide d’une échelle, que deux de mes hommes avaient appliquée à la muraille entre les deux batteries de la porte Saint-Jean, j’avais réussi à me hisser sur le faîte du mur. Je rampais doucement, sans bruit, vers la plateforme de la batterie, à gauche. Je ne voyais pas un chat. Tout était calme. Je me sentais chez moi. J’approchai de la batterie. J’aperçus, assis contre l’affût d’un canon, un individu qui, trop surpris sur le coup, se mit à me reluquer avec des yeux hébétés.

« Mon ami, lui dis-je, en glissant une bourse dans ses mains, le général Carleton te fait présent de cette bourse pour le zèle et le dévouement que tu prodigues au drapeau de l’Angleterre.

« L’homme soupèse la bourse, puis me regarde avec doute et fait un mouvement pour se mettre debout.

« Par prudence je le contrains à demeurer assis. Tirant un poignard, je le lui applique sur la gorge et je lui dis cette fois sur un ton menaçant : — Mon ami, le général Carleton m’a intimé l’ordre, au cas où tu ne saurais, par modestie ou autrement, accepter cette bourse, de te trouer la gorge et le cœur de ce poignard !

« J’étais assuré que ce dernier argument serait irrésistible. Mais je me trompais : l’idiot pousse tout à coup un cri terrible… J’enfonce le poignard jusqu’à la garde.

« Mais à vingt toises de là éclatent aussitôt des coups de fusils, j’entends des balles siffler à mes oreilles, ricocher autour de moi. J’étais trop avancé, pour songer à reculer. De la plateforme de la batterie je saute au pied du mur le long duquel je me glisse. Ma silhouette avait été aperçue : d’autres coups de feu résonnent, des balles s’aplatissent devant et derrière moi contre le mur. L’une d’elles m’érafle le bras gauche. Je cours. De toutes parts s’élèvent des clameurs indistinctes… une vive fusillade me poursuit. Je vois des ombres humaines passer et repasser devant moi. Je m’arrête, je respire, je bondis en avant. Je culbute des citoyens effarés, des femmes affolées, des soldats qui, la tête perdue, tirent des balles dans l’espace. J’arrive à la porte du Palais… Là une escouade de fantassins se fait ouvrir la porte. Ces fantassins courent après un espion. Or je suis l’espion, et il arrive que c’est moi qui cours après eux. En effet, je me faufile au travers d’hommes, de femmes, d’enfants… je me glisse au travers des fantassins qui franchissent la porte en désordre. Des coups de feu me saluent et me narguent. Je dégringole en cette ville basse… Je franchis des barrières, des barricades, je passe sur le ventre de miliciens, j’entends des jurons, des imprécations… des balles me font sans cesse escorte, mais du peuple aussi, mais des soldats aussi… Devant moi une houle humaine, derrière moi une autre houle… Des lueurs de flambeaux m’aveuglent, et cela m’agace plus que les balles, que les clameurs, que les imprécations. À ma droite j’aperçois une boutique avec ses volets clos. D’un coup d’épaule je fais sauter le volet, j’enfonce la fenêtre, je pénètre dans une boutique noire comme un trou d’enfer, des femmes se dressent sur mon passage, je les culbute sans pitié. Je franchis une maison dont je n’ai pas le temps de reconnaître les aîtres. Je vais comme un bolide, droit devant moi, au risque d’aller m’assommer contre un mur de fer ou de granit. Je vois une porte, je l’ouvre, je sors, je la referme et je tombe sur une ruelle déserte. Sur la rue à ma gauche j’entends les cris :

— « L’espion !… l’espion !…

« Je m’égare dans les ruelles noires, j’enfile une rue quelconque, et alors que je me crois délivré de la tourbe ameutée, je me retrouve presque aussi pressé que l’instant d’avant. Je bondis encore… Mais je commence à désespérer, lorsque tout à coup un homme me barre le chemin en me couchant en joue de son pistolet… »

— C’était moi, interrompit Rowley, en regardant Aikins et Lymburner.

— Yea ! yea !… murmura Aikins qui de ses deux yeux dévoraient d’admiration ce petit homme rachitique qui, lui semblait-il, venait d’accomplir une des merveilles du monde.

— « Et, compléta Lucanius, avec un ricanement qui ressembla à un lointain roulement de tonnerre, me voici ! »

— Oui, vous voici ! fit comme un écho la voix de Lymburner, non moins admiratif que Aikins. Vous voici !… répéta-t-il, c’est extraordinaire !

Puis il cria aussitôt en frappant la table de son point :

— Damned Aikins ! servez à boire au major ! Ne voyez-vous pas qu’il est encore à demi pâmé par sa course ?

L’Américain, en effet, était encore fort essoufflé.

Aikins lui passa la bouteille et dit :

— Help your self, Major !

L’Américain se versa un grand verre qu’il vida d’un trait. Puis, regardant avec attention ses trois hôtes, il demanda d’une voix rude :

— Que se passe-t-il que voilà trois nuits que j’attends ce maudit plan de la ville que vous me promettez depuis un mois ?

Rowley expliqua l’incident du soir même, c’est-à-dire l’échec de Miss Tracey qui était partie pour aller au rendez-vous convenu.

À l’instant même où le nom de Miss Tracey était prononcé, le panneau de la trappe pratiquée au milieu du plancher fut soulevé, et à la grande stupeur des quatre personnages, par l’ouverture de la trappe apparut une tête rousse.

— Miss Tracey ! cria Rowley qui venait de saisir un pistolet pour se mettre en défense contre un ennemi qu’il croyait voir surgir.

Miss Tracey présentait un visage livide et défait.

— Damned ! gronda Lymburner. D’où sortez-vous ?

— Girl ! girl !… clama John Aikins, excessivement ému par cette apparition, viens m’embrasser ! Je te croyais morte, dear !…

À bout d’haleine, elle aussi, la jeune fille sourit et alla s’asseoir près de son père. Mais avant de répondre aux questions multiples qu’on lui posait, elle s’accouda à la table, mit son front dans ses mains et demeura un moment silencieuse et presque pantelante. Son sein battait tumultueusement, tous ses membres frissonnaient.

Aikins se pencha sur la nuque blanche de sa fille, y posa ses lèvres tremblantes et demanda d’une voix inquiète :

— Tracey dear, dis-moi par quelle aventure tu as passé ?

La jeune fille ne répondit pas.

Lymburner et Rowley la considéraient avec une sorte d’anxiété.

Lucanius tenait sur elle ses yeux ardents et semblait étudier tous les détails de sa personne.

Puis il demanda bas à Rowley :

— C’est elle… cette jeune fille qui…

— Oui… répondit Rowley. Mais chut… laissons-la se remettre ! _

— Dear Tracey, reprit Aikins, veux-tu boire un petit verre d’eau-de-vie ?

La jeune fille abaissa ses mains, serra sa poitrine, souffla fortement et répondit :

— Non… Oh ! ajouta-t-elle avec une sorte d’effroi, quelle course… quelle échauffourée !

— Mais encore d’où viens-tu ? interrogea Aikins tout tremblant d’anxiété.

— De chez Cécile Daurac… Dumas m’y avait conduite… en attendant que je fusse livrée à Carleton !

— À Carleton !… fit Aikins en jetant à ses compagnons un regard épouvanté.

— Eh oui ! dit brusquement Rowley… puisqu’elle a été trahie !

— Trahie ! fit Lucanius avec surprise. Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Eh bien ! ce que je vous ai raconté tout à l’heure, répliqua Rowley.

— Ah ! c’est juste, sourit le major américain.

— Mais qu’as-tu fait du plan, jeune fille ? demanda Lymburner.

— Par le diable ! cria Rowley, voilà que j’oubliais ce plan maudit.

Miss Tracey sourit.

— Il est en lieu sûr, répondit-elle avec un regard singulier vers l’Américain.

— By the Good Lord !… s’écria Aikins on se mettant à respirer bruyamment.

L’inquiétude parut s’effacer subitement du masque de ces quatre personnages. En effet, du moment que le plan n’avait pas été trouvé sur Miss Tracey, le danger disparaissait, du moins momentanément.

Enfin, Miss Tracey accepta de boire quelques gouttes d’eau-de-vie que lui offrait son père, et elle narra l’aventure qui lui était arrivée.

Lorsqu’elle eut terminé, Lymburner s’écria avec admiration :

— Ho ! Girly… est-ce possible que tu aies eu assez de présence d’esprit pour laisser ce plan maudit chez la petite Cécile ?

— Oui, comme je vous l’ai dit, je n’ai pas osé le jeter dans l’âtre ; je l’ai déposé derrière la pendule sur la tablette de la cheminée.

— Good ! very good ! dit Aikins.

D’une voix sombre et rude Rowley prononça :

— On dira, Miss Tracey, que c’est vous qui l’avez mis là !

— Hein ! on dira cela ? fit avec épouvante John Aikins.

— Eh ! toi, Rowley, cria Lymburner avec un sourire méprisant, qu’as-tu à te faire prophète de malheur ! Écoute : je vais écrire un mot anonyme à Carleton pour lui dénoncer un complot tramé par Cécile Daurac et ses amis ; je lui parlerai d’un certain plan militaire qui se trouve entre les mains de cette fille canadienne ; alors ou ira perquisitionner et l’on découvrira le plan. What do you say, Lucanius ?

— C’est magnifique, admit le major américain. Par cette dénonciation vous vous sauvez tous. Quant à l’autre… Comment l’appelez-vous ?

— Cécile… Cécile Daurac, répondit Miss Tracey.

— Est-elle jolie ? interrogea avec intérêt Lucanius.

— Ah ! ah ! se mit à rire Lymburner, on voit que vous êtes célibataire, Lucanius. En effet, ajouta-t-il, Miss Cécile est très jolie !

— Oui, mais elle est fiancée ! grommela Rowley.

— Hé ! qu’importe le fiancé ! répliqua brutalement Lymburner. Damned Lambert !… Aikins ! jeta-t-il aussitôt, allez chercher une autre bouteille !

— Lambert ? avez-vous dit ! demanda Lucanius ; celui qui…

— Qui a arrêté Miss Tracey à la barricade et l’a empêchée d’aller à votre rendez-vous, compléta Rowley.

— Eh bien ! répliqua le major américain en frappant la table de sa main blanche, qu’il soit fusillé !

— Il le sera certainement… avec ce plan…

— Mais non, dit Lymburner, c’est Cécile qui sera fusillée !

— Pauvre fille ! fit Miss Tracey avec une feinte pitié.

— Bah ! à la guerre comme à la guerre ! gronda Lymburner. Tout comme l’homme, la femme doit payer lorsqu’elle s’en mêle !

— Certainement ! dit Lucanius.

Le cœur de Miss Tracey bondit de joie à cette pensée :

— Si Cécile est fusillée, Lambert est pour moi !…

— Well, mes amis, reprit Lucanius, il importe donc, tel que suggéré par Lymburner, d’envoyer le plus tôt possible cette lettre anonyme à Carleton pour lui jeter comme proie votre Cécile. Et puis, qui sait ? si elle est aussi jolie que vous le dites, sa beauté pourra lui servir de talisman peut-être. Une chose certaine, il serait indigne de sacrifier tout un pays à cause d’une jeune et jolie personne. Go ahead, Lymburner !… Envoyez cette note, afin que demain le danger soit écarté de nous et que nous puissions travailler en paix à nos affaires. Que dis-tu, Rowley, si nous nous remettons à l’œuvre pour faire un autre plan ?

— Je suis prêt, consentit Rowley.

— Eh ! Aikins, cria Lymburner, va nous chercher cette maudite bouteille ! Puis tu m’apporteras plume, encre et papier, afin que j’écrive séance tenante à Carleton. Damned Carleton !… Damned Lambert !… Damned…

— Silence ! commanda soudain Lucanius.

On entendait résonner au dehors les pas de plusieurs personnes sur le pavé raboteux et gelé. Un instant ces pas parurent s’arrêter devant la taverne. Un murmure de voix monta dans le silence de la nuit. Puis les pas humains se firent entendre de nouveau… ces pas s’éloignaient. Bientôt le plus grand silence planait dans les alentours de la taverne.

— Ho ! ho ! souffla rudement Lymburner, tant mieux ! cette fois j’allais verser du sang !…

Il brandissait un énorme pistolet dans la direction de la porte close…