La ténébreuse affaire de Green-Park/15

Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 247-256).

LA SOURICIÈRE


— Ton maître est-il là ?

Nous étions devant la villa Crawford, l’inspecteur Bailey, Mac Pherson et moi.

La nuit était obscure et le tonnerre grondait dans le lointain du côté de Merry-Town. Par instants, de rapides arabesques de feu glissaient entre les arbres et les chauves-souris surprises plongeaient dans les taillis.

À la fenêtre du premier étage filtrait la petite lueur pâle qui signalait la chambre paisible du millionnaire.

Slang, averti par son instinct de cheval de retour, flageolait sur ses jambes à la vue de ces trois hommes qui le regardaient à travers la grille.

Bailey lui tendit sa carte.

— Introduis-nous, ordonna-t-il… ordre du chief-inspector de Melbourne…

Le chauffeur ouvrit la grille et s’effaça respectueusement.

— Slang, fis-je à mon tour, en foudroyant du regard le malheureux garçon, allez voir si votre maître peut nous recevoir.

— Mais…

— Allez, vous dis-je.

Il disparut et nous nous concertâmes rapidement pendant son absence qui fut courte.

— Messieurs, balbutia-t-il quand il fut de retour, excusez-moi… mon maître est là… mais il dort… et je n’ai pas osé le réveiller.

— Montons, fis-je.

Je pris la tête du cortège et guidai mes aides, une petite lampe électrique à la main.

Dès que nous eûmes atteint le corridor du premier étage, la lumière de la veilleuse, projetée à travers la glace, nous éclaira suffisamment.

Je menai mes inspecteurs jusqu’à « l’observatoire » et là, étendant le bras :

— Voyez, messieurs, leur dis-je, M. Crawford est dans son lit ainsi que toutes les nuits, au témoignage de ses gens…

Bailey et Mac Pherson s’approchèrent de la glace et, retenant leur souffle, contemplèrent un instant le masque impassible du dormeur.

— Il ne nous a pas entendus venir, murmura Mac Pherson.

Je fis jouer la poignée de la porte et pénétrai dans la chambre.

— Entrez, dis-je à mes compagnons abasourdis de ce sans-gêne, puis me plantant au milieu de la pièce.

— Monsieur Crawford !… monsieur Crawford !… monsieur Crawford !… appelai-je par trois fois.

Les policiers se regardèrent.

Alors je m’approchai du lit, écartai violemment les draps et saisissant par les cheveux l’effigie de cire faite à l’image du millionnaire :

— L’alibi, prononçai-je.

Un « Oh ! » de surprise, d’admiration, de stupéfaction plutôt, accueillit ce coup de théâtre effarant.

Je poursuivis très calme :

— Messieurs, veuillez maintenant vérifier dans le secrétaire la présence des valeurs, titres et pièces de monnaie qui ont été la propriété de M. Chancer.

— C’est une violation de domicile… hasarda timidement Bailey.

— Laissez donc… je prends tout à ma charge… D’ailleurs ne suis-je pas couvert par le chief-inspector de Melbourne ?

Le secrétaire une fois ouvert, les certificats d’actions et d’obligations furent vérifiés un à un avec la liste des numéros dont j’avais un double dans ma poche.

Ce fut ensuite au tour des souverains si bizarrement poinçonnés par le vieil original de Green-Park de passer de main en main.

Les inspecteurs se saisirent de toutes ces pièces sous ma responsabilité.

Ensuite, nous replaçâmes la figure de cire dans le lit, rétablîmes un ordre apparent et sortîmes de la chambre.

Slang, qui venait de monter, nous regarda sortir et jeta un coup d’oeil sur le lit de son maître où la figure de M. Crawford ne manifestait aucune émotion.

Lui, en revanche, paraissait ahuri et roulait des yeux hagards.

Je le pris par le bras.

— Slang, lui dis-je, vous allez conduire ces messieurs au petit salon du rez-de-chaussée où vous les prierez de s’asseoir… puis, vous viendrez ensuite me retrouver ici…

Le chauffeur se précipita pour exécuter mes ordres.

Les policiers descendirent : je les entendis remuer les chaises, s’installer, verrouiller les fenêtres.

Slang reparut.

— Ceci n’est point une comédie, dis-je d’un air sévère… D’où vient la paire de bottines à boutons récemment ressemelée que vous portiez avant-hier ?

Le chauffeur me considéra, absolument hébété.

— Allons, répondez… d’où vous venait cette paire de bottines ?

— C’est mon patron qui me l’a donnée… articula-t-il faiblement.

— Vous ne l’avez pas dérobée ?

— Sur l’honneur, gémit le malheureux.

— Bien… Quand votre maître vous a-t-il fait ce cadeau ?

— Je… ne sais plus… je ne me rappelle plus… il y a peu de temps en tout cas…

— Rassemblez vos souvenirs, Slang… Vous avez reçu ici dernièrement un domestique sans place que vous avez fait passer pour un de vos parents ?…

— Je ne connaissais pas cet homme… j’ai voulu lui rendre service… Je ne croyais pas mal faire…

— C’est bon… Y avait-il longtemps à cette date que vous aviez reçu la paire de bottines ?

— C’est ce jour même, monsieur Dickson… oui… je me souviens à présent… M. Crawford m’a donné ces chaussures qui le gênaient, m’a-t-il dit, depuis qu’il les avait fait ressemeler… oui… il me les a données le matin, à son lever…

— Parfait… Maintenant, écoutez-moi bien, Slang… vous êtes un voleur !…

— Moi ?… je vous jure…

— Ne jurez pas… vous avez fait de 1922 à 1925 deux ans de prison à Adélaïde pour indélicatesses commises au préjudice de la Cyclon Company.

Ma victime s’effondra sur un banc du couloir.

Je poursuivis :

— Vous avez en outre tenté de vendre il y a deux jours aux guichets de l’Australian Bank Exchange de Melbourne un titre qui ne vous appartenait pas…

Le chauffeur tomba sur les genoux.

— Grâce, monsieur Dickson !… grâce !… balbutiait-il.

— Vous l’aviez dérobé, ne niez pas… C’est votre tête que vous jouez en ce moment, Slang, car cette obligation faisait partie de la fortune de M. Chancer qui a été assassiné à Green-Park…

— Je ne suis pas un assassin ! s’écria le chauffeur en se relevant… Je ne suis pas un assassin ! J’ai pris le titre, c’est vrai… mais dans la chambre de mon patron…

— C’est bien, dis-je… il vous sera tenu compte de votre aveu… Vous ne serez pas inquiété, j’en fais mon affaire, mais à une condition : c’est que vous m’obéissiez aveuglément, Slang.

— À vos ordres, monsieur Dickson, murmura le pauvre diable.

— Voici : vous allez veiller à la porte extérieure du cottage, en vous dissimulant, bien entendu, et vous viendrez nous avertir dès que vous entendrez venir M. Crawford…

Le chauffeur jeta un regard étonné vers la chambre qu’éclairait faiblement la veilleuse.

— Votre maître n’est pas là, dis-je.

— ? ?

— Non, il n’est pas là… Il ne rentrera sans doute qu’au petit jour… Faites ce que je vous dis, Slang, et je réponds de vous… sans quoi, je vous livre incontinent à la justice.

— Ah ! monsieur Dickson, quelle reconnaissance !

Je fis un geste de congé.

— Allez, Slang !…

Le chauffeur descendit l’escalier quatre à quatre et j’allai rejoindre Mac Pherson et Bailey dans le petit salon.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À la première heure du jour, ainsi que je l’avais prévu, le chauffeur vint nous avertir que M. Crawford ouvrait la grille du jardin.

Je ne fis qu’un saut jusqu’à la chambre du misérable en recommandant à mes compagnons de se tenir à proximité. J’entrai seul et me dissimulai derrière les rideaux du lit, puis j’attendis.

Je perçus le grincement d’une porte que l’on ouvre, puis les pas étouffés du maître montant légèrement l’escalier. C’est à peine si l’on entendait les marches gémir.

Par la grande glace donnant sur le couloir, je vis M. Crawford qui s’arrêtait un instant pour vérifier le tableau des rondes.

Il était en habit, avec un manteau de soirée sur les épaules.

Alors je sortis doucement de ma cachette.

Il ouvrit la porte, m’aperçut et s’arrêta, médusé.

Mais je ne bronchai pas et, de mon air le plus naturel, désignant du doigt la figure de cire couchée sur l’oreiller :

— Pardon gentlemen, demandai-je… lequel de vous deux, est M. Gilbert Crawford ?

Le bandit devint aussi pâle que son effigie et je le vis faire un mouvement dont je devinai le but, mais je le prévins en braquant sur lui le canon de mon browning.

— À moi ! criai-je en même temps.

Les policiers cachés dans la galerie bondirent aussitôt dans la chambre.

Slang les suivait, les yeux hors de la tête.

— Arrêtez cet homme, fis-je en désignant M. Crawford… c’est l’assassin de Green-Park !…

Et je remis tranquillement mon revolver dans ma poche en disant au pseudo-millionnaire :

— Eh bien ! monsieur, vous qui teniez tant à me voir à l’œuvre, êtes-vous satisfait maintenant ?

À deux mois de là, mon infortuné voisin de campagne se balançait au bout d’une corde dans la prison de Wellington-Gaol. Quant au vieillard à lunettes bleues qui avait tenté, comme on sait, d’écouler les obligations de la Newcastle Mining, et dont la parfaite innocence avait été démontrée en ce qui concernait le meurtre de M. Chancer, il fut simplement condamné à dix ans de « hard labour ». Ce vieillard était d’ailleurs un jeune homme du nom de Tommy qui était passé maître dans l’art de se grimer. M. Crawford avait fait sa connaissance dans une prison de Sydney et se l’était spécialement attaché pour la négociation des titres volés.

En souvenir de cette affaire qui me valut, comme bien on pense, les félicitations du Lord-chief of justice, j’ai conservé la figure de cire, l’ingénieux alibi, et je l’ai placée sur la cheminée de mon salon.

Peut-être un jour, si je vais à Londres, en ferai-je don au Musée Tussaud où elle a sa place tout indiquée à côté des têtes de Burke, d’Harry Benson, de Charles Peace et de William Palmer…

FIN